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La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux

(traduction faite en janvier 2015, par un lecteur qui préfère rester anonyme, d’un exposé en anglais de Jean-Pierre Baudet en date du 23 avril 2013; que ce lecteur-traducteur soit ici remercié)


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Bonjour à tous,

 

Tout d’abord, j’espère pouvoir compter sur votre indulgence, car l’anglais n’est pas ma langue maternelle. Pour cette raison, je préfère lire mes notes plutôt que de me lancer dans un exposé improvisé. Je crois que cela rendra les choses plus faciles pour nous tous.

Je voudrais commencer par remercier chaleureusement le professeur A.R., qui a eu la gentillesse de m’inviter et de me proposer la possibilité de donner un aperçu rapide d’un livre que j’ai récemment publié en allemand. Il s’appelle Opfern ohne Ende (Sacrifier sans fin), et traite de ce qu’on pourrait appeler la préhistoire des interactions économiques. Cependant, comme vous pourrez le constater, ce n’est pas un examen des conditions préhistoriques fait pour compléter ce que vous savez déjà sur l’économie politique, et il ne laisse pas l’économie politique telle qu’elle est, intacte et inchangée. L’objectif est d’illustrer la naissance du comportement économique et de prendre conscience de sa nature profonde, deux aspects qui ne sont jamais abordés dans les travaux sur l’économie et qui, pour le dire crûment, ne sont pas compatibles avec l’approche habituelle que prend l’étude de l’économie pour justifier son existence en tant que science autonome.

Pour vous donner une idée, permettez-moi de commencer par une énigme, en posant les questions suivantes:

Qui est celui dont la puissance est supérieure à la puissance d’un roi ou d’un empereur, qu’il soit passé ou présent? Qui gouverne, et pas seulement un seul pays, mais le monde entier? Qui annule sans effort toutes les lois et traditions nationales ou internationales? Qui l’emporte sur l’Organisation des Nations Unies ou sur toute autre association internationale quand elles n’agissent pas selon ses propres règles?

Qui n’est pas lié à une quelconque forme ou substance, libre des limitations matérielles, sans forme et sans limite, en mesure d’être présent partout sans être absent ailleurs; qui est invisible et informe afin qu’il puisse être à la fois tout et rien, influencer de l’intérieur toutes sortes d’êtres sans jamais perdre sa propre identité? Qui ne cesse d’adopter un masque matériel après l’autre dans le carnaval sans fin de la transsubstantiation?

Qui est, comme je le disais, immanent au monde matériel, mais néanmoins transcendant et étranger aux êtres matériels, plus important et plus essentiel que toute réalité physique, en permanence en conflit avec la réalité physique, supprimant  le temps et l’espace et les soi-disant lois de la nature?

Qui est le juge suprême, le décideur ultime, l’arbitre de ce qui ou de qui mérite de vivre, et ce en fonction de ses propres critères? Qui permet à de nouveaux êtres et de nouvelles choses de naître, ou les oblige au contraire à rester toujours dans le froid et sombre giron du néant? Qui conduit les pays et les populations sur la voie du succès, tout en condamnant les autres à mourir? Qui rend invisible la laide réalité des personnes démunies dans des banlieues perdues, pendant qu’il diffuse la gloire de soi-disant «célébrités» à travers les médias mondiaux, même si celles-ci peuvent à peine écrire leur nom, n’ont rien à dire, et n’existent simplement que comme des clones normalisés du même vide prêt à l’emploi?

En bref: quelle est l’explication la plus plausible que vous devez envisager lorsque vous ne pouvez pas comprendre facilement quelque chose à partir d’elle-même?

Très probablement, vous n’aurez aucun problème avec ces questions, car la réponse ne semble pas ambiguë : cet être puissant, tout-puissant, extrêmement puissant, soumis à aucune règle conçue dans ce monde, doit venir d’un autre monde, il doit être Dieu.

Qui d’autre pourrait être assez puissant pour agir au-delà des limites de la contradiction, au-delà du principe d’individuation et au-delà de toutes les limites matérielles, au-delà de la matière comme limite?

Certains peuvent appeler cette divinité Jéhovah, certains peuvent l’appeler Allah, d’autres ne sont pas autorisés à la nommer de quelque façon que ce soit, mais tous seront d’accord pour dire que ce doit être Dieu, car toute autre réponse serait blasphématoire.

Mais, désolé de vous décevoir, je crains qu’il puisse y avoir une autre réponse, encore plus convaincante, parce que nous n’aurions plus à faire face à des questions de croyance, mais à des questions de fait : tous les pouvoirs mentionnés sont les pouvoirs de ce que nous appelons habituellement  «capital».

Bien sûr, nous devons d’abord convenir que le capital n’est pas seulement une somme d’argent, une sorte d’investissement productif, ou la propriété personnelle d’un riche ploutocrate (tels que des maisons, des yachts, une flotte d’hélicoptères, des chevaux de course); qu’il n’est pas juste des marchandises en stock, une usine automatisée ou un empire commercial avec des magasins partout dans le monde. Non, nous devons d’abord convenir que le capital bouge et change à travers toutes ces diverses formes, et doit en fait être défini comme la logique de la valeur qui structure l’économie comme un processus continu de création de valeur. Toute entreprise commerciale qui permet à des personnes de travailler en son nom ne fonctionne que dans le cadre de ce processus global; autrement, sans ce processus global, elle mourrait comme un poisson sans eau. Dans notre cas, l’eau ne permet pas seulement au poisson de vivre, mais le poisson, pour ainsi dire, n’est qu’une forme prise par l’eau, une vague temporaire dans une mer démontée. Grâce à tous les aspects et formes qu’elle revêt, la valeur ne se cherche qu’elle-même; elle recherche, en tant que sa propre augmentation, la plus-value et le profit.  Le capital n’est pas une chose «réelle» dotée de caractéristiques particulières; c’est la totalité en tant que telle de ce processus interminable, ininterrompu, autocentré.

Par conséquent, il n’existe certainement aucun effet «surnaturel» ou «divin» que le capital ne soit en mesure de produire. Et, sans aucun doute, c’est la première fois dans l’histoire que ces effets «surnaturels» et «divins» sont réellement produits. Dans les temps anciens, les prêtres et les fidèles ont rêvé de pouvoirs tout-puissants et les croyaient agissants, mais l’humanité a dû attendre jusqu’à l’époque moderne pour affronter ce que cela signifie vraiment, maintenant que le miracle douteux de la valeur a envahi la planète entière et toute notre vie.

C’est en effet ce que Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et auteur du célèbre pamphlet Le droit à la paresse, a compris et présenté dans son livre La religion du capital, publié en 1887. Un livre que tout le monde devrait lire, car il est non seulement très intelligent, clairvoyant et prémonitoire, mais aussi parce qu’il se présente sous la forme d’un pamphlet très spirituelle et agréable, qui se lit plus ou moins comme une pièce de théâtre, dans laquelle le capital parle de ses propres actions et  intentions comme s’il était un dieu.

C’est aussi le point de départ que  j’ai utilisé quand j’ai conçu mon propre livre, qui a commencé comme une longue postface au pamphlet de Lafargue, puis développé dans un volume séparé intitulé « Opfern ohne Ende ». Je me suis dit que si Lafargue avait pu faire une telle comparaison précise et complète entre la religion et le capital, il doit y avoir une explication quelque part, car ce ne pouvait être purement accidentel. Pourquoi la religion était-elle en mesure de décrire le capital, pour ainsi dire, tant de siècles avant sa venue à l’existence? Comment se fait-il que la religion naissante a prévu avec une telle perfection ce que le capital permettrait d’atteindre un jour? Peut-être y avait-il un modèle secret sous-jacent aux deux ? Cela vaut la peine d’y réfléchir.

Maintenant, permettez-moi d’aborder ma recherche sous un autre angle.

Prenez au hasard n’importe quel père fondateur de l’économie politique, il  prétendra sans doute que pour améliorer l’activité de troc, l’humanité a inventé la monnaie. Vous vous souvenez peut être, par exemple, qu’ Adam Smith ne doutait pas du fait que « chaque homme vit par l’échange, ou devient dans une certaine mesure un marchand, et la société elle-même grandit comme étant proprement une société commerciale ». De tels prémisses anthropologiques impliquent que l’activité essentielle de l’humanité consiste dans le troc ou, plus précisément, dans la division du travail (comme Smith l’a explicitement écrit), puisque le troc et la division du travail sont strictement inséparables. En raison d’une nature humaine portée au troc, et d’une division du travail qui se produit soi-disant d’une manière tout aussi naturelle, la nécessité commerciale de la monnaie préexiste à sa création. Ce besoin primordial allait donner naissance à la monnaie comme moyen d’échange. C’est, du moins, ce que les économistes croient.

Il peut en effet être utile d’examiner la monnaie de cette façon, si l’intention est de justifier la manière dont elle est utilisée aujourd’hui, maintenant que le capital règne sur le monde. Dans ce scénario, le passé ressemble exactement au présent, ce qui est excellent pour ceux qui préfèrent une approche paresseuse de l’étude de l’histoire: aucun effort à fournir, pas d’obstacle étrange en travers du chemin, retour aux affaires courantes. Ce qui, de mon point de vue, est un défaut de naissance de l’économie politique, car l’économie comme science se veut être à la fois transhistorique et consubstantielle à l’humanité, se vante d’avoir commencé à l’époque de Néandertal, et vise à être le noyau rationnel et scientifique de la société humaine. L’économie serait donc la Raison dans l’histoire, pour prendre le titre d’un livre écrit par Hegel, alors que tous les autres domaines de l’activité humaine, tels que la politique, la morale, la religion, la passion et l’art correspondraient simplement à des impulsions irrationnelles héritées du singe. En bref, l’économie serait le reflet de notre vraie humanité et non pas, ainsi qu’elle est considérée par pratiquement toutes les communautés dans le passé, la plus inhumaine de toutes les pratiques.

Même Marx, qui de toute évidence n’a jamais voulu hypostasier ou perpétuer les catégories capitalistes, a adopté des vues similaires quand l’origine de la monnaie était évoquée : une simple rationalisation du troc.

Le seul problème est que tout cela est faux.

La monnaie n’a pas été créée pour rationaliser le troc ou  faciliter la négociation des marchandises.

L’erreur consiste à prendre la fonction contemporaine de la monnaie pour son rôle historique.

Lorsque l’échange des marchandises a commencé, dès que les biens ont cessé d’être des objets simplement utiles pour la consommation personnelle (dans ce que les spécialistes appellent généralement une «économie de subsistance»), ou ont cessé d’être considérés comme des cadeaux prestigieux appropriés pour des amis ou rivaux au sein ou en dehors d’une tribu (ce qui est désigné comme une «économie du don»), quand ils ont finalement été produits dans le but d’être échangés, la monnaie existait déjà depuis au moins plusieurs milliers d’années. Et pendant cette très longue période de temps, la monnaie avait déjà pris la plupart de ses fonctions ordinaires, comme étant une réserve de valeur, une unité de compte, un moyen de paiement, ou les trois à la fois; mais sans servir de moyen d’échange, ce qui constitue une différence essentielle. On comprend aisément que la monnaie doit être ce dont la société a besoin et veut qu’elle soit. Il y avait autant de types de monnaie et de valeur qu’il y avait de variétés de société. Et les sociétés fondées sur la production et l’échange commercial de marchandises ne sont pas très vieilles. Les types de monnaie utilisés dans le passé n’ont pas été utilisés pour l’échange, ils n’ont pas « rationalisé le troc », et la monnaie n’achetait rien. Bien sûr, dans la mesure où la monnaie a été utilisée pour payer une dette (comme un « prix de la fiancée », qui est une dot due à la famille de la mariée, ou comme wergeld, une compensation pour la vie de quelqu’un qui a été tué), on pourrait dire qu’elle a «acheté» quelque chose: elle a acheté la paix, elle a acheté une bonne conscience, la sérénité et la liberté. Elle a acheté une relation nouvellement établie ou rétablie avec des tiers – mais elle n’a jamais acheté des biens ou des  marchandises, parce qu’il n’y avait pas de marchandises. Il n’y avait pas de marchandises mais il y avait la monnaie.

Avant d’aborder la naissance du négoce de marchandises, n’oublions pas les trois étapes les plus importantes dans l’histoire de l’humanité:

a) le stockage des biens, alors que les hommes se sédentarisaient lors de la « révolution néolithique »,

b) le début de la production de marchandises pendant l’Antiquité,

c) la transformation du travail en marchandise, à la fin du Moyen-Age européen, et la création du capitalisme comme structure sociale dominée par l’économie.

Les premiers témoignages de quelque chose qui ressemble à une marchandise sont assez difficiles à évaluer. Il y a des signes évidents que des biens comme les coquillages de la mer Rouge ou l’obsidienne d’Anatolie ont été « distribués » et ont « circulé » dès le Natoufien (de 13.000 à 9.800 avant notre ère); mais «distribué» ou «circulé» ne signifie pas «vendu» ou «acheté», ni même «troqué». Il y a un peu plus de certitude quand nous arrivons à ce qu’on a appelé l ‘«économie du temple» de la Mésopotamie, où les temples ont organisé la production à grande échelle. Cela a eu lieu dans la culture d’Uruk (entre 5000 et 3000 avant notre ère). Des chercheurs pourraient appeler cela une « économie », mais nous savons  avec certitude que toute cette activité a eu lieu sans qu’une monnaie soit impliquée. Dans cette situation géographique privilégiée, où la civilisation s’est développée et propagée beaucoup plus tôt que partout ailleurs, la distribution des biens était généralement une question d’intérêt public, impliquant réciprocité et redistribution, et seulement marginalement échange direct de marchandises. Cependant, il n’y a pas de véritable accord entre les chercheurs sur la caractéristique prédominante de cette circulation des biens. Pour diverses positions scientifiques sur la question, voir Max Weber, Economie et société dans l’Antiquité ; Karl Polanyi & Conrad Arensberg, Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie ; ou plus récemment Jean-Jacques Glassner, Peut-on parler de monnaie en Mésopotamie au IIIème millénaire avant notre ère ?.

Peut-être devrions-nous aussi nous accorder sur ce qui doit être considéré pour évaluer la progression vers une «économie»:

a) quand les biens matériels sont produits pour être vendus et achetés les uns contre les autres (la monnaie devenant un «moyen d’échange»),

b) lorsque dette et crédit sont remplacés par un paiement instantané,

c) lorsque la division du travail interagit avec la nécessité d’un échange,

d) lorsque l’échange perd toute dimension personnelle ou sociale et devient abstrait,

e) lorsque les dirigeants politiques, face à des guerres massives, ont dû lever des armées et que  la monnaie a été nécessaire pour récompenser leurs soldats et mercenaires. D’ ailleurs, les soldats ont parfois été bien récompensés: dans l’armée d’Alexandre, les soldats étaient payés 4, 5, 14 ou même 16 drachmes par jour, tandis qu’un travailleur libre à Athènes  gagnait seulement 2 drachmes par jour.

Mais, comme je l’ai mentionné, il est encore plus important de réaliser que, à un stade plus précoce de développement social, des milliers d’années avant la Mésopotamie, quand les gens vivaient encore comme des tribus de chasseurs-cueilleurs, n’ayant jamais construit un temple ou vécus dans une grande ville; avant de faire la guerre sur des chars et portés des armures, croyez-le ou non, ces gens avaient déjà connu la monnaie. Il est donc absolument nécessaire de comprendre qu’en dehors de toute discussion sur l’existence d’une « économie » en Mésopotamie, «la monnaie primitive » a existé depuis des milliers d’années, alors que le mot «économie» n’ était pas applicable. En bref : la monnaie est beaucoup, beaucoup plus vieille que l’économie.

L’évolution de la monnaie, cependant, a été aussi complexe que l’évolution en général. Alors que chaque pays, chaque nation, chaque groupe social a toujours été « dans le processus de l’évolution », cette évolution n’a jamais été et ne peut pas être identique dans tous les lieux. Non seulement « l’évolution » a refusé de suivre le même calendrier partout (les aborigènes australiens vivent encore de la façon dont ils vivaient il y a près de 40 000 années), mais l’histoire est loin d’être une autoroute dédiée avec une carte routière unique; il n’y a certainement pas d’itinéraire unique  pour tous les peuples. Chaque culture s’est développée en fonction de ses propres structures, de ses besoins et potentiels – sauf dans les cas où cette culture a été colonisée et submergée par une autre, ce qui se trouve être un phénomène courant, si ce n’est pas la règle. Mais dans l’état actuel de nos connaissances, nous pourrions dire que nous connaissons des groupes dans le passé qui ont développé une activité plus ou moins « économique » sans monnaie (l’ancienne Mésopotamie, l’Égypte ancienne), et que nous connaissons aussi des groupes qui n’avaient pas d’activité « économique » du tout, mais qui se sont servis d’une monnaie (la plupart des « sociétés primitives »). Cette différence ne peut évidemment pas être expliquée par un évolutionnisme global ou unidirectionnel, car « la monnaie » a une histoire non-linéaire, « cassée », si l’on regarde sa pratique dans le monde. Seulement dans quelques endroits il semble possible de voir le chaînon manquant, comme dans la Grèce antique, ou dans la Chine ancienne, et seulement là, nous pouvons constater que l ‘ « invention » de la monnaie « commerciale » a été basée sur les formes antérieures, « primitives » de la monnaie, reprises et utilisées pour cette nouvelle fin. Au septième siècle avant Jésus-Christ, par exemple, les Grecs avaient encore à l’esprit leur monnaie sacrée servant au don quand ils ont repris la pratique de battre monnaie du royaume de Lydie (Anatolie occidentale). C’est un parmi très peu d’exemples clairs de continuité. Dans de nombreux endroits, trop de liens sont manquants et ces hypothèses ne peuvent pas être retracées, pas plus que le contraire ne peut être prouvé. Par conséquent, le principe de la continuité reste très douteux, car de nombreuses communautés ont été impliquées dans le commerce et l’économie après qu’elles ont été conquises ou contaminées par d’autres groupes, et n’étaient plus responsables de leur évolution finale.

Ainsi, les deux prémisses sur lesquelles se fonde mon livre sont les caractéristiques incomparables et quasi-divines du capital, d’une part, et l’origine non-économique de la monnaie d’autre part. Ce sont les deux points de départ qui, une fois combinés,  nécessiteront évidemment l’élaboration d’une théorie afin de renouveler notre approche de la valeur et de la monnaie.

Malheureusement, Sacrifier sans fin ne sera pas une réponse satisfaisante à cette entreprise ambitieuse. Son objectif est plus modeste, car il s’agit d’un recueil de pièces et de morceaux, même s’il montre que les questions soulevées demeurent inévitables. À tout le moins, il abat les murs entre les différentes disciplines (histoire, anthropologie, économie, philosophie). En considérant différents lieux et périodes, il tente de rappeler que, pour une très longue période de temps, les premières utilisations de la monnaie sont apparues dans un environnement social particulier que nous appellerions aujourd’hui « religieux ». L’un des chercheurs les plus cités dans mon livre est l’économiste allemand, archéologue et philologue Bernhard Laum (1884 – 1974) qui a développé cette thèse notamment dans son célèbre livre Heiliges Geld (Argent sacré), publié en 1927, et jamais traduit en anglais (j’essaie actuellement d’organiser une traduction française, puis anglaise, si tout va bien). Avec l’enquête de Laum, nous nous trouvons très éloignés des antinomies contemporaines, où l’économie est censée traiter uniquement des choses matérielles, et la religion des concepts et des aspirations de l’au-delà. Le but principal de Laum est de transmettre une compréhension du fait que la religion était en elle-même une pratique, matérielle et symbolique pour la circulation des biens (le sacrifice étant une sorte d’apothéose structurelle pour le processus de circulation du don). Et pas seulement la monnaie, mais de nombreuses formes de comportement « économique » proviennent du monde du culte religieux, loin de tout troc profane. Les sociétés primitives étaient beaucoup plus centrées sur les dépenses pures que sur l’accaparement des biens ou l’accumulation de la valeur, comme dans les sociétés modernes. Mais les aspects pratiques du sacrifice, en particulier, ont réussi à préparer la pensée et le comportement « économique ».

En gros, mon livre peut être divisé en trois parties:

– Plusieurs chapitres traitent des rapports ethnologiques et historiques fournis par divers anthropologues, à propos du sacrifice et de la monnaie dans les sociétés non-économiques ;

– Deux chapitres traitent de la pensée contemporaine consacrée à la relation entre la religion et le capital (avec les philosophes allemands Walter Benjamin et Jörg Ulrich) ;

– D’autres chapitres traitent de la relation entre la logique symbolique, le processus de socialisation par la valeur, et la reproduction sociale.

Permettez-moi maintenant souligner un certain nombre de thèmes qui vous donneront une idée de la perspective que mon livre essaie de créer. Ces thèmes sont : le sacrifice, la dette, la monnaie primitive, et l’économie moderne comme un héritage provenant de la pratique du sacrifice.

 

À propos du sacrifice:

« L’industrie » du sacrifice, qui a été prédominante dans différentes zones géographiques (par exemple en Grèce, en Chine, en Inde, en Amérique centrale), a mis en place diverses formes de comportement « économique ».

Le sacrifice a été basé sur une sorte d’accord contractuel entre les hommes et les dieux. En sacrifiant quelque chose, les gens communiquaient avec les dieux, et à travers leur offrande créaient une forme de dette divine. Ou peut-être, à l’inverse, ont-ils aussi essayé d’utiliser le sacrifice pour se débarrasser de leur propre dette. Ils ont appris à compter sur la faveur des dieux, dont ils supposaient profiter, et payé pour la faveur prévue en sacrifiant quelque chose en retour. Le sacrifice était l’activité principale dans le processus de médiation : médiation entre les hommes et les dieux, mais aussi médiation entre l’homme et ses désirs ou aspirations. Le sacrifice signifiait et impliquait des hommes soumis à la volonté des dieux, mais aussi des dieux devant rendre la pareille en offrant ce que les hommes souhaitaient obtenir – une sorte de négociation et de marchandage avec les dieux: le premier exemple réel de commerce. Bien qu’impliquant la soumission aux dieux, le sacrifice est devenu aussi un exercice pour apprendre à les manipuler, en particulier à se libérer de leur volonté. La médiation est une technique qui peut être utilisée pour obtenir la suprématie, mais seulement aussi longtemps que nous dépendons d’elle : exactement ce qui se produira beaucoup plus tard avec le travail, la monnaie et le commerce (où nous restons dépendant de la valeur économique). Il y avait, bien sûr, des interactions directes entre les individus, ainsi qu’entre groupes, toutes deux impliquant des pratiques de réciprocité très élaborées, mais bien souvent, l’organisation sociale des personnes qui vivaient presque nues dans la forêt tropicale était beaucoup plus complexe que ce que nous trouvons à ce jour dans notre présent code civil. Les interactions sociales et religieuses étaient de la même nature, puisque le contrat avec la divinité englobait toutes les autres interactions. Aucune communauté ne l’a exprimé plus clairement que la communauté juive avec sa notion de b’rith (contrat entre Dieu et « son » peuple). Une approche historique de l’étude de cette notion ferait probablement découvrir une évolution sémantique depuis la dette et le devoir obligatoire vers le contrat et le commun accord, et  illustrerait probablement comment la pensée religieuse est devenue ouvertement une sorte d’échange. Il est bien connu que la Torah, la Bible et le Coran sont construits principalement sur la notion de réciprocité contractuelle: « si vous faites ceci, vous serez récompensé par cela », ou à l’inverse: « si vous ne faites pas ceci, vous serez puni par la privation de cela. » La moralité apparaît manifestement comme une forme de troc. Dans une certaine mesure, cela a été contesté pour la première (et peut-être dernière) fois par Jésus, qui dénonçait le respect passif des rites et appelait à la suprématie de la véritable inspiration personnelle (dans sa jeunesse, Hegel a écrit d’excellentes pages à ce sujet, en particulier dans La positivité de la religion chrétienne (PUF 1983) et dans Premiers écrits (Vrin, 1997).

Selon son étymologie, le mot sacrifice se réfère à la métamorphose de quelque chose de profane en quelque chose de sacré (sacer facere: rendre sacré), il est donc un moyen pour transformer une chose matérielle en quelque chose d’immatériel, donc un élément utilisable en une valeur purement symbolique . La valeur symbolique devient éternelle, soi-disant, en étant libérée de sa substance terrestre. C’est exactement ce qui se passe dans le cas d’une transaction commerciale: quand nous vendons un produit matériel, nous le sacrifions pour libérer sa « valeur », qui retourne alors à la vie éternelle de la monnaie, où elle circule dans le monde entier, libérée de tout lien avec une substance matérielle spécifique.

Le sacrifice a généré la division du travail et les professions spécialisées. Le plus vieux métier  était le sacerdoce, mais les prêtres ont organisé leur activité en incluant un grand nombre de contributeurs spécialisés parmi la communauté : menuisiers, bouchers, et une multitude d’artisans. Vraisemblablement, les castes religieuses préexistaient aux professions et finalement se sont transformées en celles-ci. Le sacrifice a surgi dans des sociétés ayant des besoins matériels très maigres, et donc peu de besoin de travail; mais le sacrifice, comme activité, a absorbé de plus en plus de travail, l’accumulant exactement de la même manière que le capital l’exigera du travail pour se perpétuer.

La division du travail implique, bien sûr, la nécessité d’une rémunération. Les dieux, les prêtres et les hommes partageaient le reste du sacrifice selon un système précis de  distribution selon lequel les prêtres étaient parfois fortement récompensés pour leur participation au sacrifice ainsi que pour leur connaissance des rites ésotériques qui le faisait réussir.

Le sacrifice nécessitait et donc générait un calcul précis et exact des quantités et des proportions, qui  prenait en compte les souhaits imaginaires des dieux, l’ampleur de la récompense attendue, et le partage entre les dieux, les prêtres et les mortels. Tout devait être calculé en détail et avec une grande précision – il n’est donc pas étonnant que l’origine de l’écriture ait été la comptabilité (en Mésopotamie, en Égypte), comptabilité prenant elle-même son origine dans les cérémonies religieuses.

Le sacrifice a créé également une logique de substitution symbolique : le sacrifice humain a finalement été remplacé par le sacrifice animal, qui à son tour a été remplacé par le sacrifice d’un symbole mort – l’évolution vers la monnaie est claire, désormais le symbole « paie »  pour la conservation d’une vie ou de biens. Le symbolisme, en général, est d’origine et de nature  religieuse. Il a réussi à prendre l’idée d’un pouvoir magique et à la rendre inhérente à une image numineuse spécifique (comme la statue d’un Dieu dans le fétichisme primitif) et à transformer ce dispositif en un véritable système de circulation de la valeur.

Permettez-moi enfin de mentionner que dans les anciennes Brāhmaṇas indiennes, le dieu Prajāpati, qui s’est sacrifié lui-même, avait un corps en or, ce qui signifie qu’en tant que composé d’or, son identité était indéterminée, ouverte, capable de se convertir en toutes les identités spécifiques du monde : un  signe clair que la valeur universelle, l’or et le sacrifice étaient intimement liés l’un à l’autre.

Pour une bonne compréhension de ces aspects étranges du sacrifice (création de professions spécialisées, récompense de ces professions avec l’utilisation de méthodes comptables précises, invention d’une logique symbolique de substitution, promotion des échanges contractuels), nous devons prendre en considération le type de rapports sociaux au sein desquels tout cela s’est produit. Dans un monde où la production pragmatique de biens de subsistance et les dons traditionnels prédominaient, il n’y avait pas d’autre trace d’échange économique. Le sacrifice a été l ‘expérience fondatrice dans laquelle les premières racines pratiques et les précurseurs idéologiques de la pratique économique sont apparus.

 

A propos de la dette:

Comme réseau de relations sociales, toutes les « sociétés primitives » ont mis en œuvre des systèmes de dette entre les membres de leur communauté, dont deux étaient les plus célèbres : le wergeld et le prix de la fiancée. Il semble assez évident que la dette et le sacrifice étaient les deux canaux de paiement et donc à l’origine de la monnaie. La dette est extrêmement intéressante mais aussi très complexe, et sujette à diverses et contradictoires évaluations de la part des chercheurs. Citons l’examen le plus récent et le plus populaire, celui de David Graeber: La dette – les 5.000 dernières années. En dépit de mon estime pour M. Graeber, je ne partage pas sa position quand, pour des raisons obscures, il n’accepte pas l’origine religieuse de la dette. Permettez-moi de rappeler les circonstances de la mort de Socrate. Quelles furent les dernières paroles de Socrate? Il a dit à son ami Criton qu’il « devait un coq à Asclépios ». Que voulait-il dire par là? A cette époque, lorsque vous étiez gravement malade, vous alliez à Epidaure où se trouve le sanctuaire du dieu Asclépios. Les prêtres de Asclépios étaient là pour vous guérir avec l’aide du dieu, et comme  récompense, il fallait lui offrir un coq. Ainsi, Socrate a laissé entendre qu’en mourant il serait guéri – guéri de vivre une vie imparfaite, où son âme était emprisonnée dans son corps (du moins est-ce ainsi que Platon le comprenait). Il était d’usage de sacrifier un coq, car le coq est l’animal qui annonce un nouveau jour, une nouvelle vie. On peut aussi choisir de comprendre les paroles de Socrate en termes d’ironie : ne quittait-il pas sa chère ville d’Athènes parce qu’elle était en train de devenir une maison de fous, l’accusant de corrompre sa jeunesse? Et cette folie, peut-être, pouvait être la véritable maladie dont le sage Socrate se guérissait par sa mort. Socrate, quoi qu’il en soit, avait une dette et ne pouvait pas mourir sans la payer. Dans les temps anciens, le paiement a toujours servi à se libérer d’une dette. Le paiement a été inventé à cette fin. Ces dettes ne résultaient pas seulement, à l’image des dettes modernes, d’un emprunt d’argent ; elles étaient des dettes symboliques, principalement sociales, humaines. La dette centrale était une dette existentielle. La société dans son ensemble était fondée sur l’idée que dès sa naissance, l’homme était redevable aux dieux, aux héros, aux ancêtres, ou aux fondateurs de sa communauté. Comme le philosophe grec Anaximandre l’a exprimé : « Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties, comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué ». De quelle injustice s’agit-il ? Du simple fait d’exister. Avoir à payer des réparations signifiait que d’être en vie était plus ou moins être en dette. Nous ne devrions jamais oublier que la notion de paiement avait ce contexte.

Dans l’ère moderne, bien sûr, payer ne prend pas la même forme que le paiement dans les temps anciens. Aujourd’hui, si nous payons, cela signifie généralement que nous achetons. Ce qui est très différent. Passons un peu de temps sur cette importante transition, qui sépare  les sociétés pré-économiques de celles économiques. Dans les sociétés « primitives », non structurées en Etat, il y avait en gros trois formes de paiement. Le premier était ce que les anthropologues ont étiqueté comme « don » (voir par exemple Marcel Mauss). Un don avait lieu pour produire une relation contraignante dans le cadre d’un réseau social, et cette relation peut être considérée comme une forme de dette. En faisant un don à quelqu’un, je crée une dette puisque la personne à qui j’ai donné devra retourner mon don sous la forme de quelque chose qui sera au moins équivalent à l’original. Le temps qu’il faut pour retourner ce don (le temps pour faire un contre-don) peut être très long, il peut prendre des années, ou même passer d’une génération à l’autre (quelqu’un peut devoir à quelqu’un d’autre une mariée qui n’est pas encore née). Le cadre social repose souvent sur de tels liens. Le deuxième type de paiement (le contre-don) apparaît comme le remboursement du don, à tout moment ultérieur, après le don original. L’ensemble du système a été décrit comme un système de dons parce que le paiement réciproque semble moins important que le don original. Le paiement réciproque n’était pas obligatoire et introduisait le donateur et le donataire dans une relation durable, parfois irréversible. Le troisième type de paiement était une sorte de sanction visant à racheter une dette qui ne provenait pas d’un don volontaire. Le wergeld en est le meilleur exemple. Les trois types de paiement sont très éloignés de l’acte d’acheter quelque chose, et c’est une différence essentielle avec une société fondée sur des principes économiques, qui repose sur un système de vente et d’achat. Ce qui devrait être nommé «économie» est un échange de biens dont le système de paiement se transforme en un moyen d’acheter quelque chose. Le sacrifice, cependant, avait un statut ambigu. Comme indiqué plus haut, il y avait une dette « existentielle » passée à racheter et maintenue dans le même temps, mais le sacrifice visait aussi l’avenir en demandant aux dieux une faveur particulière. Mais viser l’avenir se rapproche en quelque sorte d’un achat, et se dirige vers l’économie.

Ce qu’Aristote appelait οἰκονομία, une « économie », était encore une simple économie domestique. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’on appelait alors « chrématistique » (l’art de devenir riche, l’accumulation de l’argent, donc la destruction de tous les liens sociaux), ce qui était considéré comme nuisible à l’ordre de la cité. En soi, l’achat présente deux particularités: a) il porte sur un bien matériel, et b) l’opération ne crée pas une dette, mais « libère » les deux parties de la dette car la réciprocité est instantanée. C’est pourquoi nos contemporains se sentent libres. Mais leur endettement a été transféré à d’autres domaines, précédant la transaction, j ‘y reviendrai un peu plus tard. Pour caractériser le fétichisme moderne, Marx a écrit une phrase célèbre disant qu’ « il y a un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt, à leurs yeux, la forme fantastique d’un rapport entre les choses » (Le Capital, Livre I, Première section, chapitre 4, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret). Vous pouvez également appliquer cette formule à des sociétés primitives où les gens interagissent avec des cadeaux matériels et des paiements : mais les dons et les paiements étaient symboliques la plupart du temps, et même quand ils ne l’étaient pas (quand quelqu’un payait pour son épouse en offrant un canoë à son beau-père), cela  n’a jamais été une chose en échange d’une autre chose, mais une chose en échange d’un droit, d ‘un privilège,  d’un service, ou d’un lien de parenté. En cela, on n’échangeait pas des marchandises, les sociétés primitives peuvent être considérées comme plus « orientées vers les services » que la nôtre.

Nous devons essayer de comprendre comment la valeur du don différait de la valeur économique. La valeur, comme on le sait dans les temps modernes, est la valeur d’une marchandise (c.à.d. de la main-d’œuvre nécessaire pour la produire, normalisée selon une moyenne mondiale), peu importe qui vend ou achète. Dans un système de dette primitive ou antique, elle était tout à fait différente : la valeur d’un don était personnelle, et en proportion à la valeur subjective qui lui était donnée à la fois par le donateur et le donataire (quelque chose qui persiste encore de nos jours dans le cas de dons personnels); cette valeur ajoutait à  l’honneur et à la dignité des deux partenaires participant à l’échange, parfois même à l’ensemble de la communauté. En outre, le don était considéré comme faisant partie du donateur, comme extension de sa personnalité. Alors que don et dette avaient leur mesure dans la valeur perçue par le bénéficiaire, le culte religieux et le sacrifice ont formé l’homme à trouver la valeur dans l’objet lui-même et dans la récompense implicite. En termes modernes, le sacrifice a facilité la migration de la valeur subjective à la valeur objective, essentielle pour l’activité économique. Le sacrifice était encore un type de don, mais conduisant progressivement hors du domaine du don.

Alors que don et contre-don étaient conçus avec l’idée de créer et de régler une dette, ils comportaient déjà la notion d’un incrément. Donner quelque chose à quelqu’un équivalait à la création d’une dette implicite et à obtenir un quantum de pouvoir sur lui. La meilleure façon de régler cela était d’offrir un contre-don dont la valeur était estimée plus élevée que celle du don initial. Ceci, à son tour, créait une nouvelle dette, et ainsi de suite. Le régime était: « Je vais vous récompenser avec un cadeau meilleur que celui que j’ai reçu de vous, et ainsi prouver que je suis plus généreux que vous. » L’idée d’une augmentation est beaucoup plus ancienne que celle de la différence de prix ou de la plus-value. Ce n’était pas une augmentation mesurée comme un gain, mais plutôt comme une augmentation de la dépense.

Avec la création de l’État, les formes traditionnelles de la dette (prix de la fiancée, wergeld, sacrifice) ont évolué progressivement vers des formes de paiement de l’impôt. Généralement les gens ont payé des impôts (contributions à l’État)  beaucoup plus tôt qu’ils n’ont payé pour des marchandises. Dans de nombreux cas, payer des impôts et les soldes des soldats a été beaucoup plus important pour la création de la monnaie frappée que de payer pour des biens ou de rationaliser le troc. Inversement, nous pourrions peut-être dire que l’État a été conçu avec et à travers cette transformation des dons centralisés en impôts.

 

A propos de la monnaie primitive:

La monnaie primitive correspondait en soi à une valeur : elle ne représentait pas la valeur d’une marchandise, et ce n’était pas une autre image d’une marchandise, une marchandise elle-même, la « reine » des marchandises, comme de nos jours. C’était une formule magique, représentant une sorte de force surnaturelle, en d’autres termes l’identité de la communauté, sa vie même. Philippe Rospabé a développé cette idée dans un livre merveilleux intitulé La dette de vie, aux origines de la monnaie, publié en 2010. La monnaie ne peut jamais être séparée de la valeur. Mais il y eut toutes sortes de monnaie (i. e. diverses fonctions sociales de la monnaie) et aussi toutes sortes de valeurs. C’est probablement l’une des questions les plus difficiles de toutes : comment pouvons-nous soutenir qu’il aurait pu avoir un terrain commun entre la valeur symbolique (représentant la communauté, le pouvoir personnel, l’essence de la vie ou des abstractions comparables) et la valeur économique (qui n’est rien plus que le calcul du coût moyen d’un travail abstrait, qui est travail purement quantitatif,  dépourvu de qualité) ? Nous devrions sans doute nous appuyer sur une approche structurelle, penser la valeur comme une charnière, une ligne d’articulation entre flux matériels et symboliques. La valeur serait alors une projection dans laquelle l’organisation sociale matérialise son existence, à travers laquelle elle se « coagule ». Une projection qui non seulement existe ou qui se trouve dans l’esprit humain, mais qui devient une force active et imprègne toutes les interactions sociales.

Dans l’Antiquité grecque, pendant une longue période, le bœuf était une forme de paléo-monnaie (comme on dit en français). Il a été utilisé comme une mesure de la valeur de nombreux biens, parce que c’était un animal souvent sacrifié, en particulier aux temps les plus anciens. Ce n’était pas de la monnaie comme moyen d’échange, mais de la monnaie comme unité de compte. Vous savez peut-être que, dans de nombreuses sociétés anciennes ou primitives, il y avait un type de monnaie agissant uniquement comme une unité de compte (en particulier en Égypte, en Amérique centrale, en Grèce et à Rome). En France, entre le 13ème siècle et 1794, de nombreux problèmes monétaires ont découlé du « système à deux monnaies » (l’unité de compte : la « livre tournois », et la monnaie réelle : écu, ducat, florin, doublon). Dans les temps modernes, il y a toujours des monnaies utilisées exclusivement à des fins  « comptables », qu’il faut toujours convertir en monnaie réelle, telles que, par exemple, les Droits de tirage spéciaux, qui sont utilisés pour calculer la responsabilité des propriétaires de navires. Mais revenons à nos bœufs. Le fait que le sacrifice crée la monnaie est mis en évidence par l’étymologie du mot « capital ». Celui-ci a son origine dans le mot latin « caput », tête de bétail, tandis que l’origine du mot « pécuniaire » réside dans pecunia, ce qui signifie pécune (monnaie) de pecu, bétail, cheptel. On peut croire que le bœuf a été sélectionné pour représenter la monnaie (en unité de compte) parce qu’il équivalait à la richesse réelle (comme élément d’un troupeau), mais Laum établi très clairement que le bœuf a été choisi comme unité de compte parce qu’il était un animal utilisé pour les sacrifices (voir Heiliges Geld, premier chapitre). Chaque bœuf était choisi pour son adéquation (en taille, couleur, race et ascendance), car la qualité est le lien initial dans la chaîne qui mène à la quantité. Plus tard, la valeur monétaire a été précisément quantifiée, mais un substitut qualitativement garanti de la valeur (par exemple, des pièces de monnaie standardisées) reste le meilleur gage, ou signe, pour confirmer l’aspect quantitatif de la valeur. Laum, encore une fois, a écrit des pages très intéressantes qui décrivent comment des portions de viande sacrée ont été servis après le sacrifice à l’aide de petites brochettes (obeloi), et sur la façon dont la brochette (obelos) a donné son nom à la célèbre pièce de monnaie appelée obole (obolos). L’étymologie grecque témoigne clairement de l’origine de la monnaie, mais l’allemand le fait également : l’argent, c’est Geld, mais dans le vieil haut-allemand, la racine de Geld est gild, ce qui signifie: « représailles,  dédommagement,  sacrifice ». Voir aussi comment le mot compensation est encore utilisé en anglais contemporain (signifiant « salaire, rémunération, récompense, extinction des dettes »).

 

A propos de l’économie moderne comme héritage de la pratique du sacrifice:

Avant l’arrivé de l’économie moderne, la transformation par le sacrifice de la valeur d’usage en valeur symbolique avait lieu uniquement dans des lieux spécifiques (tels que les temples) et à des moments précis (pendant des fêtes saisonnières). La transformation contemporaine de la valeur d’usage en valeur d’échange a lieu partout et tout le temps: produire et consommer étant à cet égard équivalent à des opérations microscopiques de sacrifice. Le sacrifice est devenu extrêmement discret, mais omniprésent.

Nous devons aussi prendre conscience du fait que dès qu’un rapport d’équivalence est établie entre deux choses, l’idée de pouvoir apparaît, et ce parce que la nature, les lois et l’application de l’équivalence sont déterminés par une catégorie spécifique de personnes. Un contrôle efficace de la pratique symbolique conduit tôt ou tard à la formation d’un groupe qui est propriétaire de ce symbolisme, et quand ce symbolisme est en outre liée à l’échange de biens, il transforme le groupe en propriétaires de la richesse matérielle. La maîtrise sur les esprits se transforme tôt ou tard en la maîtrise sur les structures sociales et sur les personnes vivantes.

Développant et étendant ce que Max Weber avait écrit 15 ans auparavant, dans son célèbre ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le philosophe allemand Walter Benjamin a écrit, en 1921, un court manuscrit intitulé Kapitalismus als Religion (Le capitalisme comme religion), dans lequel il a fait valoir que le capitalisme fonctionne comme une religion, et qu’il a pris naissance comme un parasite se nourrissant du christianisme, répondant aux besoins et aux espoirs initialement satisfaits par la religion. Benjamin pensait que le capitalisme était une religion réduite au niveau d’un culte, dépourvu de toute théologie, et que par nature le culte du capitalisme est continu, de sorte qu’au lieu de résoudre la dette et la culpabilité (les deux étant le même mot en allemand: Schuld), il les augmente en permanence  dans un processus sans fin d’autoperpétuation. Il suffit de penser à Jésus, qui est mort pour racheter toute culpabilité humaine ; en raison de sa mort, les chrétiens croyants assument plus de culpabilité que jamais, à un point tel qu’ils doivent maintenant payer pour cela indéfiniment. Benjamin pouvait affirmer que « le capitalisme est probablement le premier cas d’un culte qui ne libère pas de la pénitence, mais qui augmente la culpabilité ». Ce qu’il a écrit sur cette question doit être compris comme s’appliquant au processus de la valeur en soi. Si vous n’utilisez pas le capital, vous le tuez. Vous devez l’utiliser pour augmenter sa valeur, vous êtes condamné à « rémunérer le capital ». Ce processus, et la logique qui le soutient, ne peuvent pas être arrêtés, ni même ralentis. Afin de maintenir le capital vivant  le monde de la substance doit être sacrifié. Le propriétaire du capital doit brûler les meubles pour entretenir le feu, et ses employés sont soumis aux mêmes contraintes : dès qu’ils mangent, boivent, ou achètent un appartement, ils s’endettent, ils auront besoin d’argent, qu’ils ne peuvent acquérir que par la vente de leur force de travail, et donc de leur vie. Il n’y a pas moyen d’en sortir. L’économie moderne est un héritage de l’activité de sacrifice, et l’émancipation apparente de la dette sociale (typique dans les sociétés primitives) conduit en réalité à des formes beaucoup plus strictes de la dette. Si le capital est assimilé à du travail mort, comme Marx le pensait, alors nous nous trouvons endettés par rapport au travail mort exactement comme les sociétés primitives étaient endettées par rapport à des personnes mortes, à leurs ancêtres. La dette doit également être considérée comme réglant toute l’évolution à venir : l’évolution n’est autorisée que si elle augmente le bénéfice ou est susceptible de le faire. Le progrès, ou ce que nous appelons progrès, dépend de l’attente d’un profit, nous avons toujours une dette envers le profit. Il n’y a aucune activité, en bref, qui ne soit redevable au profit, qui puisse se passer de  « rémunérer le capital ». L’avenir reste prisonnier du présent, mais le présent est également prisonnier de l’avenir : c’est ainsi que nous tournons en rond. La société contemporaine est beaucoup plus menée par l’endettement que les sociétés plus anciennes. Le profit apparaît comme une condition de possibilité essentielle pour que quelque chose puisse exister. Chaque marchandise naît au moment où elle est produite, mais elle doit être régénérée (born again) du fait de sa vente ; le bonheur éternel n’est toutefois en vue que si la vente a été rentable. Il est inutile de dépenser du temps de travail et de produire quelque chose qui ne se vend pas. Et ce n’est pas vraiment la peine de vendre, si on ne vend pas à profit. Mais il se pourrait bien que vendre à profit puisse être encore considéré comme un problème, en particulier si la marge de profit générée est inférieure à celle générée par le produit d’un concurrent, car celui-ci peut alors attirer des actionnaires mal récompensés. Ainsi, la légitimation de l’existence se passe non seulement ex post, après coup, mais après de multiples confirmations a posteriori. Les Moires ou Nornes modernes se révèlent beaucoup plus impitoyables que les anciennes déesses du destin. Jusqu’à la fin, nous ne pouvons être sûr que le droit à l’existence a été accordé, si nous pourrons faire partie de la société. La socialisation (faire partie de la société) est accordée par un dieu caché, qui ne nous accorde sa miséricorde ou sa « grâce »  que si un profit a été obtenu – et ainsi de suite. Ce mode de vie tourne au rite d’initiation interminable. Je n’ai aucun doute que les religions de la « régénérescence » (born again) rencontrent un succès lié à l’éternelle épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout le monde. Comme l’écrivait Cicéron dans ses Tusculanes (Livre Cinquième, De la vertu, XXI, traduction M. Nisard) : « Denys lui-même sentait qu’avec de continuelles alarmes, on ne goûte nul plaisir. »

Un chercheur récent tout à fait remarquable, Jörg Ulrich, a compris que nous ne vivons pas dans un monde matérialiste, éloigné de la religion (comme de nombreux chercheurs le pensent), mais au contraire, que, par un système global dédié au fétichisme économique, nous demeurons dans un monde profondément enraciné dans la religion, où la pensée religieuse façonne tout. Nietzsche l’avait déjà proclamé en 1880, mais seulement en matière d’éthique. Cela devient évident puisque tout ce qui est sacrifié, et surtout du temps, n’est jamais sacrifié pour quelque chose de réel (au profit de soi-même ou de quelqu’un d’autre), mais seulement pour le bénéfice d’une sorte de fantôme : le processus de création de la valeur. Les gens sont naturellement récompensés pour leur participation (par ce que nous appelons «salaire»), mais ils n’en bénéficient que dans la mesure où leur petite récompense, dont ils ont besoin pour survivre, permet à d’autres de profiter d’une récompense beaucoup plus grande. Ce profit, autrement plus important, est l’objectif qui régit l’ensemble ; les salaires ne sont qu’un mal nécessaire : une observation qui devient douloureusement évidente à la lumière des tentatives fréquentes pour réduire les salaires au minimum. Les deux, le profit et les salaires, ne sont que la récompense personnelle de ceux qui utilisent leur vie à perpétuer le système actuel et sa logique fantomatique.

Donc: la plénitude matérielle régie par le vide abstrait ? Eh bien, rien de vraiment nouveau pour des philosophes. Au 6ème siècle av. J.-C., les philosophes présocratiques (les soi-disant φυσιολογοι) ont commencé leurs spéculations au moment où la monnaie frappée fut inventée. Cela ne peut avoir été accidentel, comme le suggèrent des savants tels que George Thomson (Studies in Ancient Greek Society, Volume II, The First Philosophers, publié en 1955) ou Richard Seaford (Money and the Early Greek Mind, publié en 2004). Les explications concernant la nature de la matière physique, produites par les philosophes de cette époque, se réfèrent à une substance plus ou moins immatérielle qui peut être interprétée par la science moderne comme anticipant la matière microscopique ou atomique. Démocrite, par exemple, envisage des atomes, Anaximène pense que l’air serait la « substance ultime », tandis qu’Anaximandre considère que la substance ultime doit être l’ἄπειρον,  le quantitativement illimité ou le qualitativement indéterminé. Comme il n’y avait aucune base scientifique à ces hypothèses (y compris à l’atomisme), nous pourrions peut-être expliquer la recherche d’une substance ultime et informe par l’irruption de la valeur monétaire abstraite, qui, au moment de sa naissance, aura paru aussi surprenante à des gens habitués exclusivement à des êtres physiques et à des relations personnelles. Allant au-delà des spéculations de ces philosophes, Platon imagine dans ses Lois une âme capable de déplacer les corps célestes. Inspiré par le concept de Platon, Aristote, dans le livre 12 de sa Métaphysique (qui fut très influente dans l’Islam et dans le Moyen-Age européen), postule l’existence d’un « moteur immobile », un « dieu » immobile et éternel. En Chine, selon la tradition taoïste, le vide était considéré comme la potentialité absolue des êtres, et la monnaie là-bas, comme nous le savons, était presque aussi vieille que la civilisation chinoise elle-même. Que des idées aient été produites par l’émergence de concepts monétaires n’est certainement pas surprenant. Beaucoup plus tard, le protestantisme a développé l’idée que Dieu était immensément lointain et hors de portée, et que nous devrions donc nous préoccuper que des lois et des règles de la terre : la société moderne était ainsi vouée à adorer une divinité plus accessible et immanente. Le dieu externe invisible, supérieur à sa création, a été liquidé par le protestantisme, et ne subsistait que le dieu caché de l’économie.  La société contemporaine a liquidé la séparation entre la réalité et la religion qui avait été en vigueur depuis plusieurs siècles (se rappeler l’opposition entre les papes et les rois), et retournait désormais à des principes plus anciens, où la religion faisait partie intégrante de l’activité sociale, qui était mise en forme et déterminée selon la logique religieuse. Ce qui fut vraiment nouveau, c’était le caractère silencieux et entièrement caché de cette intégration. Aucun grand-prêtre ne proclama la nouvelle religion, bien que les prêtres du passé en eussent été fiers. Le siècle des Lumières avait tort quand il opposait la raison pragmatique de l’économie à l’irrationalisme religieux, il n’a fait qu’encourager l’économie comme noyau caché de la religion : le sacrifice de sa vie et la dépossession de la prise de décision individuelle, basés sur l’idée que la poursuite du profit et le processus de création de valeur sont les seules forces qui devaient influencer les prises de décision.

Pour tenter de répondre à notre question initiale (« Y a-t-il un modèle secret et sous-jacent que la religion et le capital auraient en commun ? »), Sacrifier sans fin vise à convaincre ses lecteurs de l’irrationalité fondamentale de notre comportement prétendument rationnel ; à éveiller le sentiment du lien inséparable entre la rationalité économique et la croyance religieuse, et du fait que nous sommes prisonniers d’une façon de penser et d’agir qui embrouille et obscurcit notre approche de la réalité. Le tissu tout entier de la pensée économique mérite d’être examiné avec la plus grande suspicion. Les théories du complot ont envahi notre paysage mental, construisant les scénarios les plus incroyables, mais le seul complot dont nous sommes absolument sûrs – la conspiration de la valeur – est comme par hasard ignoré. La valeur d’échange est utilisée pour manipuler la valeur d’usage à un point tel que rien ne peut être approché pour ce qu’il est, parce qu’il est toujours considéré en termes de valeur économique potentielle. Le dépassement du capitalisme dans sa forme la plus récente n’est pas du tout simplement une question de modifier la répartition de la richesse entre les riches et les pauvres, entre les capitaines d’industrie et les travailleurs salariés : ils sont tous si bien engagés dans la production et la consommation qu’ils en ont perdu l’utilisation de leur vie. La question n’est pas de restaurer un équilibre qui aurait été perdu, mais que le système ne peut pas trouver un équilibre stable. « La crise » n’est pas un accident, mais l’état normal des choses, elle n’est pas un événement qui a lieu à la fin d’une histoire, mais quelque chose de profondément ancré dans chaque instant de la vie quotidienne. Production et  consommation sont comme une prière inutile envers un dieu impitoyable, elles se traduisent par une énorme accumulation de sacrifices microscopiques, tous possédés par un « au-delà » économique. Je préfère plaider pour de nouvelles Lumières, mais cette fois sans zone d’ombre, sans reconduction à courte vue des règles du vieux monde. Une ombre est précisément ce que nous ne pouvons plus nous permettre. Les anciennes Lumières opéraient au nom de l’économie et de la rationalité technologique, et aucune lumière n’a été faite sur le sujet de l’action lui-même, qui est resté protégé par l’obscurité. Ce sujet de l’action n’était rien de plus que l’intérêt brut traquant son objet – le monde – et recherchant  la meilleure façon de le manipuler (voir par exemple Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, 1944). Si les Lumières sont destinées à remplir leur promesse, nous devons dire adieu au sacrifice et à la valeur, apprendre à parler et à agir en notre nom, et comprendre que ce qui compte vraiment n’est pas la quantité de plus-value que nous extrayons d’un monde en lambeaux, mais la façon dont nous vivons réellement dans ce monde et ce que nous pourrions être si nous n’étions pas confinés dans une prison archaïque.

L’aliénation religieuse était le laboratoire de l’aliénation politique et économique. C’était la maternelle de la dépossession. Comportements politiques et économiques se sont multipliés autour de ce noyau religieux sans jamais chercher à se libérer de l’aliénation d’origine, qui se manifeste maintenant dans l’acceptation de la domination économique.

Comme la théologie, la théorie économique traite de quelque chose qu’elle est fondamentalement incapable de comprendre. Vous ne pouvez pas comprendre quelque chose en restant à l’intérieur, sous son emprise. Vous devez regarder de l’extérieur. Sinon, c’est comme interroger un poisson sur l’eau. Tout savoir d’initié est condamné à rester dans le domaine de la connaissance opérationnelle (« comment puis-je le faire fonctionner ? »). Mais le vrai jeu commence lorsque vous abandonnez cette perspective, lorsque vous prenez du recul et commencez à vous situer face à la chose, à la chose comme totalité. Vous allez bientôt découvrir que la connaissance de l’initié est essentiellement « une connaissance captive ». Comment  quelque chose comme la « connaissance captive » peut-elle même être considérée comme de la « connaissance » ? Je vous laisse avec cette question. La seule bonne chose est que, tant que nous sommes guidés par des connaissances captives, et aussi longtemps que les gens prennent la connaissance captive pour la vraie connaissance, il y aura toujours de la place et aussi un besoin urgent pour la philosophie et la théorie critique – autant que pour changer ce monde qui nous mène à de telles idées captives.

Encore un grand merci à A.R. qui a eu le courage d’inviter un individu avec des idées bizarres de ce genre, et qui lui a permis de développer librement ses propres vues sur la théorie économique. L’intention du professeur R. était, comme il me l’a dit, de laisser quelqu’un traverser les frontières. J’espère avoir répondu à cette attente et satisfait à cette demande.

 

 

 

 


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The birth of capital and value from the religious cult

Suite à l’étude consacrée à l’ouvrage La religion du capital, publiée en 2009 comme Postface à ce pamphlet de Paul Lafargue (le lecteur en trouvera un résumé sur notre page : http://www.lesamisdenemesis.com/?p=763), une présentation de la naissance de l’argent et de la valeur dans les sociétés primitives vient d’être publiée par Jean-Pierre Baudet en 2013 sous le titre Opfern ohne Ende (Sacrifier sans fin), toujours chez Matthes & Seitz, Berlin.

L’objet de cette présentation était de retracer, au moins de façon fragmentaire, la naissance des pratiques et des concepts économiques dans la sphère du culte religieux, comme indissolublement liée à cette forme d’aliénation. Par ailleurs, les pratiques économiques contemporaines y sont abordées comme autant de formes de sacrifice et de domination du mort sur le vif.

Une occasion s’étant offerte d’exposer cette thèse devant un public d’étudiants américains en économie, il a semblé tentant, malgré une aversion de principe pour l’institution universitaire, de ruiner devant de futurs économistes les fondements pseudo-scientifiques de leur discipline.

Un exposé a donc eu lieu, cette fois en anglais, et nous le publions ci-dessous.

Pour télécharger la version PDF: The Birth of Capital and Value from the Religious Cult


The Birth of Capital and Value from the Religious Cult

by Jean-Pierre Baudet

 

Hello everybody,

First of all, I would like to ask for your indulgence, as I am not a native English speaker. For this reason I would rather read from my notes than attempt a free talk. I believe that this will make things easier for all of us.

I would like to begin by warmly thanking Professor A. R., who was kind enough to invite me and offer me the opportunity to give a quick overview of a book that I have recently published in German. It is called Opfern ohne Ende (An Endless Sacrifice), and deals with what you might call the prehistory of economic interactions. However, as you will notice, it is not a review of prehistoric conditions to supplement what you already know about political economy, nor does it leave political economy as it is, untouched and unchanged. The objective is to illustrate the birth of economic behaviour and become conscious of its deeper nature, neither of which is ever covered in works on the economy and neither of which, to say it bluntly, is in line with the usual approach the study of economics takes to justify its existence as a self-contained science.

To give you an idea, let me start with a riddle that unfolds through the following questions:

Whose power is greater than the power of any king or emperor, past or present? Who rules, not just a single country, but the entire world? Who effortlessly overrules all national or international laws and traditions? Who prevails over the United Nations or any other international association when they don’t act according to his rules?

Who is not bound to any specific shape or substance, free from material limitations, without form or boundary, yet able to be present everywhere without being absent elsewhere; who is invisible and shapeless so that he can at once be everything and nothing, influencing from within all kinds of beings without ever losing his own identity? Who keeps adopting one material mask after another in an endless carnival of transubstantiation?

Who is, as I said, immanent to the material world, but nevertheless transcendent and alien to material beings, more important and more essential than all physical reality, continuously in conflict with physical reality, suppressing time and space and the so-called laws of nature?

Who is the supreme judge, the ultimate decision-maker arbitrating over what or who deserves to live, and this according to his own criteria? Who allows new beings and new things to be born, or conversely forces them to remain forever in the cold and gloomy fold of nothingness? Who drives countries and populations on the road to success, while sentencing others to die? Who is hiding the ugly reality of destitute people in lost suburbs, while broadcasting the glory of so-called “celebrities” through the wordlwide media, even if they can hardly write their name, have nothing to say, and merely exist as normalized clones of the same ready-made emptiness?

In short: what is the most plausible explanation you should consider when you cannot easily understand something on its own?

Most likely, you will have no problem with these questions, as the answer does not seem ambiguous: that mighty, almighty, extremely powerful being, subject to no rule devised in this world, must come from another world, it must be God.

Who else could be powerful enough to act beyond the bounds of contradiction, beyond the principium individuationis and beyond all material limits, beyond matter as a limit?

Some may call this deity Jehovah, some may call it Allah, others are not allowed to call it by any name, but all will agree this must be God, since any other answer would be blasphemous.

But, sorry to disappoint you. I’m afraid there might be another answer, an even more convincing one, because we would no longer have to deal with the issue of belief, but with matters of fact:  all of the powers mentioned are the powers of what we usually call “capital”.

Of course we must first agree that capital is not just an amount of money, some sort of productive investment, or the personal property of a rich plutocrat (such as mansions, yachts, fleet of helicopters, race horses); not just commodities in storage, an automated factory or a commercial empire with shops all over the world. No, we first have to agree that capital moves and shifts through all these various forms, and should alternately be defined as the logic of value that structures economy as a continuous process of value-creation. Any commercial enterprise that allows other people to work on its behalf only operates as part of this overall process; otherwise, without this overall process, it would die like a fish without water. In our case, the water not only allows the fish to live, but the fish, so to speak, is only a shape taken by the water, a temporary wave in a stormy sea. Through all the forms and shapes it assumes, value seeks only itself; it seeks its own appreciation as surplus value and profit. Capital is not a “real” thing with particular characteristics; it is the entirity of this never-ending, uninterrupted, self-centred process as such.

Therefore, there is certainly not a single “supernatural” or “divine” effect that capital would not be able to achieve. And, no doubt, this is the first time in history when such “supernatural” and “divine” effects are in fact being achieved. In earlier times, priests and believers dreamed of almighty powers and expected them to be effective, but mankind had to wait until modern times to face what this really means, now that the dubious miracle of value has invaded the entire planet and our whole life.

This is indeed what Paul Lafargue, Karl Marx’s son-in-law and author of the well-known pamphlet The Right To Be Lazy, understood and presented in his book The Religion Of Capital – a satirical exposure of capital’s claims to sanctity, published in 1887. A book everyone should read, because it is not only very intelligent, clairvoyant and premonitory, but also because it comes in the form of an extremely witty and pleasant pamphlet, that reads more or less like a stage play, in which capital speaks in a godlike manner about its own actions and intentions.

That is also the starting point I used when I conceived my own book, which began as a long Afterword to Lafargue’s pamphlet and then developed into a separate volume called Opfern ohne Ende. I fancied that if Lafargue was able to make such a close and comprehensive comparison between religion and capital, then there must be an explanation for it somewhere, as it couldn’t be purely accidental. Why was religion able to describe capital, so to speak, so many centuries in advance of its coming into existence? How did it happen that early religion anticipated with such perfection what capital would achieve some day? Was there perhaps a secret underlying pattern that both exhibited? That would be worth looking into.

Now let me approach my research from another angle.

Take at random any founding father of political economy, and he will undoubtedly claim that to improve bartering activity, mankind invented money. You may remember, for instance, that Adam Smith did not doubt the fact that “every man lives by exchanging, or becomes in some measure a merchant, and the society itself grows to be what is properly a commercial society”. Such anthropological premises indeed imply that the essential activity of mankind consists in bartering or, more precisely, in dividing labour (as Smith explicitly wrote), since barter and the division of labour are strictly inseparable. Because of man’s bartering nature, and a division of labour that supposedly occurs in a natural way, the commercial need for money pre-exists its creation. This primordial need would give birth to money as a means of exchange. This, at least, is what economists believe.

It may indeed be helpful to look at money that way, if the intention is to justify the manner in which it is used today, when capital rules the world. Under this scenario, the past looks exactly like the present, which is great for those who favor a lazy approach to the study of history: no effort to make, nothing strange, just business as usual. This, from my point of view, is a birth defect of political economy, since economy as a science wants to be at once trans-historical and consubstantial with mankind, boasts of having started in the Neanderthal ages, and aims to be the rational and scientific kernel of human society. Economy would thus be the Reason in history, to take the title of a book written by Hegel, while every other field of human endeavour, such as politics, morals, religion, passion and art would just correspond to irrational impulses inherited from the ape. In short, the economy would reflect our true humanity and not, as assumed by nearly all communities in the past, the most inhuman of all practices.

Even Marx, who obviously never intended to hypostatize or perpetuate capitalist categories, adopted similar views where the origin of money was concerned: a mere rationalization of barter.

The only problem is that all of this is wrong.

Money was not created to rationalize barter or to facilitate the trading of commodities.

The error consists in taking the contemporary function of money for its historical role.

When commodity exchange began, as soon as goods ceased to be merely useful items for personal consumption (in what scholars typically call a “subsistence economy”), or ceased to be considered as prestigious gifts suitable for friends or rivals within or outside a tribe (known as a “gift economy”), when they were finally produced on purpose to be exchanged, money had already existed for at least several thousand years. And during that very lengthy time period, money had already assumed most of its ordinary functions, like being a store for value, a unit of account, a means of payment, or all three at once; but without acting as a means of exchange, which constitutes an essential difference. It is easy to understand that money has to be what society needs and wants it to be. There were as many types of money and of value as there were varieties of society. And societies based on production and the commercial exchange of commodities are not very old. The types of money used in earlier times were not used for exchange, they did not “rationalize barter”, and money did not buy anything. Of course, in so far as money was used to pay a debt (such as a bride wealth, which is a dowry due to the bride’s family, or such as wergild, a compensation for the life of somebody who was killed), one could say it “bought” something: it bought peace, it bought a clean conscience, it bought serenity and freedom. It purchased a newly established or re-established relationship with third parties – but it never purchased goods or commodities: because there were no commodities. There were no commodities although there was money.

Before we get into the inception of commodity trading, let’s remember the three most important stages in the history of mankind:  a) the incipient storage of goods, as people settled during the “Neolithic revolution”, b) the start of commodity production in Ancient societies, and c), the transformation of labour into a commodity, at the end of the European Middle-Ages, and the creation of capitalism as a social structure ruled by the economy.

The first records we have of something that looks like a commodity are rather difficult to evaluate. There are obvious signs that goods like Red Sea Shells or Anatolian obsidian were “distributed” and were “circulating” as early as the Natufian culture (from 13,000 to 9,800 BCE); but “distributed” or “circulated” does not mean “sold” or “bought”, or even “bartered”. There is a bit more certainty when we reach what has been called the “temple economy” of Mesopotamia, where temples organized production on a large scale. This took place in the Uruk culture (between 5,000 and 3,000 BCE). Scholars might call it an “economy”, yet we know for sure that all of this activity took place without money being involved. In this privileged geographical location, where civilization developed and spread much earlier than anywhere else, the distribution of goods was generally a matter of public interest, involving reciprocity and redistribution, and only marginally the direct exchange of commodities. However, there is no real agreement among scholars on the predominant feature for this circulation of goods. For various scholarly positions on the issue, see Max Weber, Ancient Economy And Society; Karl Polanyi & Conrad Arensberg, Trade And Market In The Early Empires; or more recently Jean-Jacques Glassner, Peut-on parler de monnaie en Mésopotamie au IIIème millénaire avant notre ère? .

Perhaps we should also agree about what has to be considered when evaluating the progression towards an “economy”: a) when material goods are produced to be sold and bought against one another (money becoming a “means of exchange”), b) when debt and credit are replaced by instant cash, c) when the division of labour interacts with the need for exchange, d) when exchange loses any personal or social dimension and becomes abstract, e) when political rulers, faced with massive wars, had to raise armies and needed to reward their soldiers and mercenaries with money. By the way, soldiers were well rewarded: in Alexander’s army, soldiers were paid 4, 5, 14 or even 16 drachmas a day, while a free worker in Athens earned only 2 drachmas a day.

But, as I mentioned, it is even more important to realize that at an earlier stage of social development, many thousands of years before Mesopotamia, when people still lived as tribes of hunters-gatherers, never having built a temple or lived in a large city; before they made war in chariots and were wearing armour, believe it or not, they had already experienced money. It is therefore absolutely necessary to understand that aside from any discussion about the existence of an “economy” in Mesopotamia, “primitive money” had been around for many thousands of years, when the word “economy” had no applicable use. In short: money is much, much older than economy.

The evolution of money, however, was as complex as evolution in general. Whilst every country, every nation, every social group has always been “in the process of evolution”, this evolution has never been and cannot be identical in all places. Not only does “evolution” refuse to follow the same timetable everywhere (native aborigines in Australia are still living the way they lived nearly 40 thousand years ago), but history is by no means a dedicated highway with a unique road map; there definitely is no single itinerary for all people to follow. Each individual culture has been developing according to its own structure, needs and potentials – except in cases where this culture was colonized and overwhelmed by another, which happens to be a common occurrence, if not the rule. But in the present state of our knowledge we might say that we are aware of groups in the past that developed more or less “economic” activity without money (ancient Mesopotamia, ancient Egypt), and that we also know of groups who had no “economic” activity at all, but were dealing with money (most “primitive” societies). This difference can obviously not be explained by an overall or unidirectional evolutionism, because “money” has a “broken”, non-linear history, if we look at its worldwide practice. Only in a few places does it seem possible to see a missing link, like in Ancient Greece, or in Ancient China, and only there we can ascertain that the “invention” of “commercial” money was based on earlier, “primitive” forms of money, taken over and used for this new purpose. In the seventh century before Christ, for example, the Greeks still had their “sacred” gift-money in mind when they took over the practice of coining money from the kingdom of Lydia (Western Anatolia). This is one among very few clear examples of continuity. In many places, too many links are missing and such assumptions cannot be substantiated, nor can the opposite be proven. Therefore, the principle of continuity remains quite dubious, since many communities became involved in trade and the economy after they were conquered or contaminated by other groups, and were not responsible for their ultimate evolution.

So, the two premises on which my book is based are the incomparable and godlike features of capital, on one hand, and, the non-economic origin of money on the other. These were the two starting points which, when combined, obviously do require the elaboration of a theory in order to renew our approach to the subjects of value and money.

Unfortunately, An Endless Sacrifice won’t be a satisfactory answer to this ambitious endeavour. Its purpose is more modest, since it is a compendium of bits and pieces, even though it shows that the issues raised remain unavoidable. At the very least, it breaks down the walls between various disciplines (history, anthropology, economy, philosophy). In ranging over various places and periods, it attempts to recall that, for a very long period of time, the first uses of money arose in a particular social environment that we would now call “religious”. One of the most quoted scholars in my book is the German economist, archaeologist and philologist Bernhard Laum (1884 – 1974) who has developed this particular thesis in his famous book Heiliges Geld (Sacred Money), published in 1927, and never translated into English (I am currently trying to organize a French, and hopefully subsequent English translation of his book). With Laum’s inquiry, we find ourselves far removed from contemporary antinomies, where the economy is supposed to deal only with material things, and religion with otherworldy concepts and aspirations. Laum’s main point is to convey an understanding of the fact that religion was in itself a practical, material and symbolic system for the circulation of goods (sacrifice being a kind of structural apotheosis for the process of gift-circulation). And not only money, but many forms of “economic” behaviour originated in the world of religious cult, outside of the context of profane barter. Primitive societies were much more centred on pure expenditure than upon the hoarding of goods or the accumulation of value, as in modern societies. But the practical aspects of sacrifice, in particular, have managed to prepare “economic” thought and behaviour.

Roughly, my book can be divided into three parts:

Several chapters deal with ethnological and historical reports provided by various anthropologists, covering sacrifice and money in non-economic societies;

Two chapters deal with contemporary thought regarding the relationship between religion and capital, with German philosophers Walter Benjamin and Jörg Ulrich;

Additional chapters deal with the relationship between symbolic logic, the process of socialization through value, and social reproduction.

Let me now highlight a number of themes that will give you an idea of the perspective my book tries to generate. These themes are: sacrifice, debt, primitive money, and the modern economy as a legacy derived from the practice of sacrifice.

 

About sacrifice:

The “industry” of sacrifice, which was predominant in various geographical areas (for example Greece, China, India, Central America), has introduced various forms of “economic” behaviour.

Sacrifice was based on a kind of contractual agreement between men and gods. In sacrificing something, people communicated with the gods, and through their offering created a form of divine debt. Or possibly, in reverse, they also tried to use sacrifice to get rid of their own debt. They learned to count on the favour of gods, from which they assumed they profited, and paid for the expected favour by sacrificing something in return. Sacrifice was the main activity for the process of mediation: mediation between men and gods, but also mediation between man and his desires or aspirations. Sacrifice meant and implied that men submitted to the will of the gods, but expected the gods to reciprocate by providing what men wished to obtain – a kind of  negociation and bargain with gods: the first real instance of commerce. While it implied submission to the gods, sacrifice also became an exercise in learning how to manipulate them, specifically to become free of their will. Mediation is a technique that can be used to gain supremacy, but only so long as we depend on it: exactly what occurs much later with labour, money and commerce (where we remain dependent on economic value). There were, of course, direct interactions between individuals, as well as groups, both involving very elaborate reciprocity practices, but quite often the social organization of people who lived nearly naked in the rain forest was much more complex than what we find in our present day civil code. Social and religious interactions were of the same nature, since the contract with the deity encompassed all other interactions. No community expressed this clearer than the Jewish community with its notion of b’rith (contract between God and “his” people). A historical approach to the study of this notion would probably uncover a semantic evolution from debt and compulsory duty toward contract and mutual agreement, and would most likely illustrate how religious thought became openly a kind of exchange. It is well known that the Torah, Bible and Quran are constructed primarily on the notion of contractual reciprocity: “if you do this, you will be rewarded with that”, or the other way round: “if you don’t do this, you will be punished by being deprived of that”. Morality appears patently as a form of barter. To some extent, this was challenged for the first (and perhaps last) time by Jesus, who denounced the passive observance of rites and called for the supremacy of true personal inspiration (in his youth, Hegel wrote some excellent pages regarding this, particularly in Positivity of Christian Religion, and in Outlines on Religion and Love).

According to its etymology, the word sacrifice refers to the metamorphosis of something profane into something sacred (sacer facere: to make sacred), it was therefore a vehicle for turning a material thing into something immaterial, thus a usable item into a purely symbolic value. The symbolic value became eternal, supposedly, by being freed from its earthly substance. That is exactly what happens in the case of a commercial transaction: while we sell a material commodity, we sacrifice it to free its “value”, which then goes back to the eternal heaven of money, where it circulates around the globe, freed from any ties to a specific material substance.

Sacrifice generated the division of labour and specialized professions. The oldest profession of all was the priesthood, but priests organized their activity by including a lot of specialized contributors from among the community: carpenters, butchers, and a multitude of craftsmen. Presumably, religious casts pre-existed professions and eventually transformed into these. Sacrifice arose in societies with very scant material needs, and therefore little need for labour; but sacrifice, as an activity, absorbed more and more labour, accumulating it in exactly the same way capital would require labour in order to perpetuate itself

The division of labour implies, of course, the need for remuneration. Gods, priests and men shared the remainder of the sacrifice according to a precise system of distribution, where priests were sometimes highly rewarded for their participation in the sacrifice as well as for their knowledge of esoteric rites that made the sacrifice successful;

Sacrifice required and thus generated a precise and accurate calculation of quantities and proportions, which took into account the gods’ imaginary wishes, the magnitude of the expected reward, and sharing between gods, priests and mortals. Everything had to be calculated in detail and with great precision – it is thus no wonder that the origin of writing was accounting (in Mesopotamia,  Egypt), while accounting itself originated in religious ceremonies;

Sacrifice also created a logic of symbolic substitution: human sacrifice was eventually replaced by the sacrifice of an animal, which was in turn replaced by the sacrifice of a dead symbol – the evolution towards money is clear, as the symbol now “pays” for the maintenance of one’s life or property. Symbolism, in general, is of religious origin and nature. It succeeded in taking the idea of a magic power internalized within a specific numinous image (like the statue of a God in primitive fetishism) and transforming it into a real system for the circulation of value

Let me finally mention that in the ancient Indian Brāhmanas the god Prajāpati, who sacrificed himself, had a body made of gold, signifying that because of gold his identity was an open, undetermined one, able to convert into all of the specific identities in the world: a clear sign that universal value, gold and sacrifice were intimately tied to one another.

For a good understanding of these odd aspects of sacrifice (creation of specialized professions, rewarding these professions with the use of precise accounting methods, invention of a symbolic logic of substitution, promotion of contractual exchanges), we must take into consideration the kind of social intercourse within which this all occurred. In a world where pragmatic subsistence production and traditional gifts predominated, there was no other trace of economic exchange. Sacrifice was the defining experience in which the first practical roots and ideological precursors of economic practice appeared.

 

On debt:

As a network of social relationships, all “primitive societies” implemented debt systems among members of their community, two of which were the most famous: the wergild and the bride wealth. It seems quite obvious that debt  and sacrifice were two channels for payment and therefore at the origin of money. Debt is extremely interesting but also quite complex, and subject to various and contradictory assessments by scholars. Let us mention the most recent and rather popular work from David Graeber: Debt – the last 5.000 years. In spite of my appreciation for Mr. Graeber, I do not share his position when for some obscure reasons he does not accept the religious origin of debt. Let me just bring up the circumstances of Socrates’ death. What were Socrates last words? He told his friend Crito that he “owed a cockerel to Asclepius”. What did he mean by that? At that time, when you were seriously sick, you travelled to Epidaurus where the sanctuary of the god Asclepius was located. The priests of Asclepius were expected to cure you with the assistance of the god, and as a reward you had to offer him a cockerel. Thus, Socrates was suggesting that by dying he would be cured – cured from living an imperfect life, where his soul was imprisoned in his body (that’s the way Plato understood it, at least). It was deemed consistent to sacrifice a cockerel, since the cockerel is the animal that announces a new day, a new life. We might also choose to understand Socrates’ words in terms of irony: was he not leaving his beloved city of Athens because it was turning into a madhouse, accusing him of corrupting its youth? And this folly, perhaps, might be the real illness the wise Socrates was cured of through his death. Socrates, however, was in debt and could not die without the paying off his debt. In ancient times, paying was always paying a debt. Paying was invented to service debt. These debts were not only like modern debts, where money has been borrowed; they were symbolic, primarily social, human debts. The central debt was an existential debt. Society as a whole was based on the idea that from birth, man was indebted to the gods, heroes, ancestors, or founders of his community. As the Greek philosopher Anaximander said: “Into that from which things arise, so also is their destruction, as is required; for they pay penalties and make reparation to each other for their injustice, in due time.” What injustice? The simple fact of existing. Having to pay reparations meant that to be alive was more or less to be in debt. We should never forget that the notion of payment had this background.

In the modern era, of course, paying does not take the same form as payment in ancient times. Nowadays if we pay, it generally means that we buy. Which is quite different. Let’s spend some time on this important transition, which separates pre-economic from economic societies. In “primitive” societies, not structured as a state, there were roughly three forms of payment. The first one was what anthropologists labeled as a “gift” (see for example Marcel Mauss). A gift was made to produce a binding relationship within a social framework and this relationship can be considered as a form of debt. By offering a gift to someone, I create a debt since the person I gave it to will have to return my gift in the form of something at least equivalent to the original. The time it may take to return that gift (that is the time to make a counter-gift) could be very long, it could take years, or even pass from one generation to the next (someone may owe to someone else a bride who hasn’t even been born). The social framework often relies on such ties. The second kind of payment (the counter-gift) appears as reimbursement for a gift, at any later time following the original gift. The whole system has been described as a gift-system, because the reciprocal payment seems less important than the original gift. The reciprocal payment was not  compulsory and brought the giver and the receiver into a lasting, sometimes perennial relationship. The third kind of payment was a sort of penalty intended to redeem a debt that did not originate from a voluntary gift. The wergild is the best example. All three types of payment are far removed from the act of buying something, and that is an essential difference with a society based on economic principles, which relies on a system of selling and buying. What should go by the name of an “economy” is an exchange of goods where the system of payment turns into a way of buying something. Sacrifice, however, had an ambiguous status. As I mentioned before, there was an « existential » past debt to be redeemed and maintained at the same time, yet the sacrifice also aimed at the future by asking the gods for a particular favour. But aiming at the future is somehow close to buying, and looking forward to an economy.

What Aristotle called οἰκονομία, an “economy”, was still simple housekeeping. It had nothing to do with what was then called “chrematistics” (the art of getting rich, the accumulation of money, therefore the destruction of all social bonds), which was considered destructive to the order of the city. In itself, buying has two peculiarities: a) it deals with a material good, and b) the transaction does not create a debt, but “frees” both parties from debt since the reciprocity is instantaneous. That’s why our contemporaries feel free. But their indebtedness has been transferred to other areas, ahead of the transaction, I will come back to this a bit later. To characterize modern fetishism, Marx wrote a famous statement saying that “there is a definite social relation between men that assumes, in their eyes, the fantastic form of a relation between things” (Das Kapital, Volume I, Part 1, Section 4, The Fetishism of Commodities and the Secret Thereof). You could also apply this formula to primitive societies where people interacted with material gifts and payments: but gifts and payments were symbolic most of the time, and even when they were not (when someone paid for his bride by delivering a canoe to his father in law), it was never a thing in exchange for a thing, but a thing in exchange for a right, a privilege, a service, or a relationship. In that they did not deal with commodities, primitive societies should be considered more “service orientated” than ours.

We should try to understand how gift value differed from economic value. Value, as known in modern times, is the value of a commodity (that is, of the labour necessary to produce it, normalized to a world-wide average), no matter who sells or buys. Within a primitive or ancient debt system, it was quite different: the value of a gift was personal, and in proportion to the subjective value assigned to it by both the giver and the receiver (something that still holds nowadays in the case of private gifts); this value accrued to the honour and dignity of both partners participating in the exchange, sometimes even to the whole community. In addition, the gift was considered part of the giver, an extension of his personality. While gift and debt had their standard in the value perceived by the beneficiary, religious cult and sacrifice trained man to find value in the object itself and in the implied reward. In modern terms, sacrifice facilitated the migration from subjective to objective value, essential to economic activity. Sacrifice was still a type of gift, but leading progressively away from the realm of gift.

While gift and counter-gift were conceived with the idea of creating and settling a debt, they already implied the notion of an increment. Giving something to someone was equivalent to creating an implied debt and gaining a measure of power over him. The best way to settle this was to offer a counter-gift whose value was estimated to be higher than that of the original gift. This, in turn, created a new debt, and so on and so forth. The scheme was: “I shall reward you with a better gift than I received from you, and thus prove that I am more generous than you.” The idea of an increment is much older than that of price difference or surplus value. It was not an increment measured as a gain, but rather as an increased expenditure.

With the creation of the State, traditional kinds of debt (bride wealth, wergild, sacrifice) evolved progressively into forms of tax payment. In most places people paid taxes (contributions to the State) way earlier than they paid for goods. In many instances, paying taxes and rewarding soldiers was much more influential on the creation of coined money than paying for goods or rationalizing barter. Conversely, we could perhaps say that the State was conceived with and through this transformation of centralized gift into taxes.

 

On primitive money:

 

Primitive money corresponded to a value in itself: it did not represent the value of a commodity, and it was not an alternate image of a commodity, a commodity itself, the “king” of commodities, as nowadays. It was a magic spell, representing a form of supernatural strength, in other words the identity of the community, its very life. Philippe Rospabé has developed this insight into a marvellous book called La dette de vie, aux origines de la monnaie, published in 2010. Money can never be separated from value. But there were various kinds of money (i. e. various social functions of money) and also various kinds of value. This is probably one of the most difficult issues of all: how can we argue that there could have been a common ground between symbolic value (representing the community, personal power, the essence of life or comparable abstractions) and economic value (which is nothing more than a calculation of the average cost of abstract, that is purely quantitative labour, labour without quality)? We should, no doubt, rely on a structural approach, thinking of value as a hinge, a line of articulation between material and symbolic flows. Value would then be the projection into which social organization materializes its existence, through which it “coagulates”. A projection that does not exist or stay within the human mind only, but which becomes an active force and permeates all social interactions.

In Ancient Greece, for a long time, the ox was a form of paleo-money (as we say in French). It was used as a measure of value for many goods, because it was an often sacrificed animal, particularly in early times. This was not money as a means of exchange but money as a unit of account.  You may already know that in many ancient or primitive societies there was a type of money that acted solely as a unit of account (especially in Egypt, Central America, Greece and Rome). In France, between the 13th Century and 1794, many monetary problems grew from the “two money system” (the unit of account, the “livre tournois”, and the real currency, the écu, ducat, florin, doublon). In modern times there are still currencies used exclusively for “accounting” purposes, that always need to be converted to real currencies, such as, for example, Special Drawing Rights, which are used to calculate the liability of ship owners. But let’s return to the oxen. The fact that sacrifice created money is brought out by the etymology of the word “capital”. It has its origin in the Latin word “caput”, head of cattle, while the origin of  the word “pecuniary” lies in pecunia, which meant money, from pecu, cattle, livestock. One may believe that the ox was selected to represent money (as a unit of account) because it amounted to real wealth (as part of a herd), but Laum established very clearly that the ox was selected as a unit of account because it was an animal used for sacrifices (see Heiliges Geld, first chapter). Each ox was selected for its adequacy (in size, colour, pedigree), since quality is the initial link in the chain that leads to quantity. Later on, monetary value was precisely quantified, but a guaranteed qualitative substitute for value (for instance, standardized coins) remained the best pledge, or token, to confirm quantitative aspects of value. Laum, again, has written very interesting pages which describe how portions of sacred meat were served after the sacrifice using little skewers (obeloi), and on how the skewer (obelos) gave its name to the famous coin called obolos. Greek etymology clearly testifies to the origins of money, but German does too: money is Geld, but in Althochdeutsch the root of Geld is gild, which means: “Retaliation, Compensation, Sacrifice”. See also how the word compensation is still used (meaning “salary, remuneration, recompense, extinction of debts”) in contemporary English.

 

On modern economy as legacy of the practice of sacrifice:

 

Before the modern economy arrived, the transformation of use value into symbolic value through sacrifice took place only in specific locations (such as temples) and at specific times (during seasonal feasts). The contemporary transformation of use value into exchange value takes place everywhere and all the time: producing and consuming being in this respect equivalent to microscopic operations of sacrifice. Sacrifice became extremely discrete, though omnipresent.

We should also become aware of the fact that as soon as a relation of equivalence is established between two things, the idea of power appears, and that is because the nature, laws and application of equivalence are determined by a specific class of people. An efficient control of symbolic practice leads sooner or later to the formation of a group which owns that symbolism, and when symbolism is further linked to the exchange of goods, it transforms the group into owners of material wealth.  The mastery over spirits turns sooner or later into mastery over social structures and living people.

Developing and extending what Max Weber had written 15 years before, in his famous book The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, the German philosopher Walter Benjamin wrote, in 1921, a short manuscript titled Kapitalismus als Religion (Capitalism as religion), in which he argued that capitalism operates like a religion, and that it originated as a parasite feeding off Christianity, catering to the needs and hopes originally satisfied by religion. Benjamin believed that capitalism was a religion reduced to the level of a cult, bereft of any theology, and that the cult of capitalism is continuous in nature, so that instead of resolving debt and guilt (both being the same word in German: Schuld), it constantly increases both in an endless process of self-perpetuation. Just think of Jesus, who died to redeem all human guilt while because of his death, Christian believers assumed more guilt than ever before, to such an extent that they now have to pay for it indefinitely. Benjamin would maintain that “capitalism is probably the first case of a cult which does not free from penance, but increases the guilt”. What he wrote on this issue should be understood as applying to the value process in itself. If you don’t use capital, you kill it. You have to use it to increase its value, you are sentenced to “reward capital”. This process, and the logic that supports it, cannot be stopped, or even slowed down. In order to keep capital alive the world of substance has to be sacrificed. The owner of the capital has to burn the furniture to keep the fire blazing, and his employees are subject to the same constraints: as soon as they eat, drink, or buy a flat, they get into debt, they will need money, which they can only acquire by selling their labour, and therefore their life. There is no way out. Modern economy is a legacy of sacrifice activity, and the apparent emancipation from social indebtedness (typical in primitive societies) led in reality to much tighter forms of  debt. If capital is equated with dead labour, as Marx would have it, then we find ourselves in debt to dead labour exactly as primitive societies were in debt to dead people, that is to their ancestors. Debt should also be looked at as ruling any further evolution: evolution is only authorized if it increases profit or is likely to do so. Progress, or what we call progress, depends on the expectation of profit, we always owe a debt to profit. There is no activity, in short, that is not indebted to profit, that may fail to “reward capital”. The future remains a prisoner of the present, but the present is likewise a prisoner of the future: thus we go around in circles. Contemporary society is much more driven by indebtedness than any past society. Profit appears as the main precondition or prerequisite for existence. Each commodity is born at the time it is produced, but it has to be born again when it is sold; but eternal happiness is in sight only if the sale was profitable. It is meaningless to spend time working and producing something that doesn’t sell. And it isn’t really worth selling, if it doesn’t sell at a profit. But it could well sell at a profit, and still be viewed as a problem, particularly if the profit margin it generates is less than that generated by a competitor’s product, for he may then attract poorly rewarded shareholders. So, the legitimization of existence happens not only ex post, in the aftermath, but after a multiple ex post confirmation. The modern moïrai or norns are much more pitiless than the ancient goddesses of fate. Until the end, we cannot be sure if the right to exist has been granted, if we will ever become part of society. Socialization (becoming part of society) is granted by a hidden god, whose mercy or “grace” we enjoy only if profit has been secured – until the same game starts again. That way life turns into an endless initiation rite. I have no doubt that “born-again” religions are successful because of the everlasting sword of Damocles hanging over everybody’s head. As Cicero wrote in his Tusculan Disputations: “Does not Dionysius seem to have made it sufficiently clear that there can be nothing happy for the person over whom some fear always looms?”.

A recent and quite outstanding researcher, Jörg Ulrich, understood that we don’t live in a materialistic world, far removed from religion (as many scholars believe), but on the contrary, that through an overall system dedicated to economic fetishism, we remain in a world deeply rooted in religion, where religious thought shapes everything. Nietzsche had already proclaimed this by the year 1880, but only concerning ethics. This becomes obvious since whatever is sacrificed, especially time, it is never sacrificed for something real (for the one’s benefit or someone else’s benefit), but only for the benefit of a sort of ghost: the process of value creation. People are naturally rewarded for their participation (we call that “wages”), but they only benefit insofar as their small reward, which they need for survival, allows others to enjoy a much bigger one. The bigger profit is an objective that rules; wages are just a necessary evil, an observation that becomes painfully obvious in the light of common attempts to reduce wages to a minimum. Both, profit and wages, are only the personal reward for those using their life to perpetuate the existing system and its ghostly logic.

So: material fullness ruled by abstract emptiness? Well, nothing really new as far as  philosophers are concerned. In the 6th Century BC, Pre-Socratic philosophers (the so-called φυσιολογοι) initiated their speculations at a time when coined money was invented. This may not have been incidental, as hinted at by scholars such as George Thomson (Studies in Ancient Greek Society, Volume II, The First Philosophers, published in 1955) or Richard Seaford (Money and the Early Greek Mind, published in 2004).  Explanations concerning the nature of physical matter, produced by philosophers from that time, refer to a more or less immaterial substance which can be interpreted by modern science as anticipating microscopic or atomic matter. Democritus, for instance, envisioned atoms, Anaximenes thought that air would be the “final substance”, while Anaximander considered the ultimate substance to be ἄπειρον, the quantitatively limitless or qualitatively indeterminate. As there was no scientific basis for these assumptions (including atomism), we could perhaps explain the search for a shapeless ultimate substance by the upcoming of abstract monetary value, which at the time of its birth would have appeared as striking to people accustomed only to physical beings and their personal relationships. Going beyond the speculations of these philosophers, Plato imagined in his Laws a soul capable of moving the celestial bodies. Inspired by Plato’s concept, Aristotle, in Book 12 of his Metaphysics (which was very influential in Islam and in the European Middle-Ages), postulated the existence of an « unmoved mover », a motionless and eternal “god”. In China, according to Taoist tradition, emptiness was considered as the absolute potential of beings, and money there, as we know, was almost as old as Chinese civilization itself. Ideas produced by the emergence of monetary concepts are certainly not surprising. Much later, Protestantism developed the idea that God was immensely distant and out of reach, and that we should therefore only bother with earthly laws and rules: modern society was expected to worship a more accessible and immanent deity. The external, invisible god, superior to its creation, was liquidated by Protestantism, and what remained was solely the hidden economic god. Contemporary society liquidated the separation between reality and religion that had been in effect for several centuries (recall the opposition between Popes and kings), and has now returned to more ancient principles, where religion is an integral part of social activity, which is shaped and determined according to religious logic. What is really new is that the integration is totally hidden and silent. No high priest is proclaiming the new religion, though priests from the past would have been proud of it. The Enlightenment was wrong when it sought to oppose down to earth economic reason to religious irrationalism, it promoted nothing else but economy as the hidden core of religion: the sacrifice of one’s life and the dispossession of individual decision making, based on the notion that the pursuit of profit and the process of value creation are the only forces that should be influencing  decision making.

 

As a tentative answer to our initial question (“is there a secret underlying pattern that religion and capital have in common?”), An Endless Sacrifice aims to convince its readers of the fundamental irrationality of our supposedly rational behaviour; to awaken a feeling for the inseparable bond between economic rationality and religious belief, and for the fact that we are prisoners of a way of thinking and acting that confuses and obscures our approach to reality. The entire fabric of economic thought deserves to be looked at with utmost suspicion. Conspiracy theories have invaded our mental landscape, contriving the most unbelievable scenarios, but the only conspiracy of which we are absolutely sure – the conspiracy of value – is typically ignored. Exchange value is used to manipulate use value to such an extent that nothing can be approached for what it is, because it is invariably looked at in terms of its potential economic value. Overcoming capitalism in its latest form is not at all a question of modifying the distribution of wealth between the rich and the poor, between the captains of industry and wage-labourers: they all are so fully engaged in producing and consuming that they have now lost the use of their lives. The issue is not to retrieve an equilibrium that was supposedly lost, it is that the system cannot find a stable equilibrium. “Crisis” is not an accident but the normal state of things, not an event that takes place at the end of a story, but something deeply rooted in each and every moment of everyday life. Producing and consuming are like a useless prayer to a merciless god, they result in a huge accumulation of microscopic sacrifices, all obsessed with an economic “hereafter”. I would rather plead for a new enlightenment, but this time without a shadow zone, without the short-sighted adoption of rules from the old world. A shadow is precisely what we can no longer afford. The old enlightenment operated on behalf of economic and technological rationality, and thus no light was shed on the subject of the action itself, which remained protected by obscurity. This subject of action was nothing more than crude interest stalking its object – the world – and searching for the best way to manipulate it (see for example Theodor W. Adorno and Max Horkheimer, Dialectic of Enlightenment, 1944). If enlightenment is meant to fulfill its promise, we must say a farewell to sacrifice and value, learn to speak and to act on our own behalf, and understand that what really counts is not the amount of surplus value we press out of a ragged world, but how we actually live in this world and what we could be if were we not confined in an archaic prison.

Religious alienation was the laboratory for political and economic alienation. It was the Kindergarten of dispossession. Political and economic behaviour have proliferated around this religious kernel without ever trying to free themselves from the original alienation, which now manifests in the acceptance of economic domination.

Like theology, economic theory deals with something that it is fundamentally unable to understand. You cannot fully understand something by remaining inside, within its grip. You must look at it from the outside. Otherwise, it is like asking a fish about water.  Any insider knowledge is bound to remain in the realm of operational knowledge (“how can I make it work?”). But the real game starts when you abandon this perspective, take a step back and start facing the whole thing, or the thing as a whole. You will soon discover that insider knowledge is basically “captive knowledge”. Should something like “captive knowledge” even be referred to as “knowledge”? I leave you with this question. The only good thing is that as long as we are driven by captive knowledge, and as long as people take captive knowledge for real knowledge, there will always be room and an urgent need for philosophy and critical theory – as well as for changing the world that drives us to such captive ideas.

Many thanks again to A. R. who was brave enough to invite a fellow with such strange ideas, and allow him to freely develop his most peculiar views on economic theory. Professor R.’s intentions were, as he told me, to let someone cross borders. I hope I have delivered and fulfilled his expectations.

April 23rd, 2013

 

 


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In memoriam Paul Lafargue

 

Dans un pamphlet publié en 1886 et intitulé La religion du capital, Paul Lafargue avait décrit le capital comme une sorte de matérialisation formelle de la religion chrétienne. Son livre est resté un classique, régulièrement réédité en France mais toujours trop peu connu de nos contemporains. Il est vrai que ses qualités littéraires semblent s’être retournées contre lui : si sa verve et son éloquence, encore bien supérieures à celles du célèbre Eloge de la paresse, démontraient avec facilité la pertinence de la totalité des similitudes relevées par Lafargue entre la structure du capital et celle du monothéisme chrétien, c’était au point de faire complètement oublier le caractère réellement énigmatique de telles similitudes.

[Télécharger « In memoriam Paul Lafargue » au format PDF (inmemoriam.lafargue) ou poursuivre la lecture.]

En voulant relâcher la croyance dans les catégories économiques, et donc affaiblir la soumission à l’aliénation, Lafargue avait soulevé en passant un lièvre de taille : la théologie chrétienne, que la critique sociale avait jusqu’alors assimilée à une formation idéologique et réduite, de façon hâtive, à une simple « superstructure » faite de superstitions diverses, révélait au contraire de façon concise la structure objective de la domination économique par la valeur. Ce qui avait été pris pour un ensemble de fantaisies et de déraisons imaginaires se révélait plutôt être une description fidèle de ce qui gouverne matériellement le fonctionnement du système social. Pour quelle raison ? Tout à l’ardeur et au plaisir de son pamphlet, Lafargue ne s’est même pas posé la question.

Une récente réédition en langue allemande du livre de Lafargue 1 nous a donné l’occasion de creuser un peu le sujet, sous forme d’une postface dont nous faisons suivre un bref résumé.

Les lecteurs de Lafargue, qui l’ont vu décrire le capital comme une réalisation de la divinité, dans les termes mêmes qu’on avait de façon pluriséculaire attribués à celle-ci, ont certes goûté l’esprit dont son argumentation faisait preuve, mais en même temps, une fois dégrisés de sa lecture, ils se sont généralement dit qu’un tel rapprochement paraissait artificiel, ou simplement exagéré, et tous les « matérialistes », n’ont pas manqué d’en rester là : de constater un pur et simple procédé littéraire 2. Pour découvrir au contraire à quel point Lafargue avait raison, au-delà même de ses intentions, il fallait tourner le dos à la confusion naturaliste qui a longtemps imprégné la critique sociale, assimilant l’économie à une question de choses tangibles et de pratiques utilitaires, et il fallait reconnaître en elle, au contraire, un système d’idéalisme pratique, une théologie réellement existante et agissante. Tout ceci, il est vrai, ne veut encore rien dire si l’on ne se situe pas du côté de la valeur et de sa logique, dont l’économie n’est que le déploiement permanent, intensif et extensif. Lafargue avait parfaitement compris ce face à face, cette guerre de la valeur contre le réel, malgré les proportions encore relativement embryonnaires qu’elle revêtait alors, comparée avec ce qui se déroule désormais sous nos yeux, et il n’a pas manqué de lui donner une assise tout à fait étonnante dans sa présentation « religieuse » du capital 3. En cela, Lafargue peut probablement passer pour quelqu’un qui, avec Marx, avait le mieux compris cette domination du réel par des fantômes (« c’est le monde enchanté et inversé, le monde à l’envers où monsieur le Capital et madame la Terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique »4, et, en même temps, il a été plus loin que les passages où Marx se réduisait lui-même à un simple marxiste et l’idéologie à de « simples idées ».

Quelles sont les principales similitudes entre le capital et la divinité que l’on peut relever dans le texte de Lafargue ? Résumons-les comme suit.

a) Le capital détient le pouvoir suprême en tant que logique de la valeur, il est illimité car il n’est limité par aucune détermination ni déterminé par aucune limite (de substance, de qualité ou de lieu), on ne peut le définir, comme Dieu, que de façon apophatique. Il est le vide qui régit le plein, le mort qui saisit le vif, l’abstraction toute-puissante. Il est la seule puissance absolue dans l’histoire.

b) Le pouvoir du capital tient essentiellement à son omniprésence (il est partout sans se fixer nulle part), il est le créateur de son monde en tant que son origine mais cette origine est sans cesse activement reproduite : n’ont le droit d’exister que les enfants de ce dieu, dans chaque créature le créateur se maintient et se propage de façon protéiforme, l’anticipation du profit est la condition de possibilité de toute existence, sans qu’il n’y ait aucune exception à cette règle.

c) Loin d’être seulement une substance originaire comme le fait croire l’argent, le capital possède un caractère « immatériel » du fait d’être pur mouvement logique, pure structure agissante, pur esprit se déployant lui-même.

d) Le mouvement logique du capital est une guerre au vivant, une guerre de destruction du réel, où le réel intervient comme lieu et comme objet du sacrifice, où la matière concrète est sacrifiée par et pour l’abstraction de la valeur. Le caractère sacrificatoire de la production de valeur exprime la colère divine et l’anéantissement du monde, le monde est puni par ce dieu non pas parce que le monde serait infidèle à sa loi (comme le furent Sodome et Gomorrhe) mais au contraire parce qu’il lui est fidèle.

e) Le capital réalise la religion en ce qu’il se présente de façon générale comme un acharnement à rendre immanente toute transcendance tout en conservant la transcendance à l’abri du mouvement, du devenir et de la négation : le capital est cette positivité qui veut s’asservir le pouvoir du négatif pour se maintenir lui-même à l’abri. Le (faux) devenir immanent de la transcendance réside notamment dans la production d’un monde où la morale n’est plus extérieure à la vie matérielle mais totalement inhérente à elle, au point où le réel apparaît désormais comme de la morale marchande réalisée : production d’un sujet marchand a priori soumis et domestiqué (même s’il est de surcroît exposé à un contrôle policier a posteriori de tous les instants). C’est en travaillant et en consommant qu’il honore dieu, qu’il démontre sa fidélité à la valeur et que la domination réelle succède partout à la domination formelle.

f) Selon l’expression de Hegel, le capital est le seul dieu vrai parce que le seul dieu agissant (réel, wirklich), celui dont les autres ne furent que de pâles anticipations, celui qui domine le monde non comme un maître extérieur qui surveille (même s’il le fait aussi) mais comme un maître apriorique qui engendre. Il est vrai dans la mesure où lui seul perdure, et il perdure du fait même d’user tout le reste. Le reste ne possède pas le statut de réel, le monde devient irréel quand le capital est réel. Irréel signifie alors : négligeable, et condamné.

g) Le capital n’est pas le contraire de la religion, le monde profane n’est pas le contraire du monde sacré, l’intérêt n’est pas le contraire du principe moral : y voir des contraires n’était que mensonge intéressé, illusion propagée par le mouvement des Lumières au service de la société bourgeoise. La pratique économique est la recherche du contact avec le sacré (avec la valeur), il n’y a pas opposition mais au contraire identité profonde entre religion et économie.

Voici donc en quoi le capital semble accomplir le programme établi par la religion, et en quoi la seconde paraît avoir anticipé sur le premier. Mais si une telle anticipation existe en apparence, c’est en réalité parce que la religion, loin de contempler dans une boule de cristal un système de production encore à venir, se parlait de ses propres origines, qui sont celles d’une sphère éminemment pratique, d’une économie du sacrifice, de la thésaurisation symbolique, de pratiques régies par des formes primitives de la valeur (passé dont elle transporte en elle bien des réminiscences). Donc : expliquer comment la religion, bien avant la constitution du capitalisme comme mode de production, avait pu en anticiper la forme (et d’une façon aussi complète et précise) alors que l’objet de la description (le système capitaliste) faisait encore défaut, voilà qui impose de rechercher dans le passé de la religion elle-même ce qui évoquait le système économique à venir : en quoi la religion avait été elle-même à la source de ce qui paraît au regard moderne être autre chose qu’elle, une parfaite altérité, voire même son contraire (l’activité intéressée du monde pratique). Pour le comprendre, un long détour s’impose, en remontant aussi loin dans le temps qu’il est nécessaire pour dégager l’origine religieuse des notions et des pratiques matérielles qui constituèrent l’économie. C’est la tâche que s’assigne un second volume, à paraître fin 2010 chez le même éditeur sous le titre Opfern ohne Ende (Sacrifier sans fin), remontant à diverses sources ethnographiques afin d’y retracer la similitude formelle entre formes religieuses et économiques (et, accessoirement, pour montrer en quoi un certain nombre d’auteurs modernes, faisant l’économie d’une telle recherche, n’ont pu donner de cette similitude qu’une approche superficielle et abstraite). En comprenant au contraire l’activité religieuse originaire comme pratique unitaire, à la fois matérielle et symbolique, on approche d’une forme d’aliénation qui fut la matrice de toutes les autres, et dont la cohérence inaugurale n’existe plus que fragmentée, comme le cadavre de Dieu, qui n’a pas disparu, mais s’est partout répandu, entraînant la réalité dans son propre pourrissement. De ce second tome également, nous donnerons un résumé après parution.



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