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Autour du texte « Le concept de maladie » de Renaud d’Anglade

par Brice M.

 

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De Bhopal en Tchernobyl, les catastrophes industrielles survenues ces trente dernières années n’ont fait que confirmer le tableau de l’effondrement d’un monde, ce Triomphe de la mort bruegélien, que Debord avait commencé à tracer au début des années 70, dans La véritable scission comme dans La planète malade. La cartographie du territoire de l’aliénation s’est dans l’intervalle considérablement précisée, bien qu’elle soit le plus souvent établie à la façon même dont la science parcellaire a entrepris de bouleverser et de reconstruire le monde : par secteurs séparés. Quant à la pensée qui prétendait s’opposer à tout cela, elle n’a pas échappé non plus à cette fragmentation. L’université est bien sûr le principal lieu d’usinage de cette critique émiettée, frappée d’aveuglement : un Mandosio  ou un Barillon  ne sont que l’expression concentrée de cette « déconstruction » de l’ancienne compréhension globale de l’histoire. Dans ce contexte, La planète malade vient opportunément rappeler que « ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. »  Cette publication permet aussi de souligner que les proclamations nostalgiques en faveur d’étapes antérieures de ce même processus perdent de vue que celles-ci ne conduisaient à rien d’autre qu’à notre monde actuel . C’est pourtant l’étourderie systématique que commettent ceux qui se réclament de la « civilisation rurale », du « vieux passé amical » des « campagnes des années trente », au prix d’incroyables libertés prises avec la vérité historique (entre autres « à peu près », celui-ci : « la civilisation villageoise qui s’était perpétuée à peu près inchangée depuis le néolithique » ).
C’est donc le mérite de Debord d’avoir non seulement diagnostiqué la maladie, mais d’avoir reconnu la profondeur de ses racines. Renaud d’Anglade l’a rappelé avec raison et plus encore, a su dire les enjeux véritables de La planète malade, contre les déformations intéressées que d’aucuns donnent de la pensée de Debord, l’amalgamant un peu vite à la critique anti-industrielle. Ceci étant rappelé préalablement, il reste à examiner la proposition centrale de Debord : la « lutte contre la pollution » « ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes. » Je crois qu’à cet égard l’important effort théorique de Debord est, malgré tout, le produit des avancées et des limites de son époque (aucun homme n’est meilleur que son temps, pas même un Debord, et « les théories sont faites pour mourir dans la guerre du temps », comme il le rappelait lui-même lucidement). Ainsi, lorsqu’il affirme que « les navires déverseront immanquablement leur pétrole tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins », il est assez éloigné des objectifs plus radicaux dont le désastre de notre époque a contribué à faire naître le besoin pratique et la formulation théorique : « Les compagnies pétrolières n’auront pas indéfiniment à payer les conséquences des marées noires. Elles auront à disparaître. » (Le temps du sida). Ici, la disparition ne se réduit pas à « l’expropriation des expropriateurs » et à l’autogestion des pétroliers ; ceux-ci devront rejoindre les poubelles de l’histoire. Plus généralement, si Debord a bien exposé, dès les années 70, le centre même de la question dans sa généralité (attaquer dans ses racines mêmes le système productif), beaucoup de contestataires actuels, quand ils ne tombent pas dans les chausse-trappes anti-industrielles et en dépit de l’approfondissement théorique que permettait le passage d’une trentaine d’années, sous-estiment la profondeur du renversement épistémologique qu’implique plus particulièrement une telle transformation . C’est cela maintenant qu’il convient d’évoquer brièvement ici.
Dans la situation actuelle, d’Anglade a raison de rappeler que la pensée mécanique régresse « vers la vocation de médiocrité limitative qui a toujours constitué le noyau de toutes les morales répressives. Ce face à face n’est pas nouveau. » Cependant, indépendamment du fait que « les curés de toutes les chapelles moisies » en profitent sans conteste pour la ramener, force est de reconnaître que cette limitation n’est plus seulement subjective mais objective. Elle est d’abord celle du vivant, dont le cancer économique prétend faire abstraction. La rationalité marchande purement instrumentale méconnaît entièrement la cohérence du vivant. L’idéologie scientifique moderne est, en effet, un mode de pensée, édifié sur la base des rapports marchands, qui reconnaît la nature non comme sujet mais uniquement comme stock de matières premières, bref comme « capital » à exploiter et à faire fructifier (en intensifiant ses rendements et, maintenant, en le recombinant) ou comme machine constituée de pièces détachables à réparer et à manipuler (hétérogreffes et artificialisation intégrale de la reproduction, par exemple) – dans ce dernier cas, l’exaltation de certains contestataires devant la « liberté » offerte de s’affranchir de la « limite génétique des variations possibles de l’appareil inducteur » (Bounan) en dit long sur leur séparation d’avec leur propre nature de sujets vivants, et leur familiarité de pensée avec la volonté d’assujettissement total du vivant qui en est le fondement. C’est aussi ce mode de conscience forgé dans les rapports marchands qui est à l’origine du projet étroitement historique, de la production industrielle d’hydrogène (énergie appelée à remplacer les combustibles fossiles), commun au capital (Air liquide, leader mondial sur ce marché émergent) comme à certains utopistes (Rifkin) – nouvelle frontière repoussée toujours plus loin d’un développement quantitatif dont personne ne songe à demander le sens et la fonction.
C’est bien une même conscience qui a façonné l’idéologie scientifique marchande, ses usages et ses terrains d’application, ou, en d’autres termes, la manifestation exotérique de la puissance sociale aliénée. La recherche scientifique actuelle n’est pas liée au mode de production capitaliste accidentellement (par sa subordination au complexe médico-pharmaceutique, notamment) ; elle lui est consubstantielle. En matière de « biotechnologie » ou de fission nucléaire, principes et applications sont indissociables , et la science mécaniste est liée à la société marchande tout autant que « la médecine chamanique est liée aux sociétés pillardes, la théogonique au “despotisme oriental”, et les théories humorales à l’organisation féodale. » (Michel Bounan). La domination a toujours cherché à naturaliser son oppression, en affirmant la neutralité de son instrumentation théorique et pratique, qui sert pourtant son développement exclusif. En réalité, les idées scientifiques dominantes, hier comme aujourd’hui, sont les idées de la classe dominante.

Dans un tel contexte historique, celui d’une autonomisation sans frein de l’économie marchande, affranchie momentanément de toute limitation à sa logique autistique, ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à l’accroissement quantitatif des forces productives. Bien sûr, le fait que la production de plus-value soit basée sur l’exploitation du travail vivant constitue un frein au développement productif du capitalisme moderne. Mais il n’en reste pas moins vrai que le remplacement du travail vivant par le travail mort conduit à une inflation de la productivité tellement rapide que le capital a entrepris d’épuiser les ressources naturelles avant même de rencontrer sa contradiction absolue. Au-delà d’un seuil historique, qui est précisément le moment présent, il devient difficile de distinguer la croissance aliénée des forces productives des forces productives elles-mêmes. C’est ainsi que les rapports de production, sous le double aspect social des gestionnaires de l’économie (au nom du « développement ») et de la « force de travail » (au nom de l’emploi), constituent le principal soutien à l’accroissement insensé de la puissance productive. C’est celui-ci qui est responsable du retour de la disette, non comme perspective liée au projet social chimérique d’une société marchande non industrielle et aux proclamations bucoliques qui l’accompagnent, mais comme aboutissement du mode de production capitaliste. Un homme sur quatre ne mange pas à sa faim et vingt mille enfants en meurent quotidiennement, sans compter les famines épisodiques, en Ethiopie comme au Soudan (dans une telle situation, considérée sous l’angle de la satisfaction des besoins élémentaires, la condition des Bochimans du Kalahari décrite par Sahlins n’a assurément rien à envier à celle de nombreux Africains aujourd’hui). Force est de reconnaître que la disette est déjà là – à moins de succomber à un point de vue étroitement occidental, comme si cette sous-alimentation chronique n’était pas le produit achevé et l’autre face terrifiante du mode de production capitaliste le plus avancé, mais une anomalie exotique et la conséquence d’une arriération de certains pays, dits par inversion en voie de développement, dans leur course pour attraper le train de la modernisation marchande. Cette disette n’est pas un spectre menaçant lié à un très improbable retour en arrière mais la condamnation absolue de cette société marchande et la retombée réelle de son illusoire progressisme messianique, qui promettait, grâce à l’essor de l’industrie et du commerce, une alimentation en quantité et en qualité suffisante pour tous.
D’autre part, l’exploitation capitaliste du vivant (qu’il s’agisse de la nature intérieure ou extérieure à l’homme) accroît la désertification, affecte dangereusement le monde végétal et en vient à constituer une menace gravissime contre la possibilité même de l’autoreproduction de l’espèce (15 % des couples sont d’ores et déjà stériles en Europe, de l’aveu même des scientifiques membres de l’Artac, association française pour la recherche thérapeutique anti-cancéreuse, signataires de l’Appel de Paris du 7 mai 2004 ; et selon le rapport Human impact of man-made chemicals, le déclin du nombre de spermatozoïdes est de -50 % en deux générations). Tout converge donc vers la stérilisation intégrale de la vie par la marchandise et annonce des disettes plus formidables encore, auxquelles la science spectaculaire entend répondre illusoirement avec toujours plus de réification (nécrotechnologies et parachèvement de l’artificialisation totale de la reproduction), préparant des perturbations de la biosphère et des pathologies imprévisibles.
Une société homogène ne penserait sans doute pas son rapport avec la nature en termes de « domination » et de « puissance », conceptions qui, faut-il le rappeler, sont nées et se sont développés en Occident, avant de s’étendre au monde entier, dans un type de société bien particulier, où la marchandise en est venue à se soumettre tous les aspects de la vie (à commencer par les passions et les projets que la conscience peut former), chose qui ne s’était jamais vue, non plus que les préoccupations originales qui l’accompagnent (par exemple, la valeur du travail) . Ce « retour à soi médiatisé par la maîtrise de la nature » n’est pas, en tout cas, ce que la théorie du sujet vivant de Bounan permet d’augurer. Tout au contraire, « l’image bien différente que l’idéologie scientifique se fait du vivant depuis trois siècles a fondé l’ensemble des démarches médicales, diverses entreprises de “domination de la nature” et d’asservissement de l’homme lui-même. » Bien que le plus souvent décriées, par l’organisation dominante de la vie et ceux qui lui donnent leur adhésion enthousiaste, et bien qu’elles soient fréquemment mystifiées, ce sont de toutes autres conceptions que l’on voit se dessiner aujourd’hui fondées sur la compréhension de la dynamique du vivant, conceptions qu’une fréquente méprise, plus ou moins honnête, mais toujours prisonnière de sa stérile opposition « avant/après », confond avec une quelconque idolâtrie passée. « La science est à réinventer » (Le temps du sida). Cette réinvention ne produira une pleine compréhension du vivant, et des résultats pratiques originaux, qu’avec l’effondrement des conditions sociales qui interdisent toutes les recherches (médicales, par exemple) et un aménagement du monde en ce sens.
Comme le rappelle Anselm Jappe à propos de l’esthétique d’Adorno, « dans l’art, la maîtrise des objets ne vise pas à se soumettre la nature mais à la réintégrer : “Par la domination du dominant, l’art révise de fond en comble la domination de la nature.” (Théorie esthétique) L’art, en tant qu’“antithèse sociale de la société” (Théorie esthétique), propose des exemples d’un possible emploi des moyens de la société pour un rapport avec la réalité qui ne serait pas de domination et de violence : “Par le seul fait qu’elles existent, les œuvres postulent l’existence d’une réalité inexistante, et elles entrent de ce fait en conflit avec l’inexistence réelle de celle-ci.” (Théorie esthétique) Alors que la production matérielle est dirigée exclusivement vers l’accroissement qualitatif, l’art, dans son “irrationalité”, doit représenter les fins qualitatives (tel que le bonheur de l’individu) que le rationalisme des sciences considère comme “irrationnelles” (Théorie esthétique). À travers son “inutilité” […] l’œuvre libère la nature de son statut de simple instrument et moyen. » (L’avant-garde inacceptable) L’on sait qu’Adorno s’est malheureusement résigné au peu de réalité de l’art. Il reviendrait à une société fondée sur des « forces productives esthétiques » de réaliser cette réalité inexistante, et à ses artistes sans œuvres d’élaborer les connaissances et d’expérimenter les comportements qui y concourraient ; ce qu’Adorno se représentait comme libération « de l’activisme, de la planification, de la volonté qu’on impose, de l’assujettissement », « ne rien faire comme une bête”, se laisser aller au fil de l’eau et regarder tranquillement le ciel » (Minima Moralia) – en un mot, lâcher tout et partir à la dérive.

 

Le 1er décembre 2004

 

Une traduction italienne a été réalisée et publiée par le groupe Nautilus et se trouve aux pages 43 à 46 du texte suivant: A proposito del testo Il concetto di malattia.

 


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