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Pathologie de la liberté

par Günther ANDERS

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[L’article suivant avait été publié en 1937 par Günther Anders sous son véritable nom, Günther Stern, dans la revue Recherches philosophiques, fondée par A. Koyré, H.-Ch. Puech et A. Spaier, chez Boivin & Cie, Editeurs, rue Palatine, Paris VI°, volume VI, p. 22 à 54, sous le titre complet Pathologie de la liberté, essai sur la non-identification. Le manuscrit d’origine en langue allemande n’a pas été retrouvé à ce jour, malgré l’existence d’un texte présentant un contenu proche, datant de 1930 et intitulé Die Weltfremdheit des Menschen ; l’éditeur d’Anders en Allemagne, C. H. Beck, en a donc été réduit à faire retraduire cet article en allemand par Werner Reimann afin de l’intégrer aux œuvres complètes. Nous n’avons donc pas pu vérifier et corriger la version française, qui est due à P.-A. Stephanopoli, en dépit des nombreux passages qui en inspirent l’envie, et nous n’avons pas davantage touché aux incorrections et barbarismes propres à cette version française, qui sont nombreux. Les notes sont celles de l’auteur, à l’exception des 15 et 16. Les rares termes grecs ont été traduits par nos soins, entre crochets dans le texte, et nous avons également supprimé les fautes d’orthographe. Malheureusement, les caractères grecs dont nous disposons ne nous ont pas permis de reprendre tous les accents et tous les esprits appropriés, nous nous excusons auprès du lecteur, qui devra compléter par lui-même.]

Une analyse de la situation de l’homme dans le monde nous avait révélé, dans les grandes lignes, les conclusions suivantes  :
A la différence de l’animal qui connaît d’instinct le monde matériel qui lui appartient et qui lui est nécessaire – ainsi l’oiseau migrateur le sud, et la guêpe, sa proie – l’homme ne prévoit pas son monde. Il n’en a qu’un a priori formel. Il n’est taillé pour aucun monde matériel, il ne peut l’anticiper en sa détermination, il doit bien plutôt apprendre à le connaître « après coup », a posteriori, il a besoin de l’expérience. Sa relation avec une détermination de fait du monde est relativement faible, il se trouve dans l’attente du possible et du quelconque. Aucun monde de même ne lui est effectivement imposé (comme par exemple à tout animal un milieu spécifique), mais il transforme plutôt le monde et édifie par dessus celui-ci, selon mille variantes historiques et en quelque sorte en tant que superstructure, tantôt tel « monde second », tantôt tel autre. Car, pour en donner une expression paradoxale, l’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité. Les constructions pratiques de l’homme, mais tout autant ses facultés théoriques de représentation, témoignent de son abstraction. Il doit, mais aussi il peut faire abstraction du fait que le monde est tel qu’il est : car il est lui-même un être « abstrait » : non seulement partie du monde (c’est de cet aspect que traite le matérialisme), mais il est aussi « exclu » de lui, « non de ce monde ». L’abstraction – la liberté donc vis-à-vis du monde, le fait d’être taillé pour la généralité et le quelconque, la retraite hors du monde, la pratique et la transformation de ce monde – est la catégorie anthropologique fondamentale, qui révèle aussi bien la condition métaphysique de l’homme que son λόγος, sa productivité, son intériorité, son libre arbitre, son historicité.
L’homme prouve en tous ses actes sa liberté vis-à-vis du monde. Mais en aucun aussi expressément qu’en l’acte de se retrancher en soi. Car il prend maintenant en main par celui-ci le destin de sa rupture avec le monde, il l’intensifie jusqu’à en faire une actuelle porte du monde, il compense le monde par soi-même. Ce qui va suivre procède de cette expérience de soi et des péripéties de cette « conscience malheureuse » comme dit Hegel. Elle se ramènera en une première partie à la description du Nihiliste simplement, de l’homme qui, parce que tantôt libre et tantôt non, tantôt de ce monde et tantôt « non de ce monde », perd la possibilité de s’identifier avec lui-même. Cet échec de l’identification sera rendu manifeste par une analyse des états d’âme nihilistes. En une seconde partie on opposera au tableau du nihiliste une antithèse, celle de l’homme historique. En une conclusion, en place de synthèse, la problématique sera mise en question en tant que telle ; et on tentera de déterminer si cette question relative à l’anthropologie philosophique, de savoir ce que l’homme en général pourrait être, est, selon cette formule, justifiée.

I. Thèse : Tableau du Nihiliste

1. Le choc du contingent : « Que je suis précisément moi-même ».
L’identification du Je et son échec.

Il n’est pas nécessaire à l’homme d’accomplir un acte exprès d’ «auto-position», d’«auto-production» (expressions qui reviennent sans cesse dans la philosophie transcendantale, particulièrement chez Fichte) pour obtenir la garantie et le couronnement de sa liberté. La faculté de faire abstraction du monde, qui se révèle dans la retraite de l’homme en lui-même, prouve assez de liberté déjà. Mais les expressions existent avec toute leur excessive prétention. Et elles dissimulent l’ensemble de difficultés et d’antinomies qu’entraîne cet acte libre de retraite en soi : c’est-à-dire le fait paradoxal que si l’homme ne se découvre que librement, par un acte émanant librement de lui, il se découvre précisément comme non-libre, comme non-déterminé par lui-même. Ce caractère de la « non-position par soi-même » a un aspect double. D’une part l’homme qui se trouve lui-même dans l’état de liberté se découvre en tant « qu’existant là dès auparavant », en tant que « livré », « condamné » à lui-même, en tant que non « constitué par soi », en tant que véritable présupposition irrévocable de lui-même, en tant que partie du monde, en tant qu’a priori de soi défiant toute liberté ultérieure. En tant que somme de tout ce contre quoi le terme d’amor fati tente de s’élever. D’autre part, et cela est en corrélation étroite avec le premier point, cet irrévocable apparaît en sa qualité comme quelque chose d’absolument quelconque. L’homme s’expérimente en tant que contingent , en tant que quelconque, en tant que « moi précisément » (tel qu’il ne s’est pas choisi) ; en tant qu’homme qui est précisément tel qu’il est (bien qu’il puisse être tout autre) ; en tant que provenant d’une origine dont il ne répond pas et avec laquelle il a cependant à s’identifier ; en tant précisément que « ici », en tant que « maintenant ». Ce paradoxe foncier de l’appartenance réciproque de la liberté et de la contingence, ce paradoxe qui est une imposture, le don fatal de la liberté, s’élucide de la façon suivante.
Être livre, cela signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque : dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ; de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. Rencontré comme contingent, le moi est pour ainsi dire victime de sa propre liberté. Le terme de contingent doit par conséquent désigner ces deux caractères : « la non-constitution de soi par soi » du moi et son « existence précisément telle et ainsi ». Ceci est valable pour tout ce qui va suivre.

2. Formulation du choc du contingent ; falsification de celui-ci.

« Pourquoi », demande Schopenhauer en ses Tagebücher « le maintenant est-il donc précisément maintenant ? ». Ceci est une question de contingence typique. Car Schopenhauer ne désire pas de réponse ; la question n’est rien d’autre que le choc formulé.
Et cependant la traduction du choc (« que je suis précisément moi-même ») en une proposition interrogative – et c’est sous cette forme seulement que le problème de la contingence apparaît dans l’histoire de la philosophie – nous semble émaner déjà d’un point de vue théorique, et nous paraît falsifiée. Le choc véritable ne peut se formuler qu’en une subordonnée anacoluthe, il est beaucoup trop fondamental, beaucoup trop absurde pour qu’on y puisse donner une réponse. Car seules sont susceptibles de réponses les questions qui se présentent comme formulations des lacunes qu’un contexte, incontestable en lui-même, peut comporter. Mais dans le cas du choc de contingence ce contexte et son état non problématique sont précisément ébranlés. Plus illégitime encore que de traduire le choc en un énoncé interrogatif serait de le transformer en un jugement – de le rendre par exemple par la proposition « je ne suis pas moi-même », que l’on peut rencontrer telle ou semblable en de nombreuses formules imitées de Hegel. Tout jugement, même le jugement dialectique, constate. Mais la constatation qui est la base du choc est précisément celle-ci : que moi malheureusement, cependant, je suis cependant moi-même. Traduisons : « je suis moi-même ».
A coup sûr, le jugement connaît lui aussi en tant que tel une rupture, la distinction entre S et P. Mais cette coupure présuppose, bien qu’il soit possible de transformer ou d’échanger le prédicat, l’identité du sujet avec lui-même. C’est précisément cette identité qui va se trouver ébranlée dans la subordonnée. Car ce qui choque dans le choc ce n’est pas même tout d’abord le fait « que je suis ainsi ou non », mais précisément le fait que « moi-même, je suis moi-même ». – L’intention de formuler cet état de choses par une formule dialectique se heurte au fait que dans la logique dialectique, le « est » signifie presque toujours un « devient », la transformation d’une détermination en une autre, par l’intermédiaire d’une phase de transition en elle-même ambiguë. Il n’en peut être question dans notre cas. Ce qui là n’est qu’une phase de transition plus ou moins équivoque devient le thème de notre recherche.

3. Extension de ce qui est matière de contingence.

La contingence que le Je découvre en lui-même ne doit pas diminuer lorsqu’il entre en relation avec le monde. Bien que par là le Je se perde la plupart du temps dans le monde, à tel point que la division interne de ce Je libre et contingent ne soit plus un élément de conscience qu’elle se neutralise, il peut se faire inversement que le rapport avec le monde et la rencontre de n’importe quelle chose puisse plus encore qu’auparavant et d’une façon continue, tenir en haleine l’«être-précisément-moi» (Gerade-ichsein). L’étonnement devant le contingent – formulé d’abord dans la proposition « que je suis précisément moi-même » – découvre maintenant en toute chose et en tout lieu une occasion de se manifester et un aliment, et s’exprime ainsi : « que je ne suis ni celui-ci ni celui-là, mais précisément moi-même  ». Cette possibilité d’être tout ne signifie donc ni l’unité ni la parenté du Je avec l’homme et avec le monde ; mais inversement, sa parfaite étrangeté : il peut être tout, car il est aussi étranger et aussi contingent à lui-même qu’à toute autre partie du monde. Chaque chose contingente que je ne suis pas, augmente maintenant une fois de plus le poids du fait d’être ce que je suis précisément. Le Je et le monde se complètent et s’élèvent réciproquement en ce qu’ils ont de fortuit. Si le Je lui-même contingent saisit l’occasion du monde pour confirmer encore sa propre contingence, celle du monde aussi s’en trouvera rendue plus radicale. Désormais le hasard de l’identité de soi-même et l’inutilité de l’«auto-identification» vont être imputées à chaque fragment de monde comme tel, pour ainsi dire en dehors de la contingence humaine : celui qui est dans l’étonnement énonce maintenant « que ceci, qui est là est précisément ce là et rien d’autre ». En cette phase nouvelle, de même on ne constatera pas non plus à partir de quelque chose de non-contingent, d’un substrat, un contingent quelconque, un accident ; l’étonnement demeurerait encore en quelque sorte dans le domaine de valabilité du principe de contradiction ; et la pathologie de cet étonnement se caractérise précisément par ce qu’il brise sans cesse de tels cadres. Mais il se ramène à ce que tout Hoc et Illud est justement le même .
Hölderlin, en ses premières esquisses pour Empédocle, a décrit la contingence et ce qu’elle a d’insupportable de la façon suivante : Empédocle serait insatisfait, inconstant, souffrant, simplement parce que (des relations) seraient des relations particulières. Chaque relation déterminée est donc pour lui la perte de toutes les autres ; chaque être-lui-même la perte de tous les êtres dont il pourrait prendre la forme.
Mais la contingence d’Empédocle n’est pas la plus radicale. Empédocle cherche et trouve encore une délivrance de son « Être-précisément-celui-ci », le salut panthéistique : l’être total, auquel il se confie en sautant dans le cratère et où se sublime son être personnel, l’être qu’il est précisément, demeure pour lui le non contingent, l’absolu dernier. Il est certes compréhensible que l’on se réserve un tel salut, un résidu non contingent. Mais cela est contre les principes du nihiliste classique. Car ce nihiliste radical en sa fureur de contingence, renie non seulement l’unique, le particulier et le quelconque, non seulement l’être qu’il est personnellement, mais l’être de l’existant lui-même, qui tombe maintenant sous la malédiction du quelconque contingent, comme s’il était n’importe quelle existence indifférente. « Qu’il existe un monde en général », « qu’il existe un Il-y-a-quelque-chose » ; « que je suis tout simplement » ; « qu’il y a quelque chose en général, que je suis » ; telles sont maintenant les formules qu’emploie le nihiliste.
L’étonnement désormais illimité qui s’exprime en ces expressions et l’ébranlement de la simple existence de l’être ont, il est vrai, leur fondement dernier dans cet état de choses : que l’homme en son fond n’est pas taillé pour n’importe quel existant, mais pour lui-même, dans la mesure où il est aussi du monde. Il atteint cependant à un maximum de pathologique en ce qu’il se maintient dans le simple théorique, en ce qu’il ne réalise pas sa liberté dans la pratique, dans la constitution de son monde .

4. Digression sur la validité générale des énoncés relatifs à l’anthropologie philosophique.

Ces premières formulations du fait de la non-identification de l’homme avec lui-même constituent des exagérations. Mais elles sont, si l’on veut, des exagérations philosophiques. Le principe qui est indiqué est à la base des faits, mais, pris comme tel, il paraît plus radical que la réalité, il semble pathologique. Si l’homme s’attardait perpétuellement à l’impossibilité de l’identification de soi, il ne lui resterait pas d’autres issues, pour le dire sans ménagement, que le suicide – la seule qu’apercevaient les stoïciens – ; pas d’autre moyen pour abolir ce que l’on est dans l’état de non-liberté, pour annuler la contingence. Cependant ce que nous nommons « exagération philosophique » ne constitue nulle falsification ; si la conscience de la contingence est, il est vrai, presque toujours moins précise et plus illusoire que les formules prétendaient l’exprimer, celles-ci cependant naissent de la vie nihiliste elle-même, et doivent y être pour ainsi dire à nouveau transposées. Elles ne sont donc pas seulement des énoncés qui portent sur la vie qui se déroule dans le paradoxal, mais des documents qui émanent de cette vie elle-même. L’exagération provient de ce que les énoncés ne sont en principe exprimés qu’en des situations d’exceptions, que d’autre part certaines formulations achèvent et précisent des états effectifs, et ne les conduisent qu’ensuite à leur effective vérité. Ce qui est « exagéré », c’est-à-dire poussé à un maximum d’acuité et à une vérité sans fard, est en premier lieu la situation de contingence elle-même, et en second lieu seulement l’énoncé dont elle est l’objet. Les formulations ne sont pas seulement donc expression de cette existence mais elles « l’informent » : de telle sorte qu’elles deviennent vraies.
Bien qu’on les tienne pour rares, les situations de non-identification ne le sont vraisemblablement pas. Seulement, elles sont rarement exprimées, rarement communiquées, parce que leurs formules ne sont le point de départ de rien, et parce qu’elles sont d’un point de vue social inexistantes (car ni elles ne sont questions, ni elles ne sont réponses, elles ne révèlent que l’étonnement). Admettra-t-on même que de telles situations sont fort rares, que cela ne signifiera rien contre leur valeur philosophique, contre leur utilité en anthropologie philosophique. Il faut remarquer d’ailleurs que la philosophie conserve une certaine antipathie à tenir pour philosophique ce qui n’est pas fréquent ; soit à cause de l’identification, fatale à bien des égards à la philosophie occidentale, du général et de l’essentiel ; ou à cause du fait que l’on admet le vérifiable en général comme critère du scientifique. Il est très caractéristique de cet état de choses que Jaspers ait traité de sa théorie des « situations-limites », qui certes sont rares, en une « psychologie des conceptions du monde ». Il n’était pas absolument évident à ses yeux qu’il philosophait – tout embarrassé qu’il était encore d’une conception naturaliste de la science – en traitant du désespoir, de la mort, de l’extase, etc.…. Il faut soutenir au contraire que les situations humaines les plus rares, les types humains les moins familiers, peuvent jouer un rôle en une interprétation qui viserait au général, à condition de considérer et d’interpréter le fait même de leur rareté. Pour en revenir à notre cas, nous pouvons dire qu’un état de choc du contingent extrêmement précis est rare ; parce que d’une part la duplicité du Je n’est pas expérimentée en pratique : l’homme peut véritablement faire quelque chose de lui-même, qui se découvre comme existant déjà ; et parce qu’en second lieu le choc mortel se résout en attitudes qui constituent déjà un modus vivendi, attitudes qui dissimulent leur caractère de contingence. L’étude qui est tentée ici ne peut donc avoir pour thème qu’un sujet dont la vie se poursuit, et donc de telles attitudes de compromis .

5. La honte comme réalité de la conscience du contingent,
et comme forme classique de la dissimulation de celle-ci.

Nous revenons ainsi à la contingence.
L’état de choc du contingent, comme attitude dans la vie, et dépouillé autant qu’il est possible de tout caractère choquant, se nomme la honte. La honte n’est pas à l’origine honte d’avoir fait ceci ou cela, bien que cette forme de la honte signifie déjà que je ne m’identifie pas avec quelque chose qui émane de moi, mon action, et que cependant je devrais, c’est-à-dire par contrainte, m’identifier avec elle. Le fait d’être capable de cette honte morale spéciale exige lui-même déjà comme condition formelle le fait que je suis en même temps identique et non identique avec moi-même ; le fait que je ne puis pas sortir de ma peau, tout autant que je puis la concevoir comme telle ; que je me rencontre dans la liberté de l’expérience de soi mais en tant que non-libre. La honte ne naît pas de cette incongruence, mais celle-ci est elle-même déjà la honte. Dans la honte le moi veut se libérer, dans la mesure où il se sent définitivement et irrévocablement livré à lui-même, mais, où qu’il s’enfuie, il demeure dans l’impasse, il demeure à la merci de l’irrévocable, donc de lui-même.
Et cependant l’homme fait en cela une découverte : précisément tandis qu’il s’expérimente en tant que non-posé par soi, il pressent pour la première fois qu’il provient de quelque chose qui n’est pas lui ; il pressent pour la première fois le passé ; non pas cependant ce que nous avons coutume de nommer le « passé » : non pas le passé propre, familier, historique ; mais justement le passé totalement étranger, irrévocable, transcendant ; celui de l’origine. L’homme pressent le monde dont il provient mais auquel il n’appartient plus en tant que moi. Ainsi la honte est avant tout honte de l’origine. Reportons-nous aux premiers exemples bibliques de la honte : à la coïncidence de la honte et de la chute, et à l’exemple des fils de Noé qui « le visage détourné de honte » couvrirent la nudité de leur père .
Bien que l’origine se présente comme ce que l’on n’est pas en tant que libre, et ce que l’on ne pourrait élire par un libre choix, la catégorie de l’origine est une catégorie humaine caractéristique. L’animal n’a pas accompli le saut définitif (Sprung aus dem Ursprung) de l’origine dans la liberté. Il demeure sans cesse lié à la réalité dont il provient et demeure confondu en elle, de telle sorte que celle-ci joue tout aussi peu comme réalité antérieure que l’animal ne joue un rôle propre qua individuum.
Pour cet être seulement, qui est séparé de la réalité dont il provient, pour qui celle-ci n’est pas là pour l’homme seul, cette réalité est quelque chose de particulier ; elle est origine et en tant que telle elle est en quelque sorte douée d’une transcendance qui se présente sous l’aspect de l’antériorité (Transzendenz nach rückwärts). Par l’homme seulement, la liaison avec ce dont il provient peut être maintenue.
Ce qui commence comme honte (Schande) se termine comme honneur : celui qui a honte retourne sans doute à lui-même. Mais de le pouvoir, de ne pas demeurer en proie au monde, avec son héritage de l’être-précisément-moi et de l’être-aussi-du-monde, mais de pouvoir se reporter à nouveau à lui-même, témoigne déjà de la double condition de l’homme : bien qu’il soit autre chose que lui-même, il est cependant lui-même. Celui qui est dans l’état de honte fuit sans doute, mais ce n’est que vers lui-même. Il voudrait, par honte, rentrer sous terre, mais il ne rentre qu’en lui. Jusqu’à ce qu’il oublie, fier de pouvoir s’évader (en lui-même) le motif qu’il avait de s’enfuir (de n’être pas lui-même). Alors celui qui est dans l’état de honte s’enorgueillit de son pouvoir de dissimulation. Il le sublime et il falsifie son véritable motif qu’il s’était présenté comme le scandale de la honte dans l’échec de l’identification. Il fait maintenant de la misère de la honte une vertu. En le dissimulant, il réhabilite le dissimulé sous l’aspect du secret, ou bien il en fait réserve, en tant que son moi exprès et le plus intime, en tant que ce qui m’appartient expressément et n’appartient qu’à moi. En dissimulant, il s’approprie ce qu’il faut dissimuler, ce qui est du monde, ce qui est « commun » dans le monde, ce qu’il y a de « commun » avec le monde, de telle sorte que cela devient maintenant le « privé » et le « propre ». La lassitude de l’être-précisément-moi-même et les motifs originaires de dissimulation sont maintenant non seulement étouffés et désavoués, mais ils sont l’occasion d’un affermissement de soi-même et d’une positive fierté. L’homme qui a ainsi transformé la honte ne s’engage plus maintenant en ce monde, il ne s’offre plus à lui. Et il dément après coup, en s’abstenant du monde, par l’endurcissement et par la pureté, le fait d’être venu au monde par contingence et l’imposture de la « mondanité ».
Précisément à cause de cette happy end morale, la honte est l’indice le plus caractéristique. En elle, puisque la vie continue, l’antinomie s’est transformée en un modus vivendi. Parmi beaucoup d’autres indices pareillement instructifs, le plus important est le dégoût de soi, car il présuppose déjà l’accoutumance du Je à lui-même, qui s’accomplit au cours de la vie, et donc l’identification « malgré lui ». Le dégoût de soi est la protestation occasionnelle contre cette accoutumance automatique du Je « précisément à lui-même ». A l’instant où se produit le dégoût, la vie prend pour ainsi dire la fonction d’un milieu externe, dans lequel le Je se trouve fourvoyé à perpétuité. Dans le dégoût de soi, on n’est pas étranger à soi-même et étonné, comme dans le choc du contingent, mais, au contraire, on est à soi-même trop familier. Mais cette habitude de soi ne prouve presque rien contre la contingence. « Pourquoi, demande le Je dans le dégoût, précisément ce moi m’est-il si familier ? » « Pourquoi tout cela me regarde-t-il ? » Et il ramène pour ainsi dire l’identité de soi, qui semble normale, à la simple accoutumance des parties du moi l’une pour l’autre.
Les mille formes d’hypocrisie, de travestissement, de comédie, exemplifient positivement ce que prouvent négativement la honte et le dégoût ; l’instabilité de l’homme par rapport à lui-même, son vague. Le moi ne réussit que provisoirement à délaisser son existence précisément telle et, ainsi, à prendre la forme d’un autre, et à faire pour ainsi dire de lui-même l’occasion et la matière de multiples personnifications. Le provisoire lui-même est probant : parmi toutes les espèces, l’homme est celle qui a le moins de caractère.

6. Le futur antérieur ; l’esprit de fugue ; l’homme au subjonctif.

Dans la honte, l’homme se découvre comme livré à lui-même, comme un être qui était déjà là avant l’acte de l’expérience de soi. L’imparfait « j’étais là » est en quelque sorte déjà un désaveu de mon moi en tant que Je libre ; et plus encore le plus-que-parfait, jusqu’auquel on peut encore remonter. Car le plus-que-parfait annonce que « ce qui avait été là, ce ne fut pas moi ».
Cette liberté douteuse de se poursuivre jusqu’au plus-que-parfait, de faire comme si l’on accédait à ce qui est en dessous de soi, a maintenant un symétrique dans la possibilité qu’a l’homme d’atteindre au futur antérieur. Cette possibilité est elle aussi tout autant le signe de sa liberté et de sa non-liberté ; elle aussi conduit à l’échec de l’identification de soi.
Le futur simple, pour commencer avec lui, est l’indice le plus simple de la liberté humaine. Que le futur soit la dimension de l’indéterminé, la dimension à l’intérieur de laquelle je puis disposer, voilà qui est un lieu commun. Que les philosophies qui, de Hegel à Heidegger, proviennent de la théorie kantienne de la liberté, soient des philosophies du Temps, voilà qui est peu surprenant.
Mais en tant que l’homme ne réalise pas cette liberté dans la pratique, en tant qu’il utilise la dimension du futur pour outrepasser son « être-précisément-maintenant » (gerade-jetzt-Sein) contingent, en tant qu’il réserve toute l’énergie qui est nécessitée par l’exigence de l’heure, en tant qu’il la dépense pour réaliser la dimension comme telle et qu’il s’engage de plus en plus, les mains liées, dans le sens positif du temps, ad infinitum – il compromet sa liberté : car plus il poursuit, délaissant ses attaches, dans la direction de l’avenir que cette liberté lui fait entrevoir, plus il s’égare dans le domaine de l’indéterminé. L’avenir ainsi prolongé se transforme qualitativement, il se renverse dialectiquement, et voici que tout à coup il n’est plus le propre futur de l’homme. Celui-ci s’égare en quelque chose qui ne lui est plus disponible ; à ce « temps » ne convient même plus la direction spécifique du temps, le sens positif : il se ramène à quelque chose qui ne sera plus futur, à un αίών [éternité] irrelevant au moi. L’homme certes peut encore penser et indiquer l’existence de cet αίών, mais d’une manière stérile, dans le comprendre et sans le réaliser ; il est trop éloigné de son horizon de vie propre et proche.
Le « je-serai » s’est désormais changé en un « ce qui sera, je ne le serai pas ». L’expression positive de cette formule est le futur antérieur : « j’aurai été ».
Que l’homme puisse déclarer « j’aurai été », qu’il puisse pour ainsi dire se survivre à lui-même en pensée, cela constitue un acte surprenant de liberté et d’abstraction de soi. Dans le souvenir anticipant, il revient à lui –même comme s’il n’était pas emprisonné dans le cadre de sa vie actuelle, comme s’il était capable de vivre sa vie par avance, de se transporter au-delà de celle-ci, et d’en conserver la mémoire ; une mémoire à laquelle il se reporte cependant en un moment de sa vie présente, pour laquelle le futur est neutre désormais. Mais ce qu’il découvre en ces actes de libre transposition de soi est à nouveau quelque chose de négatif ; il se voit repoussé dans le passé le plus profond et voit déjà sa mort – future encore – passée comme sa naissance. Et toute chose déjà est vue comme passée, et tout, au sens de l’Ecclésiaste, qui ne formule pas par hasard son nihilisme au futur antérieur, est conçu comme « vanité ». A ceux qui seront, aucune mémoire ne sera accordée par ceux qui viendront après eux, car ils auront simplement été. Et déjà le futur devient passé.
Cette liberté de se dépasser soi-même (dont le futur antérieur est en même temps le triomphe et l’échec) a son pendant dans la liberté spatiale de l’homme. Elle est particulièrement importante, car l’espace, plus que toute autre chose, représente une possibilité d’évasion de l’être que je suis précisément : elle dégénère en panique de l’espace et en esprit de fugue.
On peut envisager l’espace comme milieu, comme le fait Max Scheler, comme produit même de la liberté motrice, comme indépendance du ici et du là, et comme leur permutabilité. Cette liberté peut maintenant s’égarer, se fourvoyer en des régions d’entière irrelevance au moi. Si elle se donne cours selon son impulsion propre, il arrive un moment où elle a dépassé les limites du domaine qui lui appartient. D’innombrables là équivalents (auch dort) se présentent alors sans aucune différenciation ; ils sont là simultanément et prétendent à être spécifiquement là, sans que cette simultanéité se réalise de telle sorte que l’homme pourrait être là-et-là en même temps. L’ensemble de ces points demeure au subjonctif. Puisque « que j’aurais pu être là, mais aussi là et là », tout ici se transforme en un « ici-précisément » que sa contingence rend insupportable. Aucun « ici » n’est préféré à un autre. Le sens originaire de la liberté spatiale, dans la mesure où elle consiste en un pouvoir de passer d’un certain ici à un certain là, est neutralisée par le fait que la liberté motrice fait fausse route. Cette neutralisation peut se présenter comme inertie ou comme esprit de fugue. Celui à qui l’espace se présente sous l’aspect du pathologique et qui tombe dans la contingence du « ici » ne tente plus aucun mouvement, car celui-ci serait tout à fait inutile ; ou bien l’anxiété du « ne jamais pouvoir être ici précisément et d’avoir cependant à être précisément ici » s’identifiera avec la panique du nihiliste dans le paradoxe de la liberté : de ne vouloir jamais être précisément-moi et d’être perpétuellement contraint cependant au précisément-moi. L’espace apparaît maintenant comme l’ensemble des possibilités de fuir le précisément-là et l’Etre-précisément-moi. Mais toute émigration se termine cependant en un nouvel ici et pousse l’errant d’une contingence à une autre contingence, d’un subjonctif à un autre subjonctif.
Attiré d’un côté vers l’autre par des possibilités d’excès du monde et des choses, qu’il connaît comme simultanées, et dont il sait que les connaître c’est les perdre, le malade du sens de l’Espace, arraché à la place qu’il vient d’abandonner, n’arrive à rien ; il demeure, au sens fort du terme, toujours lui-même, car il est la seule constante dans le changement ; et cependant il ne retourne jamais effectivement à lui-même. Au fond, il ne cherche rien. S’il recherche quelque chose, ce n’est pas le déterminé, mais précisément la fin des déterminations, l’équivalence de ce « là » et de cet autre « là »,, qu’il veut imposer, pour l’occuper par son propre présent, car celui-ci, d’une autre façon, demeurerait quantité imaginaire ; équivalence qu’il ne peut jamais cependant vérifier par une existence omniprésente. Il oscille ainsi, recherchant par dessus toute chose l’indétermination du partout : mais il est trompé sur toute la ligne par la détermination du ici-précisément.
Rien ne saurait arrêter cette poursuite ; elle prend fin là seulement où le malade tombe sans regard et pris de vertige. Les points atteints, puis reperdus, tous ceux même auxquels il n’est pas parvenu, se ramènent les uns aux autres et s’interchangent. L’omniprésence semble finalement atteinte : car ils suscitent pendant la courte durée du vertige l’indétermination recherchée. Mais ce n’est qu’une apparence. Car cette indétermination est payée trop cher. Elle ne peut être conservée. Car on a été frappé soi-même d’indétermination au moment où elle surgissait dans l’espace ; et comme garantie de sa propre existence, on n’a plus que le malaise du vertige. De même que la panique fondamentale de l’être-précisément-moi, cette errance est condamnée à une répétition perpétuelle ; la poursuite recommence. Cette tentative de faire disparaître l’Etre-précisément-là, parvient encore à se surmonter :
C’est-à-dire que le Ici-précisément spécifique perd sa signification, la poursuite d’autres ici et d’autres là devient immotivée et superflue, dès que l’espace de tout ici, l’espace du monde lui-même, se rassemble en un seul et même Ici-précisément. On se trouve maintenant prisonnier du Ici-précisément, malgré le nombre incalculable des fragments du monde qui ne sont pas encore réalisés ; dans quelque direction que l’on se tourne, on demeure toujours ici-précisément ; c’est-à-dire dans ce monde ; et la tentative de se soustraire à ce monde, de s’en échapper par quelque endroit, se révèle pour cette raison comme impossible, car il n’y aucune paroi qui pourrait, entourant le Ici, se prêter à une quelconque effraction. On est prisonnier du Ici-précisément non pas bien que, mais parce qu’il est justement sans limites. La terreur se transforme en torpeur.
Il faut expliciter une fois encore les raisons pour lesquelles l’être-précisément-ici est identifié avec l’être-précisément-moi, pour lesquelles dans l’impulsion qui détermine l’évasion hors de soi, dans la fuite devant l’être-précisément-moi, le Ici est abandonné au lieu que ce soit le soi-même. Pour l’homme qui possède la κινησις κατα τοπον [le mouvement à travers l’espace], le système de positions de l’espace apparaît comme le principe même de l’immobilité et de la contingence : aucun point ne peut se transformer en un autre, aucun ne regarde l’autre, chacun n’est rien que lui-même. L’espace est donc Principium individuationis. Cette indifférence réciproque ne sera certes manifeste que pour l’être qui peut passer d’un point à un autre ; pour l’être qui peut sortir de son élément, avec lequel il a affaire de coutume. Ce que l’animal ne peut réaliser, car malgré la κινησις [le mouvement], il demeure en son espace vital spécifique, en son propre milieu, et ne se transporte jamais en ce qui est étranger comme tel. Cela, l’homme seul le peut. Il peut abandonner « sa » place, il espère, en la perdant, oublier le principe d’individuation, et ses propres appartenances. Et en perdant ce qui lui appartient, le sien, il espère se perdre lui-même.

7. Soif de puissance et recherche de la gloire.

Le malade d’espace désire neutraliser la contingence de l’endroit où il se trouve précisément. Il veut être partout en même temps, il veut s’emparer d’un seul coup de la totalité. Mais le désir de posséder n’est qu’une spécification d’une soif de puissance foncière : désir de rendre le monde congruent à soi-même, plus exactement, de contraindre le monde à devenir le Je. Qu’il puisse tout au plus devenir mien, au lieu de devenir Je, voilà qui est déjà pour la soif de puissance le premier scandale et le premier compromis.
La soif de puissance, bien qu’elle soit symptôme de l’état de choc du contingent, s’efforce elle aussi de neutraliser le fit de la contingence. En ces faits, que l’homme est par avance donné à lui-même, qu’il ne peut faire que se découvrir, sans pouvoir s’inventer, que le monde et l’Autre sont toujours en avance sur lui, la faiblesse de l’homme lui est sans cesse démontrée et reprochée. Il ne peut supporter qu’il y ait encore hors de lui quelque chose qui n’est pas lui. Il ne peut supporter d’être de trop dans le monde, comme « une cinquième roue à une voiture » ; car il marcherait aussi bien sans lui ; que lui-même, une fois condamné à l’être, doive se contenter d’être uniquement un être parmi d’autres. L’absence totale de limitation de la soif de puissance qui veut tout tenir sous sa coupe, au-delà même de toute nécessité, n’est que l’expression de la déception absolue qu’éprouve le Je, lorsqu’il s’aperçoit qu’une fois dans l’existence, il se borne à la partager avec d’autres êtres, et qu’il n’est pas à lui seul la totalité de l’existant. Un mot de Nietzsche, « S’il y avait un Dieu, comment le supporterais-je, de n’être pas Dieu ? », constitue la formule définitive de cet état douloureux. Dans le désir de puissance, l’homme cherche à rattraper l’avance que le monde a sur lui : puisque d’ores et déjà il n’est pas tout, il doit tout avoir. Il se venge du monde en enflant du monde son moi contingent, en se l’incorporant et en le représentant : car celui qui est puissant n’est plus maintenant lui même seulement, tel qu’il était en sa condition misérable, mais celui-ci et celui-là, lui-même et l’autre, un ensemble. Il est simultanément ici et là et là encore. Car il est, en domination, en représentation et en gloire, pour employer une expression de la Théologie, omniprésent.
Alors il veut être maintenant et toujours. C’est-à-dire qu’il tente de s’immortaliser dans le temps, de même qu’il travaillait à se glorifier dans l’espace ; il tente de démentir ultérieurement la contingence du maintenant auquel il s’est trouvé abandonné. Et il s’efforce de construire son être authentique sous la forme d’une statue permanente, dans la Mémoire et dans la Renommée en regard de laquelle sa forme actuelle et incomplète n’est rien autre que le phénomène en regard de l’Idée. De cette statue glorieuse, il n’est encore que la copie infidèle et temporelle ; et voici le paradoxe : plus sa gloire augmente, moins il semble avoir affaire « lui-même » à sa propre statue ; elle a usurpé son nom ; et c’est elle qui récoltera la gloire à sa place bien longtemps même après sa mort ; écrasé et accablé, le voilà envieux de son grand nom.

Ce n’est pas par hasard que nous avons intitulé ce qui précède « pathologie de la liberté ». Sans doute serait-il vain de croire que cette désignation a pour but de déterminer un portrait de l’homme total. Les descriptions qui lui correspondent sont, comme nous l’avons dit, des exagérations philosophiques. Mais les tableaux que nous avons présentés, considérés en eux-mêmes, ne sont pas absurdes ; ils représentent des dangers radicaux que l’homme peut courir, et ils sont plus connus de chacun de nous que l’on ne pense d’ordinaire ; dangers qui sont ici poussés à leur aspect ultime, catastrophique, compromettant la vie elle-même. Les formes de la honte, du dégoût, du désir de gloire, présentées comme des compromis nous sont tout à tous familières. Et si, en ces phénomènes quotidiens, nous n’avons pas coutume de discerner le choc du contingent, c’est à cause de leur « ambivalence » ; c’est-à-dire que tous se présentent sous des masques positifs ; ils constituent des refuges dans lesquels on échappe à la menace du contingent, et ils sont déjà, par rapport au suicide, des modi vivendi. Honte, dégoût et désir de gloire ont lieu, en dernière analyse, au cours de la vie contingente ; ils sont donc déjà, sans cesse, puisque la vie pratique est une affirmation de soi, des compromis avec la vie accusée de contingence ; ils sont des protestations et des insultes. Ils sont des protestations et des injures qui éclatent sur le dos de l’ennemi insulté ; et qui cependant se font porter par lui ; moins pour l’accabler sans cesse de leurs sarcasmes que pour demeurer purement et simplement avec lui à la vie. Car il est rare que les antinomies soient plus fortes que l’amour de la vie. Les Nihilistes aussi veulent vivre.

II. Antithèse : Tableau de l’homme historique

8. La vie continue. Le choc du contingent se répète à contrecœur.

« Un moyen unique peut nous guérir d’être nous-mêmes. »
« Oui, mais au fond, il importe moins d’être guéri que de pouvoir vivre. »
(Joseph Conrad, Lord Jim)

L’homme qui s’égare sans cesse et inutilement dans l’impasse de sa propre contingence, et qui se retrouve en son « être-précisément-moi », comme s’il n’avait pas de vie derrière lui, et précisément comme s’il venait à chaque fois de naître, poursuit sa vie. C’est-à-dire que le paradoxe ne surgit pas, en un point de départ imaginaire situé « avant » la vie. C’est plutôt en plein milieu de la vie même, de la vie qui se poursuit au mépris du paradoxe et par dessous lui, dans la mesure où l’homme ne fait pas du paradoxe un prétexte pour mettre un terme à soi-même. A quelque point qu’il compromette et entrave le cours de la vie par son formalisme fanatique et par une constante interruption, alléguant le fait qu’il ne serait pas elle-même, qu’elle ne pourrait continuer par ce fait qu’il peut avoir lieu dans l’itération et qu’il doit avoir lieu en cette itération s’il veut demeurer efficace, il accorde la possibilité de la vie qui persévère malgré lui et il lui cède. La possibilité de sa répétition conduit donc le paradoxe ad absurdum ; celle-ci est elle-même paradoxe et contredit sa propre prétention destructrice. La condition du paradoxe est par conséquent l’itération. Cette dernière est elle-même à nouveau paradoxe : car le paradoxe ne devrait jamais se répéter à l’intérieur de cette vie dont il conteste qu’elle puisse être une issue positive. En fait la répétition du paradoxe ne signifie pas qu’il se répète de lui-même et de sa propre initiative. Son mouvement est neutre d’un point de vue temporel : ni il ne voudrait, ni il ne lui serait possible d’engendrer à partir de lui-même le mode temporel de la répétition. La répétition est plutôt le mode temporel paradoxal de la vie elle-même qui se réalise dans la durée envers et contre la paradoxe : la vie se précipite contre la résistance du paradoxe qui s’oppose à son cours, et en chaque point de ce courant de vie le paradoxe est expérimenté, dans la mesure où il joue le rôle de barrage. Ce n’est donc pas le paradoxe qui se répète mais la vie qui répète l’expérience du paradoxe à chaque instant. Du point de vue de la résistance que représente le paradoxe, c’est toujours la même vie qui se heurte à lui pour ensuite poursuivre par dessus lui son cours. La répétition n’a lieu que pour la vie qui continue, elle se constitue donc en tant que permanence de son arrêt. Elle représente toujours la négation spécifique de la vie qui se réaliser dans le temps.
Comme itération de l’identique, « mouvement opposé au souvenir », la répétition est donc le principe de la neutralisation du temps historique à l’intérieur d’une vie qui peut, même en dehors de l’historicité, poursuivre son cours. C’est-à-dire que le paradoxe nihiliste de l’expérience de la liberté caractérise l’existence non historique, ou plus exactement, l’existence contre-historique ; celle-ci dès lors augmente sa propre difficulté et tente avec tant d’obstination d’attaquer les parois de l’antinomie qui la contient qu’elle se prive du temps, qui seul, dans la mesure où il pourrait être historique, passerait pour une réponde donnée au paradoxe. L’homme dès lors profondément engagé dans l’idée de l’antinomie est effectivement non-historique. Ce qui lui échoit alors en partage – et cela nécessairement puisqu’il poursuit maintenant sa vie une fois pour toutes –, c’est-à-dire ce qu’il est et ce qu’il fut, n’est pas au sens strict une vie ; ce n’est au fond qu’un événement arrivant accidentellement, événement qui par rapport à la constance du paradoxe demeure quelque chose de simplement possible et qui ne se prête pas à la remémoration. Le choc du contingent détruit alors la stricte possibilité de l’expérience elle-même, le fait de s’approprier la vie vécue de facto. Tout se passe comme si elle avait eu lieu « pour rien », le fait même qu’elle a été vécue est sans cesse renié par le paradoxe. Si maintenant l’homme, exposé au changement accidentel de ses expériences fortuites, veut tenter un retour sur lui-même, il ne peut plus obtenir de saisir sa vie in concreto. Car il n’a pas à vrai dire de vie. Malgré le paradoxal de sa situation le paradoxe devient, bien qu’il ait lieu à « l’intérieur de la vie », de plus en plus efficace ; d’autant plus efficace qu’il a neutralisé la vie et l’a rendue impropre au souvenir. Mais il devient enfin le seul et unique réel ; c’est-à-dire que ce n’est pas seulement le paradoxe qui est désavoué par la vie qui se poursuit, mais la vie est à son tour désavouée par le paradoxe ; parce qu’elle est impropre à la remémoration ; parce qu’elle a cédé sa force vitale et sa réalité au paradoxe, elle se passe comme si elle n’était pas là.
Il est contradictoire en apparence seulement que tous deux vie et paradoxe, soient à la fois le vainqueur et le vaincu. Si la vie ne fait que se poursuivre, elle est vaincue ; le paradoxe à son tour a le dessous, car il est précisément contraint à la répétition, contraint de chercher sans cesse à vaincre. Cette ambiguïté de la victoire et de la défaite, ne trouvant jamais l’équilibre de l’indifférence, cette oscillation précisément conserve le paradoxe « à la vie » ; et la durée de ce qui est vécu dans la vie malgré le paradoxe détermine l’orgueil du paradoxe. Car plus l’espace dans lequel l’homme se poursuit est grand, plus le paradoxe prouve qu’il avait eu raison. Alors l’homme dans le désespoir « se raccroche » finalement à lui-même et au fait contingent de son être-précisément-moi, et demeure, sans avoir réussi à se découvrir ou à s’unifier par une expérience positive quelconque, suspendu à cette situation.
Ici déjà, chez l’homme en proie au paradoxe, le moyen historique se dessine comme la puissance contraire au paradoxal. Ce fait exprime que la vie historique se trouve d’elle-même placée en dehors du paradoxe, mais aussi que l’homme contre-historique, au lieu de rencontrer simplement le paradoxe, le met en lumière comme sa propre caractéristique, qui maintenant, fixant et tyrannisant l’homme, acquiert pour lui une vérité rétroactive ; c’est-à-dire que le paradoxal n’est valable que pour cet homme qui l’expérimente en son acuité, et qui n’en vient pas aisément à bout. Ainsi le paradoxal est l’expression du caractère problématique de celui-là même qui interroge ; il n’est pas le signe d’une « interrogation en soi » qui existerait en dehors de celui qui interroge ou qui vaudrait pour l’homme en général. La situation spéciale qui correspond au paradoxe de l’identification se trouve donc ainsi déterminée. Mais si nous passons maintenant à un type nouveau, l’homme historique, nous ne pouvons plus le concevoir comme un fugitif devant le choc du contingent : il faut l’envisager comme un type sui generis qui se trouve d’ores et déjà au-delà de l’état de contingence, et dont les traits principaux, tels que la mémoire et la faculté d’expérimenter, ne représentent pas des actes ultérieurs effectués en vue du salut, mais d’originaires modi vivendi.

9. Le « Je me souviens, donc je suis moi-même »
comme minimum d’identification.

Le nihiliste qui s’exprime par la proposition « que je suis précisément moi-même », lorsqu’il veut échapper à lui-même, tourne en cercle, ou ne fait que rencontrer un étranger contingent qui porte son nom. Il est malaisé de déterminer positivement le mode d’identification qu’un tel Je attend et réclame. La proposition qu’il énonce exprime au fond son indignation devant le fait que les parties de son moi ne coïncident pas par le miracle d’une harmonie préétablie. Il ne se rend pas compte que l’identité peut être ultérieurement stabilisée par le souvenir. Ceci peut être mis en lumière par une sorte d’argumentation cartésienne.
Du point de vue du souvenir l’antinomie et les difficultés de l’identification qui viennent d’être décrites sont inconcevables. Car ce que je découvre dans le souvenir en tant que moi-même ne contient pas seulement l’ « étranger », mais précisément moi, le sujet lui-même qui s’affirme. L’homme d’hier dont je me souviens contient déjà les deux Je en une indissociable union. Ce même homme qui aujourd’hui s’étonne de sa contingence, a la possibilité de se souvenir de s’être étonné hier pour la même raison.
Par là, un minimum d’identification est atteint pour ainsi dire selon un mode cartésien ; le Je n’insiste plus maintenant sur son être-ici et sur son être-maintenant ; il a soudain découvert en lui-même une détermination (c’est-à-dire le choc du contingent d’hier) avec laquelle il peu en toute conscience s’identifier aujourd’hui. Il ne découvre plus seulement l’homme contingent qu’il a évité, mais celui qui évitait la contingence. Mais voici qui est étrange : tous deux sont déjà unifiés dans le souvenir. Ce n’est pas seulement l’acte de remémoration qui les confond. L’objet du souvenir est dans la mémoire déjà une identité. Il en sera question plus loin. Parlons d’abord des formes d’identification ; elles ne s’expriment donc pas d’emblée par cette formule « Je suis moi-même », mais par cette autre « Celui que j’étais, je le suis » et « Je me souviens, donc je suis moi-même ».
Cette argumentation paraît quelque peu compliquée. Car deux types d’identifications différentes s’entrecroisent : c’est d’abord le Je d’aujourd’hui qui s’identifie avec celui d’hier ; puis dans le Je d’hier, le je formel et le je contingent se confondent. Ce deuxième point est le plus important : dans le je d’hier, tout ce qui lui arrivait, tout ce qu’il expérimentait se trouve confondu. Car le je d’hier n’est pas exactement un « je », mais un fragment de vie. Aux yeux en tout cas du souvenir d’aujourd’hui.

10. Identification et possessif

Car de quoi se souvient-on  ? Cette question en apparence grossière est décisive pour l’anthropologie philosophique. A la différence de la perception qui a devant elle son objet, un fragment de monde, le souvenir est souvenir d’une situation dans laquelle le percevant et le perçu, le Je et le monde, sont déjà confondus ; au point que ni le Je sans monde ni le monde sans Je ne peuvent être comme tels abstraits de cette donnée unique.
Je vois par exemple un malheur qui m’approche ; il m’est encore étranger. Il me remplit d’angoisse : cette angoisse n’est pas autre chose que la stupéfaction du Je par un objet radicalement étranger. Mais dans le souvenir, le malheur est déjà mien. Je ne me souviens pas seulement de son approche, je ne me souviens pas seulement de ma réaction subjective, mais je me souviens de l’ensemble de la situation, celui-ci comprend les deux aspects précédents, il se présente donc comme un fragment de vie. Il est désormais impossible en face de ce fragment de vie de retomber dans l’étonnement du « que moi-même je doive être moi-même », car, dans le cas d’expériences pénibles, ce n’est plus à vrai dire le Je qui rappelle le souvenir et qui dispose de ce qui est remémoré, mais le souvenir lui-même avertit le je et en dispose. En des cas identiques ce n’est pas le je, qui définit le moi, mais l’expérience vécue ; et maintenant le Je n’est plus aussi indéterminé qu’auparavant. A ce point de vue le choc du contingent malgré la terreur qui l’accompagne semble même être une sorte d’élément additionnel : cette terreur d’être précisément moi-même, disparaît à cause du souvenir réellement désagréable, elle peut être remise à une époque ultérieure et paraît futile.
Dans le souvenir, les événements contingents que l’on a vécus, ceux qui se sont produits par accident, se trouvent donc déjà confondus avec le Je. L’identité est établie avant que la terreur de l’identification puisse éclater. On en peut tirer des conclusions très importantes pour la notion d’expérience. Le souvenir abolit donc ce que nous avions reconnu de quelconque et de contingent. Dans le souvenir l’homme se découvre en tant que situation et non pas en tant que je ; ce qu’il expérimentait, il l’est maintenant ; et s’il faisait abstraction des expériences de son « être tel et ainsi » (sosein), de l’ensemble de ce qu’il expérimentait et des modalités de son histoire totale, il ne lui resterait rien, pas même son Je d’autrefois.
Mais ce n’est pas assez. Car ce ne sont pas seulement des situations particulières et des expériences fragmentaires qui apparaissent dans la mémoire, mais la vie comme totalité ; la vie au sens de vie biographique. Mais elle ne se présente pas comme « Gestalt », ou comme l’unité d’une chose ; elle est là comme « medium » : on est chez soi dans sa propre vie, la vie est ma vie, malgré et par la multiplicité des êtres et des choses expérimentées. Elle est d’autre part le champ de toutes les expériences particulières dans lequel chacune s’identifie comme « mienne » ; et je puis à tout moment le parcourir. Par son histoire, qui fait corps avec lui et qui l’enveloppe, l’homme échappe à l’étrangeté du monde et à la contingence de son « être-précisément-moi ». La proposition identique : « Je suis moi-même », à l’origine analytique, et démentie par le choc du contingent, se transforme en cette proposition plus significative : « je suis ma vie » ou « le Moi, c’est la vie » ; donc en une proposition d’identification selon le véritable sens du terme « synthétique ». Il est tout à fait caractéristique que le « suis » et le « est » des deux énoncés précédents soient interchangeables. La vie n’est pas seulement la première personne (je), elle n’est pas seulement la troisième personne (quelque chose d’étranger et de contingent), mais elle est un possessif : elle est la mienne, elle est ma vie.
Ce « ma » n’indique pas à vrai dire la présupposition de Je comme propriétaire auquel la vie appartiendrait. Ce serait encore argumenter du point de vue de l’existence nihiliste, contre-historique. Le pronom possessif ne désigne pas seulement d’ordinaire le fait de la possession mais aussi le fait d’ « être-possédé » ; au neutre, il désigne le fait général de l’appartenance. « Ma » vie signifie donc tout autant le fait que j’appartiens à ma vie, en tant que je, et que ma vie m’appartient, en tant que mienne .
Les traits les plus divers de l’homme historique témoignent de l’identité de soi que le souvenir révèle sous son aspect formel. Il ne connaît plus la surprise d’ « être tel et ainsi », d’ « être-précisément-moi » ; il ne connaît plus les visages concrets du choc du contingent. L’homme historique considérerait comme absurdes les idées du nihiliste sur une quelconque origine transcendante et sur la position de son être ici bas par une étrangère création. Il est au-delà de la polarité du présent et du passé transcendant que le nihiliste au contraire éprouvait avec tant d’acuité. Car il a son propre passé, un passé dans lequel il n’est pas seulement uni à ses expériences, mais à d’autres êtres et à d’autres personnes. Et le temps même de ses ancêtres ne lui est pas à vrai dire étranger ; il n’est qu’éloigné. Il peut « en approcher avec piété ». Et si la piété comme la honte est en même temps respect et crainte, elle ne comprend pas l’identification, comme le faisait la honte. La piété consiste plutôt à reconnaître la distance que l’acte d’identification doit franchir lorsqu’il réalise l’identification d’un être avec ses ancêtres.

11. Ce qui aujourd’hui s’appelle « Je », à partir de demain, sera « vie ».
En quoi consiste la formalité du Je.

Si toutefois le « Je » ramène à sa vie, par le souvenir, ses expériences originaires a postérioriques et contingentes, cette identification ultérieure ne représente nulle incorporation et nulle organisation de la matière de la vie par un Je d’ores et déjà formel. Car ce Je n’est rien d’autre que l’avant-garde de la plénitude de la vie matérielle elle-même. Si le Je est formel, c’est grâce à la vie ; c’est parce que la vie disposée et contrainte à envisager toutes les possibilités, à expérimenter le nouveau, et à faire preuve de présence d’esprit, se formalise en Je, et se termine par la pointe d’un présent aigu et lucide : de telle sorte qu’elle met elle-même un terme à sa richesse matérielle au point où elle culmine. Tandis que le je nihiliste pense se trouver par hasard être tel ou tel homme précisément, tandis qu’il prétend que « Moi, je m’appelle homme », c’est au contraire l’homme qui se donne le « nom » de je, et qui plus encore se formalise effectivement comme je. L’homme n’est pas comme l’arrière garde du fait « je » ; mais le je est l’avant-garde de l’état de choses « homme ». Ce qui est je aujourd’hui, afin de présenter à la vie l’expérience et le monde, constitue à partir de demain ma vie, réunie à tout ce qui est présenté ; et une partie de ce qui est aujourd’hui ma vie était hier le « je ».
L’alternative du Je et de la détermination contingente qui choquait sans cesse le nihiliste est pour ainsi dire une méprise de je sur son propre rôle ; il mettait en valeur sa formalité conditionnée et sa présence en tant que positivité et liberté, il les opposait à la vie « qui n’est que matérielle » et qui s’enfonce dans le passé. Cette méprise sur soi qui dans le cas de l’existence contre-historique amène le Je à rompre effectivement avec la vie n’a pas lieu dans le cas de l’homme historique.
La conception du Je « comme élément constitutif » de la vie (moment au sens logique et au sens temporel) ne doit donc être comprise comme s’il n’y avait aucune différence entre les deux formes de la vie et du Je. Elles ne forment certainement qu’un dans la mémoire, la mémoire elle-même cependant n’est pas une indifférence ; mais elle est une perpétuelle identification. Une certaine dualité est incontestable. Un certain hiatus subsiste, risqué par la vie elle-même entre elle et le je ; car ce n’est lorsqu’elle s’avance dans la liberté de ses possibilités, et lorsqu’elle veut être « au courant », qu’elle prend précisément la forme du je. Ce hiatus il est vrai disparaît toujours dans la mémoire, l’identité se rétablit à nouveau.
Nous avions dit plus haut que le souvenir « avertissait ». Nous entendions par là que non seulement le je se souvient, que non seulement le je « tient sa vie au courant », mais que la vie retirait son je près d’elle et en elle. Ce type de souvenir est plus fréquent même que le premier ; on a négligé d’ordinaire d’en faire mention dans les théories de la mémoire ; car cette rechute du moi dans la vie ne se présente pas comme un acte ; et la psychologie comme la philosophie sont, en ce qui concerne le vocabulaire de la passivité du je, tout à fait élémentaires. Les conditions du souvenir normal sont telles en tout cas que le je cède à la force d’attraction (« Schwerkraft ») de la vie, qu’il est chargé alors de la tristesse du passé (« Schwermut ») et qu’il est attiré à l’intérieur de la vie ; il disparaît ainsi en tant que je et en tant que présent terminal. Et la vie n’est plus pour lui sa propre vie car la vie et le je sont maintenant confondus, il n’y a plus entre eux cette distinction, cette séparation, qui seule permet l’emploi du pronom possessif. La vie qui se trouve ainsi chez elle dans le souvenir n’a même plus besoin maintenant de représentations particulières ou d’actualisation de situations antérieures, de la répétition précise d’expériences passées, elle peut se suffire pleinement avec des états d’âme d’autrefois ; à partir desquels les images et les actualisations constituent un processus secondaire.

12. De l’identité dans certaines situations stables.

La présentation du problème de l’identité et de l’identification serait incomplète si l’on ne voulait pas faire une seule fois allusion à la situation dans laquelle la panique de l’identité n’éclate pas, et de laquelle nul problème d’identification ne surgit.
L’homme contraint, pour se trouver chez lui, de superposer au monde naturel un monde artificiel, arrêté et construit par lui, c’est-à-dire le monde social et économique avec ses coutumes et ses lois, démontre certes qu’il n’est pas taillé pour ce monde naturel. Mais ce monde second, toujours divers selon les conditions historiques peut tout de même réussir et se stabiliser, à tel point que l’homme en lui se trouve en son élément et qu’en lui les problèmes et les attitudes pathologiques de l’identité passent à l’arrière plan, de même que l’identification par l’histoire. Dans des états sociaux stables, c’est le monde lui-même qui se charge d’identifier le moi avant que l’auto-identification ne soit nécessaire.
Le monde social réalise déjà un minimum d’identification par le nom. Une fois l’homme baptisé – et personne ne se baptise soi-même – le nom persiste comme une constante dans la vie ; et il est une constante si naturelle que celui qui est nommé, sans se soucier du débat entre nominalisme et réalisme, ne prétend pas seulement s’appeler Jean ou Jacques, mais être Jacques ou Jean. Inversement, dans le cas où le nom se trouve transformé (c’est par exemple celui de la femme qui devient épouse), un changement effectif a lieu.
Jacques est donc nommé Jacques aujourd’hui et demain et on le considère comme le Jacques d’hier. L’identification paraît ainsi assurée. Mais comme nous l’avons dit, elle l’est seulement lorsque le milieu demeure relativement identique et identifiable. Car l’identité du moi est fonction de l’identité du monde qui lui est corrélative.
En ce monde, nous dépassons ainsi le minimum qui était garanti par le nom et le Je joue maintenant un rôle déterminé. Ce rôle peut être si stable et si naturel qu’il empêche l’homme-rôle (le juge, le professeur, le général, etc.) de faire abstraction de lui : donc de se concevoir comme indépendant de lui, comme son simple substrat, comme simple chargé de rôle, donc comme « je » vide ; et il fait en sorte que l’homme ne voit ni différence ni antinomie entre lui-même et sa fonction, qu’il ne puisse restreindre à un moi abstrait son existence authentique. En des situations stables, le phénomène du rôle en tant que « ce que » et « celui que » l’on est là n’est pas moins « phénomène primaire » que le phénomène Je. Que le rôle représente l’accident et le Je le substrat – cette distinction certes est valable pour la situation que nous expérimentons de nos jours, dans laquelle le monde social se transforme sans cesse et dans laquelle l’homme change continuellement de position, elle est valable aussi pour un grand nombre de situations sociales et historiques – cela n’est rien d’a priori et n’est pas démontré par la philosophie du je. A des époques stables ou stationnaires, il est tout à fait possible que ce ne soit pas le moi qui « ait » un rôle, mais inversement le rôle qui « ait » un moi ; tout au moins est-il possible que la tension et la non-identité dont nous avions traité dans le portrait du nihiliste ne se réalisent pas.
Dans la situation qui est ici esquissée, le rapport entre l’homme et le monde diffère essentiellement de celui que l’on a décrit jusqu’ici. L’appartenance au monde social, la « mundanéité sociale » (soziale Weltlichkeit) est d’ores et déjà là, sous la forme du rôle. Et puisque ici le monde n’est pas quelque chose d’ « extérieur », quelque chose qui s’ajoute au moi, il accuse aussi bien l’inutilité de la terreur du contingent que celle de la nécessité de son intériorisation par le souvenir et de son assimilation ultérieure. On pourrait croire que dans la situation stable où l’homme est identifié par le monde, il est déchargé de tout et dispensé de toute collaboration à l’identification. Ce qui n’est pas le cas. Mais dans les situations stables aussi, l’homme doit se conformer et répondre à la prétention de l’identité que le monde place en lui. Cette correspondance consiste à vrai dire en d’autres actes que les simples actes de remémoration qui sont les moyens de l’identification historique. Elle consiste en actes moraux, en actes « responsabilité » avant tout. De ce que j’ai fait hier, je dois aujourd’hui répondre devant le monde. Cette identité n’est manifestement pas encore de nature historique, mais elle est de nature juridique et morale. Elle est historique au moment seulement où, d’une part la place et le rôle de l’homme, d’autre part la prétention et l’autorité du monde en lui deviennent si vagues que l’homme est contraint de s’appeler lui-même par son nom pour qu’il puisse y répondre par l’identité et pour se replacer « en lui-même ». De même que c’est du cœur de celui qui obéit que part l’appel du devoir selon Kant, l’appel de l’identification surgit maintenant du cœur de l’homme historique. Lorsqu’il répond à son propre appel et lorsque se nommant par son nom, il se ressaisit et se replace en lui-même, il rappelle tout à fait, vu de la situation stable, le chevalier Münchhausen, qui se retire lui-même d’un marais en se prenant par les cheveux.
Du point de vue de cette identité que garantit le social les deux types que nous avions décrits jusqu’ici, le nihiliste qui ne réussit pas à s’identifier, et l’homme historique qui se charge de sa propre identification, n’apparaissent plus si loin l’un de l’autre qu’il semblait auparavant. Car tous deux ont besoin de l’identification. Et la mise en scène forcée du sauvetage de l’homme historique, la catastrophe non dissimulée du nihiliste, témoignent ensemble de leur identique position : l’étrangeté par rapport au monde.
Malgré cette similitude, le portrait du nihiliste nous paraît philosophiquement beaucoup plus important que celui de l’homme placé dans l’existence historique. Si l’essence de l’homme consiste effectivement en sa non-fixité, donc en sa propension à mille incarnations, c’est le nihiliste qui fait de cette instabilité comme telle sa définitive destinée, et qui se détermine par l’indétermination ; et il n’en profite pas pour se spécifier de telle ou telle manière. Le nihiliste, incarnation de l’indétermination, est par sa façon d’étaler ses fautes sans la moindre dissimulation, un portrait aux lignes outrées de l’homme.
A côté de lui le tableau de l’homme historique paraît d’une facilité douteuse. L’homme en tant qu’historique se présente comme un être qui est à la hauteur de ce qui lui arrive, de sa contingence, comme un homme qui a le courage de risquer l’amor fati, parce qu’il suit de près le fatum et le nomme toujours « moi-même », qui donc, pour employer une formule hégélienne célèbre en un sens non orthodoxe, rend après coup tout ce qui est en lui, et ce qui est en lui par contingence, « raisonnable » . Certes il a la fierté de dire en face de tout ce qui lui arrive « ceci est mien ». Mais de ce qui est devenu « mien » il n’a pu disposer : il s’agissait donc d’une identification suspecte.

III

13. Mise en question du problème de l’anthropologie philosophique.

L’identification n’est pas si simple. Sans doute est-il nécessaire, lorsque l’on n’est pas identifié et situé par le monde lui-même, de s’identifier par soi-même. Néanmoins il ne suffit pas de se situer en soi. Sans le monde l’identification est impossible. Celui qui agit (abstraction faite du moi identifié socialement) se trouve seul en dehors des difficultés de la terreur de la contingence ; car celui-ci n’insiste pas sur son passé sans cesse assimilé mais sur sa tâche, qui se rapporte au monde. Bien que le monde ne lui ait assigné une place déterminée, pas plus qu’au nihiliste et à l’homme historique, il atteint effectivement à l’identité.
Aux yeux de celui qui a la volonté, ce qui est voulu est donc, comparé à tout ce qu’il ne fait que rencontrer, à son existence empirique, quelque chose de non contingent. Ce non contingent, au contraire des expériences, se passe d’être assimilé ; c’est la volonté qui doit s’assimiler le monde .
Que le monde paraisse contingent à celui qui veut le transformer, cela est bien possible il est vrai. Mais il est hors de toute contingence que ce soit lui qui ait la volonté de le transformer. Si l’on voulait maintenant tenter d’imiter la proposition que nous énoncions « que je suis précisément moi » par la formule « que je veuille précisément cela », celle-ci se révélerait comme une pure construction : elle est inconcevable à partir de la volonté. Et si l’on acceptait cette formule dans la situation du vouloir, elle neutraliserait la volonté. Cet homme qui veut quelque chose de précis, peut-être à l’encontre du monde, et bien que le monde ne lui ait pas assigné de place déterminée, peut donc réussir une effective identification : celle-ci s’exprimerait par une formule qui n’est ni celle du nihiliste, « je suis moi-même », ni celle de l’homme historique, « je suis celui qui fut », mais qui s’énonce ainsi : « ce que je voulais, je le veux ». Dans le concept de la tâche se trouve déjà la constante ; il n’est pas nécessaire donc qu’elle soit maintenue comme telle, à la manière d’un souvenir ou d’une expérience quelconque. Car la tâche ne disparaît qu’une fois le résultat atteint .
Par ce recours à l’action, l’anthropologie philosophique touche il est vrai à la limite de sa légitimité, de ses capacités et de sa compétence. Du point de vue de ce que l’homme fait, la question : « qu’est-il et qui est-il authentiquement ? » semble posée à tort. Car l’acte n’est pas l’être.
Ce fut Hegel qui escamota cet acte en le considérant d’ores et déjà comme développement et comme devenir ; (et il devient ultérieurement et en tant que passé un être effectif) en le faisant engloutir d’ores et déjà par l’être lui-même, il le transformait en tout cas en une sorte d’ « être ». En une sorte d’être non spécifiquement humain, car ce n’est pas par hasard qu’il le nommait « organique ». Cette tentative dont les conséquences sont illimitées obscurcit maintenant le phénomène action. Ce fut cependant Kant qui traita la question comme telle et sans masque, bien que Hegel, plus explicitement que lui, ait donné une expression du problème de l’auto-identification (il caractérise l’histoire comme le fait, pour l’esprit qui n’était pas identique avec lui-même, de venir à lui-même). L’auto-identification par l’ « Aufklärung » et par la critique est pour Kant une action ; il n’est pas question pour lui de constater ce que la raison est (et pour lui elle est équivalente à l’homme), mais de la constituer par l’opération critique.
Hegel se demande au contraire ce qu’elle est, pour répondre dialectiquement qu’elle n’est pas Etre ; ainsi, bien que procédant par négation, la réponse qu’il donne demeure dans le cadre du théorique. Il recouvre du terme de « genèse » le saut qualitatif du théorique au pratique, et il le replace dans le domaine théorique lui-même. Le matérialisme historique a eu le mérite d’avoir formulé à nouveau le sens spécifique de l’idéalisme kantien, c’est-à-dire la transformation de la raison théorique en raison pratique.
Les visées de Kant sont aussi les nôtres. Et nous présumons qu’elles ont une portée beaucoup plus haute que nous l’avions supposé au début. L’anthropologie philosophique et son problème de la définition de l’homme doit se considérer en face de l’action humaine comme un malentendu productif, et mettre un terme à elle-même.
La question de savoir ce que l’homme est authentiquement (eigentlich) est par conséquent posée à tort. Car la définition théorique n’est qu’une ombre que la décision rejette dans le domaine du théorique. De « ce que je suis en un sens authentique », de « ce que je découvre en moi », il est toujours décidé déjà, que ce soit par moi-même, que ce soit par un autre. Ce qui s’oppose à la définition de l’homme n’est donc pas un irrationnel, mais le fait de l’action humaine. L’action par laquelle l’homme se définit sans cesse en fait, par laquelle il détermine ce qu’il est à chaque occasion. En cette perpétuelle définition de soi que l’homme présente en agissant, il est vain de faire appel au principe d’ordre, et d’exiger un arrêt d’un instant pour poser les questions de définition « authentique », et pour établir qui est l’homme en un sens « authentique ». Il n’y a rien de plus suspect que cette « authenticité » (Eigentlichkeit). Le terme allemand de feststellen (constater) ne signifie pas à la fois sans raison : constater quelque chose (konstatieren) et fixer quelque chose. Et ce n’est pas par hasard que le problème de la définition (par exemple « qu’est-ce authentiquement qu’un Allemand ? » mais aussi « qu’est-ce que l’homme authentiquement ? ») se présente en des conditions de réaction. En particulier dans l’état d’incertitude, dans l’état de crise, où il n’est plus quelque chose de précis. Celui qui pose le problème de la définition est maintenant l’inactif, celui qui compromet la transformation réelle et il pose ce problème pour ainsi dire d’une manière rétroactive ; « qui suis-je authentiquement ? », dit-il, au lieu de se définir effectivement et de faire quelqu’un de lui. Pendant qu’il pose la question et tant qu’il la pose, pour s’exprimer hyperboliquement, il n’est rien du tout ; il est donc ce que lui ou un autre a fait de lui à l’aide d’une définition pratique ancienne. Voilà ce qu’il peut dès lors découvrir et définir comme son existence authentique. La question de savoir qui je suis n’est pas de celles qu’il ne faut que poser, mais de celles auxquelles il faut répondre.

Nous terminons avec cette considération. La problématique de l’anthropologie philosophique, qui explorait dans la première partie les spécifications pathologiques de la liberté humaine, apparaît désormais elle-même comme une forme viciée, et qui dénature les problèmes. Elle fait de l’autonomie une définition de soi ; et tandis qu’elle apprend à l’homme à courir après son « Eigentlichkeit », elle l’abandonne à ceux qui ont intérêt à le mettre au pas, et lui fait perdre sa liberté.

Günther Stern
(Traduit par P.-A. Stéphanopoli)

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