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Voyage en Giménologie

(Des Fils de la Nuit aux Cousins de la Pénombre)

 

 

Après la parution du livre d’Antoine Gimenez et des Giménologues, nous avons correspondu avec ces derniers pour prolonger quelques questions parmi toutes celles que ces excellents Souvenirs de la guerre d’Espagne suscitent et alimentent.

Cette réflexion en commun a été interrompue de notre fait, compte tenu de l’inexplicable et inquiétante bienveillance dont témoignaient les Giménologues à l’encontre de personnages comme Gilles Dauvé, et, pire encore, de Paul Rassinier. Dans ces conditions, on cesse de se sentir proche, mais bien plutôt loin, même « plusloin » (site hébergeant initialement les Giménologues), voire « troploin » (site de Gilles Dauvé).

Le lecteur de la correspondance que nous publions pourra prendre connaissance en détail de la façon dont ces circonstances se sont fait jour, inattendues, certes, mais non moins instructives. Les Giménologues, ce sont ici Myrtille et Vincent, les Amis de Némésis Jean-Pierre et Fabrice.

De ces échanges finissant en eau de boudin, nous retenons l’amère confirmation du succès encore persistant de l’opération Faurisson / Guillaume, menée il y a pourtant un quart de siècle. La façon massive, grotesque et impardonnable dont une partie de l’ultragauche[1], souffrant d’une véritable infirmité de naissance de par son adhésion à un folklore néo-bolchevique tout à fait muséographique, s’était laissée entraîner, plutôt activement, dans le sillage d’un leurre théorique aussi évident n’est décidément pas du nombre des blessures susceptibles de guérir : une fois qu’on a donné dans un tel panneau, au point de s’en être fait le représentant de commerce hexagonal, le retour à une lucidité sans phrases et sans précautions dilatoires semble décidément impossible. Cela, on le savait déjà à propos de Dauvé et consorts, puisque même lorsqu’il devint impossible de conserver le silence sans étouffer sous le discrédit, toutes les réserves alambiquées qui se succédèrent illustrèrent que la clarté et la franchise resteraient à jamais hors de portée, pour ne pas dire hors de visée. Pour que ces cercles d’ultragauche puissent prolonger leur action, et adopter comme activité principale la recherche permanente et ininterrompue, ad nauseam, d’une définition labellisée du « communisme » tout en imaginant et en ressassant les entraves suffisantes pour ne pas y parvenir, il fallait d’abord montrer patte grise. Mais ce qu’on ne savait pas encore, c’est que la maladie était capable de se propager au-delà de ces cercles, par exemple chez des personnes plus proches du milieu libertaire. Le virus était donc transmissible au-delà des murs des chapelles, et même aujourd’hui, on le découvre encore en train de couver là où personne, à vrai dire, ne l’attendait.

L’introduction du négationnisme dans la mouvance ultragauche s’était déroulée en opération de désinformation parfaitement et durablement réussie puisque le faux dissident y était apparu comme renversement du faux officiel, et donc, illusoirement, comme apparence du vrai. Sa seule vérité, au-delà de ce qu’il affectait d’énoncer, était sa fonction, celle d’un leurre dont, comme on verra à la lecture, certains ne parviennent toujours pas à appréhender la nature, au point d’en rester paralysés, au mieux, ou sympathisants, au pire. Même plusieurs décennies plus tard, d’interminables semi-justifications des errances passées peuvent encore aller jusqu’à défendre la mémoire de l’ineffable Rassinier. La fréquentation assidue du sympathique Gimenez et un travail indiscutablement honnête et scrupuleux pour établir la vérité en Espagne n’auront pas suffi à tarir le goût pour de médiocres falsifications en France, ce qui est quand même très inquiétant, puisque ce qu’un esprit tolère vient toujours mesurer l’étendue de sa perte. En d’autres termes : la vérité, on l’aimerait plus contagieuse.

Le lecteur en jugera par lui-même, pièces en main, et il constatera aussi que de tout cela, nous ne lui fournirons aucune explication évidente, ni même satisfaisante : la raison étant tout simplement que nous n’en disposons pas nous-mêmes, et que nous l’abandonnerons en compagnie de la question.

Il reste que, comme on sait, les Giménologues entretiennent un site Internet (www.plusloin.org/gimenez, puis http://gimenologues.org) sur lequel ils prétendent publier les courriers qui leur sont adressés. Est-ce leur site qui manque de mémoire, ou bien seraient-ce plutôt eux-mêmes ? Où sont passés les octets ? En tout cas, il est clair que nos échanges, de même que tous les autres qui mettent en cause ou font paraître un conflit, n’y seront jamais publiés. Le lecteur des Giménologues en sera pour ses frais, de même probablement que quelques Giménologues eux-mêmes, pas forcément avertis de tout. On aime la critique, mais pas chez soi.

Toutefois, avant de faire connaître ces correspondances, nous avions pris la précaution de marquer un délai d’attente raisonnable, de façon à permettre aux Giménologues d’ajouter une sorte de réponse. Mais devant le silence qui vient éloquemment clore cette discussion, nous n’avons plus aucune raison pour ne pas livrer maintenant ces échanges au public.

 

Les Amis de Némésis Le 1er novembre 2006

 

[Dans les courriers qui suivent, nous n’avons conservé que les passages touchant spécifiquement aux questions telles que la révolution espagnole, le dépassement du travail, les collectivisations, les citations et l’appréciation de Dauvé et Rassinier, d’autres thèmes théoriques abordés, et nous avons enlevé les données plus personnelles, les formules de politesse, les récits de voyage e tutti quanti. Les passages ne figurant pas sont signalés par des points de suspension entre crochets].

 

Télécharger au format PDF : correspondance.gimenologues

 

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Jean-Pierre à Myrtille, 27 juillet 2006

 

Je te remercie de la lettre de Dauvé[2]. Vous aviez trouvé que le texte de 1989 (Quand meurent les insurrections) comportait des approximations, ce qui est certainement juste puisque vous le dites. Je trouve qu’il comportait aussi quelques omissions regrettables par rapport à sa première version, écrite 19 ans plus tôt en présentation de Bilan: par exemple un bordigueux fétichisme du Parti, et un franc soutien à Rassinier.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 1er août 2006

 

Merci des précisions. On connaît le parcours de cet oiseau.

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 6 août 2006

 

Je n’avais effectivement pas noté les omissions que tu rappelles, mais il s’était écoulé un certain temps, et pour cause, entre ma lecture de la présentation de Bilan et celle de Quand meurent les insurrections, que je tenais, sans l’avoir vérifié, pour une version mise à jour de la première. Cela dit, et je n’ai pas vraiment le temps de me replonger dans ce ténébreux dossier, je crois me souvenir que Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et Rassinier, et que ce n’était peut-être pas obligatoire pour lui de le préciser à nouveau dans ce texte très postérieur. J’essaierai de ne pas oublier de revoir cela de plus près d’ici pas trop longtemps !

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 6 août 2006

 

[…]

Il n’y a aucune erreur à penser que Quand meurent les insurrections était une version mise à jour de la Présentation de Bilan, ce me semble au contraire parfaitement juste. Seulement dans le second texte, l’auteur avait éliminé les pires défauts du premier.

Mon sentiment à ce sujet est que Dauvé (Guerre sociale et plus encore La banquise) avait pour véritable spécialité ses inacceptables arguties à partir de Rassinier, qui lui permettaient de regarder avec mépris l’ensemble des radicaux qui ne partageaient pas ce triste schibboleth; et que depuis que la campagne de presse (genre Daeninckx) l’a obligé à laisser tomber ces références, au moins de façon visible, ce qui reste ne peut vraiment plus prétendre à une position originale, ou seulement propre (à soi).

La lettre qu’il vous a adressée montre bien que lorsqu’il range aujourd’hui la bibliographie sur la révolution espagnole en deux catégories, elles sont finalement toutes les deux honorables: alors qu’avant, il n’y en avait aucune qui l’était (il n’y avait que Bilan).

Bien sûr qu’il a cherché à se justifier, tu penses! On serait porté à le faire à moins. Mais qu’est-ce que ça change?

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille, 9 août 2006

 

[…]

A la lecture de Platon et la CNT, tu auras probablement repéré un passage disant qu’ «il s’est trouvé de fins critiques pour railler le point de vue prétendument borné » des prolétaires autogestionnaires espagnols. Cette allusion visait Dauvé. Au moment où j’écrivais ce petit article, je n’avais pas encore complètement fini la lecture du Gimenez. Notamment, je n’avais pas lu la conclusion écrite par le Giménologues. Je ne l’ai fait que peu après, et là, j’ai en effet été surpris de constater que Dauvé apparaissait comme votre référence principale (quatre longues citations de lui, rien de quelqu’un d’autre) pour venir nuancer ou dépasser le point de vue immédiat d’Antoine. Je ne cacherai pas que je trouve cela regrettable (même si je trouve très juste le passage consacré par Dauvé à l’alternance, chez les libertaires, entre la surestimation et la sous- estimation de l’Etat, p. 523), mais c’est ainsi et chacun a évidemment le droit de puiser à des sources diverses, au risque éventuel de se mouiller un peu les doigts.

Du reste, cette impression de mouille, vous l’avez visiblement perçue vous-mêmes puisque vous faites suivre ce qu’on pourrait qualifier de critique de la position de Bilan et de Dauvé (p. 517 – 518):

517 : c’était une expérience, sans obéir au Parti bolchevique

518 : l’attitude face à l’argent était très irrégulière

519 : si quelqu’un a arrêté l’expérience, c’était Lister

519: « le travail présuppose déjà l’être humain comme séparé de la communauté et l’effort qu’il fournit comme une contrainte aliénée, en dehors de lui »

524 : petits groupes doctrinaires

525 : scission de la CNT en novembre 36

Mais votre critique est-elle suffisante ? Franchement, rien ne me paraît moins sûr.

Elle rappelle que les petits groupes critiquant les libertaires de 1936 l’ont fait post festum, et sans comprendre les difficultés et les contradictions de ceux qui étaient dans le bain. Qu’ils auraient donc défendu une position quelque peu abstraite, « intemporelle », ou qu’ils auraient défendu de façon abstraite, hors contexte historique, une position qui par ailleurs se serait révélée juste.

D’abord, ce n’est pas tout à fait justifié : Bilan a été écrit par des groupes parfaitement contemporains des événements. On ne peut leur reprocher un quelconque retard, et le caractère au contraire très rapide de cette lucidité a son importance.

Ensuite, ce n’est pas suffisant dans la mesure où les contempteurs des libertaires les regardaient de haut non pas depuis une conscience libertaire parvenue à un stade insoupçonné de perfection (…), mais depuis les hauteurs illusoires et néfastes d’un Parti Communiste à reconstruire : ce qui, on en conviendra, n’est pas tout à fait la même chose. D’ailleurs, c’est bien en raison du caractère figé et préexistant de leur critère qu’il ne leur a pas fallu attendre pour délivrer leur verdict, et que, précisément, ils se sont montrés si rapides. Les libertaires n’ont fait que tâtonner, au lieu d’appliquer un programme : c’est quand même un peu de cela qu’il est question, n’est-ce pas ?

Entre Bilan et les libertaires, toutes tendances confondues, il y a donc cette falaise, le vieux refus du désordre anarchiste au profit de la discipline de Parti. On n’a pas bu le biberon chez Bordiga pour des prunes.

Mais si ce divorce là est très facile à pointer, et s’il est aisé de se prononcer à son sujet sans beaucoup d’hésitations, il n’en va pas de même du point de vue de la critique de fond, de celle par exemple qui se rapporte à l’autogestion, laquelle semblait être un idéal suffisant et satisfaisant pour les uns, et une simple reproduction du capitalisme, temporairement collectivisée, pour les autres. C’est là, sur ce terrain, que la position de Bilan, Dauvé et Cie doit être acceptée ou critiquée.

Du fait même de l’aspect relativement centrifuge et non coordonné des collectivisations d’entreprise dans l’industrie et dans l’agriculture, il est probablement difficile de définir une tendance univoque. Les ouvriers espagnols voulaient-ils simplement assurer la continuité de la production de biens matériels indispensables à tous, ou bien étaient-ils portés à vouloir maintenir les entreprises telles quelles, sans jugement sur leur activité, leurs méthodes, leur utilité ? Là, les historiens que vous êtes sont mieux désignés que quiconque pour répondre à la question. Qu’en pensez-vous ? En tout cas, la question ne me paraît pas inutile.

Dans ce contexte précis, la question de savoir si le travail correspond au métabolisme général tel que le concevait le marxisme traditionnel, ou s’il doit au contraire être réservé au travail salarié dominé par le travail abstrait, propre au capitalisme (un petit rappel gratuit de Krisis, Exit ou Jappe en pages 518 – 519), prend une forme concrète et, si j’ose dire, « incontournable ». En effet, dans une situation révolutionnaire dans laquelle les producteurs se sont émancipés du patronat, le caractère double du travail (concret et abstrait, producteur de valeur d’usage et producteur de valeur d’échange) éclate au grand jour ; et sonne pour ainsi dire l’heure de vérité de ces controverses théoriques.

Il faut continuer à manger et à se vêtir : je crois que tout le monde en conviendra. En tout cas, c’est une idée bien enracinée chez les ouvriers d’industrie et les agriculteurs, d’autant qu’ils avaient connu la disette et le manque. Il n’est donc pas question pour eux de laisser tomber, de but en blanc, la production de ce genre de biens. De même, faut-il continuer à circuler et à faire circuler, il faut construire des habitations, et, pour faire bonne mesure, il faut en plus produire, acheminer et approvisionner des armes, des camions, des blindés, des avions. Sous cet angle, la situation ne s’annonce pas de plein repos.

Reste qu’en continuant à produire cela, on ne veut pas continuer à reproduire les rapports d’aliénation: et on passe de la valeur d’usage à la valeur tout court. Ce qui signifie non seulement qu’il faut écarter les accapareurs de plus-value, et qu’il faut arrêter la production des biens et des services exclusivement liés à la reproduction de l’ordre capitaliste, mais que pour tout ce qui aura été décidé de continuer à produire, il faut coordonner la production au- delà de l’entreprise, dans l’intérêt commun ; qu’il faut déterminer les besoins pour produire en fonction des besoins et non plus produire pour produire ; qu’il faut dépasser le plus rapidement possible le mode de distribution par l’échange, monétaire ou non, et lui faire succéder un mode d’approvisionnement libéré, en fonction des besoins (contingentés pour commencer, quand il le faut, puis plus contingentés du tout) ; qu’il faut mettre en place des structures « politiques » ou « démocratiques » aptes à prendre collectivement ces décisions, à en organiser la discussion, à doubler les instances administratives et étatiques, de même que les réseaux purement commerciaux, afin de les dévitaliser et de les rendre obsolètes le plus rapidement possible, au profit d’une population organisée à la base ; qu’il faut à tout instant faire un choix entre l’opposition violente à ce qui doit disparaître, et son dépérissement « pacifique », mais en excluant de façon systématique que ce dépérissement ne soit au contraire sa continuation en veilleuse ; et j’en oublie sûrement.

Non seulement le fait de continuer à produire n’est pas incompatible avec le dépassement du travail, au sens de travail salarié, mais il importe justement que les deux deviennent synonymes. C’est là tout le défi qu’il s’agit alors de relever, dans la pratique, et la clarification théorique se fait au rythme de cette pratique, avec parfois un peu d’avance et parfois un peu de retard, mais sans qu’il y ait indépendance totale de l’une ou de l’autre. J’insiste donc pour dire que c’est par rapport à l’avancement ou à l’absence d’avancement de cette ligne stratégique d’ensemble que le prolétariat espagnol de 1936 peut être critiqué ou non, dans des proportions justifiées. Et pas du fait de s’être saisi d’entreprises, et de les avoir fait fonctionner, comme si c’était une bêtise en soi. De même, la question de la nature du travail et du dépassement du travail se pose dans ces mêmes termes, et pas comme une confrontation théorique abstraite entre une position substantialiste et un relativisme historique finalement absolutiste : la scission qui intervient et manifeste l’avancement de la bonne vieille cause ne porte pas seulement sur le « Parti » de la révolution, comme le rappelait plaisamment la Véritable Scission (« Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu’il se scinde à son tour », Hegel), mais aussi et avant tout sur le travail, qui doit éclater du fait de sa double nature. Cet éclatement est à mon sens l’objet central de cette controverse à propos des libertaires de l’époque, et peut-être est-il même, sous cette forme, susceptible de donner une tournure plus concrète à un débat qui, sous sa forme doctrinale, en a quelque peu besoin.

Qu’en pensez-vous, toi et Vincent ? Ne serait-ce pas l’occasion de faire avancer ce débat ?

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 10 août 2006

 

[…]

Je t’envoie ce petit message juste pour accuser réception du tien. Je fais le maximum pour te répondre très vite, et en attendant je fais suivre notre échange à Johannes, que tu as vu avec nous à Paris, qui a participé à la rédaction de la postface.

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 27 août 2006

 

[…]

Comme je te l’ai dit récemment, je voudrais ne pas différer trop longtemps une réponse qui sera pour l’heure très incomplète. Tu me pardonneras donc les approximations et le manque d’approfondissement.

Je te précise tout d’abord comment j’ai rédigé la postface.

Comme tu l’as vu, nous avons tenu à conserver un caractère très ouvert, le moins directif possible, à notre écriture au fil des notes de l’appareil critique; néanmoins, il nous a paru nécessaire d’indiquer plus précisément, mais de manière un peu discrète, d’où son placement entre le texte et les annexes, ce que les giménologues pensaient du monde dans lequel ils vivent. Notamment pour se démarquer dans la mesure du possible du milieu libertaire, auquel la plupart des recenseurs nous assimilent abusivement, volontairement ou non. Mais il était aussi évident que seuls Myrtille et/ou moi pouvions nous en charger, les autres giménologues étant trop pris par d’autres choses ou moins dans le coup pour rédiger un tel texte. Le seul autre giménologue qui soit assez au fait de l’articulation centrale de cette postface, à savoir celle qui porte sur la critique du travail, de la valeur et du fétichisme de la marchandise, Johannes en l’occurrence, a rédigé à ma demande le « petit rappel gratuit ». Et si je le lui ai demandé, c’est que nous nous trouvions, M. et moi, pris dans une ambiance de travail intensif avec quinze tâches à mener de front. Ensuite, quand il s’est agi de dire notre mot sur la « révolution » espagnole, dont le sous-titre de la postface dit bien que son caractère révolutionnaire n’est pas acquis, je me suis souvenu des analyses de Dauvé dans sa présentation de Bilan, et je les ai relues dans sa version mise à jour sous le titre Quand meurent les insurrections, dont je pensais qu’il ne s’agissait que d’une version augmentée de la partie de son texte de 1979 portant sur la révolution et la guerre civile en Espagne.

Je n’ai donc pas prêté attention à la disparition de la référence à Rassinier, d’autant qu’elle apparaît dans une note se référant à une autre partie du texte que celle portant sur l’Espagne, et dont je ne suis pas sûr par ailleurs qu’on puisse la qualifier de « franc soutien à Rassinier ». Je précise tout de suite que je n’ai pas considéré à l’époque, ni ne considère aujourd’hui, obligatoirement honteux de citer Rassinier : tout dépend de comment on le fait ; et il faut quand même se souvenir que Rassinier a fait partie de « la Gauche Révolutionnaire » de Marceau Pivert (ou du PSOP qui lui fait suite, je ne me souviens plus), dont un certain nombre de militants se sont engagés en faveur de la république et/ou de la révolution espagnole, même si je suis évidemment très loin de partager leurs options politiques. Son lent et progressif glissement vers une forme de collaboration avec l’extrême-droite est aussi à mettre sur le compte de l’aveuglement et la surdité de ses anciens camarades de gauche à l’endroit de certaines questions qu’il avait soulevées dans son Mensonge d’Ulysse.

Et concernant le « bordigeux fétichisme du Parti » de Dauvé dans son texte de 1979, il me semblait avoir perçu un notable effort pour s’en dégager[3], à tel point qu’il m’est resté l’impression que c’était presque là son objet principal. Et que c’était aussi cet effort qui lui permettait une certaine acuité d’analyse de la révolution espagnole. Mais je peux me tromper…

Toujours est-il que devant quelques aperçus très justes sur cette affaire, j’ai jugé bon de citer Dauvé, puisque je n’aurais pas mieux dit sur ces points, sans me soucier le moins du monde de spéculer sur le bénéfice qu’il pourrait ou non tirer de se voir ainsi favorablement traité. Je te charrie un peu, mais considère que nous avoir dit que tu trouvais « regrettable » de voir Dauvé cité à plusieurs reprises dans notre postface nous a paru un peu fort ! Surtout quand tu ajoutes que tu trouves intéressant son propos sur le rapport à l’État des anarchistes espagnols : j’aurais mieux compris si tu avais pensé qu’il disait des âneries. Et puis, les analyses intéressantes sur ce point n’abondent pas…

Je précise en outre que ce n’est pas parce que la référence à Dauvé apparaît en clair qu’elle constitue notre « référence principale (…) pour venir nuancer ou dépasser le point de vue immédiat d’Antoine », car c’est plutôt le « petit rappel gratuit » qui possède ce caractère de centralité. Il est vrai que nous aurions sans doute dû renvoyer aux sources originales et mentionner au moins le livre d’Anselm Jappe sur « les aventures de la marchandise ». Nous pourrons réparer cet oubli dans d’éventuelles rééditions à venir. Les références à Dauvé visent plutôt la critique de la théorie de l’État chez les anarchistes espagnols et la limite que constitua le caractère syndical de leur organisation fétiche.

« Les ouvriers espagnols voulaient-ils simplement assurer la continuité de la production de biens matériels indispensables à tous, ou bien étaient-ils portés à vouloir maintenir les entreprises telles quelles, sans jugement sur leur activité, leurs méthodes, leur utilité ? »

Je ne prétendrai pas répondre maintenant à cette question, mais on peut toujours commencer à approcher la question. Il faut tout d’abord prendre en compte ce fait que les industries espagnoles étaient en grande partie orientées, dès avant 1936, vers la satisfaction des besoins ordinaires de la population, de telle sorte que les ouvriers ne seront peut-être pas tellement conduits à se poser cette question, au moins sous cette forme[4]. L’Espagne était un pays, en gros, auto-suffisant dans la plupart de ses productions, ainsi qu’en ce qui concerne ses matières premières (minerais, etc.). Il en allait de même de ses productions agricoles. Son implication dans les échanges marchands internationaux était donc assez faible (ce qui ne veut pas dire que les capitaux étrangers, notamment britanniques, n’étaient pas investis en quantité en Espagne). Cette implication avait été transitoirement plus forte au moment de la première guerre mondiale, puisque l’Espagne n’était pas puissance belligérante, ce qui lui laissa tout loisir de produire pour les nations en guerre qui manquaient de tout. Mais, la guerre finie, la production dut rentrer dans le rang. Le gros problème de l’économie capitaliste espagnole, comme on sait, c’était la réforme agraire, dont tous les économistes intelligents savaient qu’elle était indispensable pour créer un marché capable de stimuler la production des villes, mais qui n’en restait pas moins perpétuellement dans les limbes. Du coup, un peuple espagnol habitué à un mode de vie plutôt ascétique (si l’on excepte une petite frange de riches, bourgeois, aristocrates et ecclésiastiques) et travaillant dans des usines produisant des biens utiles (à Barcelone, par exemple, la plus grande partie de la production était centrée sur le textile) en très grande partie absorbés par le marché intérieur était assez peu enclin à remettre en cause l’organisation de la production ainsi qu’à débattre du bien fondé de telle ou telle fabrication. Les discussions étaient ailleurs, ce qui était bien dans le tempérament des Espagnols, qui passaient leur temps libre dans les cafés (surtout les hommes, bien sûr) à discourir sur les révolutions passées et à venir, tout en méprisant les contingences matérielles immédiates[5]. Pour eux, il fallait se débarrasser des bourgeois parasites, de la Guardia Civil, des curés, et s’emparer de l’appareil de production tel quel, afin de le placer sous la direction du syndicat.

Il y aurait néanmoins un travail à faire (et je crois savoir que certains chercheurs en Espagne commencent à s’intéresser à la question) pour aller y voir de plus près : en effet, il semble bien qu’on puisse faire une distinction entre le prolétariat traditionnel de Barcelone, par exemple, catalan, syndiqué, éduqué, attaché à la qualité de son travail, etc., plutôt porté à défendre les options réformistes de la CNT, et à voter accessoirement pour l’Esquerra; et un prolétariat formé d’immigrés de l’intérieur, Andalous et Murciens pour l’essentiel, chassés de leurs régions d’origine par la misère et les persécutions, souvent analphabètes, logeant dans la périphérie de Barcelone, en butte souvent à un racisme larvé des Catalans, assez enclins aux solutions radicales, qui formeront les gros bataillons de la FAI, etc. Ces derniers ont sans doute représenté les principaux contingents des tendances radicales, qui faisaient beaucoup moins corps avec l’outil de production, habitués qu’ils étaient à partager leur temps entre périodes intenses d’activité laborieuse au moment des travaux sur les terres des grands propriétaires et de longs mois sans travail ni revenu, à vivre misérablement, et avec pour tout loisir celui de rêver à d’autres mondes. Cette sorte de travailleurs m’intéresse particulièrement (et c’est pourquoi j’en ai parlé, en les rapprochant des marginaux, vagabonds et autres brigands, dans la postface), parce qu’ils étaient sans doute plus porteurs (que leurs compagnons « installés » dans le centre) de refus du travail, de mépris à l’égard des biens matériels, etc., ce qui les rendait sans doute plus difficiles à faire entrer dans les catégories du travail salarié. On peut se demander s’il est toujours possible d’appliquer des modèles basés sur des « calculs d’intérêts » à de tels énergumènes.[6]

Les considérations qui précèdent illustrent, je crois, assez bien en quoi je suis d’accord avec toi quand tu signales qu’ « entre Bilan et les libertaires, toutes tendances confondues, il y a donc cette falaise, le vieux refus du « désordre » anarchiste au profit de la discipline de Parti. » Il y a sans doute, sur ce point, dans la lettre de Dauvé, une franche atténuation du problème, quand il dit constater « que l’écart entre les deux attitudes, entre la volonté de participer au mouvement prolétarien (…) et la volonté de maintenir des principes, reflète une situation où l’action autonome, l’offensive des prolétaires (…) laissaient intactes certaines structures essentielles, et ainsi s’empêchaient de renverser les bases de la société. De là, cet écart (ou ce mur) entre ceux qui se livrent à la “pratique” et ceux qui donnent ou semblent donner des leçons de “théorie”. » Ici, la faute, en dépit des nuances énoncées, est du côté de ceux qui expérimentent, et ce n’est pas pour rien que Juan Sans Sicart, récemment à Toulouse lors d’une « charla », tenait à dire, en substance : « Vous pouvez nous faire tous les reproches et toutes les critiques que vous voudrez, mais n’oubliez quand même pas de considérer que nous avons cherché, que nous avons expérimenté, et si vous ne devez conserver qu’une chose de ce que nous avons fait, c’est celle-là. »

Concernant maintenant le débat sur l’autogestion espagnole, j’impliquerais volontiers, Johannes bien sûr qui suit ce débat, mais également Anselm Jappe, en sa qualité de giménologue d’honneur, mais aussi, plus sérieusement, parce qu’il pourrait avoir des choses intéressantes à dire sur la question, à mon avis. En attendant, et sans me lancer dans de longs développements, je dirais que, si j’ai bien compris une certaine partie du raisonnement des gens de Krisis-Exit, il y aurait erreur à croire que le rapport capitaliste se résume à un affrontement entre valeur d’usage et valeur d’échange, et qu’il s’agirait de faire venir à la lumière ce double caractère pour mettre en danger la marchandise. Il y a tout un effort chez Marx, dans Le Capital, pour progresser, à partir de la distinction reconnue entre ces deux modes de valeur, jusqu’à la valeur proprement dite, qui ne doit pas être confondue avec la valeur d’échange, ainsi qu’une lecture trop rapide pourrait y inciter. La forme-valeur, posée comme abstraction organisante (Anselm, reprenant Sohn-Rethel si je ne m’abuse, parle d’ « abstraction réelle », mais la notion est dans ces termes pour moi un peu trop auto-contradictoire), a besoin de quelque chose d’autre qui lui échappe, afin de toujours mettre en œuvre son processus d’appropriation et de domination du réel ; dans cette équation, la valeur d’usage constitue en quelque sorte le terme réel et la valeur d’échange une sorte d’opérateur permettant à la forme-valeur de se pérenniser. Dans ce mouvement, le travail concret et le travail salarié ne sont que des formes relatives rapportées au travail abstrait, auquel correspond la valeur stricto sensu. On comprend alors, et c’est un peu ce que développe le Manifeste contre le travail, qu’il ne faut pas se contenter d’incriminer l’échange (auquel on pourrait être tenté de rapporter le travail salarié), pour sauvegarder dans le même mouvement le travail concret (ou travail générique), mais bien les critiquer radicalement comme deux manifestations phénoménales du travail abstrait. Il faut alors remonter en amont pour appréhender les conditions de possibilité d’une telle manifestation bifide et les saisir comme faisant partie d’un arrangement métaphysique spécifique (à la bourgeoisie, pour aller vite, dans un premier temps, puis à des franges toujours plus étendues du prolétariat).

Ce n’est à mon sens que le jour où nous nous serons débarrassés de la valeur que nous pourrons vraiment trancher le débat sur sa véritable nature, et pas avant. Je pense que c’est là ce qui me sépare de Bilan, car il y a chez eux une propension à juger le prolétariat espagnol de 1936 à l’aune d’une vérité établie et préalablement acquise sur la nature du travail, du capital, etc. et par conséquent de ce que doit être une vraie révolution, conçue sous un mode programmatique. Or je fais, pour ma part, plutôt découler les vérités du mouvement révolutionnaire en marche. C’est pourquoi j’avais fait cette allusion, dans la postface, aux querelles sans fin entre théoriciens ultra-gauches, au sein desquelles je vois mal la possibilité de trancher en faveur de tel ou tel oracle omniscient. Et quand on sait combien peuvent diverger les conséquences de tel ou tel choix théorique, par exemple sur la question du travail productif ou improductif, on a plutôt intérêt, comme tu le suggères, à critiquer le prolétariat espagnol de 1936 « par rapport à l’avancement ou à l’absence d’avancement » d’une certaine ligne stratégique d’ensemble qu’il a commencé de mettre en œuvre. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille en rabattre sur la théorie, mais qu’il est crucial de lui conserver un statut assessorial[7], si je puis dire, en permanent dialogue avec les avancées (ou les reculs) du prolétariat. C’est d’ailleurs bien ce que tu dis également : « la clarification théorique se fait au rythme de cette pratique, avec parfois un peu d’avance et parfois un peu de retard, mais sans qu’il y ait indépendance totale de l’une ou de l’autre. »

Je saisis l’occasion de ce développement pour te faire le reproche d’un propos qui me paraît trancher quelque peu avec la souplesse théorique à laquelle tu appelles. Quand je t’ai dit dans un courrier du 6 août : « Je crois me souvenir que Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et Rassinier… », tu m’as répondu le même jour : « Bien sûr qu’il a cherché à se justifier, tu penses! On serait porté à le faire à moins. Mais qu’est-ce que ça change ? » À ce compte, il n’y aurait plus aucun intérêt à effectuer le moindre retour sur sa propre activité et ses propres choix d’un moment : il n’y aurait plus alors de droit de cité (et de droit de citer, si j’osais) que pour ceux qui, en bons disciples de Celui-qui-ne-se-corrige-pas, ne se trompent jamais ! Il y a là aussi matière à constitution d’un Parti, je le crains, et il ne faudrait pas, à mon sens, sous l’argument que Dauvé et Bilan « regardaient (et regardent encore) les libertaires de l’époque depuis les hauteurs illusoires et néfastes d’un Parti détenant la vérité », leur renvoyer la pareille. Mais, bon, je comprends aussi qu’on puisse avoir les boules contre des gens qui prétendaient avoir raison contre tous, et ne s’en plantaient pas moins lamentablement parfois. Mais il y a tellement d’exemples de ce genre…

Bon, je vais m’arrêter là pour le moment, et excuse moi encore pour le caractère un peu « brut de décoffrage » de ce qui précède.

[…]

PS : je fais suivre ce courrier à Johannes et aux autres giménologues, Jackie, Jean- Marc, de Marseille, et Fred, de Périgueux. Je le ferais ensuite volontiers suivre à Anselm Jappe (en totalité ou sous forme d’extraits à choisir) et à Gilles Dauvé (idem[8]), mais j’attends ton avis.

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Myrtille à Jean-Pierre, 28 août 2006

 

Après Vincent, je continue de répondre à ta lettre en amenant quelques éléments.

Nous sommes contents que tu nous donnes l’occasion d’approfondir ces thèmes essentiels.

Je reprends la question posée : les anarchistes espagnols ont-ils tenté de dépasser le travail tout en continuant la production au cours de l’expérience « collectiviste » de 36-37 ?

J’apporte un élément de réponse allant dans le sens négatif.

D’une part, les Espagnols restent encore marqués dans les années trente par une « culture pré-capitaliste » où le travail n’est guère une valeur centrale, et où la communauté villageoise par exemple reste une référence importante. D’autre part, les militants ouvriers en Catalogne et dans le nord-ouest (CNT et UGT) sont bien les fils de leur temps et se dévouent au développement des forces productives, car pour eux le Travail fait face au Capital.

Cela se traduira dans les faits en 1936-1939 de la manière suivante :

Après avoir lutté pied à pied (comme partout dans les années 20 et 30) pour réduire le temps et la pénibilité du labeur, les militants d’après juillet 36 appelèrent au sacrifice de soi et à réfréner les revendications afin assurer l’intensification de la production (qui plus est en fonction des besoins de la guerre). Et ils jetèrent l’opprobre sur les ouvriers « aux mœurs bourgeoises » qui continuaient à résister au travail comme ils le faisaient auparavant[9].

Je veux souligner par là que dans les usines et ateliers de Barcelone en tout cas, le conflit pratique qui apparaît – et qui par là même ruine les chances de voir surgir un débat théorique sur la nature du travail dans la société capitaliste, ou sur une redéfinition des besoins quand les ouvriers sont maîtres de la production etc. – met aux prises une partie des ouvriers (affiliés et non affiliés sans doute, ceci reste à voir de plus près) qui résiste activement ou passivement au travail et défend les acquis des luttes précédentes, et une partie des militants dans l’usine et dans les syndicats qui assez vite se substituent aux patrons. Ils vont accabler les premiers de remontrances, de tracasseries et de sanctions (réduction de la paye, exclusion de l’usine etc.) jusqu’à ramener par exemple le salaire aux pièces qui venait d’être enfin supprimé, instaurer des primes à la production, et proposer carrément de rééduquer moralement les masses…[10]

J’avais également pris copie d’un article Elogio del trabajo publié dans Mi Revista en 36, précédé de la citation du ministre de l’économie anar (tout récemment affilié) de la Generalitat de Catalunya, Juan P. Fabregas : « Es necesario crear una mística del trabajo ». Cet article expose la thématique habituelle de la valeur du travail générique, et de la haine qu’il faut développer à l’encontre des oisifs et parasites… Il rappelle que c’est l’Eglise qui a mensongèrement énoncé que le travail était une torture, et qu’en réalité c’est dans l’inaction que réside le véritable supplice. Passons.

Ainsi au front comme à l’arrière au fil de l’automne 36, il y a peu d’aspects de l’existence qui ne commencent pas à se militariser, et une forme de capitalisme d’Etat voit le jour. Ceci n’est bien sûr pas mon dernier mot sur la question, mais permet de fixer un peu le cadre de nos investigations. Il faudrait entamer un travail sérieux sur la tension individu-communauté qui a sans doute perduré un peu plus longtemps en Espagne qu’ailleurs, par exemple à partir de l’activité des anarchistes individualistes qui ne se sont pas laisser embrigader dans une militance systématique[11], et pour qui la guerre a été une véritable catastrophe. Il faudrait bien sûr revoir de plus près les collectivités agricoles en Aragon et dans quelques autres endroits reculés de l’Espagne restée républicaine.

Autre remarque : « le travail présuppose déjà l’être humain comme séparé de la communauté et l’effort qu’il fournit comme une contrainte aliénée, en dehors de lui ». « Toute la question est de ruiner cette séparation, et le travail n’est plus du travail » écris-tu dans ta lettre.

Pour les anars productivistes des années trente, la communauté du travail faisait face à l’inhumanité du capital, d’autant plus quand elle assurait elle-même la production. Pour eux, le travail en 1936 était un outil de rédemption morale et le gage pour chacun de trouver sa place dans la communauté. Avec l’autogestion, le travail était toujours le travail, et revendiqué comme tel, mais magiquement il ne devait plus être ressenti comme pénible. D’ailleurs écrivaient-ils « la peine que nous procure le travail n’est, dans la plupart des cas, que le produit d’un réflexe psychologique. Avec une bonne organisation du travail, elle disparaîtra[12]. » La fin des états d’âme et du spleen s’est vue là décrétée.

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Vincent à Jean-Pierre, 29 août 2006

 

[…]

Ce petit message rapide pour te dire qu’à la réflexion j’ai péché par irénisme en te proposant de joindre notre échange à Dauvé « en totalité ou des extraits » : je pense qu’il faudrait, en tout état de cause, se limiter à des extraits à caractère général portant sur le fond de la discussion, car tout lui communiquer serait la meilleure façon de s’embarquer dans un « débat » dont je pense qu’il faut le considérer comme clos (je ne m’étends pas sur les raisons qui font clôture, surtout pas !).

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 2 septembre 2006

 

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C’est à mon tour de vous présenter mes excuses et de parler de délais.

[…]

Me voici donc contraint de vous promettre une réponse pour après le 16 septembre. Mais ceci ne m’empêche pas dans l’immédiat:

  • de vous remercier pour des lettres intéressantes que je n’ai fait que survoler pour le moment et que je lirai dès que possible avec toute l’attention requise,
  • de vous préciser d’emblée (et là sans aucune hésitation) que je ne veux à aucun égard participer à des échanges avec Dauvé (y être mêlé en quelque sorte que ce soit); vos correspondances avec lui sont votre affaire, et ne me regardent pas, mon but était non d’ouvrir un débat avec un poisson qui adore glisser dans des eaux troubles, mais seulement et uniquement de soulever des questions qui pourraient éventuellement prolonger vos études sur certains sujets ou du moins y contribuer.

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Myrtille à Jean-Pierre, 7 septembre 2006

 

Nous te communiquons une lettre à envoyer à Dauvé qui comporte des extraits de nos échanges (toi et nous), en ne signalant que tes initiales. Dis-nous – si tu peux rapidement – si cela te convient dans la mesure où tu n’es pas cité, et où les questions posées par Dauvé comme par toi concernant notre livre contribuent à un débat que nous espérons public. Nous attendons ta réponse avant d’envoyer à Dauvé.

Par la même occasion je te signale la correction suivante dans la référence aux textes de Seidman : traduction intitulée : « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail », effectuée par Échanges et Mouvement en 2001, à partir de l’article : « Towards a history of workers resistance to work : Paris and Barcelona during the french popular front and the spanish revolution » in Journal of contemporary history, vol. 23, avril 1988, pp. 193-219.

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille, 13 septembre 2006

 

[…]

Je suis désolé de ne pouvoir abonder dans ce sens, je ne souhaite pas de quelque façon que ce soit « correspondre » avec Dauvé. Je m’en expliquerai dès mon retour, de la façon la plus circonstanciée, et vous proposerai une alternative.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 14 septembre 2006

 

D’accord Jean-Pierre.

Nous n’envoyons rien à Dauvé.

Au plaisir de te lire

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 17 septembre 2006

 

[…]

Me voici de retour, et un peu plus en mesure de vous répondre d’une façon appropriée.

Commençons par le point qui est le moins intéressant sur le plan du contenu, mais qui est aussi susceptible de soulever polémiques et désaccords : je veux parler de la personne de Dauvé ; et ensuite de la méthode de communication qui est en train de s’instaurer. J’en viendrai après seulement à la partie la plus fructueuse, à mon sens, et qui est notre discussion relativement à l’Espagne et à ce qui s’y est passé, ainsi qu’aux implications actuelles et même théoriques de ce sujet.

Rassinier, tout d’abord, puisqu’il a été associé à Dauvé dans nos échanges (après l’avoir été dans nombre d’autres textes, évidemment). Vincent rappelle que Rassinier n’avait pas toujours été ce qu’il est finalement devenu. Ce n’est pas pour me cacher derrière la célèbre formule qui dit qu’on est ce qu’on devient (et qu’on peut pousser jusqu’à dire qu’on devient ce qu’on est), mais je ne crois pas, en effet, qu’on puisse (ou qu’on doive) «rattraper» ce que quelqu’un devient, comme pour lui allouer une biographie de rechange. Ou alors, il faut compter Mussolini, et quelques autres sbires du même acabit, parmi les révolutionnaires, parce qu’en leur prime jeunesse, ils avaient été de l’autre bord ? De toute façon, comment penser qu’on puisse changer de pied en cap ? Si une problématique rencontrée pousse quelqu’un à virer de bord, elle ne fait que prendre appui sur une potentialité latente, de sorte que seul l’aboutissement révèle une vérité d’ensemble (le fruit est la vérité de la fleur, disait le jardinier du potager dialectique). De plus, l’appui de Dauvé & Cie ne visait pas le pauvre Rassinier des débuts, mais bien ce qu’il a écrit et soutenu à la fin de sa triste carrière : ce qui en fait élimine toute discussion à ce sujet. Bien sûr que, chemin faisant, on peut perdre des qualités : qui en serait exempt ? Mais le cheminement de Rassinier, qui a été retracé avec force détails et sans forcer le trait par une historienne étrangère à tout esprit partisan « extrémiste »[13], n’est pas celui d’un « homme de conviction » qui se serait égaré en 1950 en publiant Le mensonge d’Ulysse mais qui serait demeuré pacifiste et socialiste internationaliste jusqu’au bout (comme l’affirmait Pierre Guillaume, une belle référence s’il en est, dans sa Préface à Ulysse trahi par les siens), il est celui de quelqu’un qui écrivait dès 1934: « Non, moi, quelquefois je me prends à penser que l’homme de la rue, le pauvre prolétaire, a décidé une fois pour toutes qu’il est moins pénible de subir les effets du fascisme, même comme sous Hitler, et fût-ce pendant des éternités, que de chercher la vérité dans ce fatras »[14]. Ce « fatras », c’était l’extrême-gauche de l’époque. Rassinier avait alors 28 ans… Il préférait déjà la paix avec le Reich aux discussions à la SFIO. Et l’historienne de noter : « Et Paul Rassinier entre dans la guerre au sein de la mouvance socialiste où militent ceux dont le pacifisme et l’anticommunisme sont si intenses et si intensément mêlés qu’ils en sont venus à considérer les juifs et les communistes comme solidairement intéressés par un conflit armé avec l’Allemagne nazie et qu’ils les tiennent dès lors pour responsables du déclenchement de la guerre »[15]. Ce n’est certes pas une forme de sénilité qui aurait frappé Rassinier, abandonné par ses proches et livré à une sorte de folie, mais plutôt, dès sa jeunesse, cette obsession commune à toute l’extrême-droite antisémite (et bien présente dans une partie de la gauche, qui pourra ainsi facilement changer de camp, comme l’ont montré les travaux d’historiens tels que Zeev Sternhell), qui consiste à voir les Juifs, simultanément, derrière la Phynance et derrière la Révolution, s’activant pour détruire la belle civilisation européenne traditionnelle (celle des paysans et de la petite industrie locale). Dès 1934, Rassinier penchait de ce côté, mais il penchait encore au sein de cercles de gauche qui vont lui valoir d’aller faire un tour à Buchenwald en 1943. Eut-il le sentiment d’une méprise ? S’est-il senti traité injustement en ennemi ? Est-ce ainsi qu’à son tour, après « l’homme de la rue », il se serait identifié à ceux qui l’avaient enfermé ? Tout en assénant qu’il est question de pure vérité, et non de défendre l’Allemagne nazie[16] ? Pour sûr, pourtant, qu’il cirera les bottes de ses gardiens, une fois relâché ! Et en 1961, retournant en Allemagne, il y fera une tournée de conférences organisée par un ancien Waffen SS, tout en écrivant dans une revue dirigée par Louis Lecoin (Défense de l’homme). L’échec de sa vie politique dans son territoire de Belfort aura ainsi amené une sorte de pauvre type à réécrire l’histoire, mais bien avant d’en arriver là, son antisémitisme n’avait manifestement pas attendu de favorables circonstances biographiques de ce genre pour s’agiter au fond de sa caboche. Son ressentiment n’a fait qu’y puiser : a-t-on jamais vu le ressentiment créer, inventer ou produire quelque chose par lui- même ? L’antisémitisme, une fois de plus, se présentait comme le joker de tous les ressentiments, et les ressentiments, souvent, commencent déjà par lui. Si des libertaires se sont encore trompés sur Rassinier dans les années 1960, ce qui est fort regrettable, il me semble que ce n’est là qu’une raison de plus pour ne plus jamais emboîter leur pas à son sujet[17]. Une erreur ne peut être effacée, mais on doit quand même s’abstenir de la reconduire !

Bien sûr qu’on peut citer Rassinier, comme on peut aussi, dans différents registres, citer Louis Ferdinand Céline, Joseph Goebbels, Alfred Bäumler, Leni Riefenstahl ou Carl Orff : en précisant de qui et de quoi il s’agit, et pour quelle raison particulière on est amené à produire une citation de ce genre d’énergumène : pour une raison qui ne peut jamais être, en aucun cas, de reprendre et de prolonger un axe de pensée de leur part. Ce qui m’amène directement à Dauvé.

En ce qui le concerne, je tiens à faire observer que mes mises en cause ne portent nullement sur un camarade qui s’est trompé, comme on disait en Italie dans les années 70 à propos des terroristes. Comme on s’en souvient, cette expression était d’ailleurs déjà fausse à l’époque, bien que pour d’autres raisons. En tout cas, cette catégorie de l’erreur, comme celle du changement évoquée à propos de Rassinier, me semblent relever (Vincent me le pardonnera, j’espère) d’une époque pré-dialectique, et même préfreudienne. Elles ne sont plus très convaincantes, depuis qu’on enregistre lapsus et actes manqués. En tout cas, elles ne le sont plus lorsqu’elles veulent assumer une fonction explicative. Il me semble que le plus souvent, on ne peut plus leur accorder que des fonctions descriptives, et encore. Quand je dis : « je me suis trompé », l’auditeur naïf se dira : « quelle honnêteté, quelle franchise, quel courage ! », mais au fond de moi, je sais bien que cet aveu m’en évite d’autres, plus pénibles, tant il est vrai que je distingue obscurément pourquoi je me suis trompé : et l’aveu de m’être trompé me dispense de venir sur ce terrain, et me permet de conserver l’opportune obscurité. De même, tel garçon ayant mené an cours de nombreuses années une vie de carriériste corrompu me dira « j’ai fait tant de bêtises ! » pensant indiquer par la même occasion qu’il a changé, qu’il s’est « refait une virginité » et qu’il est par là même digne de toutes les amitiés en général, et de la mienne en particulier, mais il ne fait que montrer par son exemple que les deux catégories, l’erreur et le changement, ont décidément un air de famille impossible à ignorer. Laissons-les ensemble, en joli duo hypocrite.

Dans un petit nombre de cas, j’admets volontiers que la catégorie de l’erreur peut suffire, par exemple quand vraiment on se trouve dans une sorte de distance et d’ignorance importantes avec le sujet traité, et qu’on a nagé dans l’aléa. Mais ce qui importe, c’est que ces cas là ne concernent pas du tout notre sujet, comme on peut voir aisément.

Enfin, pour revenir rapidement sur un passage de Vincent (« je comprends aussi qu’on puisse avoir les boules contre des gens qui prétendaient avoir raison contre tous, et ne s’en plantaient pas moins lamentablement parfois ») : de ma vie je n’ai jamais reproché à quiconque de vouloir avoir raison, y compris contre tous, ni de s’être planté. Il me semble bien plutôt que c’est ce double dispositif qui définit le genre humain, dans son activité intellectuelle : car celui qui ne voudrait pas avoir raison serait une sorte de castrat, tandis que celui qui ne se tromperait jamais serait un dieu ; les humains, eux, en naviguant entre Charybde et Scylla, échappent fort heureusement au naufrage contre l’un ou l’autre de ces rochers infâmants. Ce sort auquel sont exposés les mortels, il convient donc de l’assumer, sans en faire reproche à qui que ce soit, et les erreurs ne doivent pas nous dissuader de vouloir avoir raison, mais plutôt nous inciter à y travailler mieux.

Quant au problème concernant Dauvé, il me paraît d’un autre acabit. Il suffit de reprendre les résumés biographiques fait par Daeninckx[18] pour voir affleurer de quoi il s’agit et sur quoi je n’ai pas grand-chose à ajouter, à deux précisions près : a) quelqu’un qui se comporte dans la continuité de cette façon ne m’inspire que la plus grand méfiance, et l’envie d’aller me laver les mains ; b) il s’agit d’une continuité qui mérite d’être éclairée d’une façon autre que « politique ».

En effet, aucune pensée critique ne pouvait s’imaginer gagner quelque chose (s’améliorer, devenir plus concrète, plus complète) en se référant à Rassinier et à la négation des camps ou du génocide[19]. Si comme cela eut lieu elle se met néanmoins en devoir de le faire, c’est donc qu’elle a d’autres raisons. Or le soutien que Dauvé avait apporté à partir de 1979 (La Guerre Sociale n° 3) au négationnisme, à Rassinier et à Faurisson, n’avait certainement pas été anecdotique ou négligeable, et je ne pense pas avoir eu tort en parlant de « franc soutien ». Non ? Et quand et comment Dauvé aurait-il pris ses distances avec cela ? En 1980, en écrivant avec Guillaume, Carasso, Quadruppani et les autres que Faurisson était resté sur le terrain du mythe au lieu de le déconstruire ? Alors que dès 1983, avec La Banquise, les mêmes vieilles lunes continuaient leur sinistre litanie ? Quand ce qu’on affirme est devenu à ce point indéfendable et un objet de dégoût public, on ne montre pas qu’on s’est « trompé » en le disant, plus ou moins discrètement, mais en rompant catégoriquement et définitivement avec une telle attitude. Mais la Banquise n’a rien fait de tel. Daeninckx a beau être ce qu’il est, il en a dressé une chronologie qui ne me paraît pas erronée.

Mais ce n’est là qu’un épisode d’une sorte de saga où la récidive est la règle.

Si l’on prend la carrière intellectuelle de Dauvé, on s’aperçoit qu’il a successivement défendu des positions qui se distinguaient de la pensée critique libertaire, situationniste, conseilliste ou autre par des particularités qui, dans l’ordre chronologique, furent : l’adhésion (bordiguiste) au mythe du Parti, rejeté alors par toute la pensée critique, sans exception ; puis l’adhésion au mythe négationniste, contre le complot des victimes ; enfin, la défense de la pédophilie et du viol comme mythes d’une sexualité libre, brimée par les victimes.

Cette succession d’ « erreurs » demeure apparemment inexplicable si l’on reste sur le plan de la critique révolutionnaire, et si l’on ne se reporte pas sur un autre terrain. Car la logique qui se manifeste dans cette série n’est autre que la prolifération d’un discours qui se présente, au-delà de sa façade critique, comme authentiquement pervers. J’utilise le terme de perversion non pas dans son acception moraliste (…), mais au sens où ne se contentant pas de nier la supposée castration maternelle, le pervers veut imposer sa loi privée en exhibant à d’autres, pour l’imposer, sa particularité, qui en est le désaveu (son fétiche). Dans son envie de dominer le champ de la pensée critique, Dauvé n’a jamais cessé de vouloir faire avaler des couleuvres, les plus disproportionnées possibles, à ceux qui le prenaient au sérieux, sous la menace implicite que si l’on ne gobait pas, on était ringard. Bref, il n’a affecté de briser des mythes que pour instaurer les siens : misant sans cesse sur une pierre philosophale aussi sordide que possible afin de mouiller tous ses suiveurs. C’est là la logique subjective qui échappe à Daeninckx (ou qui ne l’intéressait pas), et que Dauvé partage probablement avec certains de ses acolytes (faut-il ajouter que je partage tous les « préjugés » nourris par Debord et par Martos à propos de Quadruppani ?). Sur un tel terrain, qui est fondamentalement non critique, la recherche critique ne pourra jamais trouver une assise défendable. On dit souvent, à propos de quelqu’un dont on n’est pas sûr, que toutes les dérives restent possibles. Ici, c’est bien pire : elles ont toutes déjà eu lieu.

Or Dauvé est incontestablement la référence la plus souvent citée dans votre texte. De telle sorte qu’il apparaît au lecteur, forcément, comme une sorte d’auteur de prédilection, ou d’autorité théorique centrale. Ce n’est pas ce que vous vouliez ? Je n’en doute pas un instant. Mais on rencontre ici une difficulté fréquente, voire universelle : personne ne lit ce qu’il a écrit comme le lira un lecteur (moi non plus, qu’on se rassure). Ce que vous ne vouliez pas s’effectue pourtant malgré vous. Pour utiliser une expression un peu provocatrice : voulant vous servir d’un auteur, vous finissez par le servir. L’acceptez-vous ? Voilà la question qui se pose, à propos de celui dont Myrtille écrivait « on connaît le parcours de cet oiseau ». Et c’est à vous qu’elle se pose, bien évidemment : voulez-vous vraiment défendre l’oiseau ?

Venons-en à votre intention de faire circuler les lettres que les uns et les autres vous adressent, notamment en se référant à celle d’un tiers que vous sollicitez ensuite pour la réplique.

Pour rejoindre ce qu’a écrit Vincent dans son mail du 29 août et en allant plus loin dans la même direction, je trouve franchement qu’il s’agit là d’un genre hybride, voulant susciter la discussion mais en même temps très éloigné d’elle puisque tout le monde s’adresse à une instance centrale de redistribution tout en « répondant » à un autre individu, mais sans réellement s’adresser à lui. Le rôle que vous serez amenés à jouer est celui d’un hygiaphone doublé d’un casque bleu, vu la palette des gens qui sont invités à participer et il ne vous reste qu’à jouer la zone tampon pour édulcorer, inévitablement, les points de friction qui surgissent.

Bref, en ce qui me concerne, je n’ai pas changé d’avis : mon intention de ne pas correspondre avec Dauvé, pour les raisons évoquées plus haut, reste pleine et entière, et s’applique aussi bien à des lettres qui ne seraient plus signées que de mes initiales, ou encore délestées des passages que celui que vous mettez en position de destinataire n’apprécierait pas ; de même que je ne veux pas avoir connaissance des « réponses » de Dauvé, qui me parviendraient indirectement, et auxquelles je répondrai encore en vous écrivant, in saecula saeculorum. Le fait est que je vous écris à vous, les Giménologues, en tant qu’uniques destinataires, et en aucun cas à quelqu’un dont je vous ai exposé ci-dessus les sentiments qu’il m’inspire. Ecrire, c’est témoigner de l’amitié. Même si c’est pour critiquer. Il y a des gens que je ne critiquerai pas.

Par conséquent, et dans l’idée de faire éclater positivement le caractère hybride mentionné ci-dessus, je vous propose de choisir entre deux solutions beaucoup plus claires et beaucoup plus simples : 1) Vous pouvez reprendre à votre compte, c.a.d. assumer en votre nom, dans vos propres écrits ou lettres ultérieurs, tout ce qui pourrait vous sembler utile, juste ou intéressant, à quelque titre que ce soit, dans ce que nous nous écrivons, et si cela vous convient et sert à améliorer encore le livre, j’en serai ravi ; je ne vois en effet aucune raison de pratiquer de la « propriété intellectuelle » dans une discussion où les remarques de l’un engendrent celles de l’autre, et où l’on serait bien en peine de déterminer « l’auteur » ; 2) Si c’est plutôt la forme « discussion » qui vous importe et que votre préférence va vers elle, vous pouvez alimenter le forum sur votre site et y publier les lettres des uns et des autres, y compris celles que les tiers s’adresseraient entre eux s’ils ont décidé de correspondre, mais alors, pour les miennes comme pour les autres, il faut les publier avec le nom de leur auteur (sauf demande d’anonymat de sa part) et sans aucune coupure ; ce sera alors une discussion réelle, et non plus filtrée ; et chacun décidera librement à qui il veut bien s’adresser, et en quels termes.

Ces deux procédés, en tout cas, me conviennent parfaitement, et je pense que l’un ou l’autre devrait pouvoir vous satisfaire de même.

Arrivons enfin au véritable sujet, qui est la question du dépassement du travail à la lumière de la révolution espagnole. Ici, je crois que notre discussion aura été et sera peut-être encore fructueuse, et en tout cas vos lettres apportent de très appréciables développements (au cœur du sujet, la page 2 de la lettre de Vincent, très instructive et clarifiante).

A mon sens, il en résulte assez clairement, une fois de plus, que les débats de doctrine sont posés, et résolus, par l’évolution historique réelle, et nous en sommes visiblement tous bien d’accord. Il en va ainsi de la question du travail et de celle du caractère double de la valeur. Le résumé de la situation économique de l’Espagne de 1936 fait par Vincent synthétise très bien les informations les plus diverses ; de mon côté, je ne dispose que de souvenirs de lecture anciens et en plus faible nombre que vous sur cette question, mais aucune, bien au contraire, ne me semble contredire ce qu’écrit Vincent, dans un tableau qui subsume donc parfaitement les informations disponibles, et que l’on peut résumer en disant que dans la production industrielle et agricole de l’époque, la valeur d’usage et la valeur d’échange sont encore les deux facettes indissociables et « équilibrées » de la valeur. Le caractère dominant de la valeur n’était pas encore devenu manifeste, on ne pouvait encore le comprendre de visu (mais seulement à partir d’une analyse théorique approfondie comme chez Marx) que « la valeur d’échange n’a pu se former qu’en tant qu’agent de la valeur d’usage, mais sa victoire par ses propres armes a créé les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger l’usage. Le processus de l’échange s’est identifié à tout usage possible, et l’a réduit à sa merci. La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte. »[20] La connaissance théorique de la nature et de la stratégie de la valeur, qui faisait probablement largement défaut dans les milieux libertaires (quant aux autres, n’en parlons même pas), était en pratique éclipsée par la nécessité de détourner la production existante en termes de valeur d’usage. C’est là-dessus, finalement, que porte le débat (et qu’il devait ou aurait du porter à l’époque). Si l’on ne prend pas en compte les deux termes de la contradiction (d’une part la nécessité de dépasser la valeur, d’autre part l’identification réelle encore importante entre production de valeur d’usage et production de valeur), on ne peut porter sur le mouvement révolutionnaire de l’époque que des jugements moralistes, c.a.d. inadéquats. Toute la difficulté est là, et était déjà là[21]. Du reste, elle ne se bornait pas à l’Espagne : les bolcheviques russes avaient exprimé la même chose en parlant d’un développement économique sans la bourgeoisie, et ils ont opté, comme on sait, pour se substituer à cette bourgeoisie inexistante, au lieu d’expérimenter ce qu’aurait pu être un développement du pays par et pour les soviets. Dans les deux cas, Espagne et Russie, un mouvement révolutionnaire prolétarien intervenait en réaction contre un événement « extérieur » au conflit de classe avec la bourgeoisie, événement de type militaire (le pronunciamiento et l’agression franquistes, et le carnage insensé de la Première Guerre Mondiale), alors que dans ces deux pays, la bourgeoisie moderne n’avait pas encore pu prendre le pouvoir, ni politique ni économique. En Russie, l’expérimentation des soviets fut anéantie en peu d’années ; en Espagne, souvent en quelques mois, sans vouloir faire affront aux exemples isolés que votre livre cite et qui tentèrent de maintenir la collectivisation jusqu’au bout.

Dans ma précédente lettre, je mentionnais des secteurs qui échappaient déjà à l’identification entre valeur d’usage et valeur d’échange, et qui relèvent plutôt de la reproduction spécifique du mode de production capitaliste : Etat, police, armée, finance, justice, et dans ce domaine, on constate sauf erreur que le mouvement a montré de nombreuses faiblesses, en acceptant plus ou moins le recyclage superficiel de ces secteurs par le gouvernement républicain. Le célèbre affrontement à propos des milices et de leur militarisation est évidemment le fleuron dans ce domaine, celui dont les libertaires parlent sans cesse, et à juste titre : c’est là, dans l’abandon des milices, que le Rubicon a été franchi dans le mauvais sens. Dans l’état de guerre civile où se trouvait le pays, la force armée était l’élément le plus actif et le plus prépondérant, et la lutte contre l’Etat y trouvait forcément son terrain central. D’autres terrains d’affrontement permettaient également de mesurer si le mouvement allait dans un sens authentiquement révolutionnaire ou non: la collectivisation des terres, et l’abolition de l’argent. Tout cela est abordé par le livre, mais dans le désordre qui va de soi dans un récit autobiographique, et votre appareil critique a déjà utilement tenté d’aller plus au fond dans ce domaine. Sans doute convient-il d’accentuer encore le propos dans cette direction, dans le but de mesurer l’avancée réelle du mouvement par rapport à ce qui était son véritable possible, tel qu’historiquement déterminé. A cet égard, vous serez d’accord pour dire qu’une analyse critique des limites de la conscience révolutionnaire de l’époque, en théorie ou en actes, ne doit pas surtout pas négliger l’étendue réelle des tentatives, telles que Bolloten, par exemple, les rappelle dans son livre (p. 79 à 91), ou encore Kaminski ou Souchy dans les leurs : suppression des entreprises et formation de grandes unités industrielles et agricoles collectivisées et favorisant la mécanisation du travail et la suppression des travaux pénibles, suppression de l’argent au moins sur un plan interne (il ressurgit alors à l’extérieur de la communauté de production comme à l’époque de l’économie de subsistance primitive), paiement des travailleurs en bons non pas axés sur leur travail mais sur leurs besoins, économie de partage et non d’échange, définition des besoins, etc. On n’était plus dans l’autogestion asexuée à la Lip, mais dans le bouleversement de l’appareil de production et de ses rapports avec les besoins sociaux. Tout cela échappe à la critique mal intentionnée ; ou encore, la critique mal intentionnée est celle qui garde tout cela sous silence. Cette courageuse expérimentation et ce grand refus à la base n’ont pas pu remonter jusqu’au sommet, dans la mesure où le sommet n’en voulait surtout pas. Sans la pression de la guerre, le sommet aurait certainement eu beaucoup plus de mal à s’y soustraire ou à s’y opposer. Mais tout ce qui martelait qu’on ne peut pas gagner la guerre en perdant la révolution était en position de faiblesse, comme en témoigne par exemple la position de compromis de gens indiscutablement radicaux, comme Durruti ou Berneri (qui se qualifiait du coup de « centriste »).

Dans ce contexte, votre rappel d’une sorte de religion laïque du travail (« crear una mística del trabajo » !!) y compris chez les libertaires (du moins chez ceux qui étaient syndiqués et organisés, comme le précise Vincent) rappelle malheureusement les limites du processus, et sa tendance au repli. J’ai périodiquement des discussions avec un libertaire d’origine italienne dont le grand-père était anarchiste ; mon grand-père, du côté allemand, était communiste (ou plutôt, hélas, stalinien). Nos évocations réciproques montrent de façon saisissante qu’en dehors des questions de Parti et d’obédience politique, la vision du monde des deux ancêtres se recoupaient parfaitement : même amour du travail, même moralisme sexuel, même profil du bon ouvrier payant ses impôts et évitant les beuveries. D’ailleurs, ils le disaient eux-mêmes : leur ambition était de prendre la relève sur la bourgeoisie en étant et parce qu’étant de bons ouvriers, voire les meilleurs, les plus travailleurs, les plus disciplinés, les plus productifs, et c’est au prix de cette absolue soumission qu’ils entendaient être en rupture avec le système dominant. Car non seulement il s’agissait dans les deux exemples d’un personnage presque identique, mais leur identité était celle que le capital demandait : ils étaient le portrait de leur époque, bien plus que d’une époque à venir, et ceci en dépit d’une indiscutable volonté de rupture, et d’un courage politique incontestable (avoir traversé en communiste les années du régime nazi, ce ne fut pas non plus une sinécure). Ce portrait est celui d’ouvriers de l’industrie s’identifiant à elle, à une époque où la valeur n’avait pas encore dissocié activement ses deux facettes, et où le qualificatif de « productif » était un prédicat naïf (en termes de valeur d’usage) et incontesté, à cent lieues du sens que Marx avait déjà déterminé en son temps. Il s’agissait d’une illusion historiquement déterminée, ou, si l’on veut, d’une illusion transitoire mais inéluctable. Une même époque s’exprimait à travers eux, quelles qu’aient été leurs divergences, et une même limitation du possible. Les précisions recensées par Myrtille sont évidemment écrasantes, et méritent absolument de pimenter un tel débat. Toutefois, il paraît tout aussi clair que si une telle propagande avait été déchaînée pour promouvoir le travail, c’est que tout le monde ne s’y conformait pas, et que la propagande visait à faire rentrer dans le rang les insoumis. Ceux-ci se sont-ils exprimé, et peut-on retrouver leurs prises de position ? Je l’ignore, mais cela paraît probable. Avez-vous par exemple connaissance d’une brochure de Michael Seidman, publiée par Echanges et Mouvement en mai 2001 et intitulée Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail, Paris et Barcelone, 1936 – 1938 ? Je n’arrive plus à mettre la main dessus mais il me semble qu’il s’y trouve des éléments intéressants sur notre sujet. De même, je ne puis imaginer que dans la littérature consacrée au sujet, qui est considérable, personne n’ait au moins entamé une analyse de la question. Je ferai quelques recherches à ce sujet, à toutes fins utiles, peut-être aurai-je la chance de trouver quelque chose de probant, et je vous le communiquerai bien entendu.

La distinction faite par Vincent entre le prolétariat syndiqué et celui formé par des « immigrés de l’intérieur » ne m’était pas familière, et constitue un sujet de recherche intéressant. En même temps, en faisant un peu d’humour noir, nous voici une fois de plus confrontés à une conscience extérieure à la classe : ce n’était plus le Parti comme avant-garde, comme chez Lénine, mais les marginaux et les lumpen, comme chez Bakounine. Ce caractère excentré du siège de la conscience semble décidément insistant… En même temps, là aussi, il faut revenir à l’histoire : si le travail était considéré en soi comme une vertu, et si donc le prolétariat s’identifiait à sa condition et n’envisageait pas de la dissoudre, cela tient au degré insuffisant du développement de la valeur à leur époque. Je ferai un rapprochement avec le protestantisme, cette religion hypocrite entre toutes : l’entrepreneur calviniste pense honorer dieu en accumulant et en réinvestissant ses profits; le prolétaire de l’époque de la valeur unitaire pensait faire la révolution en travaillant plus. Dans ces orgies de la confusion, aucun membre ne restait sobre.

Ce qu’on pouvait appeler une « économie de la valeur d’usage » est un cul- de-sac que je critique de façon répétée depuis trois décennies, comme l’illustre la Critique du travail marginal publiée en 1976 : je n’avais fait que décrire les contorsions mentales auxquelles un baba-cool écolo-marginal de l’époque devait se livrer pour ressusciter ce qui avait toujours été une illusion, mais une illusion déjà réfutée depuis longtemps (à la différence des illusions de 1936). Je ne pense donc vraiment pas devoir passer pour un avocat de cette perspective inepte, mais si j’ai repris un terme analogue dans ma précédente lettre, c’est bien parce qu’en 1936 elle vivait encore dans les esprits des révolutionnaires d’alors : et grâce à notre discussion, on voit mieux maintenant pourquoi et comment.

Je reviens pour finir sur quelques remarques plus éparses.

L’abstraction réelle est une notion à laquelle j’adhère pleinement, sa paternité ne se situe à mon avis d’ailleurs que formellement du côté de Sohn-Rethel[22] puisque chez Marx, on trouve par exemple le passage suivant : « ceux qui considèrent l’autonomisation de la valeur comme simple abstraction oublient que le mouvement du capital industriel est cette abstraction en actes »[23] (et je n’exclus aucunement que des recherches plus sérieuses que la mienne feraient apparaître d’autres citations analogues, voire plus convaincantes encore). De toute façon, l’idée que le capital comme procès de mise en valeur n’est qu’un gigantesque système d’abstraction réelle me semble résider au cœur même de la pensée marxienne, de même que le travail abstrait, tout en n’ayant pas de manifestation pure de soi-même, est l’instance qui gouverne néanmoins concrètement la totalité de la masse du travail réel. De son côté, toute la théorie du spectacle n’est qu’une seule et unique tentative de recenser et de comprendre l’étendue universelle qu’a prise le mouvement d’abstraction; le concept de séparation en est un quasi synonyme, comme par exemple dans la thèse 29 : « l’origine du spectacle est la perte d’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte : l’abstraction de tout travail particulier et l’abstraction générale de la production d’ensemble se traduisent parfaitement dans le spectacle, dont le mode d’être concret est justement l’abstraction. Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé ». Ce concept d’abstraction réelle me semble très lié à celui de domination (ou de subsumption) réelle, comprise non comme un seuil ou un palier (du genre : passage de la manufacture à l’usine), mais comme un procès ininterrompu de domination intensive (à cet égard, j’avais ressenti comme véritablement dérisoire la façon dont Ilse Bindseil s’en prenait à ces notions dans un article intitulé Reale Abstraktion und reelle Subsumtion).

La domination réelle est ce mouvement dans et par lequel la production marchande entend devenir la médiation universelle, sans tolérer la moindre relation naturwüchsig. Elle entend détruire toute relation et la remplacer : elle veut pour elle le monopole de la relation (et, pour finir, de la production, car c’est bien sûr le milieu qui s’empare des extrêmes). Le pouvoir de l’abstraction ne se contente pas de se servir de la substance réelle mais vise à la liquider, et, tout comme il a été dit de Staline, « en même temps qu’il est puissance qui définit le terrain de la domination, il est la puissance ravageant ce terrain »[24] ; c’est pourquoi, de plus en plus, elle vise à produire un terrain qui lui est propre de façon apriorique, de son propre crû, qui lui est parfaitement adapté et qui lui permet d’y développer sa puissance d’une façon intrinsèquement programmée (OGM, appropriation du vivant, nanotechnologies).

Enfin, et pour dissiper tout malentendu, je souhaite préciser à Vincent que je ne suis certainement pas un « bon disciple de Celui-qui-ne-se-corrige-pas ». J’en serais navré… Il se trouve effectivement des debordiens qui n’ont pas vu changer leur maître, et qui admirent de façon ininterrompue sa vie jusqu’au moment où ses cendres se disséminèrent dans les eaux de la Seine. Pour eux, ses pires excès et ses plus retentissants déboires n’étaient encore qu’une manifestation de sa toute-puissance, et il avait donc raison de ne pas « se corriger ». Moi, comme certains autres encore, je l’ai vu changer, et en mal. Je ne sais pas ce qu’il serait aujourd’hui, mais l’horrible veuve est là pour en donner une idée. Cela ne m’empêche pas de me référer à ce qu’il a écrit, alors qu’il était encore, sans aucun doute possible, la tête la plus lucide et la plus riche de son temps, avant que des traits de caractère moins séduisants ne viennent envahir son paysage intérieur.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 28 septembre 2006

 

Nous allons parler avec Johannes, en visite chez Vincent ce WE, du contenu de nos lettres respectives (nous lui avons tout communiqué) ; donc la réponse à ta dernière lettre sera envoyée la semaine prochaine.

Excuse-nous pour le temps qu’on y met, mais toutes ces questions demandent de la précision et une réflexion posée, nicht wahr ?

Concernant ta proposition de classement des sources relatives au traitement de la question posée (celle « du dépassement du travail à la lumière de la révolution espagnole ») je trouve l’idée excellente et crois-moi cela nous fait bien plaisir de rencontrer quelqu’un qui, déjà, reprend à son compte un des débats que nous avons eu l’occasion de suggérer ; et qui pose ensuite comme préalable d’organiser les documents comme tu le fais. C’est devenu si rare de se proposer du travail sérieux de nos jours…

Nous venons d’avoir à Marseille un échange assez pénible avec Paco Madrid, « notre » traducteur attitré en giménologie (et qui va s’attaquer en décembre aux Fils de la nuit), qui semble s’être calé sur une posture post-moderne quant aux notions d’objectivité, de vérité etc. et bien sûr d’histoire, laquelle n’est pour lui qu’une accumulation de mensonges ; et tout travail de recherche ne ferait selon lui qu’en rajouter d’autres, qu’on le veuille ou non…

Adoncques je vais m’attacher à voir dans notre bibliothèque et dans les archives que nous avons (IISG pour l’essentiel et quelques articles de journaux de l’époque) ce que nous pourrions ajouter à ta liste « bibliographie et sources ».

[…]

Proposition de rajout dès à présent :

Dans la catégorie 1 : un petit fascicule ; La position de la FAI : résolution d’un plenum de la FAI. Document d’avant mai 37 (traduit et publié en juin 37).

Dans la catégorie 3 : Recuérdalo tù y recuérdaloa otros. Historia oral de la guerra civil española. Ronald Fraser. Critica 1979.

Puis : Las colectividades campesinas 1936-39. ed de « Los de siempre » Tusquets 1977 (textes rassemblés d’avant 36 ou contemporains des faits : Souchy, Leval, Lamberet, Peirats etc. ou d’après : Chomsky, Bolloten…).

Sans oublier le petit Realizaciones revolucionarias y estructuras colectivistas de la Comarcal de Monzón (Huesca). CNT AIT Ed Cultura y acción. 1977.

Dans la catégorie 4 : Los colectivizadores.Victor Alba. Laertes 2001 et Confederados Solidarios : Orígenes del cambio regional. Un turno del pueblo. Aragón1900-1938. A. Díez Torre. Universidad de Zaragoza 2003.

Tu nous diras à l’occasion ce que tu as de ton côté comme livres et documents en espagnol.

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Fabrice à Jean-Pierre, 1er octobre 2006

 

[…]

J’ai lu attentivement la lettre que Vincent t’a adressée le 27 août dernier. Ta réponse du 17 septembre expose nombre de très justes arguments à l’encontre de Rassinier et de Dauvé. Mais elle ne nous éclaire pas sur la position équivoque de ton correspondant. Il écrit notamment :

• « Je n’ai pas considéré à l’époque, ni ne considère aujourd’hui, obligatoirement honteux de citer Rassinier : tout dépend de comment on le fait. » « A l’époque », c’est-à-dire au moment où Dauvé soutenait : « personne n’est “responsable” des famines qui déciment les populations, mais les nazis, eux, ont voulu exterminer. Pour extirper ce moralisme et cette absurdité, il importe d’avoir une conception matérialiste des camps de concentration, montrant qu’il ne s’agissait pas d’un monde aberrant ou démentiel, et qu’il obéissait au contraire à la logique capitaliste « normale » appliquée seulement à des circonstances spéciales. Dès leur origine comme dans leur fonctionnement, les camps faisaient partie de l’univers marchand capitaliste. Les ouvrages de P. Rassinier sont utiles à cet égard[25]. » Bref, Rassinier vient à l’appui de la falsification négationniste selon laquelle la volonté exterminatrice des nazis serait une « absurdité ». Il en va de même dans un texte de La guerre sociale cosigné par Dauvé. On y lit qu’ « à la lecture de Rassinier, Dauvé et consorts ont « été fortement ébranlés » « par l’idée que l’on ait pu organiser un bluff » à propos de « l’utilisation des chambres à gaz. «  Dans ce contexte, où il apparaît clairement que Rassinier a été utilisé « à l’époque » pour nier la réalité indiscutable de l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz, comment était-il possible de le citer sans honte ? Qui l’aurait fait, comment et pour défendre quoi ? Et aujourd’hui comment donc peut-on, au juste, citer sans honte Rassinier ? Ce qui nous conduit au point suivant.

• (toujours à  propos de Rassinier) « son lent et progressif glissement vers une forme de collaboration avec l’extrême-droite est aussi à mettre sur le compte de l’aveuglement et de la surdité de ces anciens camarades de gauche à l’endroit de certaines questions qu’il avait soulevées dans son Mensonge d’Ulysse. » Je passe sur cette surprenante justification de la collaboration de Rassinier avec l’extrême droite. Faut-il rappeler ce dont on parle ici ? Selon l’auteur de Bagatelles pour un massacre, Le Mensonge d’Ulysse est « un ouvrage splendide digne des meilleurs salons ». Ce connaisseur écrit à Albert Paraz, préfacier du Mensonge d’Ulysse et collaborateur de l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol : « son livre admirable va faire grand bruit – quand même il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! Ça permettait tout ! » En effet, Rassinier minorait l’extermination[26] : « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit. » Mais l’apprenti négationniste ne s’en tenait pas à cette sensationnelle découverte. Il mettait ni plus ni moins en doute le projet d’extermination nazi. Et, comme le rappelle Nadine Fresco, « Le Mensonge d’Ulysse (…) dénonçait les détenus communistes comme ayant été, bien plus que les S.S., responsables des exactions commises dans les camps. »[27] A la lumière de ce rappel, quelles sont précisément les questions que soulevait Le Mensonge d’Ulysse à l’endroit desquelles ses anciens camarades de gauche auraient manifesté « de l’aveuglement et de la surdité » ?

• « Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et de Rassinier ». « Plus ou moins » s’expliquer, est-ce « plus ou moins » justifier sa « dérive » ou « plus ou moins » la « critiquer » ? En quoi au juste consistait cette « dérive » selon ton correspondant ? Et ces « thèses », terme neutre s’il en est, sont-elles discutables ou bien, oui ou non, sont-elles des falsifications ?

Voilà autant de questions non dénuées d’intérêt auxquelles on attend toujours une réponse.

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 4 octobre 2006

 

[…]

Chose promise, chose due: voici ma première contribution à la recherche. Comme j’ai fait vite et sans toujours relire bien, j’espère qu’il n’y a pas trop de répétitions (ou de contradictions!). Je reste évidemment dans l’attente de vous lire, notamment à propos de Dauvé, le seul élément qui me gâche le plaisir de ces travaux.

Amicalement

Jean-Pierre

 

ADDITIF 1

Sur le travail dans la révolution espagnole

 

« Du fait même que les travailleurs cessaient de reconnaître leur subordination à une réalité extérieure à leur travail, ils faisaient du travailleur lui- même la fin de l’activité humaine et non seulement du travailleur mais du travail. En d’autres termes, ils confondaient la fonction avec l’existence. Ils faisaient entrer la vie humaine dans le royaume de l’économie, ce qui revient à dire dans le royaume de la servitude. […] Cessant d’appartenir à un monde fantastique et tragique, à un monde de la destinée humaine, le travailleur libre s’est voué à son travail : il s’est mis à confondre son existence avec sa fonction, à prendre sa fonction pour son existence. Il n’a échappé au mouvement d’ensemble que pour s’absorber dans un mouvement fonctionnel hypertrophié, simple et vide automatisme qui s’est substitué à l’existence pleine. […] Mais si les circonstances aboutissent à l’affaissement de la vieille structure, il faut reconstituer un nouveau mouvement d’ensemble et ce mouvement d’ensemble ne peut être reconstitué qu’à partir de la seule réalité subsistante, à savoir le travail. […] C’est la lutte et non le travail qui avait fait du parti des ouvriers une forme d’organisation possédant déjà un certain caractère de totalité. […] Il est impossible à une organisation centrale de la société d’être au service du travail. C’est le travail qui nécessairement est au service de toute organisation centrale vivante. […] Aucune consistance ne pouvant être prise par les éléments tragiques qui avaient abdiqué dès l’abord devant la prétendue réalité du travail, le travail ne pouvant pas créer un monde, le pouvoir a pris en peu de temps une structure à peu près exclusivement militaire qui s’est trouvée elle-même ouverte un beau jour aux valeurs associées à l’ordre militaire, à la patrie, à la commémoration du passé et de ses puissances », Georges Bataille, La sociologie sacrée du monde contemporain, Ligne & Manifestes, 2004, passim (écrit en avril 1938).

Voici, dans ce qui suit, quelques thèmes et remarques à propos de diverses publications dont je disposais. Je présente cette première modeste contribution pour entrer dans un schéma chronologique qui traduirait, appliqué de façon plus générale, une exigence qui me semblerait justifiée et qui était appliquée par Marx dans toutes les citations qu’il faisait : toujours essayer de mentionner la source la plus ancienne. Les auteurs plus récents n’ont à entrer en ligne de compte que pour autant qu’ils apportent des éléments de réflexion ou d’appréciation nouveaux, qui leur sont propres, ou qu’ils ont le mérite d’exhumer de façon honnête et explicite une source plus ancienne, jusqu’alors méconnue.

Selon ce critère chronologique, il se présente une première catégorie dans laquelle il faut compter les publications faites par les libertaires espagnols eux-mêmes dans le cadre même du mouvement et pour le faire connaître, par exemple l’ouvrage Collectivizaciones, compte-rendu publié par les Editions CNT – FAI, en 1937 et republié tout récemment sous le même titre par les éditions Le Coquelicot. Ce livre est d’ailleurs la principale source citée, très élogieusement, par Karl Korsch, et il est probable qu’il a été utilisé par Gaston Leval dans son Espagne libertaire 36 – 39 (Têtes de Feuilles, 1971), livre qui ne comporte aucune bibliographie (du moins dans l’édition ci-dessus).

Viennent ensuite, seconde catégorie, les commentaires contemporains des événements espagnols, essentiellement par des auteurs libertaires ou trotskistes, espagnols ou étrangers.

Troisième ensemble : les souvenirs et analyses publiés après 1939 par ceux qui avaient participé à la révolution et à la guerre.

Enfin, quatrième catégorie, les commentateurs récents, dont la liste reste évidemment ouverte.

Voici en totalité les ouvrages que je me propose de consulter de mon côté, à mesure que j’en aurai le temps (et si personne d’autre ne le fait plus rapidement), répartis selon l’ordre de succession indiqué ci-dessus. Si nous nous y mettons à plusieurs, nous parviendrons probablement à un résultat probant à partir d’une bibliothèque plus vaste que celle-ci, le but étant que les faits apportent d’eux-mêmes les précisions théoriques voulues et rendant inutiles, si possible, les débats dans lesquels les chapelles de commentateurs tardifs cherchent à se profiler pro domo suo. L’élargissement de la liste est donc souhaitable, d’ailleurs vous avez déjà cité des titres, mais ce qui suit définit, disons, les limites possibles de ma propre contribution. Pour le reste, je passe le relais.

 

Catégorie 1

Diego Abad de Santillán / Juan Peiró, Ökonomie und Revolution, articles publiés entre 1928 et 1936, (édition Karin Kramer Verlag 1975),

CNT-AIT, Collectivisations – l’œuvre constructive de la révolution espagnole (1936 – 1939), Le Coquelicot, 2006.

 

Catégorie 2

Bilan, Contre-révolution en Espagne, publié entre 1936 et 1939 (édition 10-18, 1979),

Louis Nicolas, A travers les révolutions espagnoles, articles publiés entre 1931 et 1938 (édition Poche-Club 1972),

Léon Trotsky, La révolution espagnole, (édition Editions de Minuit

1975)

Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne, publié en 1938 (édition La Brèche, 1978),

Henri Paechter, Espagne 1936 – 1937, la guerre dévore la révolution, publié en 1938 (édition Spartacus, 1986),

Karl Korsch, Economie et politique dans l’Espagne révolutionnaire, et La collectivisation en Espagne, in : Schriften zur Sozialisierung, articles publié en 1938, (édition EVA 1969),

Hans-Erich Kaminski, Ceux de Barcelone, publié en 1937 (édition Allia, 1986),

Erich Gerlach / Augustin Souchy, Die soziale Revolution in Spanien, publié en 1937 et en 1965 (édition Karin Kramer Verlag, 1974),

Augustin Souchy / Gaston Leval, CNT – Die libertäre Bewegung in Spanien 1936 – 1976, articles publiés entre 1928 et 1976, (édition Verlag Impuls, années 1970).

 

Catégorie 3

Augustin Souchy, Nacht über Spanien, publié en 1955 (édition Verlag Freie Gesellschaft, 1975).

 

Catégorie 4

Michael Seidman, Towards a History of Workers’ Resistance to Work: Paris and Barcelona during the French Popular Front and the Spanish Revolution, 1936 – 38, écrit en 1989 (version reprise sur Internet),

José Peirats, La CNT en la revolución española, Ruedo Ibérico, 1971,

Carlos Semprun-Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne, Mame 1974,

Burnett Bolloten, La révolution espagnole, Ruedo Ibérico, 1977.

 

Voici maintenant un premier début, le reste viendra en son temps. On y trouvera sûrement des redites dans la mesure où les mêmes sujets peuvent revenir à partir de différents ouvrages, et je m’en excuse. De même, je ne prétends nullement « résumer » ces livres, mais seulement noter des passages qui touchent notre recherche.

 

Diego Abad de Santillán / Juan Peiró

Ökonomie und Revolution

(Articles publiés entre 1928 et 1936, Edition Karin Kramer Verlag 1975)

Les textes de Peiró rappellent, de façon très insistante voire répétitive, quel était le rôle prévu pour la CNT par ses propres membres (ou, du moins, par ceux qui partageaient le point de vue de la tendance Peiró). On peut relever tout d’abord que la conception anarcho-syndicaliste d’alors se montrait beaucoup plus proche du conseillisme que de ce qu’est devenu le syndicalisme depuis lors (il se conçoit comme forme globale constituée à la base par des comités et des conseils d’ouvriers). Ensuite, qu’il existe dans ces textes une contradiction permanente entre a) l’affirmation que la CNT n’est pas seulement un instrument de lutte contre l’Etat et le capital, mais aussi une entité qui préfigure la société émancipée à venir et qui y perdurera (p. 57), et b) celle qui avance que dès que la révolution l’aura emporté, la CNT devra disparaître au profit de la forme « Commune » qui synthétisera et structurera bien mieux des collectivités humaines émancipées (p. 39, p. 58). D’autres encore concevront le syndicalisme comme phase transitoire entre le système capitaliste et le communisme libertaire (p. 82, Eduardo de Guzmán, La Tierra 17.09.1931). Or, cette ambiguïté rebondira en juillet 1936 dans la mesure où les collectivités autogérées accepteront en pratique la CNT comme instance centralisatrice et comme représentation, et, ce faisant, renieront dans une certaine mesure leur propre existence en ne se dotant pas de la structure conseilliste nationale qui leur aurait été adéquate (que faut-il en penser ?). Cette impasse me semble liée à l’idée, très répandue dans les milieux libertaires, selon laquelle le mouvement révolutionnaire doit s’en prendre d’abord aux entreprises et ensuite à l’Etat (p. 52) : or, c’est dans le temps de cet « ensuite » que les libertaires s’en sont remis à la CNT et que la CNT s’est intégrée à l’Etat. En se saisissant des entreprises, les libertaires ont cru avoir déjà gagné leur cause, sans voir l’Etat perdurer, les intégrer, les sacrifier, puis finalement les vaincre. La forme « conseil », quant à elle, est sans doute moins liée, de façon exclusive, à l’entreprise et au travail que le syndicat, et de ce fait, suscite plus facilement l’idée qu’elle est en elle-même, déjà, ce qui doit remplacer l’Etat, qui est positivement incompatible avec elle.

Un facteur qui se sera donc montré décisif dans le déroulement de la révolution et dans son échec, résidait donc dans le rôle majeur joué par les organisations ouvrières existantes. Les syndicats tels la CNT et l’UGC, et des « partis » comme la FAI et le POUM défendaient les travailleurs et leur servaient de caisse de résonance avant le 19 juillet 1936. A partir de cette date, la force devint faiblesse : lorsque les collectivités se forment spontanément, au lieu de se créer des organismes centralisateurs qui leur sont propres, elles abandonnent ce rôle aux organismes d’avant l’insurrection, qui dès lors passent des accords entre partis et syndicats, c.a.d. coopèrent aux vieilles structures politiques (de type Front Populaire ou Front Antifasciste) lesquelles sonnent d’emblée le glas d’une destruction de l’Etat et de son remplacement par une démocratie directe. La qualité subversive exceptionnelle des formations anarcho-syndicalistes devint ainsi le marchepied de la réaction, montrant a contrario que tout mouvement, comme Marx et Bakounine l’avaient pour une fois unanimement constaté à propos de la Commune de Paris, doit créer ses propres formes, et ne jamais reprendre à son compte les structures existantes, qui ne sont bonnes que pour la casse.

Peiró, qui sera ministre de l’industrie et du commerce du gouvernement Largo Caballero d’octobre 1936 à mai 1937, défendait comme on sait le point de vue syndicaliste au sein de la CNT, dont il avait été l’un des fondateurs en 1911 ; et, à ce titre, avec Pestaña et Alfarache, signataire du Manifeste des Trente en 1931 et adversaire prononcé de la FAI. Un autre futur ministre, Juan García Oliver, lui répond au nom de la FAI et l’on voit, dans ce recueil, se profiler un conflit entre partisans d’une solution postrévolutionnaire de transition, syndicaliste, et une position à la fois plus exigeante mais aussi plus floue, viscéralement opposée à tout ce qui pourrait rappeler le bourbier « soviétique ». C’est finalement Abad de Santillán qui crache le morceau, tout membre de la FAI qu’il était (et futur ministre, lui aussi) : « nous devions tout d’abord augmenter le niveau industriel et agricole du pays. Mais nous nous sentions capables de donner les impulsions appropriées à l’aide d’un instrument dont nous disposions déjà : l’organisation syndicaliste. Nous pensions également que pour cette tâche, les communes libertaires idylliques et nudistes, de même que l’amour libre ne nous seraient d’aucun secours » (p. 91, écrit par Santillán dans une lettre datée du 10 juillet 1965). Ainsi, l’organisation syndicaliste adoptait la perspective qui la déterminait objectivement, celle d’une défense du travail ; et la dictature syndicaliste, que craignaient García Oliver et ses proches, s’annonçait comme la dictature du travail. Il faut néanmoins ajouter sans tarder que l’opposition était moins claire qu’on pourrait espérer, puisque García Oliver était aussi capable d’avancer, dans une interview du périodique La Tierra du 3 octobre 1931, afin de s’opposer aux exigences bureaucratiques de Peiró : « Tout ce qui pouvait être préparé l’a déjà été. Personne ne peut imaginer sérieusement qu’après la révolution, tout va inverser son cours dans les usines et que les paysans se mettront à tenir la charrue avec leurs pieds. Après la révolution, les travailleurs devront faire la même chose qu’avant la révolution[28]. La révolution sera importante dans la mesure où elle mettre en vigueur un nouveau système juridique et, en fait, que pour la première fois, elle réalisera le droit. Après la révolution, les travailleurs auront le droit de vivre selon leurs besoins et la société devra satisfaire ces besoins en fonction de ses possibilités économiques » (p. 87). Dans cette déclaration, on trouve à l’œuvre, en effet, un certain nombre de faiblesses théoriques graves :

a) S’opposer à Peiró et à sa critique justifiée qu’une petite bande de révolutionnaires décidés n’a jamais réalisé une révolution (et que pour y parvenir, il faut pouvoir tabler sur un mûrissement réel de la situation et de la mentalité dans les masses), en affirmant que « tout était déjà fait » laisse rêveur, et augure mal de la suite,

b) La révolution est conçue comme un simple moment, comme une prise de pouvoir soudaine, et non comme un processus, non comme une transformation prolongée et – en définitive – ininterrompue de la vie sociale, ce qu’illustre de façon dérisoire l’affreuse expression « après la révolution[29], les travailleurs devront faire la même chose qu’avant la révolution »,

c) On y trouve l’idée naïve que « le droit » existe virtuellement comme un au-delà et que la révolution revient à réaliser le royaume de Dieu sur terre, à rebours de toute intelligence historique,

d) L’amour libre et la sphère subjective y sont dépouillés de toute dimension subversive et de toute importance sociale, considérés comme une lubie purement privée, et entravant toute critique de la vie quotidienne, de la famille, du patriarcat (cf. las mujeres libres), etc.,

e) La notion d’économie y est évidemment utilisée de façon non critique, comme dans tous les écrits de cette époque (Santillán écrira un livre intitulé El organismo economico de la revolución), et on restera donc, hélas, loin de justifier cette superbe exclamation: «Macia ne désirait que sa petite Catalogne, tandis que nous aurions fait de Barcelone la capitale intellectuelle du monde » (article paru dans La Tierra, le 2 septembre 1931, p. 77).

On ne peut donc malheureusement pas considérer la position de la FAI comme opposition claire à la « dictature du travail », mais seulement comme opposition à une bureaucratie syndicale qu’elle soupçonne en permanence de pouvoir retourner sa veste voire d’instaurer une sorte de capitalisme bureaucratique. Tandis que la tendance Peiró apparaît comme la forme adéquate à une société basée et centrée sur le travail, la position de la FAI ne se présente pas comme un refus conscient d’une telle forme de société, mais seulement comme une approche peu adéquate, moins conséquente de celle-ci. Dans tous les cas, la critique dépassant la sphère du travail demeure ainsi confinée à des expressions trop vagues et inconsistantes, du genre : « il faut en outre tenter d’élever le niveau des masses laborieuses pour que les travailleurs apprennent que la production n’est pas l’objectif social de chaque individu, mais un moyen pour atteindre au bonheur relatif de l’être humain » (Solidaridad Obrera, 02/09/31, p. 79 du recueil). On s’éloigne peu du « l’homme ne vit pas que de pain et d’eau », et on s’aperçoit à quel point les Mémoires de Gimenez étaient en rupture avec de telles limitations, et exprimaient, de façon certaine, un point de vue personnel plus vaste, mais aussi, probablement, un sentiment diffus allant au-delà du programme officiel. A première vue ( ? ), il ne semble pas que les communes et les collectivités avaient envisagé ou initié un autre mode de regroupement que celui personnifié par la CNT, ni cherché à faire prévaloir une perspective non centrée sur le travail : comme quoi même les anarchistes les plus antimarxistes défendirent en pratique le point de vue borné qui ne fut pas celui de Marx, mais quand même celui de sa plus triste descendance « marxiste ».

La dictature du travail se profile tout autant, très nettement, dans le livre déjà cité de Santillán : « le travail devient un droit, mais aussi un devoir », ou encore : « nous voyons pour nous, anarchistes libertaires, succéder à la chute du capitalisme une période longue et pénible de travail » (p. 96) ; ou, pour ceux qui n’auraient toujours pas compris : « qui ne travaille pas ne mange pas » (p. 130). Ici comme ailleurs, le travail est conçu comme le centre de la vie sociale et de toutes les questions. Je crois bon de rappeler ici une confusion fâcheuse : tout concevoir sous l’angle de l’action, de la production, est un point de vue « philosophique » (ou plutôt critique de la philosophie) qui se manifeste fortement dans les écrits de jeunesse de Marx, et auquel rien de sensé ne peut être opposé, bien au contraire, puisque c’est le point de vie de la vie et de sa pulsation même qui est ainsi adopté : mais transcrire cette position en termes de travail n’en laisse subsister qu’une sinistre caricature. C’est pourtant ce qui eut lieu. On a pu être tenté de justifier cela en se référant à quelque « degré insuffisant de développement des forces productives ». Je crois plutôt que l’élément déclenchant, dans cette confusion, est le degré atteint par la concentration de l’aliénation. Le degré d’aliénation et le degré de développement des forces productives ne sont pas une seule et même courbe. L’aliénation ne se laisse pas réduire à une augmentation ou à une diminution des forces productives, encore qu’il s’agisse forcément d’une aliénation produite. Le fait est que, sur ce point, on a connu des sociétés nettement moins développées sur le plan des forces productives, mais aussi nettement moins aliénées et bornées (à titre d’exemple, la Grèce antique, et les sociétés « primitives »). Dès qu’une classe sociale privilégiée échappe à l’emprise idéologique du travail (c.a.d. toutes hormis la bourgeoisie du capitalisme industriel), l’animal laborans ne parvient plus à éclipser l’activité du zoon politikon, ou l’activité contemplative, ni même l’immense domaine du non-agir taoïste. Toutes ces civilisations, infiniment plus riches en idées que la société du capital, se montraient néanmoins limitées par ce qui conditionnait (et permettait) leur intelligence : le fait de conserver à part, dans une séparation généralement méprisante, l’activité productive de base (à nuancer toutefois, si l’on pense à l’enrobage symbolique, magique, religieux, des formes anciennes de travail, ou encore l’estime pour l’oïkos et l’ousia en Grèce). C’est en tout cas cette séparation que Marx, comme héritier de l’intelligence passée, avait voulu ruiner, et certainement pas glorifier le travail. C’est aussi, précisément, ce que marxistes comme anarchistes ont ignoré, mal compris, ou oublié.

L’argent ne semble selon ce livre avoir été supprimé que ponctuellement et de façon éphémère, et dans son livre publié peu avant juillet 36, Santillán prévoyait déjà que l’argent devra être conservé comme moyen d’échange (p. 113) ; moyennant quoi rien n’est dit des autres fonctions de la monnaie, à commencer par la mesure de la valeur, ni des relations sociales que cela implique (le travail comme substance de la valeur, la valeur comme régissant le mode de production en dépit d’une distribution prenant plus ou moins en compte les besoins). D’autres cloisonnements sont également reconduits comme une fatalité, par exemple quand l’information est conçue non pas comme une activité réciproque, mais comme une denrée à distribuer (p. 114).

Santillán définit le but suprême du mouvement comme « le progrès et l’augmentation du niveau de vie » (p. 115), ce qui indique suffisamment clairement l’extrême difficulté à se dissocier des représentations bourgeoises les plus courantes. La « superstructure idéologique » de cette révolution restait très en retard sur le progrès pratique accompli par les masses. Le seul domaine où ce décalage ne semblait pas exister est finalement tout ce qui a trait à l’importance accordée à la liberté (p. 117, 118, 121), domaine où les libertaires se distinguaient en principe de tous les autres : cela, les prolétaires espagnols l’avaient au fond de leur cœur. Mais la liberté est évidemment incompatible avec la participation aux gouvernements de Barcelone ou de Madrid ou d’ailleurs. La destruction de l’Etat demandée par Bakounine est périodiquement rappelée comme une nécessité (p. 124, 134) mais la pratique contraire en fait un refrain sans portée.

En décembre 36, Santillán constate que « nous n’avons toujours pas fait la révolution en Catalogne », que « nous n’avons pas organisé l’appareil économique comme nous l’avions prévu ; nous nous sommes contentés de jeter les propriétaires à la porte des usines et de nous substituer à eux comme comités de contrôle » (p. 166 – 167). Qu’en déduire ? « Ces conseils en tant que cellules de base ne sont pas les propriétaires [des entreprises] mais des unités responsables de l’exécution du travail et d’une gestion efficace » (p. 167). La belle montagne accouche d’une souris : car si l’objectif n’est pas, en effet, de devenir propriétaires de l’entreprise où l’on travaille et de la gérer en capitaliste collectif, en devenir le gestionnaire efficace revient exactement au même. La réorganisation de tout l’appareil productif ne doit pas conserver les emplois et organiser le travail en conséquence, mais repenser en permanence l’ensemble à partir des besoins quantitatifs et qualitatifs exprimés en objets de consommation, en temps libre et en économie de travail, en transformation du paysage urbain et paysan, etc. C’est le point de vue de la totalité, sans cesse défini et redéfini par tous, qui doit commander à la sphère de la production, et non l’inverse.

Les dernières pages du recueil sont particulièrement regrettables. On y lit sans cesse que, par exemple, la religion est une simple opinion personnelle (alors qu’elle est la conception de tout un mode de vie) ; que « la réorganisation de la vie sociale doit se faire sur la base du travail » ; que le travail doit remplacer toutes les formes politiques d’association ; que les catégories de citoyen ou d’électeur doivent disparaître au profit de celles de producteurs et de consommateurs. Enfin bref, s’y étale une sorte de sous-marxisme qui révèle suffisamment à quel point les libertaires n’avaient justement pas critiqué les faiblesses marxistes, et qu’on pourrait résumer, sans exagération excessive, par la formule Arbeit macht frei. Le principe du recueil n’étant pas de discuter mais de publier des documents d’époque, ceci ne diminue donc nullement ses mérites. Mais de cette discussion, on ressent un très vif besoin, puisque tant d’éléments publiés sont éminemment discutables.

 

Karl Korsch

Economie et politique dans l’Espagne révolutionnaire & La collectivisation en Espagne

(Articles écrits en 1938, publiés dans Living Marxism, et republiés dans : Schriften zur Sozialisierung, EVA 1969)

La série d’articles publiés sous le titre d’Ecrits sur la socialisation reflète la préoccupation prolongée de Korsch pour cette question (entre 1919 et 1939). A maintes reprises, Korsch manifeste son désarroi devant la très faible attention accordée à cette question au sein du mouvement ouvrier et des partis politiques « révolutionnaires » : un silence qui revient à dire qu’on ne sait pas, pour finir, de quoi on parle. La totalité du mouvement ouvrier tourne autour de l’émancipation du prolétariat et donc, centralement, de la socialisation de forces productives jusqu’ici aliénées par un mode de production privatif, axé non pas sur les besoins d’hommes libres mais sur le besoin d’accumulation de la valeur et sur le travail abstrait qu’elle présuppose, et Korsch s’aperçoit que néanmoins, ce concept central n’a pas progressé, plutôt inversement, depuis l’époque de Marx.

Dès le début de sa recherche, à un moment où il émerge à peine de la tendance socialiste des Fabiens et d’un programme compatible avec la social- démocratie, il insiste déjà sur la nécessité de ne pas seulement « socialiser les moyens de production » mais aussi « de socialiser le travail lui-même » (p. 15). Et Korsch ajoutait : « La socialisation doit porter sur la production. Mais la « production » ne signifie pas seulement, dans ce contexte, le procès technique de fabrication de biens matériels, le rapport entre l’homme et le matériel (fourni par la nature ou produit artificiellement). La « production » signifie plutôt les rapports sociaux entre humains, liés à la production technique, et donc les « rapports de production sociaux ». L’objet qu’il y a lieu de transformer par la « socialisation » est donc la production en tant que concept des rapports sociaux. » Avec cette exigence, il se situait d’emblée au cœur des défis que les révolutionnaires espagnols allaient rencontrer, presque vingt ans après.

Il ne pouvait donc s’agir, déjà pour le jeune Korsch, de socialiser la marchandise comme produit, mais au contraire de socialiser des rapports de production puisque, sous le capitalisme, la marchandise n’est pas un objet, mais bien un mode de rapport. Il ne peut s’agir, par exemple, d’une nationalisation, qui porte sur des choses (usines, machines, marchandises particulières) mais il doit s’agir, au contraire, d’une transformation substantielle des rapports de production eux-mêmes, et notamment du travail : non pas modifier le régime de propriété des choses, mais transformer les activités, et la vie.

Korsch s’oppose par exemple à Bernstein, à qui il reconnaît sans hésitation d’être le défenseur le plus cohérent de la social-démocratie, dans la mesure où celui-ci prend comme synonymes la « politique sociale » et la « socialisation » : « par des restrictions progressives des droits du propriétaire privé, survenant dans le cadre d’une politique sociale, la propriété privée est censée se transformer à travers une évolution continue en propriété publique. En vérité, la politique sociale, qui par sa nature même présuppose la propriété privée du capitaliste, et qui ne cherche qu’à pacifier le conflit entre les droits personnels du capitaliste et les exigences de la collectivité, ne peut jamais déboucher sur une véritable socialisation sans accomplir un virage radical et un saut qualitatif » (p. 22). Il ne s’agit pas de faire tourner l’usine pour un nouveau propriétaire, même collectif (c’est ce qui distingue la collectivisation immédiate d’une socialisation aboutie).

De même, Korsch est conscient très tôt de ce qui risquerait de devenir une dictature du travail, y compris à partir de conseils ouvriers : il écrit par exemple dès 1919 que « le principal danger […] réside dans l’opposition entre intérêts des producteurs et intérêts des consommateurs. Dès que l’organisation des rapports sociaux de production privilégie l’intérêt des consommateurs ou des producteurs, on passe à côté d’une véritable socialisation (Vergesellschaftung) des moyens de production par une prétendue socialisation (Sozialisierung)[30] et on ne fait que remplacer le capitalisme privé antérieur par un nouveau capitalisme, qu’on devra qualifier selon son orientation de capitalisme de consommateurs (capitalisme d’Etat, capitalisme communal, capitalisme d’associations de consommateurs) ou de capitalisme de producteurs » (p. 25). Tant qu’une socialisation reste ainsi formelle, le travail continue. Et dès qu’une catégorie fétichisée de l’aire capitaliste perdure, c’est que le changement demeure largement illusoire. C’est très largement ce qui s’est passé en Espagne et, sauf erreur, dans les autres mouvements de socialisation.

Korsch n’aborde jamais (comme du reste aucun marxiste, même plus ou moins dissident) la question de l’abolition du travail de face, c.a.d. sous l’angle subjectif. De même qu’on peut rencontrer cette question en creusant une galerie, comme l’on fait quelques anarchistes, notamment individualistes, à partir du point de vue subjectif (en analysant en quoi l’activité laborieuse n’est plus qu’une caricature dégradante du libre exercice des capacités et des talents), de même on peut le faire en creusant de façon diamétralement opposée, à partir de la dimension collective, historique, objective (en quoi une véritable socialisation est incompatible avec la conservation du travail dans sa réalité substantielle actuelle, et pas seulement en tant que propriété d’autrui) : le fait est que les deux galeries doivent finir par se rejoindre. On reconnaît une élaboration satisfaisante du concept de socialisation au fait que le travail n’y a plus la place centrale que lui donne la domination autonome de l’économie marchande, ni la rigidité abstraite qui caractérise toute contrainte subie (il n’y a donc plus lieu, alors, à propos d’une activité à la fois libre et socialisée en profondeur, de parler de « travail »). Le caractère hypersédentarisé de l’ouvrier industriel ou de l’employé de bureau évoque le serf attaché à sa glèbe, et traduit l’objectivité positive, totalement figée (situation que les délocalisations et la précarité ne modifient aucunement, mais au contraire confirment comme le cadre ambiant que la tempête ravage). L’enchaînement de la main d’œuvre au capital constant est lui aussi une façon de définir ce qu’est, historiquement, le travail : un monde qui s’acharne à ignorer qu’en retrouvant une vie librement nomade, on manifesterait davantage ses talents qu’en restant attaché telle la moule au rocher ; l’activité alors s’éloigne du travail, et mêle les sphères de la production et de l’action qui s’opposaient stérilement jusqu’alors (cf. Arendt, La condition de l’homme moderne).

C’est aussi sous cet angle d’une socialisation réelle que Korsch aborde la révolution espagnole, dans deux petits articles de 1938. Le plus souvent, Korsch se sert de sa lecture des Collectivisations, et je me contenterai de gloser ici exclusivement sur ce qui m’apparaît comme son propre apport (à vérifier, car je n’ai pas encore lu le recueil de 1937).

Tout d’abord, Korsch précise qu’à ses yeux, l’insurrection populaire de juillet 1936 n’a pas créé une situation de « double pouvoir ». Pour lui, cette situation complexe se caractérisait comme suit : « séparation de la substance (économique) de l’Etat, passée aux mains des travailleurs, de son enveloppe (politique) », « affrontement interne à l’Etat entre Franco et la République, puis entre Madrid et Barcelone », et enfin « le fait décisif que la fonction principale de la machine bureaucratique et militaire, qui consiste dans l’Etat capitaliste à soumettre la classe ouvrière, n’avait plus aucune efficacité en face d’un prolétariat armé » (p. 110). De fait, la relation centrale ne fut pas l’opposition entre deux camps (ou alors seulement militairement entre les factieux franquistes et les républicains) mais la séparation entre deux sphères jumelles, l’Etat et le capital. Le capital fut assez largement et transitoirement collectivisé (plus que socialisé), alors que l’Etat non seulement subsista, mais reprit en lui les « représentants » du prolétariat révolutionnaire. Toutefois, Korsch s’empresse de railler « ceux qui aujourd’hui, vingt ans après, opposent la résolution déterminée des dirigeants bolcheviques de 1917 à l’indécision chaotique, minée par les hésitations et les conflits internes des anarchistes et syndicalistes espagnols entre 1936 et 1938 » et il pense utile « de rappeler qu’au cours des journées sombres de juillet 1917, trois mois avant le triomphe de la révolution d’octobre, Lénine et son Parti étaient identiquement incapables de contrer la situation existante ou de la transformer en victoire» (p. 111). Contrairement aux bolcheviques fermement surgelés ou mollement repentis qui persistent encore de nos jours à déplorer l’absence, en Espagne, d’un Parti révolutionnaire dûment estampillé et garant de la conscience historique absolue, Korsch voyait fort bien que dans un cas comme dans l’autre, c’était l’organisation autonome du prolétariat qui avait fait défaut, ou plutôt qui s’était laissé noyauter et déposséder par ce qui ambitionnait de jouer son avant-garde (Lénine, la CNT) et de former un nouvel Etat (en Russie) ou, du moins, un nouveau gouvernement (en Espagne). C’est donc de l’absence d’un être-pour-soi politique du prolétariat qu’il est question, occulté par l’acceptation plus ou moins rapide de la « politique » étatique : « nous n’avons pas pour intention de nier que les actions révolutionnaires des travailleurs catalans furent neutralisées par leur abstention politique traditionnelle. Même les mesures économiques les plus radicales qui furent adoptées au moment où ces travailleurs semblaient être les maîtres incontestés de la situation et où ils le pensaient eux-mêmes, n’eurent pas cette recherche cohérente d’un objectif qui fut en mesure, à travers les mesures économiques et politiques adoptées par la dictature bolchevique, de plonger leurs ennemis dans la rage et dans l’effroi, tant dans leur propre pays que dans tout le monde bourgeois tout entier » (p. 112). Il faut bien voir de quelle abstention politique il s’agit ici : les organisations ouvrières ne se sont pas du tout abstenues, et la CNT / FAI a même fourni toute une série de ministres, tant à Madrid qu’à Barcelone ; c’est le prolétariat qui s’est abstenu d’exister politiquement, ce qui est tout à fait différent. A force de s’abstenir, le prolétariat a permis aux autres de ne pas le faire. Les partis et les syndicats forment des fronts antifascistes, et finissent par participer aux gouvernements. Pour exister politiquement, au contraire, les prolétaires doivent ignorer activement ces sphères étatiques, et le leur faire savoir en agissant pour et par eux-mêmes, refuser de participer aux sphère étatiques, refuser de cautionner qui y participe, et créer une organisation parallèle, autonome, ne répondant à aucune des injonctions étatiques, créant elle-même le mouvement historique, le sens et la force de la marée. Quand la puissance du mouvement est telle qu’en juillet 36, ce ne sont pas les prolétaires et leurs représentants qui doivent se renier pour participer aux manigances politiciennes, ce sont les hommes politiques qui doivent le faire pour avoir le droit de parler à titre individuel et d’être entendus et acceptés en tant qu’individus. Korsch cite à cet égard une comparaison historique pertinente et bien choisie : « Même après la conclusion triomphale de ce chef d’œuvre de stratégie politique que les bolcheviques accomplirent pendant l’affaire Kornilov en août et en septembre 1917, en suivant les subtiles recommandations de Lénine et en s’efforçant de « lutter contre Kornilov comme les troupes de Kerenski » mais sans soutenir Kerenski, et « au contraire en montrant les faiblesses de ce dernier », Lénine partait encore de l’idée que la faiblesse du gouvernement provisoire était si manifeste, après la défaite de Kornilov, qu’une continuation pacifique de la révolution serait possible, par exemple en remplaçant Kerenski par un gouvernement social-révolutionnaire menchevique, rendant compte aux soviets » (p. 115). A la faveur d’une sous-estimation de l’autonomie prolétarienne, Lénine avait néanmoins agi en son nom de façon à accentuer la faiblesse de ses adversaires, et à les entraîner dans son sillage : que serait-on en droit d’attendre alors d’une conscience plus accentuée et plus adéquate de cette force autonome ? Il ne fait pas de doute qu’en Espagne, le prolétariat était infiniment plus mûr et mieux préparé que le russe à occuper le terrain et à mettre en place ses organes, mais l’équation espagnole fut néanmoins l’inverse de la russe : c’est du fait de surestimer le chemin déjà parcouru (la mise en déroute des factieux, dans certaines régions, et la saisie collectiviste de très nombreuses entreprises et domaines) que l’on renonça à se distinguer des limites imposées par l’antifascisme officiel, et à affaiblir Largo Caballerenski et Azaña en montrant que c’étaient eux qui devaient s’accrocher au mouvement, et non l’inverse.

Malheureusement, la formidable poussée prolétarienne fut largement émoussée sur le plan économique comme sur le plan politique par l’apparent retrait des forces ennemies : sur le plan économique, parce qu’une grande partie du patronat se trouvait à l’étranger, ou était étrangère, et au lieu de s’opposer localement, s’est contenté de laisser passer l’orage (comme Korsch le rappelle p. 122, s’appuyant sur les Collectivisations) ; sur le plan politique, parce que ceux qui étaient connus comme représentants du prolétariat entrèrent au gouvernement, créditant par cela même ce dernier d’illusions démocratiques. En guise de conflit ouvert, il ne resta que la sphère militaire et la guerre contre Franco, et là, comme par hasard, des milices ouvrières tentèrent longtemps de résister à leur militarisation.

Dans un autre article du recueil, Revolutionäre Kommune, paru dans Die Aktion de Franz Pfemfert en 1929, Korsch avait rappelé que Marx comparait les coalitions modernes du prolétariat, sous forme syndicale, avec la forme des communes urbaines sous laquelle la bourgeoisie montante s’était en son temps regroupée. Or il convient d’ajouter que, dès que la bourgeoisie s’est approchée du pouvoir politique, elle s’est justement empressée de laisser choir les communes, avouant par là même que le temps où son intérêt particulier coïncidait avec l’intérêt général était révolu. Du côté du prolétariat, pourquoi ne pas reprendre le même raisonnement mais en l’inversant : car le syndicat, qui défend l’intérêt particulier du prolétariat en tant que classe inhérente au monde du capital, devient obsolète voire contre-révolutionnaire dès que le prolétariat, en période révolutionnaire, se rapproche de l’intérêt général, qui est la destruction totale du capital comme système social. Dans les deux cas, les anciennes formes de lutte doivent tomber en désuétude quand la phase défensive se transforme en phase offensive, une fois pour se concentrer sur l’intérêt particulier de la classe montante, l’autre fois, au contraire, pour abandonner la particularité bornée du point de vue précédant et pour s’ouvrir à l’universalité qui se réalise dans l’autosuppression du prolétariat. C’est la question qui s’est posée, mais seulement de façon implicite, lorsque les syndicats révolutionnaires en Espagne se transformèrent en organisme fédérateur des conseils d’entreprise : les modalités concrètes de cette évolution mériteraient une étude précise.

Dans cet article, Korsch s’était déjà interrogé sur le caractère trompeur des formes associatives, telles que la Commune ou le Conseil : « le véritable objectif final de la lutte des classes prolétarienne n’est aucunement un quelconque Etat, qu’il soit « démocratique », « communal » ou « conseilliste », mais une société sans classes et sans Etat, dont la forme unificatrice n’est plus le siège d’une violence politique mais au contraire cette « association dans la quelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous » (Manifeste communiste) » (p. 107). Les formes politiques traversent le temps, changent de portée et de signification selon le contexte historique (Korsch ébauche une histoire de la Commune du Moyen-Age à 1871 pour montrer son caractère fluide et changeant). Ce qui importe, c’est que ces formes, selon l’époque, soient objectivement en mesure d’exprimer le but politique, le contenu social qui brise avec l’intérêt particulier : « c’est dans ce contenu social et non pas dans la particularité artificiellement choisie, ou dans l’originalité réalisée au sein d’une époque particulière de la forme politique que réside le « véritable secret »[31] de la commune révolutionnaire, du système des conseils révolutionnaires ou de toute autre forme historique de gouvernement par la classe ouvrière » (p. 108). Et de rappeler à quel point Marx fut amené à changer son fusil d’épaule, et de rejoindre implicitement la position de son adversaire Bakounine au moment de la Commune de Paris.

Notons encore ces compliments accordés par Korsch au mouvement spontané de collectivisation en Espagne : « Pour la première fois depuis les tentatives de socialisation en URSS, en Hongrie et en Allemagne après la Première Guerre Mondiale, le combat révolutionnaire des travailleurs espagnols décrit ici montre un nouveau mode de transition du mode de production capitaliste vers un mode de production collectiviste lequel, même si inachevé, fut réalisé dans une très grande variété de formes […] Le mouvement ouvrier espagnol, syndicaliste et anarchiste, mûrement préparé depuis de longues années par des discussions parcourant inlassablement les plus grandes villes comme les hameaux les plus retirés, savait parfaitement où il voulait en venir sur le plan économique, et il disposait à propos des premières actions pratiques à mener en la matière, pour atteindre ces objectifs, d’idées infiniment plus réalistes que ce que le mouvement ouvrier soi-disant « marxiste » était capable de montrer dans le reste de l’Europe. […] Ces travailleurs avaient même préparé leur propre programme, réaliste, pour résoudre la tâche la plus difficile qui se propose au socialisme, la collectivisation de l’agriculture, et ils s’étaient efforcés de nettoyer ce programme de toute mesure précipitée, de toute exagération et de toute maladresse psychologique » (p. 119 – 121 – 123).

A propos des collectivisations dans l’industrie, Korsch notait de même que la production non seulement continua, mais augmenta, alors qu’en même temps le mouvement débouchait sur « l’abolition de conditions de travail inhumaines, l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail, différentes modalités de rapprochement entre les salaires des ouvriers et des employés, des travailleurs avec ou sans formation, des hommes et des femmes, des adultes et des jeunes, le salaire unique et le salaire familial [en français dans le texte] ».

Korsch ne cesse de souligner que l’étendue de ce qui fut atteint en Espagne n’était du, exclusivement, qu’au mouvement spontané des masses, et jamais, à aucun moment, à l’initiative de gouvernements ou de partis. La vague collectiviste submergea tout sur son passage, à tel point que même les activités déjà précédemment étatisées, nationalisées ou municipalisées furent collectivisées au même titre que les entreprises privées (fait unique en Europe).

Korsch conclut ses articles en reprenant le portrait de Membrilla, « peut-être la ville la plus pauvre d’Espagne, mais aussi la plus juste », tracé dans sa principale source, les Collectivisations : « L’éloge de la simplicité et de la pauvreté forment un étrange contraste avec les représentations matérialistes du mouvement marxiste » (p. 126). Comme d’habitude, Korsch n’a pas repris les œillères caractéristiques des marxistes.

 

Michael Seidman

Towards a History of Workers’ Resistance to Work : Paris and Barcelona during the French Popular Front and the Spanish Revolution, 1936 – 1938

(Article écrit en 1989)

Dans la brochure de Seidman, qui je crois était bordiguiste, le contraste est vif entre le refus du travail qui s’exprime du côté français, sous le Front Populaire, et celui qui existe aussi du côté espagnol, dans les entreprises autogérées, mais qui ne trouve pas à s’y exprimer. La différence entre les deux pays, sur ce plan là, n’est pas dans l’existence ou l’inexistence du refus du travail, mais dans la capacité de celui-ci à s’articuler ouvertement. On pourrait l’exprimer en disant que du côté espagnol, malgré l’avancée considérable du mouvement réel (infiniment plus grande qu’en France), le moralisme persiste à régner d’une façon beaucoup plus efficace qu’en France. L’ouvrier français n’a pas honte de sa paresse, et ose même en faire une sorte de programme politique (« travailler moins »). Du côté espagnol, la même envie ne se traduit pas en revendication ouverte et massive : différence culturelle plus ou moins transhistorique.

Certes, la pression est plus grande en Espagne pour au moins deux raisons : a) la guerre est là, engloutissant hommes, canons et efforts, justifiant « des sacrifices » et apportant de fait la caution idoine à la dépossession dont il est question dans le texte de Bataille placé en exergue; b) les entreprises « appartiennent » aux travailleurs, qui deviennent donc « leurs propres patrons » et ont « intérêt » à les faire tourner à fort rendement. Aucun de ces facteurs ne caractérise le Front Populaire. Ces objectifs conservent, voire parfois renforcent la justification transcendante habituelle d’une vie d’abnégation, la perspective immanente (vivre mieux) ne parvenant même pas à s’y frayer son chemin. De telle sorte que même la conduite de la guerre devient irrationnelle et se mord la queue, parce que l’entêtement sacrificiel remplace l’intelligence stratégique : ainsi des occasions ratées de soulever le Maroc et de libérer Abd-el-Krim prisonnier à La Réunion ; ainsi l’absence de toute propagande subversive (par exemple anti-travail et pas seulement anti-exploitation) dans les régions dominées par les factieux, couplée par exemple à une Réforme agraire conséquente dressant les travailleurs de la campagne contre les latifundiaires dans toute l’Espagne.

Seidman ne s’étend pas sur une difficulté inhérente à son sujet : le refus du travail est apparu, de tous temps, comme une protestation individuelle, comme le sentiment spontané que l’être humain n’est pas né pour cela, et donc sans aucun fondement théorique ou critique reconnu. Il fut ce que la morale tentait de faire disparaître dans la catégorie sans fond, et sans forme, de la paresse. Rares furent les moments où ce vécu sortit de sa clandestinité conceptuelle et parvint à une expression propre, et adéquate. Le pamphlet de Lafargue en fut une tentative à la fois inattendue et salutaire, beaucoup lue mais peu commentée dans le mouvement ouvrier. En France, par exemple, cette continuité fut permanente, et un fil direct mène de Lafargue au « Ne travaillez jamais ! » situationniste. Le fait que le Manifeste contre le travail soit une œuvre allemande est tout à fait insolite, et remarquable, tant c’est une rupture avec la culture protestante et laborieuse de l’Europe germanique (il suffit de reprendre les polémiques acerbes de Nietzsche à ce sujet, toujours parfaitement fondées, comme aussi les analyses wébériennes, nettement moins passionnelles). L’Espagne, pays bien plus catholique encore que la France, ne témoigne pourtant d’aucune parenté avec le carpe diem gaulois, mais on est en droit de penser que dans l’esprit ibérique, il ne s’agit pas de la soumission méthodique propre à la névrose obsessionnelle protestante, et plutôt d’une exacerbation permanente ne permettant de vivre quelque chose que sur le mode de la passion. Dans son entêtement virulent, le prolétaire espagnol est capable des plus incomparables prodiges de courage et de radicalité, forçant l’admiration universelle, mais aussi de se charger, avec la même bravoure, d’un fardeau qu’il ne mérite pas.

Seidman note que les travailleurs catalans, largement déchristianisés, continuaient à pratiquer le Lundi Saint : en matière de cessation du travail, tous les prétextes sont bons. Il faut ajouter que le nombre de jours chômés en raison de fêtes diverses, notamment religieuses, était très élevé au moyen âge, et que l’abrogation de ces interruptions du cycle économique ne se fit que lentement, et péniblement.

Tant que le travailleur espagnol vendait son travail à l’entrepreneur privé, il pratiquait comme en France l’absentéisme, la maladie simulée (voire l’automutilation) et se montrait indifférent aux exigences de l’employeur : le refus de travailler plus coïncidait alors avec le rejet de l’exploitation, du salaire aux pièces, des cadences infernales ; et ce refus était épaulé et encouragé non seulement par la CNT, mais aussi par l’UGT. La critique du travail avait un mobile universellement admis : le capitaliste empochant la plus-value ne pouvait demander de ses ouvriers qu’ils n’en soient pas conscients.

Seidman note qu’immédiatement après le 18 juillet 1936, la CNT implora de façon répétée les ouvriers de retourner au travail, et propagea des campagnes d’ « autodiscipline ». Les précisions qu’il relate prouvent sans aucune ambiguïté que dans leur masse, beaucoup d’ouvriers entendaient inaugurer une société cherchant à se débarrasser de la férule des anciens maîtres et donnant le pouvoir au peuple par le fait de rompre avec la dictature du travail. Comme l’écrit Seidman : « ainsi, depuis le tout début de la révolution, le rejet du travail fut un problème que les militants syndicalistes qui administraient les usines et les magasins à Barcelone durent prendre en main. Manifestement, la résistance au travail contredisait les théories anarcho-syndicalistes de l’autogestion, qui appelaient les ouvriers à participer et à contrôler leur lieu de travail depuis que la révolution s’était produite. […] Même dans la Barcelone révolutionnaire, les

ouvriers semblaient parfois réticents à participer à la démocratie ouvrière ». L’acharnement ouvrier à fuir le travail se doubla d’une désaffection des réunions politiques (dont il est peu question dans la littérature militante), de sorte que « la seule façon de faire participer les ouvriers aux assemblées consistait à tenir ces dernières pendant les heures de travail et donc aux dépens de la production ». Autant dire que « le peuple uni dans l’effort » n’était qu’une image pieuse, un programme proclamé dans un vide relativement important.

Le degré de « politisation » des masses semble généralement surestimé, selon Seidman, dans la mesure où des dizaines de milliers de travailleurs entrèrent à la CNT moins par « conscience politique » que pour y trouver protection sociale et emploi stable.

L’ensemble de ces remarques signifie que le refus du travail demeurait une attitude personnelle, aisément présentée comme relevant d’un degré insuffisant de « conscience politique ». A aucun moment, cette attitude ne put rejoindre son concept. Notons toutefois que selon Seidman, « l’histoire de leur résistance au travail peut en partie être reconstruite à travers les comptes-rendus des réunions de collectifs et, paradoxalement, à travers les critiques adressées aux organisations qui prétendaient représenter la classe ».

Quant à la CNT, loin d’abolir le salaire basé sur le travail et non sur les besoins, elle s’engagea assez rapidement dans une régression ramenant le salaire égalitaire à un salaire indexé sur la quantité de travail fourni, ou de marchandises produites. C’est dans ce contexte que l’on qualifia de « bourgeois » l’ouvrier réticent à perdre sa vie pour la gagner, et non la politique régressive de la CNT. Seidman conclut que « faisant face au sabotage, au vol, à l’absentéisme, aux retards, à la maladie simulée et à d’autres formes de résistance ouvrière au travail et au lieu de travail, les syndicats et les collectifs coopérèrent pour créer des règles strictes et des contraintes qui égalaient ou même surpassaient le contrôle qu’avaient connu les entreprises capitalistes ». On assiste donc, dans des délais relativement brefs (entre 1936 et 1938) au même retournement que celui qui eut lieu en Russie entre 1917 et 1923, et magistralement décrit par Orwell dans sa Ferme des animaux.

Cette régression, comme le note Seidman, s’exprima dans les termes fallacieux de la morale : « le reproche d’ « immoralité » n’était pas rare pendant la Révolution Espagnole et révélait que les militants syndicaux considéraient les inadéquations ou les faiblesses au travail comme « immorales », pour ne pas dire comme des péchés. Les activités ne visant pas directement la production étaient également considérées comme condamnables. Des militants de la CNT envisageaient de mettre un terme à l’ « immoralité » en fermant des lieux de distraction tels que les bars, les music-halls ou les salles de bal à partir de 22 heures. Les prostituées devaient être rééduquées par une thérapie du travail, et la prostitution éliminée comme elle l’avait été en URSS. La sexualité et la procréation étaient des chapitres à reporter après la révolution ». Ce qui est demandé, c’est « l’amour du travail, l’esprit de sacrifice et de discipline ». Celui qui ne s’y soumet pas est un bourgeois, voire un fasciste. Le stakhanovisme est introduit en mai 1937, des militants marathoniens du travail propagent la bonne nouvelle : il s’agit de produire un maximum. Quand les machines tournaient pour le compte du capitaliste, il était normal et vertueux de les saboter. Désormais, le monde a changé de face, et les mêmes machines sont devenues la propriété sacro-sainte du prolétariat – pas, apparemment, des prolétaires qui travaillent dessus. Les propriétaires, décidément, sont toujours absents.

Le comble est sans doute atteint quand on lit, de la part d’union syndicales de la métallurgie : « le conseil est tenu de faire contrôler les absences des malades par un camarade que tous les camarades devront accepter de recevoir à leur domicile. Cette inspection pourra avoir lieu plusieurs fois par jour, autant que le Conseil l’estimera utile ». Quant à ceux qui arrivent au travail avec un quart d’heure de retard, il est prévu qu’on leur retire une demi-heure de salaire.

Toutes ces informations montrent sans aucune ambiguïté que les ouvriers espagnols fuyaient le travail comme partout ailleurs, mais aussi que, bien souvent, « leurs » organisations, loin de s’interroger sur la signification de ce rejet ou, plus encore, de le traduire constructivement dans les faits, s’érigèrent en censeurs et en matons, sans aucune différence avec les gardes-chiourmes staliniens. C’est donc le portrait immuable d’une même époque qui se profile dans des pays variés, sous des régimes différents voire officiellement opposés : le monde industriel ne dépend pas de ces régimes, ni de ces latitudes, mais contient une logique qui s’impose d’elle-même à toute cette variation étatique. Le capital est un mode de production, plus qu’un régime juridique de propriété des moyens de production, et c’est ce que les organisations révolutionnaires espagnoles n’ont pratiquement pas pris en compte. Il reste à déterminer en quoi, à leur époque, des approches plus radicales existaient déjà, compte tenu du degré de développement de la production capitaliste d’alors.

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Vincent à Jean-Pierre, 5 octobre 2006

 

[…]

J’avais pensé répondre à la totalité de ton courrier, mais je vais en fait le scinder en deux. Je réponds aujourd’hui à la première partie concernant Dauvé.

Pour entrer en matière, je précise que je ne cherche pas à « rattraper » Rassinier, mais seulement à rappeler qu’il a dérapé, sans doute en raison d’un terrain favorable chez lui (ressentiment, etc.), mais aussi d’une attitude d’hostilité à son égard de la part de ceux dont il aurait pu attendre un soutien. Il avait déjà dérapé également en 1934 parce qu’il venait du Parti communiste d’avant 1932, date à laquelle il en avait été exclu, qui voyait des mencheviks partout et dans Hitler un moindre mal, comparé au Parti socialiste (cf. Rudolf Rocker, La tragédie de l’Espagne, p. 52[32]). Cette obsession a sans doute été conservée, et transposée, dans une certaine ultra-gauche, et ce d’autant plus facilement dans les années 70 et 80 qu’on ne risquait pas ainsi de favoriser l’avènement d’un nouvel Hitler.

À mon avis, tu forces néanmoins un peu le trait en comparant, par exemple, Rassinier à Mussolini, ce qui te permet, bien sûr, d’émettre dans la foulée des doutes sur la possibilité de « changer de pied en cap ». Mais je n’ai pas dit que s’était opéré un tel changement chez Rassinier ; j’essaie seulement, en évitant de me situer du côté de la condamnation morale, de comprendre son évolution.[33]

Je trouve que tu as un peu tendance à essentialiser[34] son parcours intellectuel, et à trop délaisser la fleur au profit du fruit, pour reprendre ta métaphore. Je pense, à la différence de ce que tu avances, que Dauvé & Cie, comme tu dis, ont soutenu le Rassinier d’avant-guerre (position critique de l’antifascisme), même si ce n’est pas assez explicite[35], ainsi que celui de l’immédiat après-guerre[36]. Il n’en reste pas moins que tu as raison d’attribuer à Dauvé un « franc soutien » à l’égard de Rassinier, car même si sa mention de celui-ci n’est qu’un bref renvoi, dans une note de bas de page, à ses ouvrages, il aurait dû en dire plus sur ce qu’ils contiennent, et prendre ses distances au moins avec ceux qui ont suivi Le mensonge d’Ulysse.

Le point de plus grande culpabilité de Dauvé me semble porter sur la question du caractère belligérant des juifs (parler de « communauté juive » est un euphémisme) vis-à-vis de l’Allemagne nazie. On voit bien que sur ce point, et cela nous confirme l’influence du Rassinier d’avant-guerre sur Dauvé & Cie, Dauvé, si l’on en croit Dominique Blanc dans La Guerre sociale n° 7, p. 34, reprend plus ou moins à son compte la vision partagée par la mouvance socialiste, que mentionne Nadine Fresco p. 337 de son Fabrication d’un antisémite, dont fait partie Rassinier en 1934. Et il semble bien que Dauvé ne parvienne pas par la suite à s’expliquer sur ce point, et qu’il se serve de La Guerre sociale comme d’un déversoir de certaines de ses propres assertions : il les jette là en croyant s’en débarrasser, ce que Dominique Blanc ne le laisse pas faire…

Je savais, sans que tu me le dises, que tu n’étais pas un disciple du Debord-qui- ne-se-corrige-pas. Nous nous connaissons à peine, mais j’avais bien perçu cela, et c’est bien pourquoi je prétendais attirer ton attention sur ce qui m’apparaissait comme une contradiction entre cette liberté d’esprit et un propos privant en quelque sorte par avance Dauvé de la possibilité de se corriger (« qu’est-ce que ça change ? »). Il est vrai que tu t’expliques plus longuement sur ce point dans ton dernier courrier, en exposant où et comment il a, selon toi, persisté dans sa démarche « sinistre ». Tu poses donc aussi la question de savoir où et comment Dauvé serait revenu sur cette activité passée en défense de Rassinier et Faurisson, ainsi que de leurs thèses. Je ne suis pas actuellement en mesure de répondre dans le détail à cette question, mais je pense néanmoins qu’il existe des éléments de réponse dans son texte L’horreur est humaine, ainsi que dans son Bilan et contre-bilan, même si, je te l’accorde, ses explications ne sont pas limpides…[37] Mais comme je crois que nos sensibilités divergent quelque peu sur ce point, et que nous n’allons pas nous lancer dans de fastidieuses explications de textes, je propose de laisser la question pendante pour le moment, dans l’attente, peut-être, de recherches plus approfondies.

Concernant la circulation tronquée ou non de nos échanges, nous nous proposons d’opter pour la première option parmi les deux que tu énumères, d’autant plus que je suis très proche des analyses que tu fais (ou que nous faisons ensemble, comme tu le soulignes). Nous préférons, après discussion avec Myrtille, éviter de placer quoi que ce soit sur le site qui se rapporte au cas Dauvé et ses prolongements, car nous pensons que le site se verrait rapidement plombé par des discussions, accusations et procès à n’en plus finir qui n’auraient peut-être pas un rapport très direct avec ce qui a réuni les giménologues autour de la vie d’Antoine Gimenez et de la tentative révolutionnaire en Espagne. Je pense évidemment que tout se tient et qu’il faudrait idéalement pouvoir traiter toutes les questions de front, mais nous n’en sommes actuellement pas capables, je le crains.

Nous n’avons pas encore arrêté notre position au sujet de Dauvé, et nous ne savons pas encore s’il faudra prévoir une note de bas de page qui la préciserait. Il se pourrait aussi qu’une nouvelle version notablement augmentée de la postface remette en quelque sorte Dauvé à une plus juste place.

Pour conclure très provisoirement sur cette question, je dois préciser qu’à mon sens le propos de Myrtille — « on connaît le parcours de cet oiseau » — était un petit peu rapide, car nous ne connaissons pas l’oiseau directement, bien sûr, que nous le connaissons mal dans son cheminement théorico-politique et que le propos ne visait qu’à signaler, au cas où tu aurais cru que nous ne savions rien d’autre à son sujet que ce qu’il avait écrit en préface à Bilan, que nous connaissions quand même les grandes lignes de son parcours. Mais je dois dire que je ne regrette pas, dans l’état actuel de ma connaissance du dossier, de l’avoir cité, même sans note de bas de page, et je doute qu’il soit beaucoup plus servi par l’hébergement dans notre livre de quatre de ses propositions que nous ne sommes servis nous-mêmes par ces réflexions tout à fait utiles que nous lui avons empruntées.

Nous ne cherchons pas à défendre l’oiseau parce que nous ne cherchons pas non plus à le mettre en accusation. La raison principale en est que cette « dérive » mériterait d’être analysée théoriquement : il faudrait montrer en quoi certains des théoriciens les plus avancés de l’ultra-gauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme. Et je pose comme hypothèse que c’est cette insuffisance théorique, et non leur perversité, qui a poussé ces individus sur ces voies de traverse qui sont rapidement devenues des traverses pour la critique.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 6 octobre 2006

[…]

Nous t’envoyons enfin un début de lettre rédigée par Vincent en réponse à la tienne.

Pour ma part j’y ai participé – pour l’instant – sous le mode de la discussion avec Vincent, et avec Johannes lundi dernier.

J’exprime encore une fois mes regrets de mettre tant de temps à te répondre, surtout dans la mesure où, comme tu le rappelles dans tes derniers mails, Dauvé représente pour toi le seul élément qui te gâche le plaisir des travaux relatifs à l’Espagne que nous pouvons envisager ensemble.

Nous aussi nous préférerions être dégagés de cette épine (si je puis dire) pour continuer nos réflexions sur l’expérience révolutionnaire espagnole et répondre à la proposition fort appréciée que tu nous fais. Mais voilà, Dauvé a été cité dans la postface des Fils, et nous devons l’assumer bien que, de notre point de vue, ce ne fût pas honteux de le faire.

Nous essayons d’exposer ici (et continuerons de le faire, si tu veux bien) les réflexions que cette affaire nous inspire, après avoir revu une partie des pièces du dossier. Johannes qui connaissait très peu toute cette affaire, et n’avait pas fait le rapprochement entre Dauvé et les thèses révisionnistes, s’emploie maintenant à examiner tout le dossier, et nous lui fournissons les éléments en notre possession.

De mon point de vue, et sans vouloir nous dégager de notre « responsabilité », j’avancerai deux choses:

@ je ne peux en aucune manière me reconnaître dans les procédures de Daeninckx (chasse aux sorcières et amalgame plus que douteux à propos d’une présumée tolérance de représentants de l’ultra-gauche à l’égard de la pédophilie). On peut très bien critiquer le révisionnisme sans lui.

@ pour ne pas se laisser happer par les passions mauvaises que les rapports entre une partie de l’ultra-gauche et les thèses révisionnistes ont parfois secrétées, et dans la mesure où l’approche psychanalytique ne me suffit pas, j’estime qu’il faudrait arriver un jour à tirer la question vers le haut : c’est-à-dire approcher théoriquement le pourquoi et le comment de la prégnance de la question du mensonge dans la pensée critique de la fin des années 70. Ceux qui s’en offusquent l’évoquent sous le terme de « théories du complot ». Un copain allemand nous disait vers 1988 que les esprits critiques en France lui paraissaient un peu trop obsédés par la thèse (reconduite) des Lumières portant sur le mensonge des prêtres… nous y reviendrons.

Si tu en es d’accord, on pourrait continuer de visu à Paris. […]

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Myrtille à Jean-Pierre, 8 octobre 2006

 

Nous revenons de la virée en Avignon, où le débat fut assez animé ma foi et de manière intéressante à partir des thèmes évoqués dans la postface

J’ai le plaisir de te dire que tes notes de lectures fort bienvenues m’ont déjà servi pour alimenter l’échange (notamment les écrits cités de Santillán).

[…]

Nous savons que la réponse que nous t’avons envoyée doit t’insatisfaire, mais tu sais aussi que nous si sommes bien emmerdés de ne pouvoir trancher, nous le serions encore plus de nous obliger à le faire pour dégager cette question des échanges bien plus passionnants que nous avons toi et nous.

Les copains giménologues de Marseille que nous avons vus hier soir estiment que nous pouvions citer Dauvé sans nous justifier (au sens mettre une note pour signaler que nous ne soutenions pas le parcours au moins ambigu de ce dernier relativement aux révisionnistes de l’ultra-gauche).

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 8 octobre 2006

 

[…]

De toute évidence, vos lettres contiennent la solution appropriée pour résoudre la question Dauvé dans une réédition de votre livre, et sur ce point, notre discussion aura porté ses fruits, de façon à améliorer la seule faiblesse d’un livre passionnant. C’était exactement dans ce sens, pour vous faciliter une modification à la fois honorable, cohérente et justifiée de votre texte (sans aucune note polémique pour ou contre Dauvé), que j’avais proposé un mode de citation historique qui rendait à chacun ce qui lui était dû ; en adoptant cette méthode, chacun retrouvera la place qui lui convient, et cessera d’apparaître comme une source unique, ou exagérée. Si vous travaillez votre postface dans ce sens, vous réglerez entièrement le problème Dauvé sans même y paraître, dans un souci d’exactitude historique que personne ne pourra contester. S’il reste une phrase de Dauvé pour laquelle il faut lui accorder sérieusement une sorte de paternité incontestable, alors citez-le, comme vous citez tous les autres : il aura cessé d’apparaître comme un maître à penser. Dans ce cas, la publication de Gimenez n’aura plus à en souffrir, et notre discussion aura été utile.

De plus, pour que vos lecteurs en aient connaissance sans attendre davantage, il suffit d’utiliser également le procédé simple et non équivoque auquel vos amis de Marseille ont pensé, alors que vous hésitiez à l’employer, et d’inscrire sur votre site une notule du genre :

« Pour couper court à toute polémique inutile, les Giménologues précisent qu’avoir eu recours à des citations de Gilles Dauvé aux p. 516, 523 et 524 de leur Postface ne doit évidemment pas être interprété comme une quelconque caution apportée au courant négationniste qui s’était fait jour au sein de l’ultragauche, ni aux atermoiements et pseudo-autocritiques qui avaient suivi, de la part de quiconque. D’ailleurs, une nouvelle édition du livre comportera une version révisée et approfondie de la Postface, présentant dans la mesure de nos moyens une chronologie raisonnée des points de vue critiques manifestés à propos de la Révolution espagnole, par ordre de leur apparition sur la scène de l’histoire. Par là même, un objectif important sera atteint : celui d’éviter que des prises de position récentes en arrivent, intentionnellement ou involontairement, à éclipser de façon injuste des sources plus anciennes, voire contemporaines des événements. »

Par ailleurs, je dois dire que vos deux dernières lettres m’ont considérablement déçu.

Je m’étonne d’ailleurs de voir Myrtille en avoir eu si clairement l’intuition (« nous savons que la réponse que nous t’avons envoyée doit t’insatisfaire ») sans que cette intuition, bien justifiée, ne vous ait conduit, tout simplement, à modifier vos réponses en conséquence. Quel est donc le mystérieux destin qui vous force la main et qui vous fait regretter ce que vous écrivez ? Vous contredire sans arrêt ? Dire que vous aimeriez rectifier mais que vous ne pouvez pas ?

Si cette situation alambiquée peut en effet être ressentie de ma part comme inamicale (je confirme), j’ajoute sans tarder que le problème que vous devez prendre au sérieux ne consiste aucunement à me satisfaire ou à m’insatisfaire, mais uniquement à adopter et à défendre clairement et fermement un point de vue dont personne n’aurait à rougir.

Ce qui me semble effectivement le plus déplorable en la matière, ce n’est pas que nous soyons en désaccord sur ceci ou sur cela, mais que dans l’ensemble de vos arguments, on doive percevoir un côté fuyant et instable qui paraît réellement étrange, et, surtout, peu acceptable sur des sujets à la fois plus importants et plus nets que ce que vos réflexions ne laissent entendre : il me semble en effet que la complication tient moins au sujet qu’à la façon de le traiter et là, désolé, je ne peux m’empêcher de penser que cette complication artificielle est forcément intentionnelle. En un mot : ce ne sont que procédés dilatoires.

En voici quelques échantillons :

a) Vincent reprend son ancien argument psychologisant (pour ne pas dire maternant) selon lequel Rassinier aurait manqué de soutien (par rapport à quoi ?) et que cet esseulement relatif expliquerait ses dérives : pensez-vous qu’il serait bon de généraliser ce genre de considération ? Si demain je m’inscrivais au Front National, irai-je expliquer dans les colonnes de L’Express que ma volte-face est entièrement due à l’incompréhension que j’ai rencontrée chez les Giménologues ?

b) Quand l’époque moderne, occupée à d’innombrables expérimentations plus ou moins rentables, veut repousser une critique opposée à ses agissements, elle qualifie volontiers cette dernière de « condamnation morale », laissant entendre qu’elle-même, se plaçant sur un plan scientifique et rationnel, s’est du même coup située au-delà de la morale; et qu’une condamnation qui ne chercherait pas à la « comprendre » (comme disent les infirmiers psychologiques et les avocats de la défense) ne peut être que « morale », c.a.d. crispée et vieillotte. Mon bonheur est donc très relatif en lisant que cette argumentation pilote du modernisme, est appliquée par Vincent à ce que j’ai écrit sur Rassinier. Et où avais-je la tête pour ne pas comprendre que pour paraître moderne, il convenait de surtout « ne pas chercher à mettre l’oiseau en accusation » ? L’Inquisition radicale est désormais révolue, voilà cette bonne nouvelle proclamée urbi et orbi. Mais alors, cessez donc de correspondre avec un Torquemada de pacotille !

c) Ce mien bonheur ne faiblit pas quand dans la phrase qui suit, j’apprends que le vilain Rassinier, qu’il faut néanmoins « comprendre », ne commence qu’après Le mensonge d’Ulysse – qui relève donc, lui, de la catégorie du bon Rassinier. Mais quelles étaient donc les qualités qui rendaient ce livre acceptable, voire intéressant ? Dois-je m’en remettre au célèbre jugement dithyrambique prononcé par Céline ? Faut-il trouver original ou radical que les SS aient été banalisés en regard du diable communiste ? Faut-il féliciter les SS d’avoir sauvé Rassinier de la vindicte communiste et enfin « comprendre » que son incarcération fut aussi son salut ? Faut-il acclamer comme un lever de soleil de la connaissance historique que ce furent les kapos qui massacrèrent les prisonniers, et non l’autorité nazie ? Est-ce donc, en un mot, cette énorme accumulation de saloperies pitoyables qui méritent d’être situées en amont de la coupure épistémologique rassinienne ? Mais, ô bienveillants Giménologues, pour qui me prenez-vous ?

d) Ma surprise ne faiblit pas non plus lorsqu’il s’agit de García Oliver et des Gitans. Selon Vincent, l’ancien membre des Solidarios aurait témoigné d’une attitude raciste vis-à-vis des Gitans, point de vue « qui aurait pu, si le génocide les concernant avait pris historiquement autant de charge émotionnelle que celui visant les juifs, lui valoir un traitement identique à celui d’un Rassinier ». Il me semble, sauf erreur, que toute cette histoire à propos des Gitans repose pourtant sur peu d’éléments, et sur aucun fait réel : même les critiques que César Lorenzo, qui ne le supporte pas, assène à García Oliver ne permettent guère de l’assimiler à des fascistes. Ce qui lui est reproché, c’est un soi-disant anarcho-bolchévisme. Toute l’histoire du racisme anti-gitan repose sur le fait que s’opposant à Marianet, d’ascendance gitane, García Oliver s’emportait et le traitait de Gitan, comme quand on est en colère, on peut traiter quelqu’un de gros lard, d’ivrogne, de sale alsacien ou de freluquet. Je doute fort que ces propos cavaliers sur les Gitans (César Lorenzo, Le mouvement anarchiste en Espagne, nouvelle édition 2006, p. 297 et p. 325) permettent de subodorer des intentions génocidaires ! En revanche, que faut-il penser de la proclamation antisémite du « gitan » Marianet (p. 326) ? Quant à Garcia Oliver, il fut connu pour être particulièrement philosémite (ibidem). Mais le pire, il me semble, n’est pas ce grossissement commode des foucades de García Oliver : bien pire m’apparaît de les mettre sur un même plan que l’extermination réelle des Juifs par les nazis, voulue et accomplie, et donc de comparer un anarchiste espagnol comme García Oliver avec le régime hitlérien, avec pour seul critère de différence la « charge émotionnelle » accordée aux Juifs, et non aux Gitans. C’est horrifiant ! Qui a réellement massacré les Gitans ? Les anarchistes espagnols, ou ceux qui ont aussi massacré les Juifs ?

e) De même, toujours selon Vincent, la tournée de Rassinier en Allemagne aurait visé de façon parfaitement humaniste à « ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi » : et ce, je suppose, d’autant plus aisément que la tournée était faite avec l’aide d’un ancien Waffen SS ? J’hallucine.

f) Vincent affirme que Dauvé avait fait son autocritique. Je demande où et comment. Alors, Vincent répond : « Je ne suis pas actuellement en mesure de répondre dans le détail à cette question ». On rigole ?

g) Après tous ces échanges, et après tout ce qu’on savait déjà avant ces échanges, Vincent écrit : « Nous n’avons pas encore arrêté notre position au sujet de Dauvé »… J’estime que cette formulation, et la façon dont elle intervient, constituent un authentique procédé négationniste et qu’il convient d’en tirer toutes les conséquences, puisque de toute façon, Vincent « ne regrette pas, dans l’état actuel de ma connaissance du dossier, de l’avoir cité ». « Dans l’état actuel… », c’est par prudence ?

h) On n’est pas non plus surpris, après avoir traversé de telles vagues de chassé croisé de la vérité, de lire que le fait que Dauvé avait « accepté de paraître aux cotés d’une telle philippique peut passer, au moins en partie, pour une autocritique », mais que, sans transition : « Problème : Dauvé semble renier par la suite cette participation ». Dans vos dernières lettres, on ne quitte décidément que rarement la sphère du court-circuit.

i) Enfin, Vincent, qui possède un indéniable talent pour une forme bien particulière d’euphémisme réconciliateur, croit utile d’ajouter que « certains des théoriciens les plus avancés de l’ultragauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme. » Bref, ils se seraient « arrêtés en route », nel mezzo del camin de la loro vita (faute de carburant, ou pour étancher leur soif), au milieu d’une route qui menait à Postone et donc à une position anti- antisémite, alors qu’ils ont en réalité bifurqué vers une idéologie antisémite : en matière de slalom, on ne fait pas mieux ! En enjolivant de la sorte une chose en la faisant passer pour son contraire, on fait passer de surcroît un second message, plus ou moins subliminal : ils auraient donc « posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque ». J’espère pour eux, en tout cas, que cette seconde affirmation a plus de consistance que la première.

j) Myrtille écrit que Dauvé est « une épine », mais ajoute qu’il faut « l’assumer ». S’il en est ainsi, et bien, souffrez, souffrez, c’est ainsi que vient la rédemption.

k) Myrtille m’adresse cette phrase sibylline : « j’estime qu’il faudrait arriver un jour à tirer la question vers le haut : c’est-à-dire approcher théoriquement le pourquoi et le comment de la prégnance de la question du mensonge dans la pensée critique de la fin des années 70 ». Je ne sais pas quoi répondre. J’ai vécu les années 70, et « la prégnance de la question du mensonge », même sous la forme du complot, ne m’a jamais paru trop lourde à porter. Disons peut-être qu’elle va de pair avec ce que Nietzsche appelait l’art de la digestion : une fois qu’on a compris quelque chose, on la traite, et on va plus loin. La maladie moderne, toujours selon le même auteur, étant de ruminer à perte de vue et sans ne jamais pouvoir se décider : les mensonges et les complots, c’est sûr, ont besoin d’une dyspepsie généralisée pour étendre leur empire. C’est là, si vous le permettez, un conseil que je vous donne, et ce sera aussi le dernier.

Car de tout ce qui précède, il y a au moins deux choses qui ressortent avec une absolue clarté : selon vous, on ne peut rien affirmer, sauf à affirmer immédiatement son contraire, de sorte qu’on ne quitte jamais un jeu à somme nulle ; et il n’y a donc, comme on peut voir, strictement rien, dans cette lettre, que je puisse accueillir favorablement. Je le déplore, tout en soulignant quand même qu’il s’agit là d’une sorte de prouesse absolue.

Alors, qu’est-ce qui vous pousse à ce genre d’illogismes démoralisateurs ? Vouloir justifier une citation malencontreuse, désormais publique ? Je ne le pense pas, car si d’une part, personne n’est à l’abri d’une maladresse, vous êtes exactement sur le point de la réparer. Vouloir défendre quelqu’un avec qui vous entretenez des liens amicaux ? Vous dites que vous ne connaissez pas Dauvé. Par fidélité à votre biographie, vouloir défendre une période révolue de la théorie critique (l’amalgame entre l’ultragauche et le négationnisme) à laquelle vous n’auriez pas été étrangers ? Je n’en sais rien. Manifestement, du moins je le crois, vous n’êtes pas de ceux qui écrivent seulement « pour avoir raison », et vous êtes parfaitement capables d’autocritique. Et pourtant, comme vous pouvez constater dans ce qui précède, vous vous livrez à une série ininterrompue de contorsions qui tournent autour du pot, et qui, de ce fait, montrent qu’il doit bien y avoir un pot quelque part. Je vous laisse le plaisir de le découvrir sans moi, car franchement, dans des conditions aussi susceptibles de faire vaciller ma confiance, je ne ressens plus l’envie de se voir et de prolonger des liens amicaux.

Sur la demande de Fabrice, je vous joins deux courriers qu’il m’avait adressés en réaction à nos échanges. Quant aux autres personnes qui auront eu par mon biais connaissance de notre discussion, je leur laisse le soin de se déterminer librement. Peut-être Jean-Luc […] aura-t-il l’envie d’en discuter avec vous lors de votre passage. Pour ma part, cette envie n’existe plus, car je n’ai que trop ressenti le style fuyant des réponses.

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Fabrice à Jean-Pierre, 8 octobre 2006

 

J’ai lu et relu soigneusement les courriers de Myrtille et de Vincent. Je ne peux me satisfaire sur une question aussi importante que le négationnisme d’une pareille désinvolture et de telles hésitations. Je trouve cela d’autant plus étrange que je les sais par ailleurs capables de précision, de clarté, de connaissances variées et d’une compréhension historique rigoureuse. Voici les éléments qui nourrissent cette appréciation.

 

A propos du courriel de Myrtille du 6 octobre 2006 :

La « tolérance de représentants de l’ultra-gauche à l’égard de la pédophilie » n’est pas présumée par Daeninckx. Il la prouve citations à l’appui. En voici un florilège accablant : « Le principal traumatisme que subit l’enfant « victime » d’un satyre provient de ses parents qui en font tout un plat, alors que lui, s’il n’y a pas eu de violence, aurait plutôt tendance à s’en foutre » (La Banquise, n° 2). « On verra tel prof d’université dans le vent réagir avec la même hystérie qu’une prolétaire, si quelqu’un s’avise de jouer à touche-pipi avec son enfant » (La Banquise, n° 1). « Combien de meurtres commis par des pédophiles auraient pu être évités, si la pédophilie (…) était moins dramatisée ? Mais dans la haine que certains parents étalent, dans cette douleur entretenue par les hurlements de chacals de village et médiatisée par la plus basse ordure journalistique, on sent comme une parenté avec la fureur du propriétaire cambriolé » (Mordicus).

Sur « la question du mensonge dans la pensée critique des années 70 », on ne peut mettre dans le même sac la dénonciation des mensonges de l’Etat italien dans l’affaire Moro ou des mensonges nucléaristes à propos de Tchernobyl et la pseudo critique négationniste du « mythe » de l’holocauste. Le faire, c’est se livrer à un amalgame.

 

A propos de la lettre de Vincent du 7 octobre 2006 :

A propos de Rassinier, le choix se réduirait à la condamnation morale ou à la compréhension de son évolution. Je récuse cette alternative factice, dans ce cas particulier comme dans tous les autres, parce qu’elle revient à interdire de critiquer l’évolution de quelqu’un par suite d’une compréhension exacte de ses raisons. D’ailleurs, après avoir affirmé préférer comprendre Rassinier plutôt que le condamner moralement, Vincent ne se prive pas d’indiquer ce qui constitue, selon lui, « le point de plus grande culpabilité de Dauvé » pour conclure qui ni Myrtille ni lui ne cherchent « à mettre en accusation Dauvé »…

Alors que tu rappelais dans ta lettre du 17 septembre que Rassinier était retourné en Allemagne en 1961 pour « une tournée de conférences organisées par un ancien Waffen SS », Vincent te répond « qu’il s’agissait là pour lui de ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi » ! A ce compte-là, on pourrait dire que Pierre Guillaume a évité d’ « essentialiser » le Français sous la figure de l’incorrigible collabo en vendant les ouvrages de la Vieille Taupe à la fête du Front National.

Vincent, qui écrivait, dans sa lettre précédente, que Dauvé n’avait pas soutenu Rassinier, admet maintenant qu’il l’a fait. Mais il a seulement soutenu le premier Rassinier, celui de l’avant-guerre et du Mensonge d’Ulysse. Or on peut lire plus loin que le Rassinier d’avant-guerre appartenait à une mouvance socialiste qui tenait les Juifs pour des fauteurs de guerre. Dauvé soutenait donc un antisémite. Quant au Mensonge d’Ulysse, ce livre est déjà un témoignage de la dérive de Rassinier. Des antisémites notoires comme Céline et Paraz ne s’y sont pas trompés. Soutenir l’auteur du Mensonge d’Ulysse c’est déjà soutenir l’insoutenable.

Tout en reconnaissant que les explications de Dauvé sur son passé négationniste « ne sont pas limpides » et qu’il a, de surcroît, renié sa participation à un recueil autocritique sur la question, Vincent ne veut pas se « lancer dans de fastidieuses explications de textes » et propose « de laisser la question pendante pour le moment, dans l’attente, peut-être, de recherches approfondies » ! Concernant Dauvé, je n’ai pas besoin de « fastidieuses explications de textes ». Il se condamne lui-même, et par son négationnisme passé, et par son incapacité à le critiquer sans ambiguïté. Je rappelle ici que la première édition de Libertaires et ultra gauche contre le négationnisme a été mise au pilon par l’éditeur pour supprimer une phrase particulièrement compromettante de Dauvé : « les chambres à gaz, gigantesque détail de la Seconde guerre mondiale ». Je ne considère pas non plus que l’on puisse laisser une question aussi importante « pendante », ni « pour le moment », ni « dans l’attente, peut- être, de recherches approfondies ». Au contraire, j’estime que le règlement d’une telle question, quand elle se présente, est un préalable à toute discussion sur quelque autre sujet que ce soit. Et je n’admets pas qu’on explique des appréciations radicalement opposées sur ce point crucial par une divergence de sensibilité (les goûts et les couleurs, comme on sait, ne se discutent pas). C’est pour moi une affaire de principe hors de discussion : on ne badine pas avec la falsification, dont le négationnisme est l’expression concentrée la plus extrême qui se puisse concevoir.

Comme si cette proposition dilatoire ne suffisait pas, Vincent et Myrtille te proposent d’ « éviter de placer quoi que ce soit sur le site qui se rapporte au cas Dauvé », tout en affirmant qu’il « faudrait idéalement pouvoir traiter les questions de front » ! La compréhension unitaire relèverait de l’idéal, par essence impraticable, auquel s’opposerait la pratique, forcément fragmentaire. C’est une parfaite illustration, si je ne m’abuse, de ce qu’on appelle l’idéologie. Il conviendrait donc d’escamoter la question Dauvé pour ne pas compromettre le site des Giménologues – bien que tout se tienne, « évidemment ».

« Certains des théoriciens les plus avancés de l’ultra-gauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme.» En clair, puisque c’est de l’extermination dans les chambres à gaz nazies qu’il s’agit, Dauvé et consorts auraient posé certains jalons d’une meilleure compréhension de la logique de l’antisémitisme et se seraient arrêtés en route ! S’agissant de gens qui ont considéré sérieusement les falsifications hénaurmes de Faurisson, je serais porté à croire que Vincent veut rire, si le sujet n’était pas aussi sinistre.

Dans ces conditions, considérant que les courriers successifs des Giménologues multiplient les ambiguïtés, les contradictions, les propositions dilatoires, voire malhonnêtes, je ne veux en aucun cas participer à quelque échange que ce soit avec eux et te demande de le leur faire savoir, en leur transmettant cette lettre et la précédente sur le même sujet du 1er octobre dernier.

[…]


[1] Nous qualifions d’ultragauche les courants d’origine communiste (léniniste) qui s’opposent à la gauche “institutionnelle” tout en conservant comme critères d’appréciation et d’action une bonne partie des notions et orientations de leur origine (comme les courants bordiguistes, par exemple). Les anarchistes, libertaires, conseillistes et situationnistes, en revanche, n’en font pas partie, puisqu’il s’agit là de tendances se définissant de façon autonome, rappelant en cela qu’ils visent une forme de vie sociale où cette qualité serait générale. Nous savons bien que cette définition est schématique, et aussi qu’elle déplaira à certains, mais nous la préférons à l’habituel grand vide-grenier syncrétique dont l’Histoire générale de l’ultra-gauche de Christophe Bourseiller n’est que l’ultime avatar.

[2] Lettre envoyée par Gilles Dauvé aux Giménologues et communiquée par ceux-ci aux Amis de Némésis.

[3] P. 98 de l’édition de 1979 : « Toute démarche visant à “ donner une organisation ” à la classe (…) devient caduque. »

[4] Nous connaissons d’ailleurs très peu de témoignages attestant qu’ils se seraient posé ce type de question. Ils se sont plus préoccupés de la question du profit qu’encaissait le patron et qu’il fallait prendre garde à ne pas simplement transférer dans les poches d’une nouvelle classe de profiteurs.

[5] Une des rares tentatives de fixer des orientations sur le sujet fut le fait de Santillán, dans un long texte publié en feuilleton, Santillán qui dira lui-même être tout à fait incompétent en matière d’économie !

[6] Une anecdote, qui nous a été racontée par Juan Sans Sicart (si je ne me trompe pas), quand nous l’avons rencontré récemment à Toulouse : jeune travailleur tout récemment embauché dans un atelier barcelonais, il a gueulé tant et plus sur la CNT de la boîte qui ne faisait rien depuis des années pour apporter la moindre solution à l’empoisonnement quotidien affectant les salariés à cause de diluants qui saturaient l’air. À force d’entêtement, il a obtenu directement du patron qu’il impose l’installation d’un système d’évacuation de l’air…

[7] On aimait beaucoup créer des « Comisión asesora » dans la CNT…

[8] Nous avons prévu de répondre à son courrier, et certains passages de cette lettre pourraient y participer.

[9] Cf. Michael Seidman. Tu connais je pense la traduction partielle de son ouvrage Journal of contemporary History 1988 pp 191-220 effectuée par Echanges et mouvement en 2001, et intitulée : Pour une histoire de la résistance au travail ? si non, je t’en citerai moult passages qui valent la peine d’être connus.

[10] Les saloperies de ce genre (avec documents de références) abondent dans le texte de Seidman…

[11] Je pense par exemple à un bon ami d’Abel Paz dont il parle dans un de ses livres, qui ne travaillait guère et menait sa vie de libertaire comme il l’entendait.

[12] Mi Revista, article déjà cité.

[13] Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite, Le Seuil, 1999.

[14] Op. cit. p. 274.

[15] Ibid. p. 337.

[16] D’autres, quelques décennies plus tard et du côté de l’ultragauche, reprendront la méthode de la dénégation en même temps que le thème négationniste, en proclamant qu’ils ne défendaient pas les nazis, mais la vérité : rien de nouveau sous le soleil noir de cette obsession.

[17] Si en avançant cela, on se montre sectaire, intolérant ou psychorigide, ce sont alors des reproches auxquels je réclame avec empressement d’être exposé.

[18] Quelques liens sur Internet :

http://www.daeninckx.net/D%C9BATS/Polarn%E9ga.htm, http://www.amnistia.net/news/enquetes/negped/negped.htm.

[19] Ou alors, si elle l’imagine, c’est qu’elle est d’une telle bêtise qu’elle ne peut plus être classée dans la pensée critique.

[20] Debord, La Société du spectacle, thèse 46.

[21] Il est évidemment beaucoup plus facile de défendre une position caricaturale en ne reprenant que l’un des termes de la contradiction : par exemple en se moquant de prolétaires qui voulaient continuer à travailler, ou au contraire en reprenant l’idéologie du travail qui sévissait à l’époque, mais il est clair aussi que ces deux positions ne sortent pas de l’impasse.

[22] Sauf erreur, et si mes souvenirs très anciens de Geistige und körperliche Arbeit ne me jouent pas de tour (je n’ai plus le livre et ne peux donc pas le consulter), Sohn-Rethel confinait plutôt l’abstraction réelle à l’acte d’échange marchand, et ne la comprenait pas par rapport à la production elle-même, sa conception demeurait donc liée à un mode de socialisation de la marchandise et du sujet marchand qui n’intervient qu’a posteriori, comme dans une subsumption formelle, et non dans l’a priori de la production et de la reproduction du système de la domination réelle. De même, cette abstraction réelle ne visait chez lui que l’influence exercée par l’échange marchand sur les catégories de la pensée. Les avancées de Sohn-Rethel ne portaient donc que sur certains aspects de l’abstraction réelle, et non sur l’étendue réelle de son procès. Disons que la notion de la chose se trouve chez Sohn-Rethel, mais sans y devenir un concept actif, tandis que chez Marx il y a déjà presque tous les ingrédients pour en faire ce concept, et qu’il n’y manquait que la notion. De même, comme l’a rappelé Axel Schürmann dans son article Der Wertbegriff als Realabstraktion (www.trend.infopartisan.net/trd0400/t160400.html), on peut remonter jusqu’à la Jenenser Realphilosophie de Hegel pour suivre la venue au monde de ce concept, puisque chez Hegel, le travail abstrait se présente déjà comme celui qui a lieu pour le besoin abstrait d’autrui, ”le retour à la concrétion, à la propriété se faisant par l’échange”, de sorte que son approche, qui situe l’abstraction du côté du travail et non seulement de l’échange, ouvre des perspectives dans lesquelles Marx s’est ensuite engouffré, et que Sohn-Rethel refermerait plutôt. Je crois que dans son ouvrage Le jeune Hegel, Lukács s’était également intéressé à ces questions.

[23] Das Kapital, Livre II, chapitre IV, MEW 24, p. 109, traduction de ma pomme. L’expression « en actes » figure en italiques dans le texte allemand, sous forme latine : « in actu ».

[24] La Société du spectacle, thèse 107.

[25] Bilan, Contre-révolution en Espagne, 10/18, 1979.

[26] Pour en arriver ensuite à nier en bloc l’extermination dans les chambres à gaz nazies des Juifs dont il fera les responsables de la seconde guerre mondiale (titre de son dernier livre paru en 1967) !

[27] Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Editions ouvrières, 1991.

[28] C’est moi qui souligne.

[29] C’est moi qui souligne.

[30] La différence entre Vergesellschaftung (terme courant chez Marx) et Sozialisierung n’est pas explicitée dans le texte. Il me semble qu’il est licite de prendre appui sur la différence entre domination formelle et domination réelle du capital (formelle Subsumtion / reelle Subsumtion) et d’envisager une distinction comparable, mais cette fois du côté de l’émancipation : par exemple, une socialisation formelle qui annexe juridiquement les moyens de production, sous forme de nationalisation, étatisation, coopérative locale ou régionale, etc.), et une socialisation en profondeur, c.a.d. qui transforme le travail en ruinant la séparation entre producteur et consommateur, entre travail manuel et travail intellectuel, entre nécessité collective et nécessité individuelle, etc. Dans le premier cas, la société prend possession de façon extérieure aux individus, et en se plaçant au-dessus d’eux, montrant par là qu’elle est encore distincte d’eux ; dans le second cas, la société s’installe en profondeur à travers chaque individu, l’individu étant socialisé comme la société est individualisée. On peut aussi proposer de qualifier le premier cas de simple collectivisation, et réserver le terme de socialisation au second.

[31] Allusion à l’expression utilisée par Marx dans Les luttes de classes en France.

[32] Rocker parle des communistes allemands, mais je pense que la remarque est aussi valable pour les communistes français, bien que dans une moindre mesure.

[33] C’est peut-être l’influence de notre récente pratique d’ « historiens » qui veut cela : si nous devions considérer qu’un García Oliver, par exemple, était déjà toujours ce qu’il est devenu (un « anarchiste » de gouvernement, avec des tendances autoritaires et des conceptions du rapport aux masses dont certaines pouvaient l’apparenter aux fascistes), on se priverait de bien des moyens de comprendre cet objet si tragique que furent les combats anarcho-syndicalistes et la révolution avortée. Il ne manque pas chez lui des propos racistes à l’endroit des gitans, qui auraient pu, si le génocide les concernant avait pris historiquement autant de charge émotionnelle que celui visant les juifs, lui valoir un traitement identique à celui d’un Rassinier.

[34] Ce qui peut se voir dans le passage du « on est ce qu’on devient » à « on devient ce qu’on est » dans ta lettre ; ou dans le passage où tu ne vois que cirage de bottes dans ses conférences en Allemagne, alors qu’il a expliqué [je ne sais plus dans lequel de ses livres] qu’il s’agissait là pour lui de ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi.

[35] Il y aurait un petit travail de comparaison à faire au sujet des positions de Rassinier dans les années 30 et de celles de Dauvé & Cie dans les années 70. Sans doute en trouve-t-on des éléments dans le livre de Nadine Fresco, que je n’ai malheureusement pas encore lu.

[36] C’est quand même Le Mensonge d’Ulysse qui est la référence principale, et peu d’ultra-gauches semblent avoir lu, tout au moins au début de l’affaire, les ouvrages postérieurs, selon Lavacquerie (in : Libertaires et « ultra-gauche » contre le négationnisme, p. 38).

[37] Dans Libertaires et « ultra-gauche » contre le négationnisme, François-Georges Lavacquerie remonte quand même pas mal les bretelles de tout ce petit monde, et accepter de paraître aux côtés d’une telle philippique peut passer, au moins en partie, pour une autocritique. Problème, Dauvé semble renier par la suite cette participation (Le fichisme ne passera pas).

 

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis I

Paris, le 16 avril 2004

 

Chers amis,

 

Krisis est en crise. C’est ce qu’on apprend sur Internet. Voici donc quelques aperçus à ce sujet.

Télécharger au format PDF : krisis.crise.1

Depuis son origine, l’association Krisis était menée par Robert Kurz, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb. Elle avait succédé en 1989 à la revue Marxistische Kritik. Parmi les auteurs, on trouve deux noms connus du public français, Guillaume Paoli (Les chômeurs bienheureux) et Anselm Jappe (Guy Debord, Les aventures de la marchandise). Le fondateur et auteur le plus prolixe (mais aussi le plus riche en inspiration et le plus tranchant dans le ton) était Robert Kurz.

Voici que, contrairement à d’autres groupes où l’individu ou les individus qui se trouvent à l’origine de l’activité commune sont aussi ceux qui parviennent à conserver la haute main sur l’ensemble et à se défaire d’éventuels rivaux ou d’orientateurs indésirables, Krisis vient de contraindre à partir Kurz, Scholz, Ortlieb et quelques autres.

Ce n’est certes pas un tremblement de terre, mais les groupes ayant produit ces dernières deux décennies, comme Krisis, des analyses généralement lisibles ou discutables, et parfois même enrichissantes ou stimulantes ne sont pas légion, c’est un euphémisme. Si l’on ajoute à une attention ainsi motivée pour Krisis le fait qu’une scission dans un milieu qui se veut radical est toujours un phénomène qu’il convient de regarder de près, car étant un parfait thermomètre du degré d’avancement et de radicalisation (ou non) de l’atmosphère intellectuelle du moment, nous aurons les deux raisons qui me poussent à recenser ici, très brièvement, les arguments produits de part et d’autre, dans la formulation exprimée par chacun (du moins à ce jour). A noter qu’aucune réaction des deux principaux intéressés, Kurz et Scholz, n’est actuellement disponible sur Internet.

 

Arguments Bellgart, Lohoff, Schandl, Trenkle, Wedel :

a) Longtemps, Krisis était resté un petit groupe centré sur Nuremberg, son succès a apporté une diversification naturelle, surtout depuis le Manifeste contre le travail, et depuis un rapprochement avec le Kritischer Kreis à Vienne. Les fondateurs Kurz et Scholz n’étaient pas faits pour accepter cette diversification, et souhaitaient conserver un rôle central devenu impossible. Ces fondateurs assuraient à la fois la rédaction, la publication, l’organisation de séminaires, le contact avec les participants ponctuels, la gestion de l’association. Trenkle et Lohoff refusaient de plus en plus la tendance propre à Kurz de durcir les fronts de façon exagérée (reproche repoussé par ce dernier), et souhaitaient favoriser l’extension du groupe, son influence sur les milieux et médias de gauche, et sur l’Université.

b) Détérioration des relations personnelles par suite des conflits grandissants, jusqu’à une aversion personnelle caractérisée. Il est reproché à Kurz, personnellement, de s’être aigri contre ses anciens compagnons, de les avoir diffamés sur un plan interne et poursuivis de ses projections et obsessions complotistes et paranoïaques (il voyait en face de lui s’organiser un Volkssturm, une levée en masse), et d’avoir trouvé ou plutôt inventé comme prétexte à ses craintes et à ses haines un comportement du clan adverse qualifié de conjuration « MWW » (masculin blanc occidental), à l’encontre des théories développées par Scholz à propos du lien entre la logique de la valeur et la position masculine (Abspaltungstheorie). Pour finir, Kurz a accusé les autres de tolérance envers l’antisémitisme. C’est donc Kurz qui voulait éjecter ses adversaires, et qui s’est trouvé éjecté lui-même.

c) Lohoff, Schandl et Trenkle prétendent avoir toujours recherché la médiation et le rapprochement, jusqu’à plus soif (ils se reprochent de ne pas avoir réagi plus tôt et de ne pas avoir refusé le chantage au rôle « indispensable » de Kurz et de Scholz). Finalement, ils invitent Kurz et Scholz à quitter provisoirement le Comité de Rédaction (décision approuvée par la majorité du Directoire, qui nomme un Comité provisoire jusqu’à l’Assemblée des membres le 3 avril 2004, laquelle entérine cette décision avec une courte majorité). Ortlieb et quelques autres se solidarisent avec Kurz et Scholz qui partent fonder une association et revue de leur côté, avec laquelle Lohoff et Cie prétendent vouloir rester en contact. Ils rejettent toute idée de « phantasmes d’exclusion », de « décrets » et d’ « ultimatums », les insultes comme les vexations.

 

Arguments von Bosse, Haarmann, Hausinger, Ortlieb

a) Kurz et Scholz ont été traités en malades mentaux comme dans une stratégie policière. Leurs adversaires se seraient référés à la notion d’ « état d’exception » propagée par le théoricien nazi Carl Schmitt. La majorité de la Rédaction a été réduite au silence sous la menace de « partager la faute ».

Le meurtre du père a été une nouvelle fois considéré comme acte d’émancipation.

b) Le fondement du désaccord réside dans le fait que la Abspaltungstheorie est restée depuis 12 ans comme un corps étranger au sein de Krisis, et son auteur (R. Scholz) une épine dans le pied de la confrérie masculine. Après le départ de Haarmann, Hausinger et Scholz, il ne reste plus une seule femme dans Krisis, les hommes sont enfin entre eux ! Maintenant, ces derniers vont enfin pouvoir retourner à une critique suffisamment atténuée pour sauver des éléments de « l’universalisme androcentriste » et pour minimiser l’importance de  l’antisémitisme.

c) Les conflits théoriques auraient pu être développés, mais Lohoff et Cie ont préféré recourir aux problèmes relationnels et à leur solution « administrative ». L’éviction de Kurz, Scholz et autres a eu lieu contre la volonté de la majorité des membres du Comité de Rédaction et du Cercle de Coordination. Cette éviction a finalement porté sur une majorité des rédacteurs. Il s’agit d’un putsch réalisé avec l’appui de l’Association de Promotion (Förderverein) jusqu’ici composée de membre passifs, mais qui signe comme instance juridiquement responsable de la publication. Deux des trois Membres du Directoire, nommés à titre honorifique et gracieux il y a des années, se sont laissé manipuler par une tendance minoritaire de la Rédaction. Lors de l’Assemblée, ils se sont imposés à la majorité présente à l’aide de pleins pouvoirs établis par les absents.

Kurz & Cie vont fonder une nouvelle revue dans laquelle la critique de l’Abspaltung sera poussée plus loin.

A mesure qu’on lit l’argumentation réciproque, on note que Krisis s’était organisée de façon très germanique : a) un Comité de Rédaction, b) un « Konditionsklub der Krisis » (KOK) réunissant de façon prétendument « informelle » les personnes les plus actives, c) deux cercles de discussion « informels » (le terme « informel » revient souvent, comme si le caractère formel était une qualité à la fois douteuse mais réelle), d) un Directoire de l’Association (Vereinsvorstand), e) un Cercle de Coordination, et f) une Association de Promotion. Notre liste s’arrête là, mais c’est peut-être par pure ignorance d’autres instances qui existeraient encore… De même, Krisis recourt fréquemment à la levée de fonds parmi son auditoire pour financer ses diverses activités, dont les séminaires quasi-universitaires sont probablement les plus coûteuses. Dans un récent éditorial (octobre 2003), Kurz écrivait lui-même : « Pour ce faire, nous avons besoin bien plus que par le passé de ton / vôtre engagement financier, organisationnel et personnel. Ce qu’il nous faut, c’est une série de dons individuels substantiels pour gagner une base financière de départ améliorée de manière à développer une démarche plus offensive. Ce qu’il nous faut, ce sont des adhérents et des soutiens plus nombreux recrutés dans le vaste cercle de nos lecteurs de même qu’une augmentation des cotisations régulières. Ce qu’il nous faut, c’est une masse significative d’abonnés supplémentaires, que ne peuvent nous apporter que les lectrices et lecteurs de Krisis et de Streifzüge. Ce qu’il nous faut, c’est des gens qui soutiennent nos ventes, qui apportent des finances institutionnelles, des invitations d’orateurs – intervenants ou se rendent utiles d’autres manières (p. ex. par l’ouverture de possibilités éditoriales, par des pressions exercées sur des positions rédactionnelles ou institutionnelles de gauche). Ce qu’il nous faut, ce sont des médiateurs qui fondent des cercles de lecture, qui profitent de circonstances diverses pour faire référence à la critique de la valeur et créer le lien avec Krisis. Donc : prendre position ! Nous encourager ! Faire des dons ! Merci. » Comme on constate, Krisis est déjà devenu un appareil dépendant de sa situation financière, à l’instar d’un syndicat ou d’un parti. De même, selon de vieilles conceptions trotskistes, Krisis entend phagocyter les institutions et la gauche sans craindre le moins du monde d’en faire progressivement partie.

Le formalisme est déjà tel qu’il permet en Assemblée Extraordinaire des subterfuges « démocratiques » qu’on n’accepte plus guère dans un Parlement bourgeois (utilisation des votes d’absents).

A noter également que dans les deux sens ce sont des positions inconscientes qui sont relevées comme expliquant le comportement de l’adversaire : pour ses opposants, Kurz est simplement devenu paranoïaque, imaginant des attaques et s’acharnant sur les ennemis qu’il croit ainsi avoir identifiés. Mais Kurz et Scholz comprennent eux aussi l’action menée par Lohoff & Cie comme déterminée par leur misogynie, et leur besoin de conserver la théorie « entre hommes ». N’excluons pas une troisième possibilité : ils ont peut-être raison tous les deux. Ce qui serait encore le plus grave.

En quoi consiste, enfin, la fameuse Abspaltungstheorie qui aurait fâché tout ce monde de façon irréconciliable ?

C’est sur quoi je reviendrai dans un prochain épisode.

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis II

Paris, le 13/05/2004

 

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Chers amis,

 

Voici comme convenu le résultat de mes lectures. J’ai d’ailleurs découvert en passant que non seulement, comme j’avais écrit, Schandl, Lohoff et Trenkle écrivaient dans une revue du Parti Stalinien Autrichien (KPÖ), mais que Kurz lui-même était coutumier de publier, au moins depuis 1991, des articles dans le Neues Deutschland, l’ancien organe officiel du Parti Stalinien est-allemand (SED), et proche, depuis la chute du mur, du Parti Stalinien rénové (PDS). Je veux bien admettre que ces quotidiens ont le mérite de publier ainsi des textes qui ne présentent effectivement aucune complaisance avec la ligne directrice des Partis concernés, mais je ne vois pas comment on peut justifier une collaboration avec eux. Non seulement les membres de Krisis ne semblent pas bouder l’Université, mais ils ne boudent même pas la Presse stalinienne. Il convient donc, malgré l’intérêt indéniable des sujets abordés et les qualités de la façon dont ils sont traités, de considérer l’activité de Krisis et la façon dont elle s’inscrit concrètement dans le contexte institutionnel avec beaucoup de prudence, voire de méfiance.

Venons-en à l’Abspaltung. Pour aborder cette question, je me baserai sur la lecture des cinq articles suivants, que je ne traduis pas in extenso mais dont je résume ce que je perçois comme étant leurs grandes orientations :

1. Roswitha Scholz, Der Wert ist der Mann (La valeur c’est l’homme), 1992,

2. Robert Kurz, Geschlechtsfetischismus (Fétichisme des sexes), 1992,

3. Norbert Trenkle, Differenz und Gleichheit (Différence et égalité), 1992,

4. Ernst Lohoff, Sexus und Arbeit (Sexe et travail), 1992,

5. Roswitha Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis (Valeur et rapport entre les sexes), 1999.

Scholz a également publié en 1999 un livre, Le sexe du capitalisme, que je n’ai pas lu, dans lequel elle développe ce même sujet.

En préambule : en allemand, Abspaltung signifie de façon courante « séparation, division, scission », d’une façon telle que ce n’est pas le résultat (le séparé, le divisé, le scindé) qui est envisagé, mais plutôt le processus [la séparation/division/scission en actes, séparer/diviser/scinder (spalten) de (ab)]. Par ailleurs, la Spaltung désigne déjà, par exemple, la division du sujet (en instances psychiques séparées) dans la terminologie freudienne et psychiatrique en général (Kurz rappelle d’ailleurs l’origine psychanalytique du terme). Dans les textes publiés par Krisis sur le sujet, l’expression complète est Wert-Abspaltung, ce qui vise à mettre en relation directe, intégrée, l’abstraction due à la valeur et la séparation entre deux séries, sexuées, d’attitudes et de réalités humaines. Je formule le second point avec une certaine prudence, car si cette séparation entre attitudes (entre rôles) coïncide très souvent avec son substrat naturel (les deux sexes), ce n’est pas une règle dépourvue d’exceptions, et cela tend même à se relativiser, comme nous allons voir.

Les articles 1 à 4 ont d’ailleurs été publiés dans le même numéro de Krisis, ce qui souligne à la fois le caractère concerté des publications de Krisis mais aussi la façon consensuelle d’aborder la division entre les sexes (consensus que Kurz et ses partisans s’acharnent par ailleurs à nier, au moins maintenant).

 

1. R. Scholz, Der Wert ist der Mann

C’est là, probablement, l’article et l’auteur qui ont lancé le sujet.

L’auteur commence par constater une impasse théorique : « le lien entre capitalisme et patriarcat est toujours un problème non résolu ». Cette impasse est attribuée à l’emploi par les féministes d’un marxisme « du travail » (d’affirmation et de maintien du travail) et des « classes sociales ». C’est en somme une analyse insuffisante (insuffisamment marxiste, au sens de Postone et de la critique de la valeur) qui ne permettait pas d’unifier la théorie, d’y englober le problème sexiste. L’analyse traditionnelle, sous toutes ses formes, demeure soumise à la notion de travail, et celle-ci ne permet pas de traiter la question de façon satisfaisante.

Le travail abstrait, en effet, est un « principe fondamentalement masculin, qui s’accompagne de rapports asymétriques entre les sexes, i.e. de la domination des hommes ». Scholz poursuit : « ma critique porte également sur le fait qu’en se référant au caractère fétichiste de la société marchande, on a contourné voire consciemment nié le concept de patriarcat (et donc le caractère dominateur d’un rapport entre les sexes ayant adopté la forme valeur) ». Scholz entend par là que la critique de la marchandise (comme exemple de théorie faite par et pour les hommes, surtout si elle est basée sur une acceptation de la catégorie « supra-historique » du travail), peut tendre à effacer la domination sexuelle qu’elle traite comme faisant partie du passé. A l’universalisme faussement asexué de la marchandise, la critique radicale ne fait qu’opposer un autre faux universalisme, qui prolonge le précédent. « Le problème peut trouver son expression la plus pointue dans l’alternative suivante : le travail abstrait et la valeur sont-ils à comprendre dans leur rapport constitutif et donc dans leur noyau essentiel comme un principe masculin, ou bien faut-il une nouvelle fois introduire une hiérarchie conceptuelle selon laquelle la composante sexuelle se voit attribuer une fonction secondaire comme simple « problème dérivé ou de passage au concret » ? ». Les choix conceptuels à effectuer n’étaient pas clairs chez Krisis, du moins en 1992, à en croire la remarque suivante : « Dans la discussion chez Krisis, du moins jusqu’à il y a peu, le concept de fétiche a été utilisé à l’encontre les concepts de domination et de patriarcat ». La neutralité trompeuse inhérente à la critique théorique de la marchandise serait la suivante : « tous les rapports fétichistes placent l’homme et la femme face à face, mais ils comprennent les deux autant l’un que l’autre. Les hommes ne détiennent pas des postes de commande patriarcaux en tout arbitraire, ils ne font plutôt qu’exécuter sur le dos des femmes le rapport de force fétichiste qui préexiste à leur propre action. La contrainte qu’ils exercent sur les femmes n’a donc pas son origine dans la volonté masculine, mais dans un principe synthétique qui préexiste toujours déjà à ces « dominateurs ». […] L’idée que c’est le rapport entre les sexes lui-même qui structure centralement ce « principe synthétique social » ne peut ainsi même pas faire surface, alors que c’est cela même, selon moi, qui explique le patriarcat de la forme-valeur. » Mais si Scholz insiste sur le lien entre la forme-valeur et l’impulsion patriarcale des hommes, elle contredit aussi ce qui précède en ajoutant : « A mes yeux, la domination est essentiellement dépourvue de sujet, ce qui revient à dire que les supports de la domination eux-mêmes ne sont pas des sujets auto-conscients, mais qu’ils agissent au sein d’un cadre historique qui se constitue inconsciemment en tant que socialité. L’absence de sujet de la valeur renvoie à l’absence de subjectivité de l’homme, qui dans les institutions culturelles et politiques façonnant l’histoire met en branle, comme initiateur dominant et comme « faiseur », des mécanismes qui commencent aussitôt à mener une vie qui leur est propre et qui ne dépend plus de lui ».

Scholz précise qu’il s’agit, avec son article, « d’une esquisse encore grossière, à laquelle il faut attribuer un caractère provisoire en tant que concept ».

Sans donc qu’on sache très bien, à ce stade, si c’est plutôt le patriarcat qui a recouru à la forme-valeur ou si c’est cette dernière qui impose une forme sexuée à sa domination, Scholz précise le caractère historiquement spécifique de cette unité (laquelle coule de source, puisque le passage au capitalisme industriel ne s’est fait qu’en Occident) : « un patriarcat au sens de la détermination patriarcale de rapports sociaux par le travail abstrait et par la valeur n’est typique que de la société occidentale. C’est donc cette dernière sur laquelle il faut concentrer l’analyse. Ma thèse s’exprime pour l’essentiel comme suit : dans la socialisation par la valeur, la contradiction fondamentale entre substance (contenu, nature) et forme (valeur abstraite) se caractérise par une spécification sexuelle. Tout le contenu sensoriel qui ne se résorbe pas dans la forme abstraite de la valeur et qui demeure cependant une condition nécessaire à la reproduction sociale se trouve délégué aux femmes (tout ce qui relève de la sensualité ou de l’émotion, etc.). »  Scholz fait ici allusion à une opposition conceptuelle qui parrainait effectivement la totalité des métaphysiques anciennes, dont la plus récente et la plus claire est celle d’Aristote, et qui traduisait indubitablement l’opposition patriarcale aux vieilles religions « matriarcales » (opposition dont le mythe d’Œdipe fut une ultime réminiscence, comme mise hors-la-loi de l’inceste maternel et comme mise à mort de la Sphinge dévorante). L’ensemble des fonctions vitales reléguées dans l’ombre et refoulées vers la féminité est un thème central dans la théorie de l’Abspaltung, puisque cet ensemble témoigne simultanément du caractère masculin du travail, et de l’incapacité du travail et de la marchandise à recouvrir la totalité des fonctions vivantes. C’est là le rebut, et pourtant c’est là aussi l’essentiel : pas de vie sans ce qui est ainsi frappé de clandestinité ou de mépris. On pourrait dire que le prolétaire est l’exploité de l’économie et que la femme est le prolétaire de la société. Le caractère masculin du travail se présente d’une façon assez évidente (« la spécialisation qui caractérise nos métiers et notre civilisation en général est par nature même masculine. Elle n’a en effet rien d’un aléa externe, mais n’est possible qu’en raison de cette faculté psychologique profonde de l’esprit masculin : de se contracter / concentrer en vue d’une performance particulière, unilatérale, qui se sépare de la personnalité d’ensemble de telle sorte que l’activité concrète spécialisée et la personnalité subjective vivent chacun pour soi une vie à part. Toute division du travail poussée produit une séparation entre le sujet et sa performance, cette dernière devient partie d’un ensemble objectif, elle se conforme aux exigences d’une totalité impersonnelle, tandis que les mouvements subjectifs et internes de l’être humain forment un monde qui leur est propre et mènent pour ainsi dire une existence privée »). Mais là où Scholz voit une part irréductible de l’activité humaine devenue « féminine », les perspectives marchandes d’une colonisation achevée de la vie privée et de résorption marchande ne me paraissent pas aussi faibles que ce que Scholz affirme.

La séparation entre travail masculin (abstrait, économique) et tâches féminines (domestiques, gratuites) se recoupe évidemment « avec la division entre sphère publique et sphère privée ». De cela, Scholz déduit que « l’on pourrait dire en simplifiant beaucoup : la séparation en sphères distinctes d’une part, et le patriarcat d’autre part se rapportent l’une à l’autre d’une façon réciproque. Moins la sphère publique est développée, moins le patriarcat comme phénomène social global sort de l’indifférenciation et de la confusion. Et inversement : plus le rapport de valeur est développé et plus la vie privée et la vie publique se scindent, plus la structure patriarcale gagne en netteté ». Précisons toutefois que la sphère publique, dans cette approche, est l’activité économique (l’échange, le commerce) et, accessoirement, ce qu’on a appelé la sphère politique (c.à.d. la gestion étatique de la vie économiquement déterminée). Nous y reviendrons en conclusion, car c’est là une faiblesse centrale de l’argumentation de Krisis. Ce qui n’est nullement équivoque ou contestable, en revanche, c’est bien la constitution d’une sphère privée (privée de tout, comme disaient justement les situationnistes), dépouillé de dimension politique et en cours de colonisation par la marchandise. Cette existence privée que les Grecs méprisaient fort justement (la vie à laquelle on a retiré l’humanité, la politique, la philosophie, la poésie), et à laquelle ils avaient condamné leurs femmes et leurs esclaves, se définit toujours négativement : comme ce qui ne possède plus ce qu’on lui a retiré et érigé en sphères séparées (masculines). Pour un Arabe, par exemple, qui n’aime pas le travail et qui aime l’oisiveté, le travail fait essentiellement partie de la sphère domestique ; d’ailleurs, il suffit de se promener dans des villes orientales pour voir que l’écrasante majorité du travail en tous genres est fourni par les femmes, en dépit de leur lamentable effacement de la vie publique. Pour un Occidental, le travail représente au contraire l’existence publique. On a ainsi sous la main les différentes façons de s’accommoder de la servitude : on l’abandonne à d’autres, qu’on exploite (les femmes), et on conserve à ce prix une certaine lucidité, très chèrement payée par la moitié féminine de l’humanité ; ou bien on partage la misère, et on fait de nécessité vertu : on sait que le mâle anglo-saxon pense faire partie des élus qui seront sauvés parce qu’ils auront vécu en esclaves heureux de l’être. L’actuel conflit entre « Occident » et « Orient » ne se réduit pas à cela, il s’en faut, mais en tout cas cette dimension n’en est pas absente non plus.

La Grèce antique (et Athènes plus encore que le reste) occupe évidemment une place de choix dans l’histoire de l’Abspaltung comme la conçoit Scholz, avec une révolution bourgeoise prématurée, avec une « rationalité virile et marchande », avec sa monétarisation inaugurale (reprise des Lydiens), avec son juridisme (qui s’imposera comme pensée dominante figée chez les Romains), avec son invention de la politique (masculine) : cette lecture unilatérale (bien que compréhensible, d’un point de vue féministe) ne laisse évidemment rien subsister du noyau rationnel politique que la Grèce avait elle-même inventé (p. ex. la capacité réflexive, l’invention de la volonté, le dégagement des contraintes matérielles) et qu’une lecture plus dialectique doit être capable de dégager et de prolonger. Chez Scholz, le Moyen Age européen s’en sort mieux, car si l’on met à part la conservation d’une image négative de la femme dans l’Eglise, le retour à une économie rurale semble profiter aux femmes, du moins selon cet auteur. Mais, comme elle ne peut omettre de le remarquer, « la sphère publique se réduisait presque entièrement à l’Eglise ». Avec cela, tout me semble être dit. Du fait de s’en tenir à une histoire purement occidentale, la perspective adoptée par Scholz reste à mon avis tendancieuse, comme je le développerai brièvement en conclusion : son approche du patriarcat reste bornée au monde marchand moderne et à ses rares anticipations (grecques), moyennant quoi le patriarcat lui apparaît comme quasiment consubstantiel du monde marchand. La déformation qui en résulte me semble regrettable, d’autant plus regrettable que comme nous verrons plus loin, elle n’est pas du tout indispensable à la préservation du noyau rationnel de sa théorie, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause.

Un autre moment historique ayant mené à la situation actuelle est amplement mis en relief par Scholz (il s’agit de la fin du Moyen Age et de la chasse aux sorcières) : « pour que la rationalité masculine moderne puisse s’imposer, faisant suite et même dépassant l’héritage antique, la femme et ce qu’elle représente (le sensuel, le diffus, l’imprévisible, le contingent) durent littéralement être déblayés. Il ne s’agissait donc pas seulement d’exproprier les femmes au profit des hommes en matière de savoir médical empirique etc. mais cette évolution exprimait aussi une conception radicalement autre du rapport à la nature. […] Le sabbat des sorcières, le contrat avec Satan et la copulation avec les démons ne furent inventés qu’à la fin du Moyen Age. […] Ce qui apparut comme une menace contre la modernité masculine montante, ce n’était pas seulement l’ensemble des connaissances naturalistes dont disposaient les sages-femmes médiévales, mais les caractéristiques « féminines » en général, telles que le patriarcat les avait fixées. Au Moyen Age, le contrôle des affects et des pulsions était généralement faible : on mangeait et on buvait littéralement jusqu’à tomber de table, on déféquait et urinait en tout lieu et devant témoins etc. Dorénavant, ce ne furent pas les règles de  bienséance à table qui durent changer, le contrôle de soi individuel devint aussi la condition d’une compréhension scientifique rationnelle de la nature et de la société en général ; car pour atteindre ce but, il importe de prendre des distances avec les objets de désir, ce qui présuppose un contrôle du sentiment. […] La crainte devant ses propres pulsions et affects s’exprima par la dénonciation des femmes. […] La sorcière se trouve au carrefour de l’évolution historique menant l’exploitation de la nature à une forme systématique. […] On constate ainsi que la vieille image de la chasse aux sorcières comme dernier épisode de « l’obscurité médiévale » n’a réellement rien de pertinent. C’est au contraire d’un premier phénomène de modernité dont il s’agit, d’un préalable sanglant à la montée moderne d’une rationalité masculine. […] De la sorte, et en dépit de son opposition au progrès, l’Eglise joua le rôle d’un bourreau au service des premières formes de modernisation. En témoigne également le fait que la croyance aux sorcières ne provint pas de régions agricoles mais au contraire des régions les plus industriellement développées et les plus intellectuellement avancées en Europe. […] Le mouvement des Lumières, comme étape suivante de modernisation patriarcale et favorable à la forme-valeur put donc condamner la chasse aux sorcières avec une indignation sincère surtout parce que ce « travail » là avait déjà été accompli ».  Cette chasse aux sorcières est un épisode historique qui me tient particulièrement à cœur (depuis que, il y a déjà fort longtemps, je vis avec émerveillement le Dies irae de Dreyer), et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces réflexions de Scholz me plaisent tout particulièrement. Curieusement, ce sujet est traité en Allemagne par tout un courant d’historien(ne)s, mais sauf erreur, pas en France.

A partir de la Réforme, « la campagne violente menée contre la « féminité » se révéla comme tendance à domestiquer la femme en tant que « créature naturelle » et à la conduire comme représentante de la nature vers un mode d’existence apprivoisé, domestiqué, patriarcalement contrôlé », épousant en cela le mouvement général allant vers la réalisation pratique d’une conception scientifique de domination de la nature.

La Réforme puis la laïcisation ne firent que traduire les impératifs économiques, l’installation et la généralisation du travail abstrait comme fondement de la valeur. A mesure que l’homme imposait aux femmes la loi qu’il subissait lui-même, celle de devenir simple force de travail, il ne disposa bientôt plus que de cette sphère privée étriquée, et accrut sa propre dépendance de la moiteur rassurante d’un « foyer ». A mesure que son « existence publique » se réduisait au travail, la vie privée devint une prison partagée, une privation à deux. C’est ainsi que toutes les sphères particulières perdirent leur propre consistance initiale. L’abstraction n’épargne rien. Scholz cite à titre d’exemple la désexualisation des femmes, devenue monnaie courante à l’époque bourgeoise, alors qu’au cours des époques précédentes, les femmes étaient au contraire présentées, notamment par les curés, comme une sorte de monstre de sensualité, insatiables, délurées, supports du vice et de la concupiscence. Chez les Grecs aussi, d’ailleurs, et l’amour des jeunes garçons apparaît souvent comme à la fois une exaltation passionnelle et une sorte de repos physique : ce qui a probablement créé le sens courant d’amour « platonique ». Les éphèbes étaient considérés comme moins usants que les femmes (peut-être aussi qu’ils étaient moins sujets du désir et plus objets du désir que les femmes…).

Ce qui fut ainsi superficiellement perçu et décrit comme embourgeoisement (et qui s’explique par la domination de la vie sociale par le travail) devait tôt ou tard s’étendre au prolétariat, qui avait quelque temps continué à mener une vie « immorale », à l’image des désordres du passé.

Au 20e siècle, Scholz note la destruction de l’équilibre fragile et médiocre qui s’était instauré. Les contraintes de l’économie ont entrepris la destruction du peu de stabilité qui restait. Les impératifs de la mobilité, du marché du travail ont fait du couple une sorte d’idéal de plus en plus hors d’atteinte, comme ultime monade de sociabilité. Dans la vie d’un individu, se succèdent désormais des périodes de couple, de famille, de célibat, d’habitat collectif, et ce dans un ordre de succession parfaitement aléatoire. En revanche, Scholz critique chez divers auteurs l’acception abstraite, non sexuée de cette individualité résiduelle : « on ne voit pas que cet « individu abstrait » ne peut pas du tout se débarrasser de ses connotations sexuelles, puisque constitué par la forme-valeur, et en raison du fait que la valeur elle-même (le caractère marchand de la société) s’est constituée sur un terrain sexuel ». La solitude, en effet, n’abolit pas les stigmates dominants. L’asymétrie sexuelle restera jusqu’au bout constitutive du monde de la valeur.

Scholz conclut son article en notant que « cette forme devenue obsolète [la forme-valeur] ne peut cependant être dépassée sans que l’identité masculine soit elle-même abolie. […] Le « problème féministe » est tout sauf un problème simplement féministe. […] Non pas seulement parce que les femmes sont la moitié de l’humanité (raison qui paraîtrait déjà en elle-même suffisante), mais parce que le problème féministe exprime aujourd’hui la crise de la structure globale de la société. Les crises mondiales sociales et écologiques sont le produit des potentiels anti-sensuels de la forme-valeur, devenus purement destructifs. Ceux-ci résultent en fait de l’Abspaltung patriarcale, qui forme le fondement de l’ensemble à la fois sur un plan historique et sur un plan structurel. […] Le dépassement du patriarcat est simultanément celui de la forme marchande fétichiste, car cette forme a pour fondement la division (Abspaltung) patriarcale. L’objectif révolutionnaire se situe plutôt du côté d’une forme plus élevée de civilisation, où hommes et femmes parviennent à construire eux-mêmes leur histoire au-delà du fétichisme et de ses structures sexistes ».

 

2. R. Kurz, Geschlechtsfetischismus

L’article de Kurz est contemporain de celui de Scholz. Il en épouse d’emblée le contenu, et comme on sait maintenant, les deux auteurs ont fait cause commune non seulement dans le développement de la « théorie de l’Abspaltung » mais même dans le fait de lui assigner un rôle central dans la théorie et dans la pratique de Krisis.

Kurz note que les revendications féministes bornées ont généralement coïncidé avec le retrait des perspectives révolutionnaires chez les hommes. Il s’agit dans les deux cas de problématiques d’intégration. Kurz fait suivre une présentation ironique des valses-hésitations féministes entre « égalité » et « différence » dont le caractère stérile était de longue date prévisible. Globalement, les féministes s’opposent aux hommes, mais pas au caractère sexiste de la valeur. Pour les féministes, la marchandise et l’économie sont distinctes du patriarcat, et seul ce dernier provoque la colère des féministes. Comme chez les théoriciens masculins ex-révolutionnaires, il s’agit de tourner le dos à la « grande théorie » (considérée de surcroît comme masculine) et de se concentrer sur des « niches » idéologiques qui traduisent immanquablement une volonté d’intégration (Kurz ne fait pas le parallèle avec les homosexuels, ce qui est pourtant évident). Or, ceux qui prennent la marchandise pour « androgyne » permettent qu’une fois de plus l’homme pourra parler au nom de l’humanité : la division sexuelle relève selon eux d’une sphère particulière, comme l’économie, la culture, la religion. Dans la pensée séparée et spécialisée, les causes et les effets sont confondus, toute causalité réelle est insensibilisée. Pour la théorie de l’Abspaltung, au contraire, la forme marchande et sa division sexuelle sont à la base des autres catégories. Le clivage fondamental est tel qu’il se situe au moment même et dans la formation même de la forme marchande : la sphère féminine n’est pas un domaine inhérent à la sphère marchande, mais elle est ce qui est autre que la sphère marchande, ce que celle-ci doit exclure de son champ pour exister en tant que telle, son « contraire immanent » (son extériorité interne, si l’on peut dire). La division sexuelle est donc aussi fondamentale que la domination marchande, c’est pourquoi « le concept d’Abspaltung doit bénéficier du même rang théorique que celui de la forme marchande en tant que telle, dont il nie dès lors l’universalité absolue. L’Abspaltung est « l’autre » ou la face cachée de la société marchande : non pas un sous-ensemble, mais son contraire immanent, ce qui n’a pas la forme marchande au sein de la société marchande ». Cette définition pose à mon avis une question quelque peu plus générale : que peut-on désigner comme « contraire » de la forme marchande ? Ce qui a été jusqu’à ce jour subsumé dans la clandestinité et le cynisme pragmatiques de la « féminité » n’est pas ce qui succède historiquement à la domination marchande mais au contraire une partie de ce qui la précédait. La domination marchande s’est saisie de la société féodale et en a détruit méthodiquement une partie après l’autre, pour s’assimiler chaque fragment une fois sorti de son contexte et livré à la faiblesse catégorique d’un isolement inédit. La fragmentation est la stratégie courante et méthodique qui livre chaque réalité au marché, à la nécessité d’une solution marchande. Dans ce contexte, la marchandise avance de façon évidemment inégale. A chaque stade de son développement, la myopie ordinaire pense que le nec plus ultra est désormais atteint, ou en cours de l’être, on demeure aveugle au fait que cette forme historique d’inventaire ne se contente pas d’inventorier ce qui est mais en bouleverse pas à pas la réalité de façon à produire de nouvelles réalités, anciennement insoupçonnées (notamment par fragmentation). Aucun de ces fragments ne peut être qualifié de « contraire » de la marchandise. On peut tout au plus parler de ce qui n’est pas encore marchand, de ce qui est en cours de le devenir. Le contraire de la marchandise, c’est ce qu’on peut lui opposer, c’est ce qui s’oppose soi-même réellement, en soi et pour soi, à la marchandise. Rien de tel n’existe, et rien de tel ne peut exister au sein de la société marchande, c.à.d. sans s’opposer réellement et catégoriquement. Le prolétariat industriel a failli assumer ce rôle, mais le passage de l’en-soi au pour-soi a comme on sait posé quelques problèmes, que la marchandise s’est empressée d’exploiter, après divers affrontements armés et après la formation temporaire d’une classe sociale de substitution assurant la pérennité du capitalisme sous une forme étatique spécialement concoctée pour les besoins de la cause. Depuis lors, les avis sont partagés, mais généralement aussi démunis les uns que les autres : la visibilité d’un contraire a semble-t-il disparu (pas pour autant la possibilité d’un contraire). Mais il paraît insensé de conférer à un fragment évanescent du tout le rôle du contraire. Miser sur la part maudite de la féminité (Kurz –Scholz) c’est comme Vaneigem miser sur la qualité du vécu, ou comme Os Cangaceiros miser sur les vandales de banlieue : c’est plus ou moins « sympathique ».  Or, je ne crois pas que Krisis ait développé une stratégie revenant à miser réellement sur cette « extériorité interne ». N’y croient-ils pas eux-mêmes ? Il faut ajouter que pour Krisis, il ne s’agit précisément pas d’un fragment. « Il ne s’agit pas d’un reste, mais de « l’autre moitié », du côté officieux de la vie. Les éléments ayant fait l’objet de la scission (Abspaltung) sont en réalité un espace gigantesque de reproduction ». « La femme n’est pas « l’autre sujet », mais le « non-sujet », la représentation de l’informe, de ce qui ne peut être saisi par la forme masculine d’abstraction ». Bref, c’est un continent inconnu, à la fois immense et non répertorié, le genre de découverte rare qui permet évidemment de grands espoirs… Ce continent comprend ce qui n’est pas (encore) devenu marchand : « Le « féminin » défini par la scission, ce qui dans la société marchande ne porte pas la forme marchande, est une partie et un moment de la totalité sociale et apporte ainsi un démenti la prétention à la totalité de la forme marchande ».

Kurz critique Krisis comme n’ayant pas fait suffisamment de place à la théorie de l’Abspaltung, tout en concédant ensuite que « il y a peu, le théorème de l’Abspaltung n’existait pas encore »… Selon lui, « c’est un nœud dans la formation théorique qui vient d’éclater », et il faut s’attendre dans l’avenir immédiat à « une guerre froide durable » (compte tenu de la résistance des théoriciens mâles à la révolution théorique inaugurée par Scholz).

Kurz estime que le fameux théorème est de nature à combler le fossé entre la critique de l’économie marchande et le terrain psychanalytique, mais il n’en donne aucun début d’illustration (on pourrait par exemple imaginer une redéfinition de la castration masculine comme privation de la dimension féminine, comme certains pionniers homosexuels révolutionnaires, avocats de l’androgynie, l’avaient jadis envisagé, et donc de la « virilité » comme résultat de cette castration). En revanche, Kurz s’oppose d’avance aux tentatives d’assimiler le côté féminin à la valeur d’usage (comme face « sensorielle » de la marchandise). De la sorte, la scission resterait interne à la forme marchande, de même que la valeur d’usage conserverait son illusoire positivité, que lui confèrent nombre de marxistes superficiels, qui en cela encore prennent la suite des Lumières bourgeoises. « La valeur d’usage est aussi peu que le « travail » un levier ontologique permettant de dépasser la logique d’abstraction réelle de la forme marchande. Si pour le sens commun la valeur d’usage représente la réalité sensorielle, consommable de la marchandise, le besoin concret, etc., ce n’est qu’au prix d’une confusion entre la catégorie de la circulation et celle de la consommation. En effet, la marchandise n’est valeur d’usage que là où on n’en fait pas réellement usage, où on ne la consomme pas, autrement dit pendant sa circulation, pendant son existence comme élément du marché. « L’usage » n’existe à ce stade qu’en tant que simple potentialité, et même que potentialité abstraite. Car pour la marchandise comme objet du marché, il ne s’agit que de sa potentialité d’usage, indépendamment de tout usage réel. En tant que valeur d’usage, le produit se trouve affublé d’un statut d’utilité abstraite tant qu’il est extérieur à la sphère de la consommation. En cela, la valeur d’usage elle-même reste une catégorie fétichiste, abstraite et économique. » En réalité, le caractère illusoire, purement économique, de la valeur d’usage ne réside pas seulement dans un tour de passe-passe inhérent à la succession des sphères économique (circulation – consommation) mais il tient à la domination même de la valeur d’échange sur la valeur d’usage (la logique de condottiere mise en relief par Debord en 1967), domination qui devient de plus en plus sensible et évidente tant augmente le nombre d’objets marchands dont l’existence n’a un « usage » que pour ceux qui les vendent, et tant la médiocrité voire la nocivité qualitatives réfutent concrètement l’illusion d’un usage indépendant de l’échange. Le caractère abstrait de la « sensualité » marchande, déjà analysé par Marx (et que Kurz rappelle), est devenu manifeste, et ne dépend plus d’un raisonnement théorique élaboré. Autant, donc, Kurz refuse l’assimilation du féminin à la valeur d’usage (qui n’est elle-même qu’une catégorie économique), autant il promeut l’assimilation du féminin à ce dont la valeur d’usage n’était qu’une désignation erronée : à la réalité sensorielle, au moment de la consommation dont l’animalité sort irrémédiablement de la sphère économique et aussi de la théorie marxiste (Kurz parle à ce propos de terra incognita, de chambre interdite). [On retourne donc au continent déjà évoqué plus haut, dont on attend avec impatience la cartographie. Un « continent » qui me fait d’ailleurs passablement penser à la spécialisation de la littérature poétique depuis le début du 19e siècle pour parler du sentiment vécu, d’une façon de plus en plus codifiée, tandis que la vie réelle, à mesure qu’elle se soumet à l’économie, proscrit toute perception et toute capacité d’expression dudit vécu : autant de constatations que l’IS faisait à ses débuts, à la suite des surréalistes, et qui en sont plutôt restées là. La clandestinité du vécu demeure ce terrain à la fois gigantesque et pourtant sans cesse amoindri, telle une forêt amazonienne sombrant sous les coups de pelleteuses et de scies électriques. Sa matière brute ne connaît que deux types de destin : se voir condamnée au silence, ou devoir se convertir à cette langue de bois qu’est l’idiome marchand (une conversion qui n’est pas de pure forme, du genre « Paris vaut bien une messe », mais une transformation de fond, une altération substantielle de sa réalité). Je ne sais pas si au terme d’une savante analyse tout cela pourrait être assimilé à la part du féminin dans la logique de la valeur, mais il me semble en tout cas acquis que c’est bien de cet ensemble qu’il s’agit, touchant à la fois femmes et hommes, très au-delà du travail domestique.] Mais tout en renvoyant le féminin à la réalité sensorielle (au-delà de l’abstraction qu’est la valeur d’usage), Kurz ne manque pas de préciser que la part féminine ne « représente pas la forme concrètement sociale, libérée, mais bien plutôt « l’Autre » de la forme elle-même, c.a.d. l’informe ». S’il en est bien ainsi, c’est que la marchandise a bien fait son travail, n’a laissé à l’extérieur de l’usine qu’un tas de ferraille en vrac, et que ce n’est pas avec cela qu’on va déstabiliser l’ensemble. Alors ? « Ce n’est pas ce qui a été séparé par la scission qui doit être mobilisé (ce serait la logique de la « différence »), pas plus qu’il ne s’agit de le liquider en virilisant la femme et en faisant d’elle un sujet marchand abstrait, (ce serait la logique de « l’égalité »). C’est la scission en elle-même qu’il faut supprimer (aufheben) ». Objections ?

Kurz fait suivre une présentation de rôles et d’attitudes sexués, dans un clivage axé sur la présence et l’absence des signes de sensualité. Ce partage a longtemps été aussi simple que ce que Kurz indique, mais il est clair que désormais, surtout dans les jeunes générations, l’homme se présente aussi souvent comme objet du désir que les femmes, et en arrive par conséquent à réifier son apparence en accumulant les signes de la désirabilité marchande (Kurz le mentionne également, un peu plus loin). On pourrait dire qu’à mesure que le travail se désintègre de fait, il cesse dans une certaine proportion d’être le pivot d’identification central des hommes, et que ces derniers se soucient désormais d’être consommés ; tout ceci se passant dans le même temps qu’un certain accès des femmes à une position « masculine », tant dans le travail que dans la consommation (le problème de la businesswoman américaine est sans doute de vouloir être tout à la fois, enfin tout ce qui existe dans son monde : sujet et objet de désir marchand). Cessant de coïncider avec les sexes réels, les rôles sexuels se diffusent de façon de plus en plus « démocratique » (dès qu’il y a égalité, on sait qu’elle porte forcément sur la misère). A la vieille logique opposant un sujet individuel à un objet individuel, on voit succéder une massification opposant plusieurs millions d’objets à un sujet central, imaginaire : le marché.

Par suite, Kurz en arrive inéluctablement à des réflexions sur la nature de la richesse. Dans un chapitre intitulé Misère du luxe capitaliste, il rappelle que la première forme de richesse est la libre disposition du temps, quantitativement (ne pas travailler) et qualitativement (avoir un temps réellement libre, c.à.d. libre des compulsions aliénées). « C’est pourquoi la guerre contre les « faux besoins » n’était pas fausse, et n’est pas achevée. Ce qui était faux, c’était l’opposition réactionnaire aux forces productives comme telles, la fixation contre le côté techno-industriel de la société marchande généralisée, sans mettre radicalement en cause la forme de cette dernière ». La richesse au sens qualitatif ne peut évidemment être définie en termes d’accumulation quantitative. Au contraire, le dénuement sensoriel peut être à l’occasion une forme de richesse, s’il est librement décidé et voulu pour des raisons personnelles. Des périodes de dénuement voulu sont d’autant plus probables qu’elles interviendraient à la sortie de la folie accumulative actuelle. Le ralentissement du rythme de vie en lui-même, par exemple, peut faire office de réveil salutaire après l’indigestion de précipitation qui garantit au quidam actuel la perte assurée de toute identité.

Contre toute vraisemblance, Kurz persiste à nier la possibilité de mercantiliser des rapports sociaux tels que soutien familial, solidarité dans le besoin, éducation des enfants, etc. L’argument qu’il avance consiste essentiellement à mettre en avant le sentiment de misère que cette mercantilisation engendre : mais a-t-on jamais vu le progrès de la marchandise reculer devant des sentiments ? Et n’a-t-on pas compris que le fait d’engendrer des malheurs est pour la marchandise la condition sine qua non de sa reproduction à l’infini, sous forme de nouvelles prothèses complémentaires ?

 

3. N. Trenkle, Differenz und Gleichheit

L’article de Trenkle ne prend pas explicitement position relativement à la thèse de l’Abspaltung, mais on ne peut pas dire que son contenu s’y oppose. Il s’agit en fait d’une analyse de l’idéologie de l’égalité telle qu’elle a rebondi dans le féminisme des années 80, ce qui est très compatible avec la thèse de Scholz puisque les féministes avaient repris à leur compte une des formes idéologiques les plus courantes de l’Aufklärung bourgeoise et donc masculine.

Trenkle développe les contradictions entre l’égalitarisme formel et programmatique de la société marchande, et la nécessité du maintien d’inégalités réelles, contradictions indépassables dans le cadre social existant, et il souligne le caractère pernicieux de l’équivalence implicite et omniprésente entre l’augmentation de l’égalité (qui reste forcément abstraite) et l’instauration de la liberté (qui est une notion forcément concrète).

Il note que « « l’autre » de l’égalité, ce n’est donc pas l’inégalité mais ce sont les éléments sensoriels et émotionnels de la subjectivité humaine tombés sous le coup de la scission (abgespaltene), ne pouvant être subsumés par l’abstraction » et il précise que ces éléments « se situent essentiellement sur le parcours de la différence sexuelle »..

Il reprend ensuite les distinctions habituelles entre sphère publique et sphère privée, et ajoute que dans la société marchande, « la pression nivélatrice ne s’arrête pas devant la différence sexuelle, elle s’attache au contraire à transformer l’hétérogénéité produite par elle-même entre hommes et femmes en une homogénéité de la monade monétaire abstraite ». Est-ce cela qui a été ressenti par Kurz et Scholz comme s’opposant à la nature masculine de la valeur ? Pourtant, Trenkle communie dans le constat d’une « impossibilité de résoudre l’opposition entre sexes dans les catégories d’une émancipation bourgeoise ».

Trenkle évoque les individus qui, fourvoyés et troublés par les nouvelles synthèses comportementales (de syncrétisme sexuel) cherchent à nouveau refuge dans les clichés plus anciens, et il cite cette phrase d’une certaine Christina Thürmer-Roth (on reconnaît généralement les auteurs féministes allemandes à l’usage quasi obligatoire d’un double patronyme) : « la virilité et la féminité sont des maladies sexuelles d’origine historique. L’addition de l’une et de l’autre ne débouche pas sur une guérison, mais sur un développement de la maladie et sur la production de symptômes sans cesse nouveaux et inattendus ».

A noter en passant quelques piques méritées pour l’inénarrable Luce Irigaray, quelques compliments pour Olympe de Gouges, et ici aussi des polémiques contre le féminisme récent, qui a abandonné la critique sociale de fond.

 

4. E. Lohoff, Sexus und Arbeit

Selon Scholz, Lohoff refuse la catégorie de patriarcat. En tout cas, son texte offre d’indéniables qualités dont voici quelques échantillons.

Lohoff relève d’abord l’incapacité de la part du féminisme de relier critique du patriarcat et critique du capitalisme, puis sa plongée dans l’apologie fragmentaire de la « féminité » (de la « nouvelle maternité » au culte de la sorcière).

Puis il relève à son tour l’inféodation du féminisme à l’idéologie du travail, lequel demeure le critère central positivement reconnu. Mais cette critique, parfaitement évidente, lui fait rejeter toute idée de division sexuelle du travail, pour quelque époque que ce soit. « Car si le mode de division du travail doit constituer la suprématie de l’homme sur la femme, la catégorie du travail doit évidemment être aussi ancienne que la subordination de la femme à l’homme, et elle doit de plus avoir formé dans toutes les circonstances historiques la médiation décisive entre les humains. Pourtant, ces deux présupposés ne sont pas aussi évidents qu’il y paraissent. »  Ensuite, Lohoff développe longuement une critique de la notion de travail sur laquelle je reviens plus loin, et qui est excellente. Mais parlons tout d’abord de la pertinence de la « division sexuelle du travail ». On sait ce que les anthropologues ont voulu désigner par cette expression, et cela compte plus, à mon avis, que le choix de l’expression. On peut en effet établir de façon très assurée que dans l’ensemble des comportements masculins et féminins dans les sociétés anciennes, le travail proprement dit ne représentait qu’une partie de chaque ensemble, et probablement une partie subordonnée. Il est clair que chaque rôle social comprenait, comportait des tâches productives, il est clair également qu’il ne se résumait pas à ces tâches, il est clair enfin que c’était plutôt l’inverse : que chaque tâche productive s’inscrivait dans la totalité du rôle social et ne prenait son sens que dans cette totalité. C’est là la notion indispensable d’une activité « embedded » dans la culture qui fit la fortune de Polanyi en tant que « découverte » après avoir relevé de la plus simple évidence avant le passage du rouleau compresseur économiste. Quelle que soit l’importance que l’on accepte d’attribuer ou non au travail dans chacun de ces rôles, le fait est que, d’une part, toute forme de vie sociale a du, à ce jour, organiser sa reproduction matérielle d’une façon historiquement déterminée, et que, d’autre part, ce travail constituait un critère très spécifique et discriminatoire desdits rôles, sans aucune confusion possible. Parler de division sexuelle du travail comme première forme de division du travail (et qui est toujours d’une relative actualité) n’a donc rien de ridicule du tout. Si l’on admet cela, on doit aussi accepter que le travail sexuellement divisé a joué un rôle actif et dominant dans la formation et dans la transformation des rôles sexuels et des structures élémentaires de la parenté, en incluant dans cela l’ensemble des comportements symboliques, sociaux, religieux et familiaux de chacun des deux sexes. L’activité productive, toute incluse qu’elle était dans la totalité du comportement, constituait l’enracinement pratique de chaque rôle, et sa lente mais inéluctable transformation commandait à la reproduction du comportement global. En simplifiant quelque peu, on peut avancer que la création de sociétés matriarcales ou patriarcales répondait à la nature et à la division du travail dominants, et donc aussi au sexe de ceux ou celles qui l’assumaient. Le maintien de cette approche marxiste classique n’est absolument pas incompatible avec le refus d’appliquer la catégorie moderne de travail, indistinctement, à l’ensemble des sociétés anciennes, bien au contraire, puisqu’il ne s’agit pas de travail abstrait, de travail en général, d’économie marchande, mais d’un labeur concret, intégré à une réalité sociale ; par contre, l’abandon de cette approche mènerait à une indistinction culturaliste pré-marxiste.

Après avoir pris note relativement à la « division sexuelle du comportement productif », j’en arrive maintenant à la façon dont Lohoff développe son rejet du travail. S’agissant de ce rejet, je ne peux qu’approuver chaudement la façon dont Lohoff s’en explique, et notamment à propos du « travail » en Grèce antique. « Dans les conditions archaïques le travail n’existait pas du tout comme tel, comme sphère séparée des autres manifestations de la vie sociale ; dans les formations sociales antiques et féodales on ne peut en parler que de façon très relative. Plus nous remontons dans l’histoire, plus le métabolisme immédiat avec la nature est partie intégrante de représentations magiques et traversé par la prise en compte de l’ordre parental, et d’autant moins il s’avère possible de distiller à partir de cet ensemble un phénomène particulier appelé « travail ». […] L’extraction du travail d’un ensemble indistinct ne date pas du commencement de l’évolution historique, elle est au contraire un résultat particulièrement tardif du processus de différenciation historique. Elle correspond au moment où la valeur a réussi à s’imposer ». Ensuite, Lohoff cite de nombreux extraits de l’excellente anthologie de Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne (Armand Colin, 1972) traduite en allemand, et qu’on n’a vu citer par aucun des plus redoutables révolutionnaires français des dernières décennies. Disons en résumé que le résultat de cette anthologie raisonnée était de démontrer que la Grèce classique avait passé son temps à lutter contre la montée de l’économie et comment elle l’a fait, ce qui est évidemment un de ses plus grands titres de gloire. Cette anthologie est à mes yeux le complément indispensable, concrètement vérifié, des thèses de Hannah Arendt, inspirées d’Aristote, formulées dans La Condition de l’homme moderne, que Lohoff cite également, et il faut rendre hommage à la fois au bon goût dont il témoigne dans le choix des sources et à sa capacité à aller à l’essentiel. De Arendt Lohoff reproduit la citation suivante, qui est centrale : « La différenciation se fait entre une vie ouverte au monde extérieur et une vie passée à l’intérieur de la maisonnée. Seule la vie dans le monde est digne d’un être humain ; d’une division du travail, il ne pourrait s’agir que si les hommes et femmes étaient de façon égale des êtres humains, et une telle égalité entre eux était justement impensable » (citation qui ne prend tout son sens pour nous, misérables modernes, que si l’on tient compte de ce que Arendt écrit plus loin dans le même ouvrage : que la sphère publique moderne n’est qu’économique, c.à.d. du travail, c.à.d. le contraire de la vie publique, un faux être public, de sorte que le monde moderne n’est qu’une gigantesque « maisonnée » obscurantiste et étouffante). Lohoff ajoute que l’origine de la hiérarchie sociale entre hommes et femmes dans la polis était probablement à chercher dans la sphère militaire, la polis étant initialement une communauté de hoplites. Lohoff situe ce mépris grec pour le travail et l’utilitaire dans une « première poussée de socialisation », ce qui me paraît faux : Lohoff oublie que le monde politique grec ne succède pas à un mode de vie tribal africain, par exemple, mais à une longue période féodale tombée en ruines. Ce qui caractérisait entre autres l’exemple grec classique dans son unicité (et pourtant Lohoff le mentionne de façon détaillée dans une note), c’est d’avoir conservé, laïcisé et démocratisé un point de vue aristocratique tout en proscrivant la reconstitution de la domination féodale, comme l’ont développé avec bonheur des historiens tels que Werner Jaeger (Païdeïa) ou H.D.F. Kitto (The Greeks). Sans ce passé et sans ce rapport au passé, la Grèce n’aurait jamais développé son mépris du travail et de l’intérêt particulier (elle aurait par exemple repoussé le travail manuel, et préféré le commerce, comme dans le monde arabe, qui ne fit qu’une semi-critique du travail). Lohoff cite ce passage de L’Odyssée dont je ne me souvenais pas et qui vaut son pesant d’or : « La pire injure que subit Ulysse lorsque déguisé en mendiant il retourne à Ithaque est de se voir proposer un travail par l’un des prétendants qui assiègent sa femme Pénélope. Même pour un mendiant, il n’y a pas de pire insulte. Une telle infamie ne peut qu’être vengée par une mise à mort, une coutume que l’humanité moderne ne pratique malheureusement plus ». Pour définir le monde moderne par rapport au monde grec, Lohoff conclut ainsi : « Très éloigné d’affirmer, en tant que généralité abstraite, l’abstraction privée, la res publica n’a que mépris pour l’intérêt financier autosuffisant et pour la perspective privée. Aux yeux des modernes, la politique doit créer un espace pour l’homme privé et sa pursuit of happiness, dans l’optique antique celui qui recherche de façon conséquente son bonheur privé se prive lui-même de toute dignité humaine et se place au ban de la communauté. Le citoyen [en français dans le texte] lutte pour la liberté de l’homo œconomicus, tandis que l’antique zoon politikon ne vise qu’à limiter l’action de cet être méprisable. Nous nous méprenons considérablement sur l’auto-apothéose du zoon politikon si nous l’interprétons comme préfiguration de la citoyenneté moderne. » Hélas, Lohoff ajoute à cette distinction particulièrement pertinente que le point de vue antique se laisse comprendre comme héritier d’archaïsmes tribaux. Non seulement, si tel était le cas, on serait facilement amené à regretter les archaïsmes tribaux, mais, surtout, le degré de réflexion caractéristique de la période classique montre on ne peut plus clairement qu’il ne s’agissait nullement d’une attitude « innée », atavique, irréfléchie, telle qu’on a pu la manifester dans nombre d’exemples orientaux ou africains (il s’agit alors toujours d’un diktat religieux, à cent lieues d’un exposé raisonné et discuté), mais bien plutôt d’une sagesse acquise et délibérée, argumentée, rencontrant la contradiction et habituée à lui faire face. La polis rejouait sans cesse sa nature et son existence, et se maintenait grâce à ses propres ressources actuelles (ce qui fit aussi sa faiblesse, comme de tout ce qui est vivant et seulement vivant, et qui ne peut compter sur la pesanteur du mort). Un auteur abondamment cité par Lohoff, Christian Meier, résume fort bien la question : « parce que les Grecs n’étaient pas des bourgeois, ils pouvaient devenir des citoyens ». Il y a en effet incompatibilité radicale entre les deux, et le monde moderne, d’avoir confondu les deux, mérite la première place au palmarès de la sottise monstrueuse. Les Athéniens avait décidé de profiter du bien-être qu’apportaient les marchands, mais ils refusaient à ceux-ci la dignité de citoyen : équilibre précaire visant à conjurer la montée de l’infâme chrématistique dans laquelle Platon puis Aristote reconnurent le déclin menaçant le monde politique. Quand donc Lohoff écrit : « quand le citoyen ne se rapporte pas encore de façon complémentaire au bourgeois, et que sa prédominance ne repose que sur le développement insuffisant de ce dernier, le citoyen n’est pas encore un citoyen », il oublie que le danger était déjà présent, reconnu et largement identifié à Athènes, et qu’il faut être masochiste pour attendre un « développement suffisant du bourgeois » : mieux vaut l’empêcher et être citoyen avant que de ne plus pouvoir l’être. Si ce monde a péri, c’est d’avoir accepté la marchandise et refusé les marchands, c’est d’avoir pratiqué la citoyenneté et vécu d’esclaves et de femmes asservies, c’est de s’être querellé sans fin et d’avoir tendu la nuque aux Empires naissants. Ce n’est pas d’avoir empêché la montée du bourgeois !

A ce renvoi au monde antique Lohoff fait suivre de nombreuses remarques contre le travail dont une grande proportion est entrée dans la composition du Manifeste contre le travail. La prédominance progressive du travail lui apparaît comme entraînant celle du rationalisme et de l’esprit masculin, de sorte que la domination du travail et la domination de l’homme deviennent indissociables. Pour ce qui est des féministes, il note : « Au lieu de comprendre le travail comme viol de l’être humain et de la nature, elles revendiquent la notion de travail pour les sphères auxquelles elle est refusée ». Le féminisme continue donc le fétichisme du travail, tandis que « les tâches de la ménagère portent sur ce qui n’a pas de place dans le monde du travail social. Le travail ménager n’est pas un sous-ensemble du système du travail social, il se rapporte à ce dernier comme son complément ». Bref, identité avec la ligne Kurz – Scholz.

Après une longue et souvent savoureuse description satirique de la vie privée, du sentiment de propreté (élément obsessionnel central de la quotidienneté en Allemagne), de la prétendue intimité, du couple, de l’enfant, Lohoff conclut que « la machine à valorisation capitaliste menace d’étouffer sous le poids passif des conditions de survie indispensables qui ne peuvent se manifester dans une société reposant sur la médiation par la valeur que comme travail improductif et comme charge financière » : bref, la survie du système économique grâce à ce qu’il ne contient pas est ce qui le condamne, « un problème insoluble à l’intérieur d’une logique de la valeur ». Tandis que les femmes entrent dans la regrettable égalité de la misère du travail et de la marchandise, elles conservent néanmoins la plus grosse part de la condition clandestine de la reproduction du système.

 

5. R. Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis

Dans un jargon néo-universitaire pas toujours supportable (auf der theoretischen Meta-Ebene, « sur le méta-plan théorique »), Scholz brasse un certain nombre d’idées pas toujours très originales et relevant le plus souvent de la redite.

Scholz reprend sa théorie de la Wert-Abspaltung en résumant qu’elle est « une tentative de comprendre la valeur et le rapport entre sexes sur un même plan d’abstraction comme un rapport d’ensemble dialectiquement médiatisé ».  En cela, elle situe ses réflexions comme faisant suite à la « théorie sociale d’Adorno » et à la critique de la valeur et du travail faite par Krisis.

Scholz estime que le rapport asymétrique entre les sexes est un phénomène récent, ayant pris toute son ampleur avec le déploiement de la forme marchande ; ce qui est évidemment une vue en contradiction avec l’acception courante. Scholz attribue cela au fait que dans le monde marchand, les femmes sont confinées à la sphère dévalorisée de la reproduction et du ménager (généralisation de la famille bourgeoise nucléaire, division de la vie sociale en vie publique et vie privée), alors que précédemment, les femmes agissaient davantage « comme les hommes ». Rien de nouveau, donc, par-rapport à ses écrits plus anciens.

Ce qui porte désormais le sceau de la féminité ne se borne pas aux travaux de la maternité et de l’entretien domestique, il s’agit aussi bien de sentiments et d’attitudes (capacité émotionnelle, sensualité, témoignages de gentillesse) qui ne sont pas pris en compte par la catégorie de travail (répartition des activités en fonction du travail abstrait). Ces activités sont « l’ombre portée du travail » (au sens du « côté obscur »). Les concepts marxiens, précise Scholz, ne seraient pas à même de cerner ces phénomènes. Le travail (masculin) repose sur l’économie du temps de travail, tandis que le « travail » féminin repose sur la dépense de temps (l’activité féminine serait, ajoutons-nous, demeuré plus proche de la dépense et du don). Or, je ne vois pas en quoi cette constatation relève d’une découverte. L’opposition entre la norme économique du travail et le caractère dispendieux et exubérant de l’activité « gratuite » est bien connue depuis longtemps. Quant à la féminité comme refoulé de l’identification masculine à la norme économique, elle est comprise ainsi depuis le début du 20ème siècle, et elle existait déjà, certes sous une forme moins « épurée », à l’époque biblique : la propriété patriarcale n’a pas attendu la production capitaliste de marchandises pour codifier le comportement sexué, et ce que Scholz développe comme relevant de la théorie critique est de longue date exposé élogieusement par les idéologues du patriarcat. Dans la barbarie de leur despotisme, les patriarches juifs n’étaient certes pas seuls, mais parmi les plus extrémistes, à condamner la femme à être un « terrain fertile » que le sexe de l’homme vient labourer ; la philosophie d’Aristote opposait elle aussi la forme (active) à la substance (passive), et tout le monde sait de quoi cette conception était un « reflet ». Les textes chinois les plus anciens parlent le même langage, sans parler du corpus coranique. Quand Scholz développe en long et en large cette antithèse sexuée en l’attribuant au capitalisme moderne, elle oublie complètement que c’est précisément la critique féministe des années 60 et 70 qui, du fait de l’ampleur dans le temps et dans l’espace du phénomène sexiste, avait dû élargir la critique du capitalisme à celle du patriarcat, dont le capitalisme n’était que le dernier avatar.

« La valeur c’est l’homme », écrit donc Scholz, croyant fonder ainsi sa thèse du caractère moderne d’une telle équivalence, et sans réaliser que la valeur (marchande) n’est elle-même que le long aboutissement (et détournement) de formes « primitives » de « valeur ». L’identité entre l’homme et ce qui est socialement valorisé est infiniment antérieure à la valeur marchande (capitaliste), et la théorie ne doit donc pas faire violence aux faits historiques. La domination masculine est de très loin plus ancienne que la domination économique moderne.

En fait, l’origine du problème avait déjà été parfaitement décrite (à mon avis) par un auteur qui n’est hélas plus recevable aux yeux de Krisis. Il s’agit d’Engels, un auteur que Brice aime bien, qui écrivait de façon très lumineuse : « [dans la phase inférieure de la barbarie] la division du travail est purement naturelle [naturwüchsig] ; elle consiste dans la division entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, chasse et pêche, procure la matière première pour l’alimentation ainsi que les outils nécessaires. La femme s’occupe de l’habitation, de la préparation de la nourriture et de l’habillement, fait la cuisine, tisse, coud. Chacun des deux est maître dans son domaine : l’homme dans la forêt, la femme à la maison. Chacun est propriétaire des outils qu’il fabrique et utilise : l’homme possède les armes, les instruments de chasse et de pêche, la femme possède l’ensemble des objets domestiques. […] En Asie les hommes découvrirent des espèces animales qu’ils purent domestiquer et, une fois domestiquées, élever et faire se reproduire. […] Certaines tribus plus évoluées – des Aryens, des Sémites, peut-être déjà des Touraniens  – érigèrent en activité principale l’élevage et la reproduction de troupeaux. Les tribus pastorales entreprirent de se distinguer de la masse des peuples barbares : première grande division sociale du travail. […] [Grâce aux produits de l’élevage] un échange régulier devint possible. […] Nous ne savons pas encore de quelle façon les troupeaux passèrent de la propriété collective de la tribu ou du clan (gens) à celle des chefs de famille respectifs. […] Avec l’importance de l’activité pastorale et des nouvelles richesses en découlant l’organisation familiale fut soumise à une révolution. La recherche du gain [Erwerb]  avait toujours été le fait de l’homme, c’est lui qui produisait les moyens de s’y livrer et qui les possédait. Or les troupeaux devinrent les nouveaux moyens économiques, et la domestication initiale comme aussi l’élevage ensuite furent l’œuvre de l’homme. C’est lui qui possédait les bêtes, c’est lui qui posséda aussi ce qui fut gagné en échange des bêtes, les marchandises et les esclaves. Tout le surplus que l’activité économique produisait dès lors revint aux hommes ; les femmes participaient aux agréments que cela procurait, mais n’en partageaient pas la propriété. Le chasseur et le guerrier « sauvages » se contentaient, « à la maison », d’un second rôle, après les femmes ; le pasteur, apparemment plus « pacifique », mais s’appuyant sur sa richesse, s’empressa d’occuper la première place et relégua la femmes à la seconde. […] La même raison qui avait assuré à la femme son ancienne domination, le fait qu’elle se cantonne aux travaux domestiques, fondait à présent la domination masculine même sur le plan domestique : le travail domestique féminin disparut sous l’activité économique de l’homme ; cette dernière était tout, celui-là n’étant qu’un supplément insignifiant. » (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, MEW 21, passim, traduction par ma pomme).

Dans ces pages, je trouve qu’Engels avait déjà tout dit, et toutes les moqueries de Krisis sur le marxisme primaire (« marxisme du travail ») s’avèrent d’assez faible portée. Un auteur aussi discrédité par les néo-marxistes qu’Engels (discrédit qui commença en Allemagne dans les années 70 sous prétexte qu’Engels aurait été le « mentor de la social-démocratie allemande », et donc le premier « marxiste », avant de céder sa place à la funeste série des Kautsky, Bebel, Plekhanov, Lénine e tutti quanti) fournit une approche historique beaucoup plus satisfaisante que les élucubrations théoriques parfois inutilement « difficiles » par lesquelles Krisis entend « explorer » un terrain supposé « nouveau », parce qu’au lieu de se baser sur une analyse purement structurale de la valeur, Engels préfère se référer à la genèse historique du phénomène, et ce sur une échelle de temps suffisamment vaste. On ne peut s’empêcher de penser que la « difficulté » de « l’innovation théorique » en la matière s’explique surtout par le fait que ce n’en est pas une, et qu’on ne fait que créer cette difficulté en voulant obstinément considérer qu’il s’agit d’une réalité spécifiquement moderne. Toute la difficulté vient à mon sens de la volonté d’ignorer les antécédents, qui étaient pourtant capables d’imposer la thèse et de réduire les (éventuelles) divergences. Ce qu’on peut et doit faire, au contraire, c’est prolonger,  approfondir et nuancer l’analyse d’Engels, car du fait de l’ignorer, une théorie se condamne à des difficultés et à des errances inutiles. On doit par exemple prolonger (et modifier) l’analyse d’Engels par rapport aux régions du globe où le cours de l’histoire n’a pas mené directement de l’époque « sauvage » (chasseurs, cueilleurs) à l’économie pastorale, mais a plutôt débouché de façon progressive sur la sédentarisation et une production néolithique de subsistance, parfaitement compatible avec une division sexuelle « équilibrée » du travail et de la vie sociale. Cela veut dire qu’il faut retracer dans ces zones-là (qui furent probablement majoritaires) le mode d’accumulation spécifique des premières formes de richesse et de leur incidence sur la division sexuelle du travail.

Il me semble à première vue qu’ici ce n’est pas l’échange « privé » qui a mené à un début d’accumulation de valeur (capital commercial du patriarche sémitique par exemple) mais plutôt une formation progressive de l’Etat qui a organisé l’activité productive par la mise en valeur de régions fluviales (« despotisme hydraulique ») et qui a mené à la constitution d’un « trésor » centralisé (Chine, Mésopotamie, Egypte). Ce n’est donc pas directement la division sexuelle du travail qui a joué ici le rôle de pivot d’un renversement, mais bien le caractère collectif de la propriété, qui s’est sédimenté entre des mains particulières (abandon de la souveraineté). La civilisation proto-urbaine anatolienne (Çatal Hüyük ) semble par exemple avoir connu une période pluriséculaire plutôt « matriarcale » et précédant la formation de l’Etat et de la propriété monarchique qui s’établissait dans les empires hydrauliques, ce qui mène certains historiens à imaginer que cette transformation aurait forcément été due à l’intrusion de peuplades nomades, patriarcales et guerrières (indo-européennes), qui apportèrent le mal de l’extérieur. L’explication, dont la vérification paraît difficile compte tenu des faibles témoignages d’une époque si ancienne et totalement dépourvue d’écriture, ne comporte pas la qualité dialectique de celle d’Engels, et repose sur l’hypothèse de sociétés structurées et relativement développées dont l’équilibre fut détruit par des hordes très minoritaires, extérieures à la communauté sociale envisagée. On a vu des exemples, plus récemment, avec l’arrivée des conquistadors en Amérique.. Mais les Espagnols disposaient d’une avance technique et militaire certaine sur les Amérindiens, et s’en sont pris à des sociétés déjà despotiques, tandis que les cavaliers qui envahissent l’Anatolie étaient infiniment plus frustes que des peuplades déjà urbanisées et avaient en face d’eux des regroupements qu’on peut présumer non despotiques. On peut donc s’interroger sur la façon dont cet envahisseur aura été accueilli, sur les contradictions et les ferments de déstabilisation qu’il aura rencontré in situ, facilitant la fâcheuse transformation qui allait se produire. Quoi qu’il en soit, la perte d’un équilibre de la division sexuelle du travail se fait dans cette version aussi au profit des hommes, mais à la différence de la généalogie de Morgan et d’Engels, l’accent est mis davantage sur la guerre et sur la centralisation (phénomènes étatiques) que sur l’échange marchand comme modèle spécifique du rapport masculin au monde. Tout ce que j’écris là de façon très improvisée ne mérite même pas d’être qualifié d’ébauche, simplement d’incitation à creuser dans ce sens.

Mais ce qui compte, c’est que l’identité entre activité masculine et activité économique est en tout cas bien plus ancienne que l’état « civilisé » lui-même, et, comme le rappelle Engels, fondée dans l’organisation « sauvage » ; ce qui a changé au fil du temps, c’est non pas la division sexuelle du travail elle-même, mais la montée de l’activité « externe » (extérieure à la maisonnée) en sphère économique séparée, ce qui a entraîné un renversement de sens du travail domestique (ce qui était conçu comme fondement et comme totalité – cf. la propriété domestique matriarcale – est devenu un à-côté plus ou moins clandestin). Mais cette transformation date des sociétés pastorales (selon les contrées), en tout cas de plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne. On peut donc en effet écrire que « la valeur c’est l’homme » (mes remarques ne visent qu’à accréditer cette analyse de Krisis, tout en modifiant sa dimension temporelle), mais, précisément, au sens où la domination masculine fut parfaitement concomitante avec l’apparition des premières formes marchandes d’échange et de valeur (les formes de valeur encore plus anciennes, issues de la sphère du sacré « sauvage », ne possédaient pas encore ce caractère étroitement masculin, avant leur détournement par la richesse monétaire ou pré-monétaire). N’oublions pas que les bêtes d’élevage furent elles-mêmes la forme monétaire concrète de ces époques et que le caractère marchand était donc redondant avec l’activité pastorale : celui qui possédait les bêtes ne possédait pas seulement l’accès à l’échange, mais il possédait la médiation échangiste elle-même, le concept même de l’échange. On pourrait, à partir de là, tenter une chronologie des périodes de renforcement « sexiste » en fonction de la prépondérance de l’activité économique (échangiste) ou militaire et étatique, moyennant quoi il est en effet possible de trouver, comme le fait Krisis, des moments d’accalmie sexiste (très relatifs) au Moyen Age européen sans que cela ne vienne en quoi que ce soit invalider le mouvement d’ensemble, et en dépit de l’erreur que commet Krisis de penser que la division sexuelle du travail a été « équilibrée » jusqu’à une date récente, comme si l’existence concomitante du patriarcat et de la marchandise exogène n’avaient pas suffi à abolir cet équilibre, et attendaient pour ce faire l’apparition de l’échange endogène. Si l’anatomie du capitalisme moderne est la clé pour l’anatomie de temps plus anciens, c’est bien au sens où tous les phénomènes ayant pris naissance avec l’échange exogène se concentrent et se renforcent avec l’échange endogène (c.à.d. avec la naissance du capitalisme industriel et du travail salarié), qui leur donne toute leur étendue possible.

Le dépassement de la division sexuelle du travail n’est donc pas une perspective que la société marchande moderne aurait entrepris d’entraver, mais dont elle a au contraire commencé à poser pratiquement les prémisses. Le fait que la société capitaliste reconduise, jusque dans ses fondements les plus essentiels, dans ses données structurelles les plus élémentaires (reconnaissance du travail économiquement productif, non-reconnaissance du travail non-marchand), une condamnation des femmes au travail domestique et donc économiquement et socialement « clandestin » (quelle que soit par ailleurs l’implication concomitante des femmes dans le « vrai travail ») n’enlève rien, en tant qu’obstacle interne, au fait que les femmes ont commencé à émerger massivement de la sphère domestique et entendent, évidemment, ne pas y retourner (et cela, indubitablement, est en soi une remise en cause de l’histoire patriarcale tout entière). Il est clair qu’une société qui ne connaît plus d’autre sphère publique que celle du travail (qui, par nature, n’en est pas une, comme l’a magistralement rappelé Hannah Arendt – voir supra ) ne peut émanciper les femmes, puisque cette émancipation signifierait par définition l’accès à une sphère authentiquement publique, qui n’existe pas (pas plus pour les hommes, évidemment), elle ne peut que les faire travailler, de sorte que de nombreuses femmes sont désormais doublement exploitées, une fois « officiellement », une fois « clandestinement ».

Le clivage entre les sexes est donc d’une part condamné à perdurer, dans la mesure où sa suppression aurait pour condition ce qui ne peut se produire au sein de la société capitaliste (l’abolition du travail, de la valeur et de la marchandise), et d’autre part à se transformer en profondeur, dans la mesure où les activités humaines encore non soumises à la domination marchande sont impérativement promises à un tel destin (dont il est préférable de ne pas sous-estimer la probabilité, comme le fait Krisis). Les rôles sexuels sont donc indéniablement soumis à de profondes transformations. Certains disparaissent purement et simplement (le pater familias en est l’exemple le plus évident). Ceux qui s’étaient montré plus résistants que d’autres sont en train, pour survivre, de se dissocier de leur réalité sexuelle d’origine : la promotion en cours de familles homosexuelles, par exemple, illustre à merveille que « père » et « mère » peuvent rester des rôles sociaux sans pour autant émaner d’une homme et d’une femme (mais cette dissociation du substrat « naturel » implique aussi la transformation de leur contenu : les parents d’aujourd’hui ne jouent plus du tout le même rôle que précédemment, ils n’initient plus l’enfant à une société dont ils seraient eux-mêmes le modèle, mais ils s’initient au contraire eux-mêmes, grâce à l’enfant, à une société dont le modèle est « l’enfant », c.à.d. le consommateur sans cesse mis à jour dans « ses » goûts). De même, la sous-traitance des activités sexuelles ou familiales n’en est qu’à ses débuts, et la transformation en « services » de ce que la marchandise a encore à coloniser ne s’arrêtera pas de si tôt, comme Krisis le croit, car l’invention du « service » va constamment de pair avec la transformation du « sujet », comme l’avait parfaitement bien compris Anders en 1956 – un auteur que Krisis n’a pas du tout assimilé, ce qui permet à ce benêt de Jappe d’écrire encore en 1998 que « c’est d’ailleurs à partir de la radio, et non de la télévision, que Horkheimer et Adorno (La dialectique de la raison) et Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme) ont élaboré dans les années 1940 leurs critiques des mass media » (Politique du spectacle et spectacle de la politique, in : L’avant-garde inacceptable, Léo Scheer 2004, p. 25). Ainsi, à propos d’Anders, Jappe se trompe à la fois de décennie et de média. Anders entrera au contraire dans l’histoire comme un remarquable critique de l’aliénation médiatique pendant les années 50, à commencer par celle de la télévision.

Krisis partage avec d’autres tendances avancées ce qu’il est convenu d’appeler la « critique de la politique ». La politique étant de ce fait, en soi et pour soi, assimilée à la sphère spécialisée que le capitalisme a consacré à la simulation d’une direction (et même d’une direction « démocratique ») de la société, il ne reste plus de mot pour concevoir une vie sociale émancipée qui se situerait au-delà de la domination économique (que Krisis appelle domination du travail). Chez Krisis, on rejette, évidemment, l’idée stupide selon laquelle l’entrée des femmes sur le marché du travail serait leur émancipation, et on s’oppose à toutes les sottises féministes sur le sujet. On rejette également l’idée dérisoire que leur émancipation serait « complétée » par leur participation (paritaire ou non) aux sphères dites « politiques ». Du côté de ces stupidités là, on fait donc table rase, comme il convient. Mais une fois cela avancé, on est bien embarrassé pour parler d’autre chose. On en est réduit à définir l’émancipation des femmes (et celle des hommes, puisqu’il ne peut s’agit que d’une seule et même chose) comme on définissait Dieu dans les religions initiatiques : il (elle) n’est pas ceci, il (elle) n’est pas cela. Mais une définition purement négative de l’émancipation ne peut suffire, même s’il est vrai (et en cela les religions initiatiques n’avaient pas tort sur un plan logique, à ceci près qu’elles refusaient de nommer un créateur inexistant, et donc impensable de ce fait) que l’universel ne peut pas être nommé puisqu’il ne peut pas être particularisé. Une vie émancipée ne peut par principe même être définie en termes de sphères séparées, dans la mesure où l’émancipation réside précisément dans l’abolition des sphères séparées, mais, pour la concevoir, on est contraint de recourir, avec prudence et discernement, à des notions antérieures dont le noyau rationnel pointait dans la bonne direction, et qui du coup ne méritent pas forcément d’être assimilées à leur forme particularisée. On aura compris que la politique est, aux yeux des Amis de Némésis, une telle notion, que nous lui attribuons des qualités exploratoires certaines, et que son dépassement est une tâche à préparer théoriquement, alors que sa suppression théorique pure et simple serait plutôt le prélude à une catastrophe pratique. Ce n’est pas ici le lieu pour insister sur ce point, mais il paraissait impossible de ne pas le rappeler, puisque son absence dans le cheminement théorique de Krisis engendre le sentiment d’une grande difficulté théorique qui me semble pourtant artificielle, ainsi que les apories que je relève (et d’autres aussi, à n’en pas douter).

Pour conclure, je ne sais évidemment pas s’il faut prendre au sérieux comme racine de la scission de Krisis la controverse que Kurz affirme à propos de la théorie de l’Abspaltung. Mais il est clair que si c’était le cas, ce serait d’autant plus déplorable, voire risible, puisque cette théorie ne mérite pas qu’on l’accepte ou qu’on la repousse, mais qu’on la corrige, qu’on la débarrasse des mystères artificiels dont on l’entoure et de son prétendu caractère inédit, et qu’on la traite avec davantage de lucidité conceptuelle et historique.

 

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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