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Discussion autour du caractère historique de la valeur

par Jean-Pierre Baudet

 

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Un échange de correspondances eut lieu en mars / avril 2015 avec Clément Homs, qui fut l’animateur de la revue Sortir de l’économie (publiée entre 2007 et 2012, et que j’ai découverte à l’occasion de cette discussion) et qui est impliqué dans le site Internet Palim Psao, porte-voix d’un collectif français inspiré par la « critique de la valeur » du groupe allemand Exit !. L’échange semblait fructueux et ressemblait à une réelle discussion, à propos d’une question posée de façon consensuelle mais abordée de points de vue divergents. Malheureusement, il a pris fin de façon impromptue, sous la forme d’une interruption du côté de Clément Homs.

Cependant, les correspondances échangées me paraissent suffisamment intéressantes pour être publiées intégralement ci-dessous. Elles sont certainement de nature à nourrir la réflexion et la discussion à propos des thèmes traités. Elles sont reproduites telles quelles, seules quelques fautes d’orthographe ont été corrigées et un PS personnel supprimé. J’ajoute quelques commentaires en guise de conclusion provisoire.

 

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Mail de Clément Homs du 19.03.2015 :

Bonjour,

J’ai vu récemment votre texte résumant deux articles de Konicz, que nous avons repris sur le site Palim Psao.

Il se trouve que nous aimerions rassembler en un petit ouvrage sur « l’EI et la périphérie effondrée du capitalisme » à présenter à un éditeur, divers textes dont la traduction des deux textes de Konicz en question ; la traduction revue et augmentée de « Plongée dans la guerre civile mondiale » de ce même auteur (traduit par S. Besson) ; 3 textes de Gabriel Zacarias (auteur proche de la WK) parues dans la presse brésilienne, et un texte récent de Guillaume Paoli sur la question qui a été déjà traduit par W. Kukulies.

Voyant parmi les amis traducteurs qu’ils sont tous déjà overbookés par des traductions, si vous étiez intéressés à réaliser la traduction de deux premiers textes mentionnés de Konicz nous pourrions mener ce recueil ensemble.

Par ailleurs, voyant le souhait de Jean-Pierre Baudet de mener une traduction française du livre de Bernard Laum « Argent sacré », nous sommes tout aussi intéressés à la parution de cet ouvrage (fondamental) en France, et si il y avait quelque chose que nous pourrions faire pour aider ce projet, n’hésitez pas à nous dire.

Salutations,

Clément Homs

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 19.03.2015 :

Bonsoir,

Merci de votre mail.

Malheureusement, je ne dispose que de trop peu de temps libre, et c’est la raison pour laquelle j’ai procédé, à l’occasion des articles de Thomasz Konicz, à un résumé plutôt qu’à une traduction véritable. Je ne pourrai donc pas collaborer à votre projet, malgré ma sympathie pour lui. Je ne connais pas, par ailleurs, le texte de Guillaume Paoli dont vous parlez, en tout cas ne figure-t-il pas sur le site de Guillaume. Pourriez-vous m’indiquer où il se trouve ?

S’agissant de Heiliges Geld, de Bernhard Laum, je suis en train de travailler à sa réédition en allemand, et la rédaction d’une notice développée sur l’auteur m’accapare beaucoup. Une traduction française est en effet prévue, j’ai déjà une amie traductrice qui accepterait de s’occuper de la version française, l’éditeur n’est pas encore choisi mais il y en a plusieurs avec lesquels nous négocierons dès que la réédition allemande sera achevée (chez Matthes & Seitz Berlin). La réédition est prévue pour courant 2015. Merci d’avoir proposé votre aide, visiblement nous partageons une même sympathie pour ce livre, que j’ai abondamment cité dans ma publication Opfern ohne Ende. Si nous rencontrons des difficultés, je ne manquerai pas de vous en faire part. Quoi qu’il en soit, vous aurez l’occasion de revenir sur le sujet dans la mesure où l’approche historique classique de la valeur, comme chez Robert Kurz, est passablement bouleversée par l’apport de Laum, et devrait donc occasionner de multiples commentaires.

Cordiales salutations,

Jean-⁠Pierre Baudet

 

Mail de Clément Homs du 24.03.2015 :

Bonsoir,

Merci de votre message. Je me renseigne pour le texte de Paoli et vous tiens au courant.

Je croyais que le livre de Laum avait été réédité en Allemagne en 2006, mais vous avez raison, ses thèses gagnent à vraiment être mieux connues et traduites vers le français. Je crois que la seule trace que nous ayons de ce côté-ci du Rhin, c’est la traduction d’un chapitre du livre paru dans la revue Genèse dans les années 1990 si ma mémoire est bonne.

C’est en effet un intérêt commun, mais je crois aussi que nous ne sommes pas si éloignés sur l’interprétation à faire de la critique marxienne de l’économie politique (mais je vous avoue n’avoir pas compris le pourquoi de certains éléments quelque peu erronés dans un de vos textes de 2004 à propos de la division dans Krisis – mais vous semblez ne pas aimer Kurz et vous avez peut-être vos raisons). Laum à mon sens, permet de sortir d’une vision transhistorique de l’argent qui présuppose que les catégories capitalistes (et notamment la valeur et le travail abstrait) existent depuis la nuit des temps. Cela permet de couper l’herbe sous le pied de bien des théorisations et d’affirmer clairement que le capitalisme n’est pas né évidemment comme une excroissance ou un prolongement d’une existence atemporelle de la valeur et de l’argent. En tant que forme de vie sociale, et non comme simple mode de production particulier d’une économie supposée naturelle, le capitalisme émerge à mon sens comme une rupture ontologique fondamentale avec les sociétés passées suite, à partir du XVIe siècle, des longs effets sociaux qui se poursuivent jusqu’au XVIIIe siècle, de ce que Kurz à la suite de Geoffrey Parker, appelle la « révolution des armes à feu » (« Révolution militaire »). Et son émergence est intrinsèquement liée à l’émergence de la valeur, de l’argent et du travail dans sa double nature comme principe de la nouvelle synthèse sociale moderne. Avec Laum, on ne peut plus aujourd’hui « naturaliser » ou « ontologiser » la valeur et l’argent en les rétroprojetant de la modernité vers le passé comme conditions éternelles de la reproduction de la vie humaine. Clairement l’argent tel que nous le connaissons dans sa nature sociale spécifique, n’existait pas avant le capitalisme. Mais nous sommes piégés par les mots, nous projetons de manière anachronique nos concepts modernes de travail, de commerce, d’argent, de marché, sur les sociétés passées pré ou non-capitalistes. Nous croyons reconnaître du « travail » chez les chasseurs préhistoriques, nous croyons reconnaître du « commerce » chez les marchands phéniciens du VIIIe siècle av. J.-C., nous croyons reconnaître de « l’argent » en Lydie au VIe siècle, nous croyons reconnaître un « marché » dans l’agora de l’Athènes du Ve siècle, etc. Cette rétroprojection de ce qui est moderne sur le passé est un des principaux effets du fétichisme sur la manière de comprendre l’histoire (le médiéviste français proche de Le Goff, Alain Guerreau n’est vraiment pas mauvais sur certains points dans son L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXI siècle). L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf.  Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». Il ne faut pas rechercher la nature sociale de l’argent moderne dans les origines historiques d’une forme matérielle ou même des fonctions différentes de cette forme matérielle (que ce soit des coins frappés, des coquillages, etc.). Cette forme matérielle est toujours le masque de quelque chose de différent. Ainsi l’apparition des premières pièces frappées en Lydie ne nous dit rien sur l’argent moderne, les deux formes matérielles qui leur correspondent (des morceaux de métaux frappés d’un coin) sont radicalement étrangères quant à leur nature sociale véritable qui ne peut se comprendre qu’au niveau de la totalité sociale dans laquelle elles existent. Autrement dit, une théorie de l’argent moderne doit tourner le dos à l’empirisme, à l’individualisme méthodologique, à l’historicisme, et plus particulièrement à l’évolutionnisme qui domine depuis trop longtemps dans les diverses théories sur l’apparition de la monnaie. Il faut ici refuser de parler de ou des « origines historiques de la monnaie » ou de parler de « monnaies primitives », « monnaies archaïques », etc. Parce que les « monnaies » pré ou non-capitalistes ne sont en rien des formes préalables et archaïques, des formes embryonnaires de notre argent moderne. Il faut donc ici affirmer une étanchéité totale entre la nature de l’argent dans la modernité capitaliste, et ce que l’on continue de reconnaître comme de « l’argent » ou de la « monnaie » dans les sociétés qui ont précédées. Si la substance sociale de l’argent au sens capitaliste, est le travail abstrait, la « dépense de matière cérébrale, de muscles et de nerf » (Marx) si l’on suit la définition kurzienne (in « Die Substanz des Kapitals », Exit ! n°1 et 2, 2004, 2005) ou la « fonction socialement médiatisante qu’a le travail » si l’on suit la définition postonienne, alors l’ « argent » pré-moderne, sans valeur, n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes. Mais si historiquement une forme d’argent précède la valeur, quelle est alors la nature sociale de cet « argent » sans valeur avant le capitalisme ? Si sa nature sociale est fondamentalement différente, peut-on encore appeler cela de l’ « argent/monnaie » ?

Et Laum nous permet justement de commencer à répondre à cette question pour au moins une partie des sociétés « pré »-capitalistes (le seul savant français je crois à parler de Laum, est George le Rider dans un livre il me semble sur les monnaies hellénistiques ou mésopotamiennes, je ne me souviens plus très bien, mais je pourrai retrouver la référence si cela vous intéresse).

Kurz aborde notamment l’œuvre de Laum et de Le Goff dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert [L’argent qui n’est pas encore de l’argent], et de manière assez précise je trouve, mais j’ai encore quelques réserves sur le « changement de fonction » de l’argent dont il parle. Mais il me faut encore mûrir des réflexions…

Salutations,

Clément Homs

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 25.03.2015 :

Bonjour,

Vous avez parfaitement raison, le livre de Laum avait été réédité en 2006 par Semele Verlag, pour la première fois depuis 1924. Malheureusement cet éditeur, qui avait tout le mérite de la seconde édition, a cessé ses activités, et le livre était une nouvelle fois condamné à être indisponible. C’est pourquoi j’ai convaincu Matthes & Seitz de reprendre ce projet, qui devrait déboucher en 2015. Mon intention est d’ailleurs d’ajouter à Heiliges Geld le petit texte de Laum, très intéressant lui aussi, publié dans une revue spécialisée en 1954 et intitulé Über Ursprung und Frühgeschichte des Begriffes „Kapital“. Je connais en effet la traduction du chapitre dont vous parlez. Le traitement qui a été réservé au livre de Laum est un véritable scandale puisqu’il a été et est encore cité par des chercheurs, notamment anglo-américains (jusqu’à David Graeber), alors même qu’aucune traduction n’a jamais été entreprise.

Je ne sais pas à quel élément concernant Kurz dans un texte ancien de ma part vous faites allusion. Il n’y a aucune raison de penser que je « n’aime pas Kurz ». Je l’ai cité plusieurs fois, et toujours élogieusement, dans mon livre allemand. Il est certain que l’intelligence et le talent que je lui reconnais dans le domaine de la critique de l’économie, j’ai plus de mal à les retrouver quand, par exemple, il se met à accabler Sade (tradition d’incompréhension fort regrettable commencée déjà par Adorno et Horkheimer et poursuivie enfin par Jappe). Kurz me semble plus simplement présenter le défaut qu’ont eu beaucoup de théoriciens valables sur un certain terrain : c’est de manquer de sensibilité pour d’autres terrains, de les rabattre ou de les réduire à leur terrain d’origine ; et aussi de passer à côté de domaines qui ne le méritent pas (l’anthropologie, l’histoire des religions, le rejet subjectif et notamment « artistique » de la misère d’une survie domestiquée, l’étude de la configuration mentale d’une époque comme la psychanalyse l’avait abordée, etc.). Ce caractère unilatéral n’est pas typique de Kurz, mais ne doit pas être ignoré. Même dans le cas de cet esprit universel et foisonnant d’intuitions que fut Marx, il est hélas constatable qu’il dut, à regret d’ailleurs, se « spécialiser » pour attaquer ce qui lui apparaissait comme le cœur de l’ennemi, l’économie, alors qu’il était de toute évidence capable d’élargir son impulsion critique à tant de domaines où le besoin s’en faisait sentir.

Il est absolument certain que Laum, comme tout historien sérieux (je pense à Gernet et à Polanyi, par exemple), est en rupture totale avec la projection des catégories capitalistes modernes sur des périodes anciennes. C’est tellement vrai que ce pauvre Laum, après avoir produit cet excellent ouvrage, s’est attaché à chercher des terrains contemporains qui permettraient, bien sûr illusoirement, de s’écarter de la réalité abstraite, typique de l’économie : ainsi a-t-il pu participer, un temps assez bref, au mirage d’une « économie fermée » et donc « enracinée » chère aux nazis, mais par la suite, il s’est davantage intéressé aux comportements pré-économiques et non marchands qu’il pouvait inventorier dans la population paysanne de son temps, ou aux comportements d’ « échange sauvage » chez les enfants qu’il observait avec prédilection. Ce qui le rapproche de Mauss, c’est de ne pas tomber lui non plus dans l’illusion inverse de sociétés anciennes peuplées par de bons sauvages, désintéressés et « purs », correspondant à un imaginaire chrétien. Son effort porte au contraire, à mon avis, sur une généalogie de formes historiques successives de la valeur. C’est en cela, précisément, que je le pense (à tort ou à raison) en rupture avec l’approche purement synchronique qui est celle de Kurz, selon laquelle la valeur ne peut exister que dans le contexte capitaliste. La question me paraît être (plutôt que « valeur ou pas valeur ») : quelle forme de valeur ? C’est le sujet qu’a voulu traiter Graeber dans Toward an Anthropological Theory of Value – et qu’il a, à mon sens, raté.

A propos d’origine du capitalisme : connaissez-vous l’étude de Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, qui présente encore une autre version que celle de Kurz (ou de tant d’autres) ?

Je suis parfaitement d’accord quand vous écrivez : « L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf.  Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». » Mais il me semble important d’insister sur le fait que l’argent des sociétés pré-capitalistes, précisément parce qu’il ne pouvait en aucun cas relever des catégories économiques (capitalistes), relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société (notamment religieux, d’où l’importance de Laum). Vous avez écrit un article que je viens de lire, intitulé Sur l’invention grecque du mot économie, qui est de nature à relancer le vieux débat, notamment chez Finley, sur la question de savoir si dans les derniers siècles du monde grec, on assistait oui ou non à la naissance de pratiques capitalistes. Le mérite de Laum est de se concentrer non pas sur l’époque de Xénophon et sur la polémique aristotélicienne contre la chrématistique (où vous avez bien sûr raison) mais sur l’époque homérique, où la question posée par Finley (et d’autres) est inconcevable (relèverait de la pure et simple projection abusive). Ceci dit, même en abandonnant l’époque homérique, la belle étude de Austin et Vidal-Naquet, Economie et société en Grèce ancienne, ou encore ce qu’a écrit Castoriadis sur le sujet montrent suffisamment à quel point le monde grec est resté longtemps hostile, ou du moins étranger, à la pensée et à la pratique économique. Vous parlez d’ « étanchéité » mais est-ce vraiment là le problème ? Nous avons tous en horreur cette vieille manie de vouloir annexer aux catégories capitalistes l’histoire entière de l’humanité, et Marx ironisait déjà à juste titre sur la projection du capital dans la plus ancienne préhistoire. Mais ce rejet ne doit pas non plus masquer la question d’enquêter sur une histoire discontinue, mais qui justement, en tant que telle, est quand même une histoire. Je pense qu’une pensée dialectique ne doit jamais reculer devant la discontinuité. J’ai appris dans ma jeunesse à me méfier des coupures, y compris épistémologiques, alors que cet imbécile d’Althusser impressionnait les deux tiers d’une génération « critique ». Vous comprendrez que je me méfie de l’étanchéité, qui me paraît préférable en matière de construction immobilière qu’en matière de construction théorique.

Non, Le Rider présente peu d’intérêt dans le contexte visé par Laum. Sa Naissance de la monnaie étudie exclusivement les fonctions déjà économiques de la monnaie dans l’empire perse (et en Lydie), il est donc complémentaire de votre article mais très éloigné du propos de Laum. Il traite de monnaie, pas d’argent, comme dirait Laum, alors que l’argent (en tant que support de valeur) est infiniment plus ancien que la monnaie (en tant que moyen d’échange). Mais si l’on est confronté à des objets archaïques, circulant à l’intérieur et surtout à l’extérieur de communautés, des objets pour lesquels on travaille (parfois avec acharnement, contrairement au reste des pratiques sociales très opposées au labeur), des objets qui possèdent manifestement toutes les fonctions de l’argent à la seule exception d’être moyen d’échange (support de valeur, mesure de la valeur, moyen de paiement), comment voulez-vous maintenir qu’il ne s’agit pas d’argent, et que cet objet « n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes » ? Ne faut-il pas plutôt se résoudre à parler d’un argent qui était foncièrement non-économique et pas du tout « échangiste » ? Dans son chapitre 5 de Geld ohne Wert, Kurz ne se pose pas cette question. Pour lui, sans doute par une très forte prégnance de l’économie capitaliste qu’il critique si abondamment, l’économie, l’échange et l’argent demeurent indissociables (cf. en bas de la p. 94). Une société qui n’aurait pas les trois éléments n’en aurait forcément aucun, en tout cas pas d’argent. Pour moi, cette conclusion rate sa cible, et ne comprend pas non plus où Laum voulait en venir. Mais, selon vous, que voulait dire Kurz lorsqu’il écrivait que « andererseits kann der Marxismus hier nicht weiterhelfen, weil bei ihm selber die Ontologisierung der modernen Kategorien korrespondiert mit einem Mangel an kategorialer Kritik » (p. 108) ? Et comment accepter qu’il écrive de cet ancien argent, qui selon lui n’en était pas, qu’il s’agissait d’un « argent sans valeur », ce qui me paraît d’ailleurs incompatible avec ce que vous m’avez écrit ?

Quant à Polanyi, « traité » dans le même chapitre, Kurz ne l’a même pas lu et il ne cite le recueil Trade and market in the early empires qu’en tant que déjà cité par Le Goff ! Ce n’est franchement pas sérieux: on ne peut pas approcher un auteur de cette façon. La lecture de Trade and market et, plus encore, de The Livelihood of Man était impérative, et ne lui aurait pas permis d’en rester à ce qu’il a compris, et écrit. Et peut-être aurait-il par la même occasion compris qu’il faut dire « die Gabe », et pas « das Geschenk »… Pauvre Mauss !

A propos : Guillaume Paoli m’a envoyé son texte, ne cherchez plus. C’est dans la FAZ : http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/terror-und-mediengesellschaft-naechste-runde-paradies-13376331-p3.html?printPagedArticle=true#pageIndex_1

Salutations

Jean-Pierre Baudet

 

Mail de Clément Homs du 04.04.2015 :

Bonsoir,

Un vortex temporel s’ouvrant un instant, je vous écris ce qui ressemble quand même à une sacrée (!) tartine, je m’en excuse par avance. Je me réjouis de votre courrier qui touche à des préoccupations qui me sont très chères et qui me semblent fondamentales. Je suis d’accord que cet « argent » dont parle Laum n’est pas un argent d’origine économique et échangiste. Sur le fond je crois que nous sommes d’accord, la « valeur » de l’argent pré-moderne n’est pas la valeur au sens de Marx pour la société moderne. En ce sens je suis d’accord (Kurz et Anselm le seraient aussi je pense), quand vous dites que ce dont parle Laum « relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société ». Mais je me demande alors si à ce compte, nous devons vraiment conserver ce même signifiant « valeur » pour décrire finalement deux signifiés différents parce que relevant de deux réalités sociales (celle dont parle Laum d’un côté et celle dont parle Marx de l’autre) qui n’ont aucun point commun. C’est je crois ce que veut dire Kurz quand il dit que l’argent pré-moderne est un « argent sans valeur », sans valeur au sens où dans une société non capitaliste cet argent sacral dont parle Laum n’est pas constitué évidemment par le travail abstrait (qu’à la différence de Postone, Kurz conçoit donc comme une « énergie humaine abstraite », substance à la fois naturelle et sociale et qui ne fait sens socialement que dans le capitalisme, cf. « Die Substanz des Kapitals »). Il n’y a donc pas derrière cet argent pré-moderne, cette projection fantasmagorique qu’est la valeur au sens capitaliste (et l’on rompt ici avec le marxisme traditionnel qui rétroprojette toutes les formes catégorielles capitalistes sur toute l’histoire humaine depuis l’âge de pierre parfois ! – je crois que c’est le sens de la phrase de Kurz – la valeur au sens de Marx étant pour eux une catégorie transhistorique).

Dans son admirable texte « La notion mythique de la valeur en Grèce » où il évoque bien les origines mythiques/religieuses de la « valeur préférentielle » spécifique à la Grèce mythique (une valeur qui n’est pas « une valeur « banale » [il veut dire au sens économique moderne] et abstraite, mais une valeur préférentielle incorporé à certains objets », p. 127), je pense toutefois que l’armature générale de Louis Gernet est discutable. Gernet pense qu’il existe « différents domaines de la valeur » (p. 127), et qu’il y a malgré la « brusque rupture » entre la « valeur préférentielle » mythique et la « valeur économique », une certaine « continuité » (p. 178) en ce sens où « une pensée mythique s’est perpétuée » (p. 179). Ou encore qu’il y a dans la valeur économique (« prix marchands ») un « noyau irréductible » écrit-il que bien sûr ni Platon ni Aristote n’ont saisi dans leur idiote théorie des fonctions instrumentales de la monnaie (fonction d’échange et de circulation). Gernet évoque ainsi le passage du « commerce religieux » à la « circulation » marchande, comme un passage de la notion mythique de la valeur (« valeur préférentielle ») à la notion abstraite de la valeur (« valeur économique »). Et au sujet de la monnaie qui s’origine dans ce que décrit Laum, « cet instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même » (p. 179). Cette continuité est évoquée également quand Gernet parle d’une « notion de valeur [valeur préférentielle mythique] qui est en passe de devenir autonome [valeur économique], [où] une imagination traditionnelle assure la continuité avec l’idée magico-religieuse de mana » (p. 177).

Au-delà de ces considérations, la thèse fondamentale de Gernet dans ce texte, porte finalement sur la détermination de la relation de la « valeur préférentielle » d’ordre mythique à la « valeur économique ». On pourrait dire que Gernet énonce ici au niveau argumentatif le plus profond (il part de là en introduction pour y revenir dans les dernières pages), une théorie dialectique des « différents domaines de la valeur » (p. 127) et son résultat est le suivant : « la valeur préférentielle » d’ordre mythique (que lui et Laum mettent en avant), « préexiste à l’autre [la valeur économique] et d’ailleurs, la conditionne » (p. 127). En mettant en lumière ce que ni Platon, ni Aristote, et à leur suite toute la pensée bourgeoise (dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert Kurz évoque quand même une petite phrase de Marx dans les Grundrisse – chapitre sur l’argent – où l’idée d’origine sacrale est présente, mais on sait que malgré tout Marx est aussi tributaire de son époque sur cette question), n’ont pas perçu, Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre à mon sens. Mais à mon sens, le point essentiel de discussion sur ce texte de Gernet, c’est qu’il présente une notion de « valeur économique » très pauvre et qui à la rigueur ne pourrait correspondre qu’à la synthèse sociale pré-moderne de la Grèce classique (et certainement, si on suit la typologie polanyienne des 3 formes de commerce, commerce d’administration, commerce de marché où les prix sont déterminés par l’offre et la demande – mais on sait que pour Polanyi sur l’agora grecque ce n’est pas du marché, il faudra attendre -166 avec la place de Délos -, etc., de manière générale on pourrait l’étendre à toute l’antiquité) et en aucun cas à la valeur au sens marxien sous le capitalisme. A la page 127, Gernet semble assimiler la « valeur économique » à la seule « idée de mesure », mais plus encore implicitement il semble assimiler cette « valeur économique » qu’il voit apparaître dans la Grèce classique, à la valeur  qui existe dans la société moderne capitaliste. Ce qui pourrait le laisser penser quand il écrit que cette « valeur économique » est « assez couramment » (il se situe ainsi du point de vue de la pensée moderne), qualifiée de « valeur tout court » (p. 126). Cette « valeur économique » faite de prix marchands, je suis d’accord avec Gernet, s’origine dans la « valeur préférentielle » d’ordre mythique, mais il faudrait la circonscrire à la rigueur à l’antiquité, elle constitue alors à mes yeux un « argent sans valeur » au sens capitaliste (il n’est pas question de « nature bifide » du travail dans de telles sociétés non capitalistes, et donc le travail abstrait ne constitue pas la forme sous-jacente de la synthèse sociale de telles sociétés).

Ce n’est peut-être qu’une question terminologique (c’est vrai que cela fait un peu chercher à couper un cheveu en 4) mais je crois que cela a son importance (il y a aussi un enjeu politique) : je serai tenté de dire que puisque nous avons à faire à des choses (argent sacral non capitaliste et argent au sens moderne, capitaliste donc) qui sont sans commune mesure, radicalement différentes, alors il faudrait trouver pour éviter les « continuismes », les anachronismes, les évolutionnismes, les rétroprojections (le livre de Bartolomé Clavero que je parcours en ce moment, La grâce du don dont parle Le Goff, est je trouve assez admirable dans ces aspects méthodologiques sur ce plan), fabriquer un nouveau concept pour parler de la « valeur » de cet argent sacral (le concept de « valeur préférentielle » de Gernet me semble utile en ce sens). Par ailleurs si je suis assez d’accord que l’on puisse parler d’une continuité entre la « valeur préférentielle » mythique dont parle Gernet et ce qu’il appelle la « valeur économique » spécifique à mon sens à l’Antiquité (mais aussi à l’ « économie » – pour faire vite mais j’aurai évidemment de grosses réserves à user de ce terme totalement inapproprié – pour le Moyen Age et même pour « l’Ancien Régime » comme le montre bien Jean-Yves Grenier dans son Economie d’Ancien Régime où il montre que toute la « valeur économique » est fixée dans la sphère de la circulation), à mon avis on ne peut présupposer une continuité logique entre d’un côté la « valeur préférentielle » et « valeur économique » déterminée dans la circulation et de l’autre la « forme valeur » dont parle Marx dans le capitalisme, qu’au travers d’une rupture ontologique fondamentale comme dit Kurz même si toutes sont des projections fantasmagoriques et n’ont rien de quelque chose de « naturel ». Entre la forme de synthèse sociale pré-moderne et la forme moderne capitaliste, je serai tenté de décrire la « transition » (du féodalisme au capitalisme comme on dit) plutôt comme une rupture ontologique accidentelle qui n’avait rien d’évident a priori. Je comprends ce que vous dites au sujet d’une histoire discontinue de l’émergence du capitalisme, et je crois que dans le Krisis des années 90 il y avait une unanimité sur ce point (Anselm dans les pages 191-208 des Aventures de la marchandise fait encore une histoire par poussées discontinues, je dirai, du capitalisme ; et évidemment ce que dit Sohn-Rethel et à sa suite George Thomson dans son livre sur Les premiers philosophes va dans ce sens). Aujourd’hui  il me semble toutefois que Kurz a raison dans sa polémique contre l’individualisme méthodologique et contre le concept de « forme niche » (chapitre 3 Geld ohne Wert que je lis pour ma part plus facilement dans la traduction portugaise parue chez Antigona), ce sont des arguments qu’il me semble méritent d’être discutés. Dans la dernière partie et la conclusion du texte « Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi » (p. 187-194 < http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n4-p140.pdf > – je suis assez d’accord avec vous pour dire que Kurz ne traite pas à fond et correctement Polanyi, ce que j’ai essayé de faire dans le premier volet de ce texte, à ma manière… à mes yeux on ne tente une critique d’un auteur que parce qu’on estime au plus haut point le caractère précieux et fondamental de ses réflexions : avec Polanyi, au-delà de Polanyi), j’avais évoqué cette importance du « primat pour la totalité » (Lukacs) en faisant référence à certaines réflexions de Mauss sur l’autonomie du social. Si c’est la totalité qui détermine le particulier – et je suis assez d’accord avec Guerreau dans L’avenir d’une illusion sur les aspects méthodologiques qu’il évoque ainsi qu’avec Godelier chez qui on retrouve  aussi une position assez similaire Au fondement des sociétés humaines dont je me sens assez proches toujours sur des aspects méthodologiques – alors même les activités qui seraient inscrites dans une « forme niche » (qui commenceraient à être reconnues comme première apparition de la forme valeur, de la forme argent au sens capitaliste dont parle Marx, etc.) à l’intérieur même d’une constitution-fétichiste pré-moderne, ne peuvent être sans rapport avec les rapports religieux qui continuent à corseter la vie sociale précapitaliste. Elles sont donc encore qualitativement différentes des formes sociales capitalistes, et il nous faudrait encore mettre un cordon d’ « étanchéité » entre ces différentes choses déterminées au niveau de la totalité par des formes de synthèse sociale différentes. En un sens ce serait un anachronisme (fruit d’une rétroprojection des catégories modernes) que de retrouver du capitalisme dans une forme niche (comme si celle-ci serait une sorte de forme embryonnaire de la société capitaliste qui n’aurait fait que croitre quantitativement – et là Meiksins Wood aide aussi à se débarrasser de cette idée). Cela ne peut constituer une forme-niche car ces éléments loin d’être extérieurs à la forme de synthèse sociale dominante, s’enchâssent encore dans celle-ci (cf. Guerreau et Clavero pour le Moyen Age et jusqu’au XVIIIe, ce qui correspond à la thèse du « long Moyen Age » et d’une éclosion du capitalisme sur ses propres présuppositions qu’à la fin du XVIIIe). Qu’il y ait une continuité dans ces différentes formes qualitativement différentes lors de l’émergence du capitalisme entre le XVe et le XVIIIe siècle, je suis d’accord, car des supports sont désubstantialisés et se resubstantialisent d’autre chose (Kurz parle de changement de fonctions au sujet de l’argent).

Par ailleurs Il me semble que Jean-Michel Servet dans Les monnaies du lien, permet il me semble de dépasser non seulement l’idée d’une origine économique de la monnaie, mais également de ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie (étalon, etc.), qui ne voit en elle qu’un simple moyen. Il y a beaucoup de choses à discuter dans son livre mais il me semble avancer des éléments intéressants même si toute sa théorisation a pour arrière-plan la légitimation des monnaies solidaires… Et dans ce que décrit Laum j’aurai du mal à écraser cet « argent » sacral sur cette vision instrumentale (critiquée dans mon souvenir par Edouard Will quand il critique les réflexions d’Aristote sur la monnaie, mais ce n’est qu’un vague souvenir que j’ai là) et en faire ainsi de l’« l’argent ». Car si je comprends bien Laum, cherche dit-il à établir que l’ « Urtypus » (type-premier) du phénomène monétaire (en montant donc qu’il participe des pratiques religieuses les plus « archaïques »). C’est le geste expiatoire des hommes se dépossédant de certains biens pour obtenir les faveurs des dieux qui serait au principe de toute transaction calculée (1). Cependant, Laum part il me semble d’un présupposé je crois discutable : il présuppose comme vrai la trie instrumentale de la monnaie pour continuité à définir ce qu’il a découvert comme étant les origines, comme de « l’argent » : « Si l’on définit l’argent écrit-t-il comme un moyen déterminé de paiement défini par sa nature et sa quantité, alors il faut considérer le culte comme la source originelle de l’argent » (2). Il part d’une définition moderne qui bien sûr appartient à la définition bourgeoise et instrumentale de la monnaie (alors que je crois nous sommes d’accord, nous devons partir de la définition marxienne), pour ensuite chercher dans le passé l’ « Urtypus ». Mais là aussi, le mot « paiement » pose question (le sens de « paiement » dans la société capitaliste, présuppose la genèse logique du capitalisme), et Alain Testart a fait une discussion sur l’usage du terme de « paiement » (dans Critique du don, je ne me rappelle plus dans quel passage exactement) là-dessus pour lui préférer une autre notion plus adéquate au contexte social du transfert. Est-ce que ce que Laum croit reconnaître comme un « paiement » a un quelconque rapport avec le paiement d’une marchandise ? Non bien sûr, Laum part peut-être trop de la théorie instrumentale de la monnaie propre à la pensée bourgeoise, et part alors à la recherche de l’Urtypus avec cela en arrière-fond, au lieu de clairement briser la chaîne logique, ne plus appeler cela de « l’argent », et ainsi opérer une rupture : faut-il vraiment identifier ce qu’il a découvert de manière si admirable comme quelque chose qui est l’« Urtypus » de l’argent moderne, auquel finalement l’échange et le capitalisme n’aurait fait qu’additionner de nouvelles fonctions ? Mais ce n’est vraiment ici qu’un questionnement vraiment un peu brouillon de ma part, je me trompe peut-être.

Le livre de Ellen Meiksins Wood est admirable par certains aspects je trouve, c’est une des rares contributions qui mérite d’être lues et discutées ; je ne la suivrai toutefois que du chapitre 1 à 4 (où c’est vraiment du petit lait !) dans la critique des historiographiques classiques, bourgeoises et marxistes (modèles de la commercialisation, démographiste, etc.), ce qu’elle écrit dans les chapitres suivants sur les origines agraires du capitalisme, etc., me semble contestable (et d’une manière générale les présupposés du « marxisme politique »). Le concept de « relations sociales de propriété » reste très ancré dans ce que Postone appelle le marxisme traditionnel, en ce sens où elle reste fixée sur les formes d’appropriation du surplus social (sans penser à la forme valeur que prend celui-ci sous le capitalisme, son concept de surplus semble très transhistorique) sans toucher à la « critique catégorielle » (on ne trouvera pas chez elle de débat sur la non-tranhistoricité des formes sociales capitalistes – travail, valeur, argent, marchandise). Son concept de transition qui présuppose l’assimilation du capitalisme au marché qui changerait simplement de fonction (il n’est plus l’espace d’une occasion de vendre des surplus mais devient un impératif pour la reproduction sociale), est aveugle me semble-t-il aux explications de Marx sur la « nature bifide » du travail sous le capitalisme, au fait que le bouleversement qualitatif que constitue l’émergence du capitalisme est finalement plus profond qu’elle ne l’imagine. Elle a raison de ne pas cantonner son concept à la sphère économique et de dépasser le schéma base-superstructure (se situant clairement dans la ligne de Thompson), mais pour autant elle reste dans une vision sociologiste classiste du capitalisme, unilatéralement centrée sur la question de la « propriété », sans descendre des formes phénoménales au niveau sous-jacent de l’essence, et ne touche ainsi aucunement à cette compréhension du capitalisme comme fétichisme. Elle ne conçoit encore la transition que comme un bouleversement des rapports de classes, présupposant par là comme neutres et transhistoriques les formes sociales catégorielles du capitalisme et donc la non-existence d’une « rupture ontologique » à ce niveau profond. Chez elle, son concept de « capitalisme agraire » me semble fondé sur l’émergence d’un vaste marché unique (on croirait comprendre que le marqueur de ce qui doit être appelé « capitalisme » est l’existence du simple mécanisme de fixation de prix qui serait l’offre et la demande, comme le croit aussi Polanyi dont le concept d’économie formelle reste encore réduit à la conception bourgeoise circulationniste – dans mon souvenir Godelier lui fait aussi cette critique dans le chapitre 5 de L’idéel et le matériel) qu’elle différencie très justement des marchés locaux médiévaux. Dans sa définition du « capitalisme agraire », on retrouve donc la fixation sur la sphère de la circulation, comme si le capitalisme n’était qu’un mode de distribution de catégories en soi transhistoriques (cf. Postone). Meiksins oublie que ce n’est pas parce que l’on voit des paysans apporter des biens sur un vaste marché qu’il y a capitalisme, le capitalisme n’est pas le capital-argent, puisque le rapport-social capitaliste est un rapport particulier de l’ordre de la sphère de production, dans lequel on introduit une somme d’argent (forme phénoménale et transitoire du rapport-capital), pour qu’à la sortie de ce rapport social, une fois réalisée l’objectivité de valeur reçue dans la production, cette somme de départ s’accroisse en une survaleur et donc au niveau de la surface phénoménale, un profit. L’essentiel de ce qui caractérise le capitalisme, c’est donc le rapport-social de la valeur en procès au travers de la face abstraite du travail, et non la somme d’argent, ou les changements de propriété, ou la constitution d’un vaste marché unique, ou le fait qu’il y ait plus de surplus dans l’agriculture, etc. La forme de médiation par le marché ou celle orchestrée au travers de l’Etat, correspond plutôt à mon sens à la sphère de la circulation dans le capitalisme pleinement développé.

Je fais peut-être fausse route, tout ceci ne sont pour moi que des hypothèses de réflexion qui évoluent au fur et à mesure !

Je m’arrête là

Au plaisir de vous lire,

Amicalement

Clément

 

(1) Serge Latouche insiste également sur l’ « invasion de la métaphore économique dans le religieux, en particulier dans les religions de la dette et du rachat », mais aussi dans tous les codes « primitifs ». « L’étalon remarque-t-il, semble ici être la quantité de sang qui lave le péché ou le volume de fumée du sacrifice qui monte aux narines de Yahvé. Que ce soit dans les échanges avec les dieux (codes religieux) ou avec la cité (codes juridiques), on rencontre des systèmes de  »prix ». Ces systèmes de tarification tendent ultimement à se monétariser. Le Wertgeld germanique réalise ainsi un système complet de pénalités hiérarchisées en fonction du statut des parties et tarifiées en argent. Ces  »prix » du sang, ce pretium doloris précèdent historiquement l’introduction du numéraire et de l’échange  »marchand ». La foi, la croyance ont donc partie liée avec la créance et le crédit, et réciproquement. C’est la trace d’une plus ancienne proximité entre le précieux et le sacré/surnaturel », dans « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie », Revue du MAUSS, n°27, 2006, p. 309-310.

(2) B. Laum, op. cit., 1924, p. 158.

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 10.04.2015 :

Bonjour Clément,

Merci de votre réponse, qui évoque une foule de sujets plus intéressants les uns que les autres.

Pour de multiples raisons, plutôt involontaires, je suis moi-même passablement à court de temps en ce moment (de nombreux imbroglios administratifs), et mon délai de réponse en découle. Ne m’en voulez donc pas si j’essaie de recentrer la discussion sur le sujet qui m’intéresse personnellement. Cela ne signifie d’aucune façon que les autres points ou perspectives me semblent indignes d’intérêt, mais quand on est à l’étroit en matière de temps, il faut bien faire un choix, et s’y tenir.

« Mon » sujet peut, je crois, être résumé en parlant de « dimension anthropologique de la valeur ». Il est vrai que cette expression peut inquiéter. La valeur est une notion purement économique, indissociable de l’exploitation du travail d’autrui, de la production de marchandises, d’un raisonnement en termes de travail abstrait, etc. Lui conférer en tant que telle une dimension anthropologique peut donc paraître, et à moi le premier, une opération superflue, voire nocive (humaniser l’inhumain…). Le caractère abstrait et inhumain, si terriblement despotique de la valeur ne doit en aucun cas et à aucun prix être gommé. Jusque là, les choses sont simples. Mais comme vous le savez, elles se compliquent quand on remonte le cours du temps, et spécialement quand on s’intéresse à la haute Antiquité, et, plus encore, aux sociétés primitives. Car on s’aperçoit alors a) que l’économie n’existait pas, b) qu’existait une forme d’argent, et donc une forme de « valeur » (l’argent sans valeur, à mon humble avis, ne veut rien dire, en tout cas dans ce contexte). Ce constat ouvre sans nul doute les interrogations qui sont les vôtres à propos des errements généalogiques de la valeur. Mais on s’aperçoit aussi (ce qui à mes yeux fait le prix de Laum, comme aussi de cet anthropologue aujourd’hui sous-estimé, Arthur Maurice Hocart) que le culte religieux, et notamment la pratique du sacrifice, se présentait comme une véritable école de comportements économiques. Quand on dit cela, tout le monde pense tout de suite à l’économie de temple, notamment en Mésopotamie. C’est bien justifié, mais comme on sait, celle-ci n’a pas existé, comme le sacrifice, sous toutes les latitudes. Or le sacrifice paraît être à l’origine d’une foule d’attitudes qu’on retrouve toutes dans le comportement économique, et dans la vie des sociétés « primitives », il est assurément la seule sphère dont on peut dire cela (comme un îlot anticipant des formes économiques dans des sociétés non économiques) : les sauvages les plus indolents se mettent au travail à cause de lui, les plus insouciants apprennent à calculer et à planifier, une organisation de la division du travail peut se mettre en place pour produire l’objet du sacrifice. Le terrain de recherche le plus intéressant à ce sujet me paraît être l’Inde, où le sacrifice était devenu une sorte de Weltanschauung théorique et pratique généralisée (sur ce sujet, j’ai particulièrement trouvé éloquents Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, et François Gauthier, La finitude consumée, le sacrifice dans l’Inde ancienne, de l’orgiasme à l’ascèse).

Les formes pré-monétaires ne sont donc pas à considérer comme un objet séparé, il s’agit plutôt de les replacer dans un tissu anthropologique de comportements inséparable d’une monnaie primitive. A partir de là, n’est-il pas tentant de concevoir le comportement économique (le travail et l’échange comme ensemble de comportements anthropologiques) comme un vaste détournement de ce qui s’était établi comme pratiques rituelles de la valeur symbolique ?

Ce qui me renvoie à la notion de discontinuité (de continuité dans et par la discontinuité) : chaque nouvelle structure s’empare des fragments de l’ancienne pour autant qu’elles lui semblent utiles et elle les ré-agence selon ses propres besoins. Le monde de l’économie repose sur l’obligation de travailler et sur l’exploitation de ce travail collectif, il lui était donc opportun voire indispensable de mettre à son service des formes d’aliénation précédentes, en l’occurrence toute la fantasmagorie imposée par le culte et le sacrifice. C’est là l’objet que tente d’exposer mon bouquin, et c’est aussi le sujet sur lequel j’ai envie de continuer des recherches. C’est pour cette raison que je parle de dimension anthropologique : parce qu’un ensemble « culturel » de comportements en a relayé un autre, non sans avoir puisé dans lui. L’économie en tant que telle ne serait alors que le résultat achevé de ce détournement, un monde devenu aussi indiscutable que l’avait été, pendant des périodes immémoriales, celui du culte. Et cette hypothèse ne me paraît pas complètement gratuite, puisque le caractère indiscutable dont a su se revêtir l’escroquerie économique n’a pas cessé de surprendre ses critiques. Tout le monde communie dans cette aberration qu’un objet sans valeur (d’échange) n’existe pas vraiment, que la socialisation se fait uniquement à travers le circuit de la valeur, et le développement massif de la consommation a vigoureusement consolidé les croyances qui restaient fragiles tant qu’elles se bornaient à la sphère de la production, leur donnant le caractère d’un impératif absolument systématique, pour ne pas dire systématiquement absolu. Bizarrement, n’est-ce pas, le monde de l’économie ressemble à une généralisation de micro-sacrifices où le réel est systématiquement détruit au nom de la valeur (phénomène dont la destruction de l’environnement naturel n’est qu’un aboutissement inéluctable). Cette valeur est un pur fantôme mais aussi la cohérence réelle de la totalité sociale, elle résume, concentre et articule l’ensemble des activités et prestations sociales, elle consolide, verrouille, éternise l’exploitation d’une classe par l’autre (celle-ci me paraît un peu passée aux oubliettes chez la Neue Wertkritik, ce qui absolutise encore plus qu’il ne faut la structure ouverte/fermée de la valeur) : le monde de la valeur (économique) demeure indissociablement celui de l’exploitation de classes laborieuses par une classe qui s’érige en représentante de la valeur (bourgeoisie, bureaucratie, selon le pays et l’époque).

Ce sont donc chaque fois des mondes vivants (des ensembles anthropologiques) qu’il faut concevoir comme une totalité, et dans lesquels la valeur (ou la proto-valeur) intervient comme clé de voute, tantôt sur le mode économique, tantôt sur le mode symbolique. C’est dire qu’on ne peut se prononcer sur la valeur qu’à partir d’une analyse complète du fonctionnement social et non à partir d’une simple analyse logique : je crois avoir compris que nous sommes d’accord là-dessus.

Voici, pour situer un peu ma perspective et mon champ d’investigation. C’est très largement ce dont nous discutons. Paraît important l’éclairage d’une ouverture anthropologique qui faisait plutôt défaut dans la critique marxienne de l’économie. J’espère disposer dans un avenir proche de plus de temps pour poursuivre mes lectures et étoffer (ou réviser) des pistes qui s’accordent avec cette orientation. J’ai l’agréable sentiment que votre intérêt pour le sujet est similaire, même si nos formulations divergent parfois.

Je reviens maintenant brièvement, trop brièvement sans aucun doute, sur quelques points que vous avez soulevés (pas sur tous, je m’en excuse).

Cela fait longtemps que j’ai lu les livres de Gernet, que je devrais d’ailleurs relire. Je ne peux manquer de me réjouir à la lecture de sa phrase, issue de La notion mythique de la valeur en Grèce, que vous citez à propos d’une certaine « continuité » entre les formes de valeur. Vous mettez en avant le terme de « préférentiel » comme si Gernet qualifiait ainsi, avec une certaine systématicité, la valeur « symbolique » (non économique). Or, sauf erreur, ce n’est pas le cas. Je crois que le terme n’y survient qu’une seule fois, et encore avec un sens pas très évident. Il est vrai que Gernet n’utilise pas davantage le terme de « symbolique ». Il me semble que « préférentiel » est un très mauvais choix car cela évoque irrésistiblement un choix subjectif permanent, ce qui gomme complètement le caractère objectivement codifié des objets symboliques.

Quant aux « fonctions instrumentales de la monnaie », je ne pense pas qu’elles sont « idiotes », ou que Gernet les a qualifiées de telles. Qu’écrit-il à propos de Platon et d’Aristote ? Que « la fonction d’échange et de circulation est seule retenue par les philosophes (qui oublient ou méconnaissent le fait que la monnaie métallique avait trouvé un de ses plus anciens emplois dans un commerce religieux où elle sert à acquitter les obligations de grâces, d’offrande coutumière ou d’expiation). Et il est certain que l’instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même. Mais dans le milieu historique où le signe est apparu d’abord, c’est un certificat d’origine des symbolismes religieux, nobiliaires ou agonistiques que retiennent ses premiers échantillons : jusqu’au point même où la création en a été possible, une pensée mythique s’est perpétuée. Ce qui peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la représente, il y a un noyau irréductible à ce qu’on appelle vulgairement la pensée rationnelle » (p. 178-179).

C’est exact (et je me contenterai d’approfondir un peu la question, par rapport à Aristote exclusivement, puisqu’il a été plus loin que Platon dans l’examen de ces questions), Aristote ne mentionne que la fonction de l’argent en tant que moyen d’échange. Il semble avoir complètement perdu de vue le passé historique de l’argent. Mais je ne pense pas qu’on doive en rester à cette constatation rapide.

En premier lieu parce que ce qu’Aristote critique à propos de l’argent, ce n’est pas tant sa fonction de moyen d’échange dans le commerce (kapêlikê et emporikê confondus), c’est sa fonction de fin en soi et donc d’accumulation (obolostatikê), autrement dit la pratique consistant à faire de l’argent avec de l’argent (à lui « faire faire des petits »). Là, il ne s’agit plus d’un moyen d’échange du tout, mais d’accumuler un support de valeur. C’est donc une autre fonction de l’argent qui, tacitement certes, est mise en cause. Ceci est tellement vrai que tout le projet, illusoire, du Stagirite est d’établir des conditions d’échange « juste » ou « équitable » (n’oublions jamais qu’il n’écrivait pas un traité d’économie, mais une réflexion éthique sur ce qui avait commencé à miner la cité : la chrématistique, et les rapports de philia qui basent les échanges sur la valeur d’usage). Son propos est donc absolument « réformiste » (tellement, d’ailleurs, que Schumpeter en avait conclu qu’Aristote se situait dans la « théorie des prix » !), mais comment être autre chose que réformiste lorsque le profit ne s’origine pas dans la production, mais seulement dans la circulation ? Ce n’est pas qu’Aristote ne verrait que la fonction de moyen d’échange, c’est presque le contraire : il réclame que l’argent se réduise à cette fonction, qui lui paraît inoffensive et compatible avec la gestion de l’oïkos en bon père de famille, et il réclame par là-même que l’argent ne joue pas le rôle d’un support de valeur susceptible d’être accumulé (accumulation et non simple thésaurisation de la valeur). Et je crois sincèrement que là réside aussi l’une des explications de son oubli des anciennes fonctions symboliques de l’argent : c’est que la fonction de support (et donc de moyen d’accumulation) de valeur, qu’il met en cause sans vraiment la nommer, est la fonction la plus ancienne de l’argent, sa dimension autoréférentielle déjà inhérente aux pratiques les plus archaïques, fonction qui « explose » au contact avec la fonction de moyen d’échange. Il n’est donc évidemment pas question de s’y référer positivement, dans la polémique qu’Aristote avait développée (une autre raison, qui mérite des recherches, réside probablement dans le fait que les fonctions cultuelles avaient très largement disparu, étaient devenues invisibles, et se rattachaient plus à des formes pré-monétaires d’argent qu’à la monnaie frappée elle-même – à vérifier, j’écris ça à la va-vite).

En second lieu, les mérites d’Aristote en la matière me dissuadent tout à fait de lui trouver un côté « idiot », même s’il anticipe sur toutes les sottises que les économistes propageront tous à propos de la naissance de l’argent pour « rationaliser l’échange » (et dont Marx n’était pas davantage exempt, malgré de rares passages comme celui des Grundrisse que vous citez). Comme Marx lui-même l’avait relevé, Aristote eut tout le mérite de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange sans jamais les confondre, à la différence de nombre d’économistes néo-classiques (de même, j’ai envie d’ajouter, qu’il eut également le mérite de ne jamais se montrer nostalgique de l’ancien argent « concret » lequel fit les délices des tenants modernes de civilisations « traditionnelles » et d’une monnaie « qualitative » – je pense à Guénon et consorts).

En troisième lieu, il fit des efforts soutenus pour définir la valeur d’échange en cherchant ce qu’il pouvait bien y avoir de commensurable entre diverses marchandises, et, pour finir, il eut le mérite d’avoir examiné toutes les pistes plausibles à son époque pour finalement jeter l’éponge. Je crois qu’avoir jeté l’éponge à cet égard ne fut pas seulement un acte de grande honnêteté, mais aussi un aveu tout à fait pertinent. Pourquoi ? La théorie d’une substance-travail de la valeur était tout à fait impossible et Marx l’attribue au fait que le travail exploité de cette époque était celui des esclaves, et que par conséquent le travail n’était pas encore devenu lui-même une marchandise ; et conclut que « seule la limite historique de la société dans laquelle il vivait l’empêchait de découvrir en quoi résidait « en vérité » ce rapport d’égalité » (traduction rapide du texte allemand, je n’ai pas de version française). C’est là où s’ouvre une interrogation qui me semble importante : la lecture habituelle de Marx retient que la substance de la valeur était déjà le travail, et que cela « n’apparaissait » pas pour la raison indiquée par Marx, mais je suis convaincu (comme vous aussi, je présume) qu’il ne faut pas s’interdire de s’interroger sur le caractère objectif, et non pas subjectif, de cette « limite ». Cette limite peut aussi signifier que le travail n’est la substance de la valeur que dans la société qui est fondée sur le travail et son exploitation (thèse impossible à éviter pour tous ceux qui veulent dépasser le travail qu’il n’est qu’une catégorie théorique et pratique du capitalisme). Voir dans la théorie de la substance-travail une vérité intemporelle est quelque chose qu’il semble impossible de soutenir à mesure qu’on s’éloigne du mode de production capitaliste. Le travail à fournir est celui d’une approche réellement historique pour remplacer cette erreur.

Ce qui nous ramène à Gernet. Vous écrivez que « Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre », et je suis parfaitement d’accord avec vous. Juste après, vous ajoutez que sa « notion de valeur économique est très pauvre » et c’est indéniable. De façon générale, je trouve son texte assez confus et en-deçà de son objet. Son principal intérêt est de poser cet objet, la nécessité de penser la transition entre les deux formes de valeur. Mais, justement, il ne s’agit pas de deux formes seulement. Il est certain qu’entre une tribu mélanésienne, la Grèce d’Homère et celle du 4ème siècle, il ne peut s’agir de la même configuration. Une seule chose est sûre : c’est que l’argent n’est pas survenu pour remplacer un équivalent général naturel, comme Marx l’avait imaginé dans le chapitre 1 du Livre I du Capital (forme générale « C » qui « prépare » la monnaie) : la chronologie réelle disparaît alors complètement derrière la logique formelle. Jamais cela ne s’est passé ainsi. Je crois qu’une forme de valeur ne peut présider à l’activité sociale que si elle domine réellement cette activité (c’est plutôt un pléonasme). C’est aussi ce qui fait tout l’intérêt des recherches consacrées au mode de passage d’un régime à l’autre, et ce passage, pour sûr, n’a pas été simple ni unique ni universel, il s’est réalisé dans certaines sociétés seulement pour se répandre ensuite par contagion, ou par annexion des autres (ne pas négliger le rôle de la violence dans l’histoire !). Il fallait dépouiller l’argent de sa valeur symbolique intrinsèque et créatrice de liens pour le réduire au statut d’instrument d’achat de marchandise (y compris de la marchandise-travail), mais cette réduction exprimait l’accession d’un groupe social impliqué dans le circuit rituel au statut de propriétaire de biens ou d’esclaves (salariés). Ne faut-il pas envisager plusieurs stades de la valeur correspondant par exemple à : a) une « économie » du don (sociétés dites primitives, sans Etat), b) une valeur rituelle institutionnalisée (civilisations de la haute antiquité, empires précolombiens) c) une valeur commerciale (Antiquité tardive, Moyen-Age), déjà présente dans le troc pré-monétaire, d) un mode de production capitaliste, ayant généralisé la forme marchande du fait d’avoir inclus le travail dans le circuit marchand ? Sachant que la Chine, par exemple, se situe complètement à part ; et qu’aucun schéma linéaire ne pourra prétendre à l’universalité. Aristote avait cette expression à propos de l’argent : qu’il est « le lien universel » (Ethique à Nicomaque, 1133 a, 25), et c’est cette définition qui paraît pouvoir faire figure de dénominateur commun aux différents systèmes de « valeur ». De même, la distinction entre justice distributive et justice corrective qu’Aristote nous laisse peut certainement se montrer utile si l’on remonte à des systèmes dans lesquels le récipiendaire est un critère de valeur plus que le serait la nature de l’objet de la transaction (et encore moins la quantité de travail abstrait !).

Vous m’apprenez l’existence du livre de Clavero qui date pourtant de 1996 et que, compte tenu de son sous-titre, je n’aurais jamais envisagé de lire. La note de lecture faite par Alain Caillé sur Persée ne m’éclaire que modérément.  Quant à Servet, je connais son ancien Nomismata, mais je n’ai pas encore lu Les monnaies du lien, dont la thèse centrale me paraît en revanche tout à fait irréfutable (créer du lien, contrairement à l’argent moderne qui liquide le lien). En revanche, il me semble absurde d’abandonner les fonctions de l’argent (« ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie – étalon, etc. – qui ne voit en elle qu’un simple moyen »). Si je suis d’accord pour dire qu’elles n’ont certes rien d’obligatoire – dans le cas où l’on tomberait sur une forme de société où, de façon certaine, aucune ne pourrait trouver application – leur abandon par principe compliquerait inutilement la compréhension de ces terrains. Je reste donc totalement d’accord avec Laum à ce sujet, et n’y voit aucun « économisme ».

Les questions de transition se reposent bien sûr à chacune des transitions envisagées, et donc par rapport au passage vers le capitalisme. Je ne peux pas vraiment m’étendre sur l’approche de Meiksins Wood aujourd’hui. Ce qui m’a dérangé dans son approche, c’est de réduire l’origine du capitalisme à un seul événement, daté et localisé. En revanche, j’ai trouvé intéressante sa façon d’insister sur la triade propriétaire foncier – exploitant capitaliste – travailleur salarié (résumé p. 164) pour expliquer la transformation d’une production foncière traditionnelle en production capitaliste. Du coup, je n’ai pas bien compris votre remarque concernant l’oubli, dans cette approche, de la nature « bifide » du travail. Il me semble qu’au contraire, cette intégration en profondeur au marché a créé cette nature « bifide » dans un travail agricole qui en était resté largement préservé, et qu’il ne s’agit pas d’une « fixation sur la sphère de la circulation ». Mais je relirai vos passages à ce sujet pour mieux les comprendre.

Enfin, la citation de Latouche que vous reprenez pourrait être extraite de mon bouquin, tant cela se ressemble. Ou plutôt, l’article étant de 2006: je ne savais pas que j’avais fait du Latouche à la façon de M. Jourdain! Ce numéro 27 de la Revue du MAUSS manque dans ma collection, je vais essayer de me le procurer.

Amicalement,

Jean-Pierre

 

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Notre discussion tournait donc autour de la difficulté de sortir du champ habituel de la critique de l’économie politique et de prendre en compte la réalité anthropologique des périodes précapitalistes. Cette nécessité a été reconnue par le chef de file du groupe Exit !, Robert Kurz (décédé en juillet 2012) puisque son livre Geld ohne Wert (L’argent sans valeur), publié en 2012, consacre les six premiers chapitres à cette question).  C’est en soi un progrès très appréciable et qui mérite d’être salué. Toutefois, cet élargissement ne débouche pas nécessairement sur une prise en compte satisfaisante de ce nouveau terrain. Il est d’ailleurs étrange que dans cet effort, Kurz ne se soit à aucun moment référé à un auteur du groupe Exit !, Jörg Ulrich, qui est l’auteur de deux contributions non négligeables à cette problématique (un livre publié en 2004, Masken und Metamorphosen des Heiligen, « Masques et métamorphoses du sacré », et, surtout, l’excellent article Gott in Gesellschaft der Gesellschaft, « Dieu en compagnie de la société », publié dans le numéro 2 d’Exit ! en 2005). Mon livre Opfern ohne Ende (« Sacrifier sans fin »), écrit en 2009 mais publié en 2013, consacrait deux chapitres entiers aux écrits de Walter Benjamin, de Christoph Deutschmann et de Jörg Ulrich sur ces sujets, et il ne fait aucun doute que l’article d’Ulrich est de très loin la plus stimulante parmi ces trois sources.

Mais revenons au livre de Kurz. Ses six premiers chapitres servent d’introduction « anthropologique » à sa présentation de la naissance du capital, d’ailleurs fort intéressante à la fois sur le plan historique et sur celui de la logique-même du capital (en reprenant le célèbre Darstellungsproblem de Marx : contradiction entre la nécessité de présenter l’ensemble (le Gesamtprozess du capital) en commençant par sa cellule de base (la marchandise) alors que dans la réalité, la cellule n’existe qu’en tant que déterminée par le processus d’ensemble qui est sa condition de possibilité. L’intention de Kurz est de développer une hétérogénéité radicale entre trois phases successives de l’histoire humaine : a) toute la période qui précède l’avènement du capital est conçue comme un seul bloc, ignorant l’économie et ne connaissant que des échanges symboliques, rituels ou personnels ; b) la phase d’avènement du capital, très courte, et réduite à une circulation monétarisée de « pur échange » (les seizième et dix-septième siècles où l’Etat, contraint de financer les nouvelles techniques militaires et d’entretenir des armées, impose la monétarisation, notamment fiscale) ; c) la constitution finale du capital avec l’inclusion du travail dans le cycle marchand. Selon Kurz, la valeur n’a pris naissance qu’à l’occasion de cette troisième phase, elle est inséparable de la notion de capital. L’argent précédant le capital était donc de l’argent « sans valeur ».

Sans m’étendre sur le sujet, le regroupement de 40.000 ans de préhistoire et d’histoire dans une même catégorie me paraît tout à fait dérisoire, comme l’effet d’un état d’hypnose déclenché par le capitalisme ; et l’hypothèse d’un argent dépourvu de valeur me semble également vide de sens – allez dire cela au collectionneur de coquillages de Nouvelle-Poméranie qui est mort au milieu d’un trésor qu’il avait accumulé pour s’y retrouver dans l’au-delà :

La question n’est donc pas si l’argent primitif avait de la valeur mais de quel type de valeur il s’agissait, et donc de quel type d’argent.

Kurz se situe pour autant, intégralement, dans le camp des historiens « primitivistes », qui ont maintenu l’hétérogénéité entre par exemple la Grèce antique (Finley, Polanyi, Vidal-Naquet, Vernant, Castoriadis) et les catégories du capitalisme projetées indûment sur cette période par les historiens « modernistes », même s’il n’avait probablement pas connaissance des diatribes qui ont émaillé ce conflit. Clément Homs, il faut d’ailleurs le préciser, s’est trouvé en parfaite rupture avec son mentor Robert Kurz puisque dans son article intitulé Sur l’invention grecque du mot « économie », tout ce qui s’y dit sur Xénophon et le Pseudo-Aristote est tout à fait contraire à ce qu’écrit Kurz sur le même sujet, selon quoi rien de capitaliste, ni argent ni capital ni économie, n’a existé avant l’avènement du mode de production capitaliste. Homs, au contraire, avait pensé établir que le capitalisme avait déjà eu un zélé propagateur en Xénophon, bien avant Mandeville et Smith. En avançant cela, il ne s’opposait pas seulement à Kurz, mais il se situait aussi aux antipodes de ce que, par exemple, en déduisaient Austin et Vidal-Naquet dans leur célèbre ouvrage Economies et sociétés en Grèce ancienne. Pour lui, on assiste à la naissance de l’économie en Grèce, tout simplement, pour Austin et Vidal-Naquet, ces textes prouvent exactement le contraire. Son analyse se rangeait ainsi dans la série des interprétations « modernistes », et il va plus loin qu’Edouard Meyer, pour qui « dans l’histoire grecque, les VIIe et VIe siècles correspondent aux XIVe et XVe siècles du monde moderne, le Ve correspond au XVIe », puisque sous le masque de Xénophon, il pense reconnaître la face grimaçante d’Attali ou de Latouche. Mais même Lowry, dont on sait à quel point il avais pris parti pour l’interprétation « moderniste », dut admettre que « Xenophon’s view of the world was… essentially one in which individuals deal acquisitively or manipulatively not with the forces of an economy, but directly with the open book of nature » (Archaeology of Economic Ideas, p. 74) et lorsque Xénophon  se rapprochait le plus d’une théorie de la valeur d’échange, il ne s’agissait encore que d’une « recognition of a social context for use-value in which things might be sold. » (ibidem, p. 80). Quant à Kurz, il refuse tellement de voir dans l’Antiquité le moindre objet « économique » tel que l’argent ou la marchandise qu’il refuse même l’idée de Polanyi d’une économie « embedded » (selon la traduction retenue : encastrée, enclavée, intégrée, incorporée), ce qui d’ailleurs me semble très approprié. Et, à propos d’une économie en Grèce antique, le même Kurz écrivait (je traduis) : « Le terme oïkonomia tire peut-être son origine de l’Antiquité grecque, n’en désignait pas moins, à l’époque, tout à fait autre chose, en particulier (chez Aristote) des règles concrètes et des « recettes » pour une gestion de la maisonnée sans aucune dimension de portée sociale, n’impliquant en aucune façon la marchandise ou la forme valeur. Il s’agissait par exemple de comment tailler les oliviers, traiter les esclaves ou de choisir la meilleure saison pour une équipée maritime. Les catalogues désordonnés de conseils et de réflexions pratiques ne peuvent vraiment pas être qualifiés de « pensée économique », et même les « questions d’argent » n’adoptent, vues par un esprit moderne, que des formes surprenantes » (p. 89). Pour conclure à propos de Xénophon et d’une « économie grecque », Austin et Vidal-Naquet avaient écrit en 1972 (Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 19-20), dans des termes quasiment identiques : « Une première constatation qui s’impose d’emblée est que le concept d’ « économie » au sens moderne est intraduisible en grec, parce qu’il n’existe pas. Le mot grec oikonomia n’a pas le même sens que notre terme « économie » qui en est pourtant issu. Il signifie « gestion du domaine familial » (l’oikos) dans le sens le plus large (économie domestique, si l’on veut), et pas seulement dans un sens strictement économique. Il peut signifier aussi « gestion, administration, organisation » dans un sens plus général et s’appliquer à différents domaines ; ainsi on pourra parler de l’oikonomia des affaires de la cité et c’est l’origine de notre expression : économie politique. Il existe deux traités du IVe siècle qui ont tous deux pour titre Oikonomia, l’un de Xénophon et l’autre en trois livres séparés et peut-être dus à des auteurs différents de l’école aristotélicienne. Dans l’ouvrage de Xénophon le thème traité est celui de la gestion du domaine rural et du rôle du chef de l’oikos. La partie strictement économique concerne l’exploitation concerne l’exploitation du domaine rural ; l’agriculture est célébrée et fortement opposée aux autres formes d’activité économique comme l’artisanat, formes qui sont indignes d’un honnête homme. On y trouvera une discussion sur l’agriculture et des conseils techniques, mais aussi une discussion sur la manière dont le maître de l’oikos devra traiter sa femme et ses esclaves. L’ouvrage de Xénophon ne comporte donc pas une étude des diverses formes de l’activité économique en général, mais uniquement de l’agriculture, et sous le titre d’Oikonomia toutes sortes de fonctions non économiques trouveront leur place (…) Quant au livre II (de l’Economique aristotélicienne), c’est un recueil d’expédients fiscaux, on pourrait dire de stratagèmes, au moyen desquels souverains, généraux et cités ont essayé de se tirer d’affaire lors de crises économiques ou ont cherché à augmenter leurs revenus. Le recueil est précédé d’une brève introduction où l’auteur distingue quatre formes d’ « économie », la royale, la satrapique, la politique, la privée ; il ne s’agit pas d’économie au sens moderne, mais de budget. Le point de vue de l’auteur est d’ailleurs des plus terre-à-terre : le principe commun dans toutes ces formes d’ « économie » est que « les dépenses ne doivent pas excéder les revenus ». » Or, bizarrement, Clément Homs se rapproche beaucoup de ces positions dans son mail du 24 mars 2015 alors que son article de Sortir de l’économie n°3 (publié en 2009) les contredisait de façon flagrante. Sans doute s’agit-il là d’un progrès dans sa compréhension des choses, réalisé en fonction de ses nouvelles lectures, même si son ancienne position avait été avancée avec beaucoup d’assurance et sur un ton très catégorique. C’est probable, puisque le livre de Kurz de 2012 montrait la même tendance, et qu’il a vraisemblablement entraîné avec lui les autres membres du groupe (les mails écrits par Clément Homs contiennent un très grand nombre de thèmes et d’explications puisés presque littéralement dans Kurz). Je prends donc cela, malgré toutes les divergences, comme une bonne nouvelle, si toutefois l’ouverture de l’état d’esprit qui vient de se produire se poursuit par une ouverture théorique suffisante – ce qui n’est évidemment pas acquis.

J’en resterai là, à propos de cette correspondance trop rapidement avortée.

 

Parallèlement à ces échanges, le site Palim Psao a repris d’une part notre résumé d’articles de Thomas Konicz (http://www.lesamisdenemesis.com/?cat=3) et, d’autre part, mentionne dans un article de Clément Homs intitulé Les vases vides font toujours beaucoup de bruit (http://www.palim-psao.fr/2015/03/les-vases-vides-font-toujours-beaucoup-de-bruit-a-propos-d-une-certaine-reception-de-la-critique-de-la-valeur-en-france-par-clement) la page des Amis de Némésis intitulée La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux (http://www.lesamisdenemesis.com/?p=1293). Si mon exposé s’en tire nettement mieux que l’ensemble des autres courants de réflexion mentionnés (par exemple Le comité invisible, Guillaume Paoli, Temps critiques), lesquels sont durement étrillés comme si décidément rien n’était récupérable en eux, ainsi qu’il est d’usage dans les excommunications de l’éternelle rivalité entre tenants de la critique radicale, il convient de revenir brièvement sur ce qu’écrit Homs. Pour des raisons de commodité, je distinguerai trois séquences :

1)   On peut aussi se reporter de manière utile à l’article « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux » de Jean-Pierre Baudet (voir le texte sur le site des Amis de Némésis) – cependant, il me semble que sa volonté de trop marquer une continuité comparative entre religion et capital, le pousse à ne pas penser la rupture ontologique entre les différentes constitutions sociales pré-moderne et moderne, et à penser – à tort à notre avis – que ce serait la religion qui aurait inventé « l’économie » ce qui nous pousserait à retomber dans le concept ontologique ou anthropologique d’ « économie », ou tout du moins à ne pas considérer la réalité économique comme un contexte-forme historiquement spécifique à la seule société capitaliste. Mais on ne peut ici engager cette discussion qui mériterait une réelle discussion tellement ce texte est stimulant ;

2) nous renvoyons pour une discussion des thèses de Jörg Ulrich ou Walter Benjamin qui nous paraissent être par certains aspects l’arrière-plan des propositions de Baudet

3)   sur ce moins questionnable que jamais chez les partisans des pseudos «alternatives» des monnaies complémentaires, fondantes et solidaires, à qui l’on peut faire la même critique.

Le point 1 relève une différence d’approche qui a constitué l’objet de nos échanges. Je pensais m’être fait comprendre sur le fait que la continuité que j’établis effectivement entre religion et économie ne signifie en aucune façon qu’il faudrait « retomber dans un concept ontologique ou anthropologique d’économie ». Mais je n’ai peut-être pas été assez clair, ou pas convaincant, de sorte que Homs estime toujours que les deux choses sont « ontologiquement » indissociables, et que l’idée d’un laboratoire religieux d’attitudes économiques éterniserait l’existence de l’économie. En tout cas, ce n’est pas mon point de vue, mais, comme Clément Homs l’écrivait, le point aurait mérité une discussion plus approfondie, c’est aussi mon avis, et personne n’est absolument sûr, moi pas plus que lui, de pouvoir intégralement maintenir inchangée son hypothèse de départ (je veux dire par là qu’il s’agissait d’une vraie discussion, avec le degré d’ouverture et d’incertitude qui la caractérise toujours).

Le point 2 cite Jörg Ulrich et Walter Benjamin, ce qui prouve que Homs a, directement ou indirectement, connaissance de mon livre en allemand. En effet, ces deux auteurs ont chacun droit à un chapitre dans le livre, où j’affirme notamment toute l’estime que je porte au travail accompli par Ulrich (beaucoup plus que s’agissant de Benjamin). Que ces deux auteurs fassent partie de mon « arrière-plan » est donc tout à fait explicite (je cite longuement leurs travaux), mais j’ajoute tout de suite que mes développements, pour autant, ne sont pas du tout basés sur Benjamin et Ulrich. Ils sont basés essentiellement sur d’autres auteurs (notamment sur Lafargue et sur Laum, qui sont à l’origine de mes recherches). En témoignent la table des matières et la bibliographie de mon livre, que je joins en version française (Table des matières et bibliographie), je pense que cela devrait clarifier la question des sources.

Quant au point 3, je ne comprends pas du tout de quoi il serait question, et je ne me sens nullement concerné par des « monnaies complémentaires, fondantes et solidaires ».

 

___________________________________________________________________

 

Ajout du 24 septembre 2015: contrairement à ce que j’avais pensé, la discussion avec Clément Homs n’était que temporairement interrompue. Elle se poursuit donc, et il sera décidé d’un commun accord si sa continuation sera publiée, sous une forme à déterminer.

 

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis I

Paris, le 16 avril 2004

 

Chers amis,

 

Krisis est en crise. C’est ce qu’on apprend sur Internet. Voici donc quelques aperçus à ce sujet.

Télécharger au format PDF : krisis.crise.1

Depuis son origine, l’association Krisis était menée par Robert Kurz, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb. Elle avait succédé en 1989 à la revue Marxistische Kritik. Parmi les auteurs, on trouve deux noms connus du public français, Guillaume Paoli (Les chômeurs bienheureux) et Anselm Jappe (Guy Debord, Les aventures de la marchandise). Le fondateur et auteur le plus prolixe (mais aussi le plus riche en inspiration et le plus tranchant dans le ton) était Robert Kurz.

Voici que, contrairement à d’autres groupes où l’individu ou les individus qui se trouvent à l’origine de l’activité commune sont aussi ceux qui parviennent à conserver la haute main sur l’ensemble et à se défaire d’éventuels rivaux ou d’orientateurs indésirables, Krisis vient de contraindre à partir Kurz, Scholz, Ortlieb et quelques autres.

Ce n’est certes pas un tremblement de terre, mais les groupes ayant produit ces dernières deux décennies, comme Krisis, des analyses généralement lisibles ou discutables, et parfois même enrichissantes ou stimulantes ne sont pas légion, c’est un euphémisme. Si l’on ajoute à une attention ainsi motivée pour Krisis le fait qu’une scission dans un milieu qui se veut radical est toujours un phénomène qu’il convient de regarder de près, car étant un parfait thermomètre du degré d’avancement et de radicalisation (ou non) de l’atmosphère intellectuelle du moment, nous aurons les deux raisons qui me poussent à recenser ici, très brièvement, les arguments produits de part et d’autre, dans la formulation exprimée par chacun (du moins à ce jour). A noter qu’aucune réaction des deux principaux intéressés, Kurz et Scholz, n’est actuellement disponible sur Internet.

 

Arguments Bellgart, Lohoff, Schandl, Trenkle, Wedel :

a) Longtemps, Krisis était resté un petit groupe centré sur Nuremberg, son succès a apporté une diversification naturelle, surtout depuis le Manifeste contre le travail, et depuis un rapprochement avec le Kritischer Kreis à Vienne. Les fondateurs Kurz et Scholz n’étaient pas faits pour accepter cette diversification, et souhaitaient conserver un rôle central devenu impossible. Ces fondateurs assuraient à la fois la rédaction, la publication, l’organisation de séminaires, le contact avec les participants ponctuels, la gestion de l’association. Trenkle et Lohoff refusaient de plus en plus la tendance propre à Kurz de durcir les fronts de façon exagérée (reproche repoussé par ce dernier), et souhaitaient favoriser l’extension du groupe, son influence sur les milieux et médias de gauche, et sur l’Université.

b) Détérioration des relations personnelles par suite des conflits grandissants, jusqu’à une aversion personnelle caractérisée. Il est reproché à Kurz, personnellement, de s’être aigri contre ses anciens compagnons, de les avoir diffamés sur un plan interne et poursuivis de ses projections et obsessions complotistes et paranoïaques (il voyait en face de lui s’organiser un Volkssturm, une levée en masse), et d’avoir trouvé ou plutôt inventé comme prétexte à ses craintes et à ses haines un comportement du clan adverse qualifié de conjuration « MWW » (masculin blanc occidental), à l’encontre des théories développées par Scholz à propos du lien entre la logique de la valeur et la position masculine (Abspaltungstheorie). Pour finir, Kurz a accusé les autres de tolérance envers l’antisémitisme. C’est donc Kurz qui voulait éjecter ses adversaires, et qui s’est trouvé éjecté lui-même.

c) Lohoff, Schandl et Trenkle prétendent avoir toujours recherché la médiation et le rapprochement, jusqu’à plus soif (ils se reprochent de ne pas avoir réagi plus tôt et de ne pas avoir refusé le chantage au rôle « indispensable » de Kurz et de Scholz). Finalement, ils invitent Kurz et Scholz à quitter provisoirement le Comité de Rédaction (décision approuvée par la majorité du Directoire, qui nomme un Comité provisoire jusqu’à l’Assemblée des membres le 3 avril 2004, laquelle entérine cette décision avec une courte majorité). Ortlieb et quelques autres se solidarisent avec Kurz et Scholz qui partent fonder une association et revue de leur côté, avec laquelle Lohoff et Cie prétendent vouloir rester en contact. Ils rejettent toute idée de « phantasmes d’exclusion », de « décrets » et d’ « ultimatums », les insultes comme les vexations.

 

Arguments von Bosse, Haarmann, Hausinger, Ortlieb

a) Kurz et Scholz ont été traités en malades mentaux comme dans une stratégie policière. Leurs adversaires se seraient référés à la notion d’ « état d’exception » propagée par le théoricien nazi Carl Schmitt. La majorité de la Rédaction a été réduite au silence sous la menace de « partager la faute ».

Le meurtre du père a été une nouvelle fois considéré comme acte d’émancipation.

b) Le fondement du désaccord réside dans le fait que la Abspaltungstheorie est restée depuis 12 ans comme un corps étranger au sein de Krisis, et son auteur (R. Scholz) une épine dans le pied de la confrérie masculine. Après le départ de Haarmann, Hausinger et Scholz, il ne reste plus une seule femme dans Krisis, les hommes sont enfin entre eux ! Maintenant, ces derniers vont enfin pouvoir retourner à une critique suffisamment atténuée pour sauver des éléments de « l’universalisme androcentriste » et pour minimiser l’importance de  l’antisémitisme.

c) Les conflits théoriques auraient pu être développés, mais Lohoff et Cie ont préféré recourir aux problèmes relationnels et à leur solution « administrative ». L’éviction de Kurz, Scholz et autres a eu lieu contre la volonté de la majorité des membres du Comité de Rédaction et du Cercle de Coordination. Cette éviction a finalement porté sur une majorité des rédacteurs. Il s’agit d’un putsch réalisé avec l’appui de l’Association de Promotion (Förderverein) jusqu’ici composée de membre passifs, mais qui signe comme instance juridiquement responsable de la publication. Deux des trois Membres du Directoire, nommés à titre honorifique et gracieux il y a des années, se sont laissé manipuler par une tendance minoritaire de la Rédaction. Lors de l’Assemblée, ils se sont imposés à la majorité présente à l’aide de pleins pouvoirs établis par les absents.

Kurz & Cie vont fonder une nouvelle revue dans laquelle la critique de l’Abspaltung sera poussée plus loin.

A mesure qu’on lit l’argumentation réciproque, on note que Krisis s’était organisée de façon très germanique : a) un Comité de Rédaction, b) un « Konditionsklub der Krisis » (KOK) réunissant de façon prétendument « informelle » les personnes les plus actives, c) deux cercles de discussion « informels » (le terme « informel » revient souvent, comme si le caractère formel était une qualité à la fois douteuse mais réelle), d) un Directoire de l’Association (Vereinsvorstand), e) un Cercle de Coordination, et f) une Association de Promotion. Notre liste s’arrête là, mais c’est peut-être par pure ignorance d’autres instances qui existeraient encore… De même, Krisis recourt fréquemment à la levée de fonds parmi son auditoire pour financer ses diverses activités, dont les séminaires quasi-universitaires sont probablement les plus coûteuses. Dans un récent éditorial (octobre 2003), Kurz écrivait lui-même : « Pour ce faire, nous avons besoin bien plus que par le passé de ton / vôtre engagement financier, organisationnel et personnel. Ce qu’il nous faut, c’est une série de dons individuels substantiels pour gagner une base financière de départ améliorée de manière à développer une démarche plus offensive. Ce qu’il nous faut, ce sont des adhérents et des soutiens plus nombreux recrutés dans le vaste cercle de nos lecteurs de même qu’une augmentation des cotisations régulières. Ce qu’il nous faut, c’est une masse significative d’abonnés supplémentaires, que ne peuvent nous apporter que les lectrices et lecteurs de Krisis et de Streifzüge. Ce qu’il nous faut, c’est des gens qui soutiennent nos ventes, qui apportent des finances institutionnelles, des invitations d’orateurs – intervenants ou se rendent utiles d’autres manières (p. ex. par l’ouverture de possibilités éditoriales, par des pressions exercées sur des positions rédactionnelles ou institutionnelles de gauche). Ce qu’il nous faut, ce sont des médiateurs qui fondent des cercles de lecture, qui profitent de circonstances diverses pour faire référence à la critique de la valeur et créer le lien avec Krisis. Donc : prendre position ! Nous encourager ! Faire des dons ! Merci. » Comme on constate, Krisis est déjà devenu un appareil dépendant de sa situation financière, à l’instar d’un syndicat ou d’un parti. De même, selon de vieilles conceptions trotskistes, Krisis entend phagocyter les institutions et la gauche sans craindre le moins du monde d’en faire progressivement partie.

Le formalisme est déjà tel qu’il permet en Assemblée Extraordinaire des subterfuges « démocratiques » qu’on n’accepte plus guère dans un Parlement bourgeois (utilisation des votes d’absents).

A noter également que dans les deux sens ce sont des positions inconscientes qui sont relevées comme expliquant le comportement de l’adversaire : pour ses opposants, Kurz est simplement devenu paranoïaque, imaginant des attaques et s’acharnant sur les ennemis qu’il croit ainsi avoir identifiés. Mais Kurz et Scholz comprennent eux aussi l’action menée par Lohoff & Cie comme déterminée par leur misogynie, et leur besoin de conserver la théorie « entre hommes ». N’excluons pas une troisième possibilité : ils ont peut-être raison tous les deux. Ce qui serait encore le plus grave.

En quoi consiste, enfin, la fameuse Abspaltungstheorie qui aurait fâché tout ce monde de façon irréconciliable ?

C’est sur quoi je reviendrai dans un prochain épisode.

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis II

Paris, le 13/05/2004

 

Télécharger au format PDF : krisis.crise.2

 

Chers amis,

 

Voici comme convenu le résultat de mes lectures. J’ai d’ailleurs découvert en passant que non seulement, comme j’avais écrit, Schandl, Lohoff et Trenkle écrivaient dans une revue du Parti Stalinien Autrichien (KPÖ), mais que Kurz lui-même était coutumier de publier, au moins depuis 1991, des articles dans le Neues Deutschland, l’ancien organe officiel du Parti Stalinien est-allemand (SED), et proche, depuis la chute du mur, du Parti Stalinien rénové (PDS). Je veux bien admettre que ces quotidiens ont le mérite de publier ainsi des textes qui ne présentent effectivement aucune complaisance avec la ligne directrice des Partis concernés, mais je ne vois pas comment on peut justifier une collaboration avec eux. Non seulement les membres de Krisis ne semblent pas bouder l’Université, mais ils ne boudent même pas la Presse stalinienne. Il convient donc, malgré l’intérêt indéniable des sujets abordés et les qualités de la façon dont ils sont traités, de considérer l’activité de Krisis et la façon dont elle s’inscrit concrètement dans le contexte institutionnel avec beaucoup de prudence, voire de méfiance.

Venons-en à l’Abspaltung. Pour aborder cette question, je me baserai sur la lecture des cinq articles suivants, que je ne traduis pas in extenso mais dont je résume ce que je perçois comme étant leurs grandes orientations :

1. Roswitha Scholz, Der Wert ist der Mann (La valeur c’est l’homme), 1992,

2. Robert Kurz, Geschlechtsfetischismus (Fétichisme des sexes), 1992,

3. Norbert Trenkle, Differenz und Gleichheit (Différence et égalité), 1992,

4. Ernst Lohoff, Sexus und Arbeit (Sexe et travail), 1992,

5. Roswitha Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis (Valeur et rapport entre les sexes), 1999.

Scholz a également publié en 1999 un livre, Le sexe du capitalisme, que je n’ai pas lu, dans lequel elle développe ce même sujet.

En préambule : en allemand, Abspaltung signifie de façon courante « séparation, division, scission », d’une façon telle que ce n’est pas le résultat (le séparé, le divisé, le scindé) qui est envisagé, mais plutôt le processus [la séparation/division/scission en actes, séparer/diviser/scinder (spalten) de (ab)]. Par ailleurs, la Spaltung désigne déjà, par exemple, la division du sujet (en instances psychiques séparées) dans la terminologie freudienne et psychiatrique en général (Kurz rappelle d’ailleurs l’origine psychanalytique du terme). Dans les textes publiés par Krisis sur le sujet, l’expression complète est Wert-Abspaltung, ce qui vise à mettre en relation directe, intégrée, l’abstraction due à la valeur et la séparation entre deux séries, sexuées, d’attitudes et de réalités humaines. Je formule le second point avec une certaine prudence, car si cette séparation entre attitudes (entre rôles) coïncide très souvent avec son substrat naturel (les deux sexes), ce n’est pas une règle dépourvue d’exceptions, et cela tend même à se relativiser, comme nous allons voir.

Les articles 1 à 4 ont d’ailleurs été publiés dans le même numéro de Krisis, ce qui souligne à la fois le caractère concerté des publications de Krisis mais aussi la façon consensuelle d’aborder la division entre les sexes (consensus que Kurz et ses partisans s’acharnent par ailleurs à nier, au moins maintenant).

 

1. R. Scholz, Der Wert ist der Mann

C’est là, probablement, l’article et l’auteur qui ont lancé le sujet.

L’auteur commence par constater une impasse théorique : « le lien entre capitalisme et patriarcat est toujours un problème non résolu ». Cette impasse est attribuée à l’emploi par les féministes d’un marxisme « du travail » (d’affirmation et de maintien du travail) et des « classes sociales ». C’est en somme une analyse insuffisante (insuffisamment marxiste, au sens de Postone et de la critique de la valeur) qui ne permettait pas d’unifier la théorie, d’y englober le problème sexiste. L’analyse traditionnelle, sous toutes ses formes, demeure soumise à la notion de travail, et celle-ci ne permet pas de traiter la question de façon satisfaisante.

Le travail abstrait, en effet, est un « principe fondamentalement masculin, qui s’accompagne de rapports asymétriques entre les sexes, i.e. de la domination des hommes ». Scholz poursuit : « ma critique porte également sur le fait qu’en se référant au caractère fétichiste de la société marchande, on a contourné voire consciemment nié le concept de patriarcat (et donc le caractère dominateur d’un rapport entre les sexes ayant adopté la forme valeur) ». Scholz entend par là que la critique de la marchandise (comme exemple de théorie faite par et pour les hommes, surtout si elle est basée sur une acceptation de la catégorie « supra-historique » du travail), peut tendre à effacer la domination sexuelle qu’elle traite comme faisant partie du passé. A l’universalisme faussement asexué de la marchandise, la critique radicale ne fait qu’opposer un autre faux universalisme, qui prolonge le précédent. « Le problème peut trouver son expression la plus pointue dans l’alternative suivante : le travail abstrait et la valeur sont-ils à comprendre dans leur rapport constitutif et donc dans leur noyau essentiel comme un principe masculin, ou bien faut-il une nouvelle fois introduire une hiérarchie conceptuelle selon laquelle la composante sexuelle se voit attribuer une fonction secondaire comme simple « problème dérivé ou de passage au concret » ? ». Les choix conceptuels à effectuer n’étaient pas clairs chez Krisis, du moins en 1992, à en croire la remarque suivante : « Dans la discussion chez Krisis, du moins jusqu’à il y a peu, le concept de fétiche a été utilisé à l’encontre les concepts de domination et de patriarcat ». La neutralité trompeuse inhérente à la critique théorique de la marchandise serait la suivante : « tous les rapports fétichistes placent l’homme et la femme face à face, mais ils comprennent les deux autant l’un que l’autre. Les hommes ne détiennent pas des postes de commande patriarcaux en tout arbitraire, ils ne font plutôt qu’exécuter sur le dos des femmes le rapport de force fétichiste qui préexiste à leur propre action. La contrainte qu’ils exercent sur les femmes n’a donc pas son origine dans la volonté masculine, mais dans un principe synthétique qui préexiste toujours déjà à ces « dominateurs ». […] L’idée que c’est le rapport entre les sexes lui-même qui structure centralement ce « principe synthétique social » ne peut ainsi même pas faire surface, alors que c’est cela même, selon moi, qui explique le patriarcat de la forme-valeur. » Mais si Scholz insiste sur le lien entre la forme-valeur et l’impulsion patriarcale des hommes, elle contredit aussi ce qui précède en ajoutant : « A mes yeux, la domination est essentiellement dépourvue de sujet, ce qui revient à dire que les supports de la domination eux-mêmes ne sont pas des sujets auto-conscients, mais qu’ils agissent au sein d’un cadre historique qui se constitue inconsciemment en tant que socialité. L’absence de sujet de la valeur renvoie à l’absence de subjectivité de l’homme, qui dans les institutions culturelles et politiques façonnant l’histoire met en branle, comme initiateur dominant et comme « faiseur », des mécanismes qui commencent aussitôt à mener une vie qui leur est propre et qui ne dépend plus de lui ».

Scholz précise qu’il s’agit, avec son article, « d’une esquisse encore grossière, à laquelle il faut attribuer un caractère provisoire en tant que concept ».

Sans donc qu’on sache très bien, à ce stade, si c’est plutôt le patriarcat qui a recouru à la forme-valeur ou si c’est cette dernière qui impose une forme sexuée à sa domination, Scholz précise le caractère historiquement spécifique de cette unité (laquelle coule de source, puisque le passage au capitalisme industriel ne s’est fait qu’en Occident) : « un patriarcat au sens de la détermination patriarcale de rapports sociaux par le travail abstrait et par la valeur n’est typique que de la société occidentale. C’est donc cette dernière sur laquelle il faut concentrer l’analyse. Ma thèse s’exprime pour l’essentiel comme suit : dans la socialisation par la valeur, la contradiction fondamentale entre substance (contenu, nature) et forme (valeur abstraite) se caractérise par une spécification sexuelle. Tout le contenu sensoriel qui ne se résorbe pas dans la forme abstraite de la valeur et qui demeure cependant une condition nécessaire à la reproduction sociale se trouve délégué aux femmes (tout ce qui relève de la sensualité ou de l’émotion, etc.). »  Scholz fait ici allusion à une opposition conceptuelle qui parrainait effectivement la totalité des métaphysiques anciennes, dont la plus récente et la plus claire est celle d’Aristote, et qui traduisait indubitablement l’opposition patriarcale aux vieilles religions « matriarcales » (opposition dont le mythe d’Œdipe fut une ultime réminiscence, comme mise hors-la-loi de l’inceste maternel et comme mise à mort de la Sphinge dévorante). L’ensemble des fonctions vitales reléguées dans l’ombre et refoulées vers la féminité est un thème central dans la théorie de l’Abspaltung, puisque cet ensemble témoigne simultanément du caractère masculin du travail, et de l’incapacité du travail et de la marchandise à recouvrir la totalité des fonctions vivantes. C’est là le rebut, et pourtant c’est là aussi l’essentiel : pas de vie sans ce qui est ainsi frappé de clandestinité ou de mépris. On pourrait dire que le prolétaire est l’exploité de l’économie et que la femme est le prolétaire de la société. Le caractère masculin du travail se présente d’une façon assez évidente (« la spécialisation qui caractérise nos métiers et notre civilisation en général est par nature même masculine. Elle n’a en effet rien d’un aléa externe, mais n’est possible qu’en raison de cette faculté psychologique profonde de l’esprit masculin : de se contracter / concentrer en vue d’une performance particulière, unilatérale, qui se sépare de la personnalité d’ensemble de telle sorte que l’activité concrète spécialisée et la personnalité subjective vivent chacun pour soi une vie à part. Toute division du travail poussée produit une séparation entre le sujet et sa performance, cette dernière devient partie d’un ensemble objectif, elle se conforme aux exigences d’une totalité impersonnelle, tandis que les mouvements subjectifs et internes de l’être humain forment un monde qui leur est propre et mènent pour ainsi dire une existence privée »). Mais là où Scholz voit une part irréductible de l’activité humaine devenue « féminine », les perspectives marchandes d’une colonisation achevée de la vie privée et de résorption marchande ne me paraissent pas aussi faibles que ce que Scholz affirme.

La séparation entre travail masculin (abstrait, économique) et tâches féminines (domestiques, gratuites) se recoupe évidemment « avec la division entre sphère publique et sphère privée ». De cela, Scholz déduit que « l’on pourrait dire en simplifiant beaucoup : la séparation en sphères distinctes d’une part, et le patriarcat d’autre part se rapportent l’une à l’autre d’une façon réciproque. Moins la sphère publique est développée, moins le patriarcat comme phénomène social global sort de l’indifférenciation et de la confusion. Et inversement : plus le rapport de valeur est développé et plus la vie privée et la vie publique se scindent, plus la structure patriarcale gagne en netteté ». Précisons toutefois que la sphère publique, dans cette approche, est l’activité économique (l’échange, le commerce) et, accessoirement, ce qu’on a appelé la sphère politique (c.à.d. la gestion étatique de la vie économiquement déterminée). Nous y reviendrons en conclusion, car c’est là une faiblesse centrale de l’argumentation de Krisis. Ce qui n’est nullement équivoque ou contestable, en revanche, c’est bien la constitution d’une sphère privée (privée de tout, comme disaient justement les situationnistes), dépouillé de dimension politique et en cours de colonisation par la marchandise. Cette existence privée que les Grecs méprisaient fort justement (la vie à laquelle on a retiré l’humanité, la politique, la philosophie, la poésie), et à laquelle ils avaient condamné leurs femmes et leurs esclaves, se définit toujours négativement : comme ce qui ne possède plus ce qu’on lui a retiré et érigé en sphères séparées (masculines). Pour un Arabe, par exemple, qui n’aime pas le travail et qui aime l’oisiveté, le travail fait essentiellement partie de la sphère domestique ; d’ailleurs, il suffit de se promener dans des villes orientales pour voir que l’écrasante majorité du travail en tous genres est fourni par les femmes, en dépit de leur lamentable effacement de la vie publique. Pour un Occidental, le travail représente au contraire l’existence publique. On a ainsi sous la main les différentes façons de s’accommoder de la servitude : on l’abandonne à d’autres, qu’on exploite (les femmes), et on conserve à ce prix une certaine lucidité, très chèrement payée par la moitié féminine de l’humanité ; ou bien on partage la misère, et on fait de nécessité vertu : on sait que le mâle anglo-saxon pense faire partie des élus qui seront sauvés parce qu’ils auront vécu en esclaves heureux de l’être. L’actuel conflit entre « Occident » et « Orient » ne se réduit pas à cela, il s’en faut, mais en tout cas cette dimension n’en est pas absente non plus.

La Grèce antique (et Athènes plus encore que le reste) occupe évidemment une place de choix dans l’histoire de l’Abspaltung comme la conçoit Scholz, avec une révolution bourgeoise prématurée, avec une « rationalité virile et marchande », avec sa monétarisation inaugurale (reprise des Lydiens), avec son juridisme (qui s’imposera comme pensée dominante figée chez les Romains), avec son invention de la politique (masculine) : cette lecture unilatérale (bien que compréhensible, d’un point de vue féministe) ne laisse évidemment rien subsister du noyau rationnel politique que la Grèce avait elle-même inventé (p. ex. la capacité réflexive, l’invention de la volonté, le dégagement des contraintes matérielles) et qu’une lecture plus dialectique doit être capable de dégager et de prolonger. Chez Scholz, le Moyen Age européen s’en sort mieux, car si l’on met à part la conservation d’une image négative de la femme dans l’Eglise, le retour à une économie rurale semble profiter aux femmes, du moins selon cet auteur. Mais, comme elle ne peut omettre de le remarquer, « la sphère publique se réduisait presque entièrement à l’Eglise ». Avec cela, tout me semble être dit. Du fait de s’en tenir à une histoire purement occidentale, la perspective adoptée par Scholz reste à mon avis tendancieuse, comme je le développerai brièvement en conclusion : son approche du patriarcat reste bornée au monde marchand moderne et à ses rares anticipations (grecques), moyennant quoi le patriarcat lui apparaît comme quasiment consubstantiel du monde marchand. La déformation qui en résulte me semble regrettable, d’autant plus regrettable que comme nous verrons plus loin, elle n’est pas du tout indispensable à la préservation du noyau rationnel de sa théorie, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause.

Un autre moment historique ayant mené à la situation actuelle est amplement mis en relief par Scholz (il s’agit de la fin du Moyen Age et de la chasse aux sorcières) : « pour que la rationalité masculine moderne puisse s’imposer, faisant suite et même dépassant l’héritage antique, la femme et ce qu’elle représente (le sensuel, le diffus, l’imprévisible, le contingent) durent littéralement être déblayés. Il ne s’agissait donc pas seulement d’exproprier les femmes au profit des hommes en matière de savoir médical empirique etc. mais cette évolution exprimait aussi une conception radicalement autre du rapport à la nature. […] Le sabbat des sorcières, le contrat avec Satan et la copulation avec les démons ne furent inventés qu’à la fin du Moyen Age. […] Ce qui apparut comme une menace contre la modernité masculine montante, ce n’était pas seulement l’ensemble des connaissances naturalistes dont disposaient les sages-femmes médiévales, mais les caractéristiques « féminines » en général, telles que le patriarcat les avait fixées. Au Moyen Age, le contrôle des affects et des pulsions était généralement faible : on mangeait et on buvait littéralement jusqu’à tomber de table, on déféquait et urinait en tout lieu et devant témoins etc. Dorénavant, ce ne furent pas les règles de  bienséance à table qui durent changer, le contrôle de soi individuel devint aussi la condition d’une compréhension scientifique rationnelle de la nature et de la société en général ; car pour atteindre ce but, il importe de prendre des distances avec les objets de désir, ce qui présuppose un contrôle du sentiment. […] La crainte devant ses propres pulsions et affects s’exprima par la dénonciation des femmes. […] La sorcière se trouve au carrefour de l’évolution historique menant l’exploitation de la nature à une forme systématique. […] On constate ainsi que la vieille image de la chasse aux sorcières comme dernier épisode de « l’obscurité médiévale » n’a réellement rien de pertinent. C’est au contraire d’un premier phénomène de modernité dont il s’agit, d’un préalable sanglant à la montée moderne d’une rationalité masculine. […] De la sorte, et en dépit de son opposition au progrès, l’Eglise joua le rôle d’un bourreau au service des premières formes de modernisation. En témoigne également le fait que la croyance aux sorcières ne provint pas de régions agricoles mais au contraire des régions les plus industriellement développées et les plus intellectuellement avancées en Europe. […] Le mouvement des Lumières, comme étape suivante de modernisation patriarcale et favorable à la forme-valeur put donc condamner la chasse aux sorcières avec une indignation sincère surtout parce que ce « travail » là avait déjà été accompli ».  Cette chasse aux sorcières est un épisode historique qui me tient particulièrement à cœur (depuis que, il y a déjà fort longtemps, je vis avec émerveillement le Dies irae de Dreyer), et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces réflexions de Scholz me plaisent tout particulièrement. Curieusement, ce sujet est traité en Allemagne par tout un courant d’historien(ne)s, mais sauf erreur, pas en France.

A partir de la Réforme, « la campagne violente menée contre la « féminité » se révéla comme tendance à domestiquer la femme en tant que « créature naturelle » et à la conduire comme représentante de la nature vers un mode d’existence apprivoisé, domestiqué, patriarcalement contrôlé », épousant en cela le mouvement général allant vers la réalisation pratique d’une conception scientifique de domination de la nature.

La Réforme puis la laïcisation ne firent que traduire les impératifs économiques, l’installation et la généralisation du travail abstrait comme fondement de la valeur. A mesure que l’homme imposait aux femmes la loi qu’il subissait lui-même, celle de devenir simple force de travail, il ne disposa bientôt plus que de cette sphère privée étriquée, et accrut sa propre dépendance de la moiteur rassurante d’un « foyer ». A mesure que son « existence publique » se réduisait au travail, la vie privée devint une prison partagée, une privation à deux. C’est ainsi que toutes les sphères particulières perdirent leur propre consistance initiale. L’abstraction n’épargne rien. Scholz cite à titre d’exemple la désexualisation des femmes, devenue monnaie courante à l’époque bourgeoise, alors qu’au cours des époques précédentes, les femmes étaient au contraire présentées, notamment par les curés, comme une sorte de monstre de sensualité, insatiables, délurées, supports du vice et de la concupiscence. Chez les Grecs aussi, d’ailleurs, et l’amour des jeunes garçons apparaît souvent comme à la fois une exaltation passionnelle et une sorte de repos physique : ce qui a probablement créé le sens courant d’amour « platonique ». Les éphèbes étaient considérés comme moins usants que les femmes (peut-être aussi qu’ils étaient moins sujets du désir et plus objets du désir que les femmes…).

Ce qui fut ainsi superficiellement perçu et décrit comme embourgeoisement (et qui s’explique par la domination de la vie sociale par le travail) devait tôt ou tard s’étendre au prolétariat, qui avait quelque temps continué à mener une vie « immorale », à l’image des désordres du passé.

Au 20e siècle, Scholz note la destruction de l’équilibre fragile et médiocre qui s’était instauré. Les contraintes de l’économie ont entrepris la destruction du peu de stabilité qui restait. Les impératifs de la mobilité, du marché du travail ont fait du couple une sorte d’idéal de plus en plus hors d’atteinte, comme ultime monade de sociabilité. Dans la vie d’un individu, se succèdent désormais des périodes de couple, de famille, de célibat, d’habitat collectif, et ce dans un ordre de succession parfaitement aléatoire. En revanche, Scholz critique chez divers auteurs l’acception abstraite, non sexuée de cette individualité résiduelle : « on ne voit pas que cet « individu abstrait » ne peut pas du tout se débarrasser de ses connotations sexuelles, puisque constitué par la forme-valeur, et en raison du fait que la valeur elle-même (le caractère marchand de la société) s’est constituée sur un terrain sexuel ». La solitude, en effet, n’abolit pas les stigmates dominants. L’asymétrie sexuelle restera jusqu’au bout constitutive du monde de la valeur.

Scholz conclut son article en notant que « cette forme devenue obsolète [la forme-valeur] ne peut cependant être dépassée sans que l’identité masculine soit elle-même abolie. […] Le « problème féministe » est tout sauf un problème simplement féministe. […] Non pas seulement parce que les femmes sont la moitié de l’humanité (raison qui paraîtrait déjà en elle-même suffisante), mais parce que le problème féministe exprime aujourd’hui la crise de la structure globale de la société. Les crises mondiales sociales et écologiques sont le produit des potentiels anti-sensuels de la forme-valeur, devenus purement destructifs. Ceux-ci résultent en fait de l’Abspaltung patriarcale, qui forme le fondement de l’ensemble à la fois sur un plan historique et sur un plan structurel. […] Le dépassement du patriarcat est simultanément celui de la forme marchande fétichiste, car cette forme a pour fondement la division (Abspaltung) patriarcale. L’objectif révolutionnaire se situe plutôt du côté d’une forme plus élevée de civilisation, où hommes et femmes parviennent à construire eux-mêmes leur histoire au-delà du fétichisme et de ses structures sexistes ».

 

2. R. Kurz, Geschlechtsfetischismus

L’article de Kurz est contemporain de celui de Scholz. Il en épouse d’emblée le contenu, et comme on sait maintenant, les deux auteurs ont fait cause commune non seulement dans le développement de la « théorie de l’Abspaltung » mais même dans le fait de lui assigner un rôle central dans la théorie et dans la pratique de Krisis.

Kurz note que les revendications féministes bornées ont généralement coïncidé avec le retrait des perspectives révolutionnaires chez les hommes. Il s’agit dans les deux cas de problématiques d’intégration. Kurz fait suivre une présentation ironique des valses-hésitations féministes entre « égalité » et « différence » dont le caractère stérile était de longue date prévisible. Globalement, les féministes s’opposent aux hommes, mais pas au caractère sexiste de la valeur. Pour les féministes, la marchandise et l’économie sont distinctes du patriarcat, et seul ce dernier provoque la colère des féministes. Comme chez les théoriciens masculins ex-révolutionnaires, il s’agit de tourner le dos à la « grande théorie » (considérée de surcroît comme masculine) et de se concentrer sur des « niches » idéologiques qui traduisent immanquablement une volonté d’intégration (Kurz ne fait pas le parallèle avec les homosexuels, ce qui est pourtant évident). Or, ceux qui prennent la marchandise pour « androgyne » permettent qu’une fois de plus l’homme pourra parler au nom de l’humanité : la division sexuelle relève selon eux d’une sphère particulière, comme l’économie, la culture, la religion. Dans la pensée séparée et spécialisée, les causes et les effets sont confondus, toute causalité réelle est insensibilisée. Pour la théorie de l’Abspaltung, au contraire, la forme marchande et sa division sexuelle sont à la base des autres catégories. Le clivage fondamental est tel qu’il se situe au moment même et dans la formation même de la forme marchande : la sphère féminine n’est pas un domaine inhérent à la sphère marchande, mais elle est ce qui est autre que la sphère marchande, ce que celle-ci doit exclure de son champ pour exister en tant que telle, son « contraire immanent » (son extériorité interne, si l’on peut dire). La division sexuelle est donc aussi fondamentale que la domination marchande, c’est pourquoi « le concept d’Abspaltung doit bénéficier du même rang théorique que celui de la forme marchande en tant que telle, dont il nie dès lors l’universalité absolue. L’Abspaltung est « l’autre » ou la face cachée de la société marchande : non pas un sous-ensemble, mais son contraire immanent, ce qui n’a pas la forme marchande au sein de la société marchande ». Cette définition pose à mon avis une question quelque peu plus générale : que peut-on désigner comme « contraire » de la forme marchande ? Ce qui a été jusqu’à ce jour subsumé dans la clandestinité et le cynisme pragmatiques de la « féminité » n’est pas ce qui succède historiquement à la domination marchande mais au contraire une partie de ce qui la précédait. La domination marchande s’est saisie de la société féodale et en a détruit méthodiquement une partie après l’autre, pour s’assimiler chaque fragment une fois sorti de son contexte et livré à la faiblesse catégorique d’un isolement inédit. La fragmentation est la stratégie courante et méthodique qui livre chaque réalité au marché, à la nécessité d’une solution marchande. Dans ce contexte, la marchandise avance de façon évidemment inégale. A chaque stade de son développement, la myopie ordinaire pense que le nec plus ultra est désormais atteint, ou en cours de l’être, on demeure aveugle au fait que cette forme historique d’inventaire ne se contente pas d’inventorier ce qui est mais en bouleverse pas à pas la réalité de façon à produire de nouvelles réalités, anciennement insoupçonnées (notamment par fragmentation). Aucun de ces fragments ne peut être qualifié de « contraire » de la marchandise. On peut tout au plus parler de ce qui n’est pas encore marchand, de ce qui est en cours de le devenir. Le contraire de la marchandise, c’est ce qu’on peut lui opposer, c’est ce qui s’oppose soi-même réellement, en soi et pour soi, à la marchandise. Rien de tel n’existe, et rien de tel ne peut exister au sein de la société marchande, c.à.d. sans s’opposer réellement et catégoriquement. Le prolétariat industriel a failli assumer ce rôle, mais le passage de l’en-soi au pour-soi a comme on sait posé quelques problèmes, que la marchandise s’est empressée d’exploiter, après divers affrontements armés et après la formation temporaire d’une classe sociale de substitution assurant la pérennité du capitalisme sous une forme étatique spécialement concoctée pour les besoins de la cause. Depuis lors, les avis sont partagés, mais généralement aussi démunis les uns que les autres : la visibilité d’un contraire a semble-t-il disparu (pas pour autant la possibilité d’un contraire). Mais il paraît insensé de conférer à un fragment évanescent du tout le rôle du contraire. Miser sur la part maudite de la féminité (Kurz –Scholz) c’est comme Vaneigem miser sur la qualité du vécu, ou comme Os Cangaceiros miser sur les vandales de banlieue : c’est plus ou moins « sympathique ».  Or, je ne crois pas que Krisis ait développé une stratégie revenant à miser réellement sur cette « extériorité interne ». N’y croient-ils pas eux-mêmes ? Il faut ajouter que pour Krisis, il ne s’agit précisément pas d’un fragment. « Il ne s’agit pas d’un reste, mais de « l’autre moitié », du côté officieux de la vie. Les éléments ayant fait l’objet de la scission (Abspaltung) sont en réalité un espace gigantesque de reproduction ». « La femme n’est pas « l’autre sujet », mais le « non-sujet », la représentation de l’informe, de ce qui ne peut être saisi par la forme masculine d’abstraction ». Bref, c’est un continent inconnu, à la fois immense et non répertorié, le genre de découverte rare qui permet évidemment de grands espoirs… Ce continent comprend ce qui n’est pas (encore) devenu marchand : « Le « féminin » défini par la scission, ce qui dans la société marchande ne porte pas la forme marchande, est une partie et un moment de la totalité sociale et apporte ainsi un démenti la prétention à la totalité de la forme marchande ».

Kurz critique Krisis comme n’ayant pas fait suffisamment de place à la théorie de l’Abspaltung, tout en concédant ensuite que « il y a peu, le théorème de l’Abspaltung n’existait pas encore »… Selon lui, « c’est un nœud dans la formation théorique qui vient d’éclater », et il faut s’attendre dans l’avenir immédiat à « une guerre froide durable » (compte tenu de la résistance des théoriciens mâles à la révolution théorique inaugurée par Scholz).

Kurz estime que le fameux théorème est de nature à combler le fossé entre la critique de l’économie marchande et le terrain psychanalytique, mais il n’en donne aucun début d’illustration (on pourrait par exemple imaginer une redéfinition de la castration masculine comme privation de la dimension féminine, comme certains pionniers homosexuels révolutionnaires, avocats de l’androgynie, l’avaient jadis envisagé, et donc de la « virilité » comme résultat de cette castration). En revanche, Kurz s’oppose d’avance aux tentatives d’assimiler le côté féminin à la valeur d’usage (comme face « sensorielle » de la marchandise). De la sorte, la scission resterait interne à la forme marchande, de même que la valeur d’usage conserverait son illusoire positivité, que lui confèrent nombre de marxistes superficiels, qui en cela encore prennent la suite des Lumières bourgeoises. « La valeur d’usage est aussi peu que le « travail » un levier ontologique permettant de dépasser la logique d’abstraction réelle de la forme marchande. Si pour le sens commun la valeur d’usage représente la réalité sensorielle, consommable de la marchandise, le besoin concret, etc., ce n’est qu’au prix d’une confusion entre la catégorie de la circulation et celle de la consommation. En effet, la marchandise n’est valeur d’usage que là où on n’en fait pas réellement usage, où on ne la consomme pas, autrement dit pendant sa circulation, pendant son existence comme élément du marché. « L’usage » n’existe à ce stade qu’en tant que simple potentialité, et même que potentialité abstraite. Car pour la marchandise comme objet du marché, il ne s’agit que de sa potentialité d’usage, indépendamment de tout usage réel. En tant que valeur d’usage, le produit se trouve affublé d’un statut d’utilité abstraite tant qu’il est extérieur à la sphère de la consommation. En cela, la valeur d’usage elle-même reste une catégorie fétichiste, abstraite et économique. » En réalité, le caractère illusoire, purement économique, de la valeur d’usage ne réside pas seulement dans un tour de passe-passe inhérent à la succession des sphères économique (circulation – consommation) mais il tient à la domination même de la valeur d’échange sur la valeur d’usage (la logique de condottiere mise en relief par Debord en 1967), domination qui devient de plus en plus sensible et évidente tant augmente le nombre d’objets marchands dont l’existence n’a un « usage » que pour ceux qui les vendent, et tant la médiocrité voire la nocivité qualitatives réfutent concrètement l’illusion d’un usage indépendant de l’échange. Le caractère abstrait de la « sensualité » marchande, déjà analysé par Marx (et que Kurz rappelle), est devenu manifeste, et ne dépend plus d’un raisonnement théorique élaboré. Autant, donc, Kurz refuse l’assimilation du féminin à la valeur d’usage (qui n’est elle-même qu’une catégorie économique), autant il promeut l’assimilation du féminin à ce dont la valeur d’usage n’était qu’une désignation erronée : à la réalité sensorielle, au moment de la consommation dont l’animalité sort irrémédiablement de la sphère économique et aussi de la théorie marxiste (Kurz parle à ce propos de terra incognita, de chambre interdite). [On retourne donc au continent déjà évoqué plus haut, dont on attend avec impatience la cartographie. Un « continent » qui me fait d’ailleurs passablement penser à la spécialisation de la littérature poétique depuis le début du 19e siècle pour parler du sentiment vécu, d’une façon de plus en plus codifiée, tandis que la vie réelle, à mesure qu’elle se soumet à l’économie, proscrit toute perception et toute capacité d’expression dudit vécu : autant de constatations que l’IS faisait à ses débuts, à la suite des surréalistes, et qui en sont plutôt restées là. La clandestinité du vécu demeure ce terrain à la fois gigantesque et pourtant sans cesse amoindri, telle une forêt amazonienne sombrant sous les coups de pelleteuses et de scies électriques. Sa matière brute ne connaît que deux types de destin : se voir condamnée au silence, ou devoir se convertir à cette langue de bois qu’est l’idiome marchand (une conversion qui n’est pas de pure forme, du genre « Paris vaut bien une messe », mais une transformation de fond, une altération substantielle de sa réalité). Je ne sais pas si au terme d’une savante analyse tout cela pourrait être assimilé à la part du féminin dans la logique de la valeur, mais il me semble en tout cas acquis que c’est bien de cet ensemble qu’il s’agit, touchant à la fois femmes et hommes, très au-delà du travail domestique.] Mais tout en renvoyant le féminin à la réalité sensorielle (au-delà de l’abstraction qu’est la valeur d’usage), Kurz ne manque pas de préciser que la part féminine ne « représente pas la forme concrètement sociale, libérée, mais bien plutôt « l’Autre » de la forme elle-même, c.a.d. l’informe ». S’il en est bien ainsi, c’est que la marchandise a bien fait son travail, n’a laissé à l’extérieur de l’usine qu’un tas de ferraille en vrac, et que ce n’est pas avec cela qu’on va déstabiliser l’ensemble. Alors ? « Ce n’est pas ce qui a été séparé par la scission qui doit être mobilisé (ce serait la logique de la « différence »), pas plus qu’il ne s’agit de le liquider en virilisant la femme et en faisant d’elle un sujet marchand abstrait, (ce serait la logique de « l’égalité »). C’est la scission en elle-même qu’il faut supprimer (aufheben) ». Objections ?

Kurz fait suivre une présentation de rôles et d’attitudes sexués, dans un clivage axé sur la présence et l’absence des signes de sensualité. Ce partage a longtemps été aussi simple que ce que Kurz indique, mais il est clair que désormais, surtout dans les jeunes générations, l’homme se présente aussi souvent comme objet du désir que les femmes, et en arrive par conséquent à réifier son apparence en accumulant les signes de la désirabilité marchande (Kurz le mentionne également, un peu plus loin). On pourrait dire qu’à mesure que le travail se désintègre de fait, il cesse dans une certaine proportion d’être le pivot d’identification central des hommes, et que ces derniers se soucient désormais d’être consommés ; tout ceci se passant dans le même temps qu’un certain accès des femmes à une position « masculine », tant dans le travail que dans la consommation (le problème de la businesswoman américaine est sans doute de vouloir être tout à la fois, enfin tout ce qui existe dans son monde : sujet et objet de désir marchand). Cessant de coïncider avec les sexes réels, les rôles sexuels se diffusent de façon de plus en plus « démocratique » (dès qu’il y a égalité, on sait qu’elle porte forcément sur la misère). A la vieille logique opposant un sujet individuel à un objet individuel, on voit succéder une massification opposant plusieurs millions d’objets à un sujet central, imaginaire : le marché.

Par suite, Kurz en arrive inéluctablement à des réflexions sur la nature de la richesse. Dans un chapitre intitulé Misère du luxe capitaliste, il rappelle que la première forme de richesse est la libre disposition du temps, quantitativement (ne pas travailler) et qualitativement (avoir un temps réellement libre, c.à.d. libre des compulsions aliénées). « C’est pourquoi la guerre contre les « faux besoins » n’était pas fausse, et n’est pas achevée. Ce qui était faux, c’était l’opposition réactionnaire aux forces productives comme telles, la fixation contre le côté techno-industriel de la société marchande généralisée, sans mettre radicalement en cause la forme de cette dernière ». La richesse au sens qualitatif ne peut évidemment être définie en termes d’accumulation quantitative. Au contraire, le dénuement sensoriel peut être à l’occasion une forme de richesse, s’il est librement décidé et voulu pour des raisons personnelles. Des périodes de dénuement voulu sont d’autant plus probables qu’elles interviendraient à la sortie de la folie accumulative actuelle. Le ralentissement du rythme de vie en lui-même, par exemple, peut faire office de réveil salutaire après l’indigestion de précipitation qui garantit au quidam actuel la perte assurée de toute identité.

Contre toute vraisemblance, Kurz persiste à nier la possibilité de mercantiliser des rapports sociaux tels que soutien familial, solidarité dans le besoin, éducation des enfants, etc. L’argument qu’il avance consiste essentiellement à mettre en avant le sentiment de misère que cette mercantilisation engendre : mais a-t-on jamais vu le progrès de la marchandise reculer devant des sentiments ? Et n’a-t-on pas compris que le fait d’engendrer des malheurs est pour la marchandise la condition sine qua non de sa reproduction à l’infini, sous forme de nouvelles prothèses complémentaires ?

 

3. N. Trenkle, Differenz und Gleichheit

L’article de Trenkle ne prend pas explicitement position relativement à la thèse de l’Abspaltung, mais on ne peut pas dire que son contenu s’y oppose. Il s’agit en fait d’une analyse de l’idéologie de l’égalité telle qu’elle a rebondi dans le féminisme des années 80, ce qui est très compatible avec la thèse de Scholz puisque les féministes avaient repris à leur compte une des formes idéologiques les plus courantes de l’Aufklärung bourgeoise et donc masculine.

Trenkle développe les contradictions entre l’égalitarisme formel et programmatique de la société marchande, et la nécessité du maintien d’inégalités réelles, contradictions indépassables dans le cadre social existant, et il souligne le caractère pernicieux de l’équivalence implicite et omniprésente entre l’augmentation de l’égalité (qui reste forcément abstraite) et l’instauration de la liberté (qui est une notion forcément concrète).

Il note que « « l’autre » de l’égalité, ce n’est donc pas l’inégalité mais ce sont les éléments sensoriels et émotionnels de la subjectivité humaine tombés sous le coup de la scission (abgespaltene), ne pouvant être subsumés par l’abstraction » et il précise que ces éléments « se situent essentiellement sur le parcours de la différence sexuelle »..

Il reprend ensuite les distinctions habituelles entre sphère publique et sphère privée, et ajoute que dans la société marchande, « la pression nivélatrice ne s’arrête pas devant la différence sexuelle, elle s’attache au contraire à transformer l’hétérogénéité produite par elle-même entre hommes et femmes en une homogénéité de la monade monétaire abstraite ». Est-ce cela qui a été ressenti par Kurz et Scholz comme s’opposant à la nature masculine de la valeur ? Pourtant, Trenkle communie dans le constat d’une « impossibilité de résoudre l’opposition entre sexes dans les catégories d’une émancipation bourgeoise ».

Trenkle évoque les individus qui, fourvoyés et troublés par les nouvelles synthèses comportementales (de syncrétisme sexuel) cherchent à nouveau refuge dans les clichés plus anciens, et il cite cette phrase d’une certaine Christina Thürmer-Roth (on reconnaît généralement les auteurs féministes allemandes à l’usage quasi obligatoire d’un double patronyme) : « la virilité et la féminité sont des maladies sexuelles d’origine historique. L’addition de l’une et de l’autre ne débouche pas sur une guérison, mais sur un développement de la maladie et sur la production de symptômes sans cesse nouveaux et inattendus ».

A noter en passant quelques piques méritées pour l’inénarrable Luce Irigaray, quelques compliments pour Olympe de Gouges, et ici aussi des polémiques contre le féminisme récent, qui a abandonné la critique sociale de fond.

 

4. E. Lohoff, Sexus und Arbeit

Selon Scholz, Lohoff refuse la catégorie de patriarcat. En tout cas, son texte offre d’indéniables qualités dont voici quelques échantillons.

Lohoff relève d’abord l’incapacité de la part du féminisme de relier critique du patriarcat et critique du capitalisme, puis sa plongée dans l’apologie fragmentaire de la « féminité » (de la « nouvelle maternité » au culte de la sorcière).

Puis il relève à son tour l’inféodation du féminisme à l’idéologie du travail, lequel demeure le critère central positivement reconnu. Mais cette critique, parfaitement évidente, lui fait rejeter toute idée de division sexuelle du travail, pour quelque époque que ce soit. « Car si le mode de division du travail doit constituer la suprématie de l’homme sur la femme, la catégorie du travail doit évidemment être aussi ancienne que la subordination de la femme à l’homme, et elle doit de plus avoir formé dans toutes les circonstances historiques la médiation décisive entre les humains. Pourtant, ces deux présupposés ne sont pas aussi évidents qu’il y paraissent. »  Ensuite, Lohoff développe longuement une critique de la notion de travail sur laquelle je reviens plus loin, et qui est excellente. Mais parlons tout d’abord de la pertinence de la « division sexuelle du travail ». On sait ce que les anthropologues ont voulu désigner par cette expression, et cela compte plus, à mon avis, que le choix de l’expression. On peut en effet établir de façon très assurée que dans l’ensemble des comportements masculins et féminins dans les sociétés anciennes, le travail proprement dit ne représentait qu’une partie de chaque ensemble, et probablement une partie subordonnée. Il est clair que chaque rôle social comprenait, comportait des tâches productives, il est clair également qu’il ne se résumait pas à ces tâches, il est clair enfin que c’était plutôt l’inverse : que chaque tâche productive s’inscrivait dans la totalité du rôle social et ne prenait son sens que dans cette totalité. C’est là la notion indispensable d’une activité « embedded » dans la culture qui fit la fortune de Polanyi en tant que « découverte » après avoir relevé de la plus simple évidence avant le passage du rouleau compresseur économiste. Quelle que soit l’importance que l’on accepte d’attribuer ou non au travail dans chacun de ces rôles, le fait est que, d’une part, toute forme de vie sociale a du, à ce jour, organiser sa reproduction matérielle d’une façon historiquement déterminée, et que, d’autre part, ce travail constituait un critère très spécifique et discriminatoire desdits rôles, sans aucune confusion possible. Parler de division sexuelle du travail comme première forme de division du travail (et qui est toujours d’une relative actualité) n’a donc rien de ridicule du tout. Si l’on admet cela, on doit aussi accepter que le travail sexuellement divisé a joué un rôle actif et dominant dans la formation et dans la transformation des rôles sexuels et des structures élémentaires de la parenté, en incluant dans cela l’ensemble des comportements symboliques, sociaux, religieux et familiaux de chacun des deux sexes. L’activité productive, toute incluse qu’elle était dans la totalité du comportement, constituait l’enracinement pratique de chaque rôle, et sa lente mais inéluctable transformation commandait à la reproduction du comportement global. En simplifiant quelque peu, on peut avancer que la création de sociétés matriarcales ou patriarcales répondait à la nature et à la division du travail dominants, et donc aussi au sexe de ceux ou celles qui l’assumaient. Le maintien de cette approche marxiste classique n’est absolument pas incompatible avec le refus d’appliquer la catégorie moderne de travail, indistinctement, à l’ensemble des sociétés anciennes, bien au contraire, puisqu’il ne s’agit pas de travail abstrait, de travail en général, d’économie marchande, mais d’un labeur concret, intégré à une réalité sociale ; par contre, l’abandon de cette approche mènerait à une indistinction culturaliste pré-marxiste.

Après avoir pris note relativement à la « division sexuelle du comportement productif », j’en arrive maintenant à la façon dont Lohoff développe son rejet du travail. S’agissant de ce rejet, je ne peux qu’approuver chaudement la façon dont Lohoff s’en explique, et notamment à propos du « travail » en Grèce antique. « Dans les conditions archaïques le travail n’existait pas du tout comme tel, comme sphère séparée des autres manifestations de la vie sociale ; dans les formations sociales antiques et féodales on ne peut en parler que de façon très relative. Plus nous remontons dans l’histoire, plus le métabolisme immédiat avec la nature est partie intégrante de représentations magiques et traversé par la prise en compte de l’ordre parental, et d’autant moins il s’avère possible de distiller à partir de cet ensemble un phénomène particulier appelé « travail ». […] L’extraction du travail d’un ensemble indistinct ne date pas du commencement de l’évolution historique, elle est au contraire un résultat particulièrement tardif du processus de différenciation historique. Elle correspond au moment où la valeur a réussi à s’imposer ». Ensuite, Lohoff cite de nombreux extraits de l’excellente anthologie de Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne (Armand Colin, 1972) traduite en allemand, et qu’on n’a vu citer par aucun des plus redoutables révolutionnaires français des dernières décennies. Disons en résumé que le résultat de cette anthologie raisonnée était de démontrer que la Grèce classique avait passé son temps à lutter contre la montée de l’économie et comment elle l’a fait, ce qui est évidemment un de ses plus grands titres de gloire. Cette anthologie est à mes yeux le complément indispensable, concrètement vérifié, des thèses de Hannah Arendt, inspirées d’Aristote, formulées dans La Condition de l’homme moderne, que Lohoff cite également, et il faut rendre hommage à la fois au bon goût dont il témoigne dans le choix des sources et à sa capacité à aller à l’essentiel. De Arendt Lohoff reproduit la citation suivante, qui est centrale : « La différenciation se fait entre une vie ouverte au monde extérieur et une vie passée à l’intérieur de la maisonnée. Seule la vie dans le monde est digne d’un être humain ; d’une division du travail, il ne pourrait s’agir que si les hommes et femmes étaient de façon égale des êtres humains, et une telle égalité entre eux était justement impensable » (citation qui ne prend tout son sens pour nous, misérables modernes, que si l’on tient compte de ce que Arendt écrit plus loin dans le même ouvrage : que la sphère publique moderne n’est qu’économique, c.à.d. du travail, c.à.d. le contraire de la vie publique, un faux être public, de sorte que le monde moderne n’est qu’une gigantesque « maisonnée » obscurantiste et étouffante). Lohoff ajoute que l’origine de la hiérarchie sociale entre hommes et femmes dans la polis était probablement à chercher dans la sphère militaire, la polis étant initialement une communauté de hoplites. Lohoff situe ce mépris grec pour le travail et l’utilitaire dans une « première poussée de socialisation », ce qui me paraît faux : Lohoff oublie que le monde politique grec ne succède pas à un mode de vie tribal africain, par exemple, mais à une longue période féodale tombée en ruines. Ce qui caractérisait entre autres l’exemple grec classique dans son unicité (et pourtant Lohoff le mentionne de façon détaillée dans une note), c’est d’avoir conservé, laïcisé et démocratisé un point de vue aristocratique tout en proscrivant la reconstitution de la domination féodale, comme l’ont développé avec bonheur des historiens tels que Werner Jaeger (Païdeïa) ou H.D.F. Kitto (The Greeks). Sans ce passé et sans ce rapport au passé, la Grèce n’aurait jamais développé son mépris du travail et de l’intérêt particulier (elle aurait par exemple repoussé le travail manuel, et préféré le commerce, comme dans le monde arabe, qui ne fit qu’une semi-critique du travail). Lohoff cite ce passage de L’Odyssée dont je ne me souvenais pas et qui vaut son pesant d’or : « La pire injure que subit Ulysse lorsque déguisé en mendiant il retourne à Ithaque est de se voir proposer un travail par l’un des prétendants qui assiègent sa femme Pénélope. Même pour un mendiant, il n’y a pas de pire insulte. Une telle infamie ne peut qu’être vengée par une mise à mort, une coutume que l’humanité moderne ne pratique malheureusement plus ». Pour définir le monde moderne par rapport au monde grec, Lohoff conclut ainsi : « Très éloigné d’affirmer, en tant que généralité abstraite, l’abstraction privée, la res publica n’a que mépris pour l’intérêt financier autosuffisant et pour la perspective privée. Aux yeux des modernes, la politique doit créer un espace pour l’homme privé et sa pursuit of happiness, dans l’optique antique celui qui recherche de façon conséquente son bonheur privé se prive lui-même de toute dignité humaine et se place au ban de la communauté. Le citoyen [en français dans le texte] lutte pour la liberté de l’homo œconomicus, tandis que l’antique zoon politikon ne vise qu’à limiter l’action de cet être méprisable. Nous nous méprenons considérablement sur l’auto-apothéose du zoon politikon si nous l’interprétons comme préfiguration de la citoyenneté moderne. » Hélas, Lohoff ajoute à cette distinction particulièrement pertinente que le point de vue antique se laisse comprendre comme héritier d’archaïsmes tribaux. Non seulement, si tel était le cas, on serait facilement amené à regretter les archaïsmes tribaux, mais, surtout, le degré de réflexion caractéristique de la période classique montre on ne peut plus clairement qu’il ne s’agissait nullement d’une attitude « innée », atavique, irréfléchie, telle qu’on a pu la manifester dans nombre d’exemples orientaux ou africains (il s’agit alors toujours d’un diktat religieux, à cent lieues d’un exposé raisonné et discuté), mais bien plutôt d’une sagesse acquise et délibérée, argumentée, rencontrant la contradiction et habituée à lui faire face. La polis rejouait sans cesse sa nature et son existence, et se maintenait grâce à ses propres ressources actuelles (ce qui fit aussi sa faiblesse, comme de tout ce qui est vivant et seulement vivant, et qui ne peut compter sur la pesanteur du mort). Un auteur abondamment cité par Lohoff, Christian Meier, résume fort bien la question : « parce que les Grecs n’étaient pas des bourgeois, ils pouvaient devenir des citoyens ». Il y a en effet incompatibilité radicale entre les deux, et le monde moderne, d’avoir confondu les deux, mérite la première place au palmarès de la sottise monstrueuse. Les Athéniens avait décidé de profiter du bien-être qu’apportaient les marchands, mais ils refusaient à ceux-ci la dignité de citoyen : équilibre précaire visant à conjurer la montée de l’infâme chrématistique dans laquelle Platon puis Aristote reconnurent le déclin menaçant le monde politique. Quand donc Lohoff écrit : « quand le citoyen ne se rapporte pas encore de façon complémentaire au bourgeois, et que sa prédominance ne repose que sur le développement insuffisant de ce dernier, le citoyen n’est pas encore un citoyen », il oublie que le danger était déjà présent, reconnu et largement identifié à Athènes, et qu’il faut être masochiste pour attendre un « développement suffisant du bourgeois » : mieux vaut l’empêcher et être citoyen avant que de ne plus pouvoir l’être. Si ce monde a péri, c’est d’avoir accepté la marchandise et refusé les marchands, c’est d’avoir pratiqué la citoyenneté et vécu d’esclaves et de femmes asservies, c’est de s’être querellé sans fin et d’avoir tendu la nuque aux Empires naissants. Ce n’est pas d’avoir empêché la montée du bourgeois !

A ce renvoi au monde antique Lohoff fait suivre de nombreuses remarques contre le travail dont une grande proportion est entrée dans la composition du Manifeste contre le travail. La prédominance progressive du travail lui apparaît comme entraînant celle du rationalisme et de l’esprit masculin, de sorte que la domination du travail et la domination de l’homme deviennent indissociables. Pour ce qui est des féministes, il note : « Au lieu de comprendre le travail comme viol de l’être humain et de la nature, elles revendiquent la notion de travail pour les sphères auxquelles elle est refusée ». Le féminisme continue donc le fétichisme du travail, tandis que « les tâches de la ménagère portent sur ce qui n’a pas de place dans le monde du travail social. Le travail ménager n’est pas un sous-ensemble du système du travail social, il se rapporte à ce dernier comme son complément ». Bref, identité avec la ligne Kurz – Scholz.

Après une longue et souvent savoureuse description satirique de la vie privée, du sentiment de propreté (élément obsessionnel central de la quotidienneté en Allemagne), de la prétendue intimité, du couple, de l’enfant, Lohoff conclut que « la machine à valorisation capitaliste menace d’étouffer sous le poids passif des conditions de survie indispensables qui ne peuvent se manifester dans une société reposant sur la médiation par la valeur que comme travail improductif et comme charge financière » : bref, la survie du système économique grâce à ce qu’il ne contient pas est ce qui le condamne, « un problème insoluble à l’intérieur d’une logique de la valeur ». Tandis que les femmes entrent dans la regrettable égalité de la misère du travail et de la marchandise, elles conservent néanmoins la plus grosse part de la condition clandestine de la reproduction du système.

 

5. R. Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis

Dans un jargon néo-universitaire pas toujours supportable (auf der theoretischen Meta-Ebene, « sur le méta-plan théorique »), Scholz brasse un certain nombre d’idées pas toujours très originales et relevant le plus souvent de la redite.

Scholz reprend sa théorie de la Wert-Abspaltung en résumant qu’elle est « une tentative de comprendre la valeur et le rapport entre sexes sur un même plan d’abstraction comme un rapport d’ensemble dialectiquement médiatisé ».  En cela, elle situe ses réflexions comme faisant suite à la « théorie sociale d’Adorno » et à la critique de la valeur et du travail faite par Krisis.

Scholz estime que le rapport asymétrique entre les sexes est un phénomène récent, ayant pris toute son ampleur avec le déploiement de la forme marchande ; ce qui est évidemment une vue en contradiction avec l’acception courante. Scholz attribue cela au fait que dans le monde marchand, les femmes sont confinées à la sphère dévalorisée de la reproduction et du ménager (généralisation de la famille bourgeoise nucléaire, division de la vie sociale en vie publique et vie privée), alors que précédemment, les femmes agissaient davantage « comme les hommes ». Rien de nouveau, donc, par-rapport à ses écrits plus anciens.

Ce qui porte désormais le sceau de la féminité ne se borne pas aux travaux de la maternité et de l’entretien domestique, il s’agit aussi bien de sentiments et d’attitudes (capacité émotionnelle, sensualité, témoignages de gentillesse) qui ne sont pas pris en compte par la catégorie de travail (répartition des activités en fonction du travail abstrait). Ces activités sont « l’ombre portée du travail » (au sens du « côté obscur »). Les concepts marxiens, précise Scholz, ne seraient pas à même de cerner ces phénomènes. Le travail (masculin) repose sur l’économie du temps de travail, tandis que le « travail » féminin repose sur la dépense de temps (l’activité féminine serait, ajoutons-nous, demeuré plus proche de la dépense et du don). Or, je ne vois pas en quoi cette constatation relève d’une découverte. L’opposition entre la norme économique du travail et le caractère dispendieux et exubérant de l’activité « gratuite » est bien connue depuis longtemps. Quant à la féminité comme refoulé de l’identification masculine à la norme économique, elle est comprise ainsi depuis le début du 20ème siècle, et elle existait déjà, certes sous une forme moins « épurée », à l’époque biblique : la propriété patriarcale n’a pas attendu la production capitaliste de marchandises pour codifier le comportement sexué, et ce que Scholz développe comme relevant de la théorie critique est de longue date exposé élogieusement par les idéologues du patriarcat. Dans la barbarie de leur despotisme, les patriarches juifs n’étaient certes pas seuls, mais parmi les plus extrémistes, à condamner la femme à être un « terrain fertile » que le sexe de l’homme vient labourer ; la philosophie d’Aristote opposait elle aussi la forme (active) à la substance (passive), et tout le monde sait de quoi cette conception était un « reflet ». Les textes chinois les plus anciens parlent le même langage, sans parler du corpus coranique. Quand Scholz développe en long et en large cette antithèse sexuée en l’attribuant au capitalisme moderne, elle oublie complètement que c’est précisément la critique féministe des années 60 et 70 qui, du fait de l’ampleur dans le temps et dans l’espace du phénomène sexiste, avait dû élargir la critique du capitalisme à celle du patriarcat, dont le capitalisme n’était que le dernier avatar.

« La valeur c’est l’homme », écrit donc Scholz, croyant fonder ainsi sa thèse du caractère moderne d’une telle équivalence, et sans réaliser que la valeur (marchande) n’est elle-même que le long aboutissement (et détournement) de formes « primitives » de « valeur ». L’identité entre l’homme et ce qui est socialement valorisé est infiniment antérieure à la valeur marchande (capitaliste), et la théorie ne doit donc pas faire violence aux faits historiques. La domination masculine est de très loin plus ancienne que la domination économique moderne.

En fait, l’origine du problème avait déjà été parfaitement décrite (à mon avis) par un auteur qui n’est hélas plus recevable aux yeux de Krisis. Il s’agit d’Engels, un auteur que Brice aime bien, qui écrivait de façon très lumineuse : « [dans la phase inférieure de la barbarie] la division du travail est purement naturelle [naturwüchsig] ; elle consiste dans la division entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, chasse et pêche, procure la matière première pour l’alimentation ainsi que les outils nécessaires. La femme s’occupe de l’habitation, de la préparation de la nourriture et de l’habillement, fait la cuisine, tisse, coud. Chacun des deux est maître dans son domaine : l’homme dans la forêt, la femme à la maison. Chacun est propriétaire des outils qu’il fabrique et utilise : l’homme possède les armes, les instruments de chasse et de pêche, la femme possède l’ensemble des objets domestiques. […] En Asie les hommes découvrirent des espèces animales qu’ils purent domestiquer et, une fois domestiquées, élever et faire se reproduire. […] Certaines tribus plus évoluées – des Aryens, des Sémites, peut-être déjà des Touraniens  – érigèrent en activité principale l’élevage et la reproduction de troupeaux. Les tribus pastorales entreprirent de se distinguer de la masse des peuples barbares : première grande division sociale du travail. […] [Grâce aux produits de l’élevage] un échange régulier devint possible. […] Nous ne savons pas encore de quelle façon les troupeaux passèrent de la propriété collective de la tribu ou du clan (gens) à celle des chefs de famille respectifs. […] Avec l’importance de l’activité pastorale et des nouvelles richesses en découlant l’organisation familiale fut soumise à une révolution. La recherche du gain [Erwerb]  avait toujours été le fait de l’homme, c’est lui qui produisait les moyens de s’y livrer et qui les possédait. Or les troupeaux devinrent les nouveaux moyens économiques, et la domestication initiale comme aussi l’élevage ensuite furent l’œuvre de l’homme. C’est lui qui possédait les bêtes, c’est lui qui posséda aussi ce qui fut gagné en échange des bêtes, les marchandises et les esclaves. Tout le surplus que l’activité économique produisait dès lors revint aux hommes ; les femmes participaient aux agréments que cela procurait, mais n’en partageaient pas la propriété. Le chasseur et le guerrier « sauvages » se contentaient, « à la maison », d’un second rôle, après les femmes ; le pasteur, apparemment plus « pacifique », mais s’appuyant sur sa richesse, s’empressa d’occuper la première place et relégua la femmes à la seconde. […] La même raison qui avait assuré à la femme son ancienne domination, le fait qu’elle se cantonne aux travaux domestiques, fondait à présent la domination masculine même sur le plan domestique : le travail domestique féminin disparut sous l’activité économique de l’homme ; cette dernière était tout, celui-là n’étant qu’un supplément insignifiant. » (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, MEW 21, passim, traduction par ma pomme).

Dans ces pages, je trouve qu’Engels avait déjà tout dit, et toutes les moqueries de Krisis sur le marxisme primaire (« marxisme du travail ») s’avèrent d’assez faible portée. Un auteur aussi discrédité par les néo-marxistes qu’Engels (discrédit qui commença en Allemagne dans les années 70 sous prétexte qu’Engels aurait été le « mentor de la social-démocratie allemande », et donc le premier « marxiste », avant de céder sa place à la funeste série des Kautsky, Bebel, Plekhanov, Lénine e tutti quanti) fournit une approche historique beaucoup plus satisfaisante que les élucubrations théoriques parfois inutilement « difficiles » par lesquelles Krisis entend « explorer » un terrain supposé « nouveau », parce qu’au lieu de se baser sur une analyse purement structurale de la valeur, Engels préfère se référer à la genèse historique du phénomène, et ce sur une échelle de temps suffisamment vaste. On ne peut s’empêcher de penser que la « difficulté » de « l’innovation théorique » en la matière s’explique surtout par le fait que ce n’en est pas une, et qu’on ne fait que créer cette difficulté en voulant obstinément considérer qu’il s’agit d’une réalité spécifiquement moderne. Toute la difficulté vient à mon sens de la volonté d’ignorer les antécédents, qui étaient pourtant capables d’imposer la thèse et de réduire les (éventuelles) divergences. Ce qu’on peut et doit faire, au contraire, c’est prolonger,  approfondir et nuancer l’analyse d’Engels, car du fait de l’ignorer, une théorie se condamne à des difficultés et à des errances inutiles. On doit par exemple prolonger (et modifier) l’analyse d’Engels par rapport aux régions du globe où le cours de l’histoire n’a pas mené directement de l’époque « sauvage » (chasseurs, cueilleurs) à l’économie pastorale, mais a plutôt débouché de façon progressive sur la sédentarisation et une production néolithique de subsistance, parfaitement compatible avec une division sexuelle « équilibrée » du travail et de la vie sociale. Cela veut dire qu’il faut retracer dans ces zones-là (qui furent probablement majoritaires) le mode d’accumulation spécifique des premières formes de richesse et de leur incidence sur la division sexuelle du travail.

Il me semble à première vue qu’ici ce n’est pas l’échange « privé » qui a mené à un début d’accumulation de valeur (capital commercial du patriarche sémitique par exemple) mais plutôt une formation progressive de l’Etat qui a organisé l’activité productive par la mise en valeur de régions fluviales (« despotisme hydraulique ») et qui a mené à la constitution d’un « trésor » centralisé (Chine, Mésopotamie, Egypte). Ce n’est donc pas directement la division sexuelle du travail qui a joué ici le rôle de pivot d’un renversement, mais bien le caractère collectif de la propriété, qui s’est sédimenté entre des mains particulières (abandon de la souveraineté). La civilisation proto-urbaine anatolienne (Çatal Hüyük ) semble par exemple avoir connu une période pluriséculaire plutôt « matriarcale » et précédant la formation de l’Etat et de la propriété monarchique qui s’établissait dans les empires hydrauliques, ce qui mène certains historiens à imaginer que cette transformation aurait forcément été due à l’intrusion de peuplades nomades, patriarcales et guerrières (indo-européennes), qui apportèrent le mal de l’extérieur. L’explication, dont la vérification paraît difficile compte tenu des faibles témoignages d’une époque si ancienne et totalement dépourvue d’écriture, ne comporte pas la qualité dialectique de celle d’Engels, et repose sur l’hypothèse de sociétés structurées et relativement développées dont l’équilibre fut détruit par des hordes très minoritaires, extérieures à la communauté sociale envisagée. On a vu des exemples, plus récemment, avec l’arrivée des conquistadors en Amérique.. Mais les Espagnols disposaient d’une avance technique et militaire certaine sur les Amérindiens, et s’en sont pris à des sociétés déjà despotiques, tandis que les cavaliers qui envahissent l’Anatolie étaient infiniment plus frustes que des peuplades déjà urbanisées et avaient en face d’eux des regroupements qu’on peut présumer non despotiques. On peut donc s’interroger sur la façon dont cet envahisseur aura été accueilli, sur les contradictions et les ferments de déstabilisation qu’il aura rencontré in situ, facilitant la fâcheuse transformation qui allait se produire. Quoi qu’il en soit, la perte d’un équilibre de la division sexuelle du travail se fait dans cette version aussi au profit des hommes, mais à la différence de la généalogie de Morgan et d’Engels, l’accent est mis davantage sur la guerre et sur la centralisation (phénomènes étatiques) que sur l’échange marchand comme modèle spécifique du rapport masculin au monde. Tout ce que j’écris là de façon très improvisée ne mérite même pas d’être qualifié d’ébauche, simplement d’incitation à creuser dans ce sens.

Mais ce qui compte, c’est que l’identité entre activité masculine et activité économique est en tout cas bien plus ancienne que l’état « civilisé » lui-même, et, comme le rappelle Engels, fondée dans l’organisation « sauvage » ; ce qui a changé au fil du temps, c’est non pas la division sexuelle du travail elle-même, mais la montée de l’activité « externe » (extérieure à la maisonnée) en sphère économique séparée, ce qui a entraîné un renversement de sens du travail domestique (ce qui était conçu comme fondement et comme totalité – cf. la propriété domestique matriarcale – est devenu un à-côté plus ou moins clandestin). Mais cette transformation date des sociétés pastorales (selon les contrées), en tout cas de plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne. On peut donc en effet écrire que « la valeur c’est l’homme » (mes remarques ne visent qu’à accréditer cette analyse de Krisis, tout en modifiant sa dimension temporelle), mais, précisément, au sens où la domination masculine fut parfaitement concomitante avec l’apparition des premières formes marchandes d’échange et de valeur (les formes de valeur encore plus anciennes, issues de la sphère du sacré « sauvage », ne possédaient pas encore ce caractère étroitement masculin, avant leur détournement par la richesse monétaire ou pré-monétaire). N’oublions pas que les bêtes d’élevage furent elles-mêmes la forme monétaire concrète de ces époques et que le caractère marchand était donc redondant avec l’activité pastorale : celui qui possédait les bêtes ne possédait pas seulement l’accès à l’échange, mais il possédait la médiation échangiste elle-même, le concept même de l’échange. On pourrait, à partir de là, tenter une chronologie des périodes de renforcement « sexiste » en fonction de la prépondérance de l’activité économique (échangiste) ou militaire et étatique, moyennant quoi il est en effet possible de trouver, comme le fait Krisis, des moments d’accalmie sexiste (très relatifs) au Moyen Age européen sans que cela ne vienne en quoi que ce soit invalider le mouvement d’ensemble, et en dépit de l’erreur que commet Krisis de penser que la division sexuelle du travail a été « équilibrée » jusqu’à une date récente, comme si l’existence concomitante du patriarcat et de la marchandise exogène n’avaient pas suffi à abolir cet équilibre, et attendaient pour ce faire l’apparition de l’échange endogène. Si l’anatomie du capitalisme moderne est la clé pour l’anatomie de temps plus anciens, c’est bien au sens où tous les phénomènes ayant pris naissance avec l’échange exogène se concentrent et se renforcent avec l’échange endogène (c.à.d. avec la naissance du capitalisme industriel et du travail salarié), qui leur donne toute leur étendue possible.

Le dépassement de la division sexuelle du travail n’est donc pas une perspective que la société marchande moderne aurait entrepris d’entraver, mais dont elle a au contraire commencé à poser pratiquement les prémisses. Le fait que la société capitaliste reconduise, jusque dans ses fondements les plus essentiels, dans ses données structurelles les plus élémentaires (reconnaissance du travail économiquement productif, non-reconnaissance du travail non-marchand), une condamnation des femmes au travail domestique et donc économiquement et socialement « clandestin » (quelle que soit par ailleurs l’implication concomitante des femmes dans le « vrai travail ») n’enlève rien, en tant qu’obstacle interne, au fait que les femmes ont commencé à émerger massivement de la sphère domestique et entendent, évidemment, ne pas y retourner (et cela, indubitablement, est en soi une remise en cause de l’histoire patriarcale tout entière). Il est clair qu’une société qui ne connaît plus d’autre sphère publique que celle du travail (qui, par nature, n’en est pas une, comme l’a magistralement rappelé Hannah Arendt – voir supra ) ne peut émanciper les femmes, puisque cette émancipation signifierait par définition l’accès à une sphère authentiquement publique, qui n’existe pas (pas plus pour les hommes, évidemment), elle ne peut que les faire travailler, de sorte que de nombreuses femmes sont désormais doublement exploitées, une fois « officiellement », une fois « clandestinement ».

Le clivage entre les sexes est donc d’une part condamné à perdurer, dans la mesure où sa suppression aurait pour condition ce qui ne peut se produire au sein de la société capitaliste (l’abolition du travail, de la valeur et de la marchandise), et d’autre part à se transformer en profondeur, dans la mesure où les activités humaines encore non soumises à la domination marchande sont impérativement promises à un tel destin (dont il est préférable de ne pas sous-estimer la probabilité, comme le fait Krisis). Les rôles sexuels sont donc indéniablement soumis à de profondes transformations. Certains disparaissent purement et simplement (le pater familias en est l’exemple le plus évident). Ceux qui s’étaient montré plus résistants que d’autres sont en train, pour survivre, de se dissocier de leur réalité sexuelle d’origine : la promotion en cours de familles homosexuelles, par exemple, illustre à merveille que « père » et « mère » peuvent rester des rôles sociaux sans pour autant émaner d’une homme et d’une femme (mais cette dissociation du substrat « naturel » implique aussi la transformation de leur contenu : les parents d’aujourd’hui ne jouent plus du tout le même rôle que précédemment, ils n’initient plus l’enfant à une société dont ils seraient eux-mêmes le modèle, mais ils s’initient au contraire eux-mêmes, grâce à l’enfant, à une société dont le modèle est « l’enfant », c.à.d. le consommateur sans cesse mis à jour dans « ses » goûts). De même, la sous-traitance des activités sexuelles ou familiales n’en est qu’à ses débuts, et la transformation en « services » de ce que la marchandise a encore à coloniser ne s’arrêtera pas de si tôt, comme Krisis le croit, car l’invention du « service » va constamment de pair avec la transformation du « sujet », comme l’avait parfaitement bien compris Anders en 1956 – un auteur que Krisis n’a pas du tout assimilé, ce qui permet à ce benêt de Jappe d’écrire encore en 1998 que « c’est d’ailleurs à partir de la radio, et non de la télévision, que Horkheimer et Adorno (La dialectique de la raison) et Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme) ont élaboré dans les années 1940 leurs critiques des mass media » (Politique du spectacle et spectacle de la politique, in : L’avant-garde inacceptable, Léo Scheer 2004, p. 25). Ainsi, à propos d’Anders, Jappe se trompe à la fois de décennie et de média. Anders entrera au contraire dans l’histoire comme un remarquable critique de l’aliénation médiatique pendant les années 50, à commencer par celle de la télévision.

Krisis partage avec d’autres tendances avancées ce qu’il est convenu d’appeler la « critique de la politique ». La politique étant de ce fait, en soi et pour soi, assimilée à la sphère spécialisée que le capitalisme a consacré à la simulation d’une direction (et même d’une direction « démocratique ») de la société, il ne reste plus de mot pour concevoir une vie sociale émancipée qui se situerait au-delà de la domination économique (que Krisis appelle domination du travail). Chez Krisis, on rejette, évidemment, l’idée stupide selon laquelle l’entrée des femmes sur le marché du travail serait leur émancipation, et on s’oppose à toutes les sottises féministes sur le sujet. On rejette également l’idée dérisoire que leur émancipation serait « complétée » par leur participation (paritaire ou non) aux sphères dites « politiques ». Du côté de ces stupidités là, on fait donc table rase, comme il convient. Mais une fois cela avancé, on est bien embarrassé pour parler d’autre chose. On en est réduit à définir l’émancipation des femmes (et celle des hommes, puisqu’il ne peut s’agit que d’une seule et même chose) comme on définissait Dieu dans les religions initiatiques : il (elle) n’est pas ceci, il (elle) n’est pas cela. Mais une définition purement négative de l’émancipation ne peut suffire, même s’il est vrai (et en cela les religions initiatiques n’avaient pas tort sur un plan logique, à ceci près qu’elles refusaient de nommer un créateur inexistant, et donc impensable de ce fait) que l’universel ne peut pas être nommé puisqu’il ne peut pas être particularisé. Une vie émancipée ne peut par principe même être définie en termes de sphères séparées, dans la mesure où l’émancipation réside précisément dans l’abolition des sphères séparées, mais, pour la concevoir, on est contraint de recourir, avec prudence et discernement, à des notions antérieures dont le noyau rationnel pointait dans la bonne direction, et qui du coup ne méritent pas forcément d’être assimilées à leur forme particularisée. On aura compris que la politique est, aux yeux des Amis de Némésis, une telle notion, que nous lui attribuons des qualités exploratoires certaines, et que son dépassement est une tâche à préparer théoriquement, alors que sa suppression théorique pure et simple serait plutôt le prélude à une catastrophe pratique. Ce n’est pas ici le lieu pour insister sur ce point, mais il paraissait impossible de ne pas le rappeler, puisque son absence dans le cheminement théorique de Krisis engendre le sentiment d’une grande difficulté théorique qui me semble pourtant artificielle, ainsi que les apories que je relève (et d’autres aussi, à n’en pas douter).

Pour conclure, je ne sais évidemment pas s’il faut prendre au sérieux comme racine de la scission de Krisis la controverse que Kurz affirme à propos de la théorie de l’Abspaltung. Mais il est clair que si c’était le cas, ce serait d’autant plus déplorable, voire risible, puisque cette théorie ne mérite pas qu’on l’accepte ou qu’on la repousse, mais qu’on la corrige, qu’on la débarrasse des mystères artificiels dont on l’entoure et de son prétendu caractère inédit, et qu’on la traite avec davantage de lucidité conceptuelle et historique.

 

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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