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Quand la forêt qui flambe ne parvient plus à cacher l’arbre du profit

par Renaud d’Anglade

Le 14 septembre 1812, un signal est donné et un millier de foyers d’incendie se déclare dans Moscou occupée par l’armée napoléonienne. Le 20 septembre, les trois quarts de la ville, construite essentiellement en bois, étaient détruits, contribuant ainsi à pousser l’armée française vers une retraite qui sera sa perte. La stratégie de repli du Feld-maréchal Koutouzov, la politique de la terre brûlée du général Barclay de Tolly et l’opération consistant à vider Moscou de ses provisions, décidée par son gouverneur Fédor Rostopchine, formaient autant de sacrifices, souvent mal vus et haineusement attaqués, qui eurent raison de l’envahisseur.

Autres temps, autres mœurs. La Russie vient de connaître de nouveaux incendies, ayant dévasté près de 700 000 hectares pendant l’été 2010, mais ceux-ci n’ont pas été décidés par d’héroïques chefs de guerre. Moscou était à nouveau remplie de fumée, et l’incendie rodait à ses portes, mais ce n’est certainement pas d’une entreprise glorieuse qu’il s’agissait.

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Comme le rappelle à propos de l’origine réelle des incendies (des tourbières créées par l’assèchement des marais) Marie-Hélène Mandrillon, spécialiste au CNRS de l’environnement en Russie, dans une interview du Monde du 6 août 2010 : « cela remonte à la période soviétique. Le ministère de l’eau voyait son budget indexé sur la quantité de marécages asséchés, en vertu d’une conception de l’assainissement remontant au XIXe siècle. Mais la tourbe n’a pas toujours été exploitée, et comme les plantations, elles, dépendaient d’un autre ministère, elles n’ont souvent jamais été effectuées… Cela dit, au temps de l’URSS, il y avait une surveillance aérienne de ces tourbières hautement inflammables et des moyens rudimentaires pour arrêter les incendies. Ce n’est plus du tout le cas. »

En effet, aux archaïsmes staliniens a succédé le pillage capitaliste des ressources : la réforme du code forestier, décidée en 2007 par Vladimir Poutine fut « la dernière étape de la disparition de la fonction de protection de la forêt en Russie. […] L’URSS comptait un corps de forestiers nombreux [70 000 postes], spécialisé, compétent. Avec l’implosion du régime et la crise économique qui a suivi, le moyen trouvé pour assurer leur subsistance a été de les autoriser à vendre le bois qu’ils coupaient. Cette fonction a pris le pas sur les autres. Dès 1990, plus personne sur le terrain ne s’est préoccupé de protection, d’entretien. La suppression du ministère de l’environnement en 2000 et le rattachement, en 2004, de l’agence fédérale de la forêt au ministère des ressources naturelles, chargé de l’exploitation et non de la protection de l’environnement, ont entériné cette évolution. […] Avec le nouveau code forestier, la fonction de protection de la forêt disparaît complètement. Aucun moyen humain ou technique n’y est plus rattaché. Ce n’est plus une mission fédérale, il n’y a plus de gestion centralisée : la protection revient aux régions, avec des problèmes de moyens et de coordination lorsqu’un feu passe d’une région à l’autre. Cette décentralisation pose d’autant plus problème qu’il n’y a pas en Russie centrale de culture de la lutte anti-incendie. Contrairement aux régions d’Extrême-Orient, les forêts n’y sont pas considérées comme d’une grande valeur marchande ou stratégique. […] Concernant les forêts, [leur rachat par des grands groupes industriels] n’a pas généré d’exploitation bien faite ni de gestion responsable. Pire, des groupes financiers, voire des responsables politiques, défrichent des bois et créent des lotissements sans autorisation. Cela entraîne un mitage de régions autrefois couvertes par la forêt, multipliant les risques de départs de feu. » Aux lotissements, d’ailleurs, se joignent des décharges publiques de plus en plus nombreuses, en pleine forêt.

Cette fois, ce n’est donc pas d’une guerre militaire qu’il s’agissait, mais de la guerre que la valorisation livre au vivant (selon le titre d’un excellent ouvrage, consacré à d’autres exemples du même phénomène). L’existence et la reproduction des forêts n’ont plus de réalité pour une économie livrée à elle-même, laquelle, depuis que la Russie a basculé comme un seul bloc d’une gestion bureaucratique à une consumation capitaliste accélérée, se concentre sur le prix de vente qu’il est possible de réaliser le plus vite possible en bradant n’importe quoi. Le pays ayant été dépecé, pourquoi la forêt ferait-elle exception ? La guerre au réel livrée par la valeur n’a aucune raison de s’arrêter devant quoi que ce soit. Dans le cas qui nous occupe, on retrouve un schéma qui n’est que trop bien connu, et qui prolifère partout sur la planète : « cette réforme s’est faite pour le plus grand profit du groupe Ilim qui domine le secteur de la pâte à papier en Russie et en Chine, car toujours selon A. Iaroshenko « cette loi est bonne pour les grandes entreprises jouissant de relations avec les autorités car elle seule leur permet d’abattre rapidement des arbres, de faire de l’argent et ensuite de se retirer ». Ilim Group fut l’un des acteurs les plus influents dans l’adoption du nouveau code. Selon L’Express, le président Dmitri Medvedev a travaillé comme chef du département juridique d’Ilim, activité qui n’est pas mentionnée dans sa biographie officielle » (Le Monde du 11 août 2010).

Après le coup d’envoi que fut la catastrophe de Tchernobyl en 1987, la Russie se sent une vocation pour expérimenter des désastres de dimension exceptionnelle (la Chine prendra peut-être la relève sous peu, avec un barrage des Trois Gorges auquel les spécialistes officiels prédisaient d’abord 10.000 ans de pérennité, puis 1000, puis 100, pour enfin douter même de ce chiffre là, compte tenu des précipitations enregistrées en 2010 : auquel cas même les exagérations imaginées dans les films d’horreur resteront en-deçà de la réalité). Dans certains cas, comme pour le  centre de recherches nucléaires de Sarov, dans la région de Nijni-Novgorod (à l’est de Moscou) il importait par exemple que le nouveau type de désastre, l’incendie de forêt, ne rejoigne et ne ravive pas l’ancien (les nombreuses radiations encore actives), dont on ne se souvient que trop.  Quant à la centrale nucléaire de Snejinsk (1 500 kms à l’est de Moscou), le ministre Choïgou a réclamé « à ses services de travailler 24 h sur 24 pour éteindre l’incendie » qui l’entourait déjà (Le Monde du 9 août 2010). Mais le mensonge des autorités reste le même sous Poutine et Medvedev que sous Gorbatchev et Eltsine, même si les motifs ont changé : la litanie ininterrompue du « tout est sous contrôle ». On apprend également que les tourbières étaient en feu à 60 km de Tchernobyl et que « la situation est également préoccupante autour du centre de retraitement et de stockage de déchets nucléaires de Maïak, où l’état d’urgence a été décrété le 6 août et annoncé lundi. Situé, lui aussi, dans l’Oural, près de Tcheliabinsk, ce complexe théâtre d’une énorme catastrophe nucléaire en 1957, abriterait près de 40 % du plutonium russe » ; un nucléariste français, Michel Brière (directeur général adjoint de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire IRSN, estimait à ce sujet que « s’il y a une menace sur Maïak, c’est plus ennuyeux, il s’agit d’un centre très étendu, avec pas mal de verdure, des stockages en colis pas spécialement enterrés et des installations anciennes » (Le Monde du 10 août 2010). On note enfin que « les feux de forêt ont notamment atteint la région de Briansk, au sud-ouest de Moscou et la frontière de la Biélorussie et de l’Ukraine. Cette dernière a été polluée par les retombées de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986. Certains éléments radioactifs comme le césium 137 sont toujours présents dans la végétation qui les a fixés comme s’il s’agissait de potassium. Quand elle brûle, ces particules radioactives sont mises en suspension dans l’air. C’est ce qui s’est passé en 2002 lors d’importants feux dans les forêts ukrainiennes et biélorusses. Le « surplus » de radioactivité induit par cette remise en circulation du Césium 137 est très largement inférieur à celui observé en 1986, mais il pourrait néanmoins avoir des conséquences sur la santé des habitants de ces régions » (Le Monde du 11 août 2010). Tout ceci donne une idée assez prometteuse du potentiel qui demeure encore latent, et qu’une chaleur estivale peut suffire à déclencher.

Alors que le taux de monoxyde de carbone atteignait sept fois la norme admise, les conseils diffusés à la population rappelaient ceux donnés par les nucléocrates en cas de radiations atomiques : les autorités médicales recommandaient de rester chez soi, de prendre des douches et de ne pas fumer. Le nombre des personnes décédées pour difficulté respiratoire ou par suite d’arrêt cardiaque a considérablement augmenté. Les hôpitaux furent remplis de personnes atteintes de problèmes respiratoires ou circulatoires. Les espaces prévus à la morgue affichèrent complet. Les médecins avouèrent sous couvert d’anonymat qu’ils n’eurent pas le droit de mentionner la cause réelle des décès car ils craignent de perdre leur place. « A Moscou, le taux de décès a doublé en une semaine. 700 décès sont enregistrés quotidiennement ces derniers jours contre 360 – 380 habituellement » indique un responsable de la mairie, qui risque sa place (Libération du 9 août 2010).

Mais une catastrophe régionale devient vite un péril international. A Saint-Petersbourg plusieurs quartiers ont été enveloppés par la fumée tandis que « dans la Finlande voisine, les météorologistes ont fait état dimanche d’une augmentation de particules dangereuses dans l’air qui va vraisemblablement se traduire par une hausse des effets sur la santé » (Le Monde du 9 août 2010). La capacité d’innovation de notre époque reste donc inégalée, puisque comme dans la plupart des catastrophes que l’on enregistre désormais couramment partout, on a pu constater que « ni nous, ni nos ancêtres n’ont été témoins d’un tel phénomène en 1000 ans, depuis la fondation de notre pays », comme l’a déclaré Alexandre Frolov, directeur des services météorologiques russes (Libération du 9 août 2010) à propos d’un effet du réchauffement climatique qu’on ne peut plus occulter.

Les pays occidentaux décidèrent de rapatrier leur personnel diplomatique en poste à Moscou. Quant aux remèdes disponibles pour la population russe, « ceux qui peuvent se le permettre quittent la ville », comme le note poliment une journaliste du Spiegel, Ann-Dorit Boy : cette fois, ce n’est plus comme en 1812, ce n’est pas la population qui s’exile dans un élan patriotique, ce sont les riches qui prennent des avions rejoindre leurs palaces à l’étranger, et les classes moyennes qui décident de précipiter leurs vacances en Egypte, au Monténégro ou en Turquie. Les hommes d’affaire occidentaux sont bien sûr partis en premiers. Les tentatives de fuite des privilégiés se heurtèrent souvent au blocage de l’aéroport, Domodedovo étant largement victime d’une faible visibilité. Devant les gares, les queues s’allongèrent de plus en plus. Quant aux pauvres, ils sont comme toujours à l’abri des tracas du voyage, et condamnés à souffrir sur place.

Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, celui qui considère l’homosexualité comme « contre-nature » voire « satanique », mais qui se distingue également par d’autres compétences scientifiques de premier ordre (ainsi préconisait-il d’attaquer par des agents chimiques la masse de neige considérable tombée en 2009, et recommandait-il aux concierges d’immeubles de dégager les glaçons pendant des toits à l’aide de canons laser), poursuivait tranquillement ses vacances alors que sa ville devenait invivable, sans mettre à profit cette fois les ressources de son ingénieuse imagination.

Ainsi, les récents événements en Russie n’ont-ils évité qu’in extremis de provoquer une catastrophe « surdimensionnée », et ils n’auront qu’intensifié d’une façon qui finira par passer inaperçue le taux de mortalité générale. Mais à la lueur de ces incendies, on aura vu une fois de plus se dessiner le profil d’une logique abstraite qui sacrifie partout les fondements de notre existence. Lorsque le dérèglement du ciel – le réchauffement climatique – rejoint le dérèglement de la terre – la transformation d’une forêt vivante en tourbière à l’abandon –  les tendances dominantes de l’époque sortent de l’obscurité et révèlent qu’aucune réponse même partielle ne peut être attendue d’un système où « le marché de la corruption représente 50 % du PIB » et où « les métiers les plus prestigieux sont ceux où la corruption est stable » (Le Monde du 16 août 2010) : la logique parasitaire de la valeur y règne en maître, avec toute la brutalité d’un capitalisme sauvage désormais planétaire. Quant au rôle joué par la nature qu’on a voulu évoquer pour se cacher derrière lui, on aurait mieux fait de rester plus discret sur ce sujet : car si ce n’est pas la canicule qui expliquait la survenance des incendies, comme on a voulu faire croire, c’est quand même la pluie qui a grandement aidé les pompiers et – provisoirement – étouffé le problème.


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