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Intégration sociale et désintégration mentale

Intégration sociale et désintégration mentale (Phénoménologie de l’informatique domestique)
L’informatique propagée à l’échelon domestique, c’est le modèle de l’amplification artificielle des besoins ; ou encore la négation, techniquement entérinée, d’une élaboration et d’une maturation personnelle du besoin. A rebours d’une telle maturation surgit, comme dans un miroir grossissant, une masse de besoins pré-satisfaits et prédigérés, quantitativement illimités et, nonobstant l’idéologie de l’interactivité, s’offrant à la consommation passive, à l’absorption mécanique. Certes, en démocratie marchande, rien n’oblige juridiquement à consommer tout cela, ni à s’y conformer. Mais ce qui est vrai juridiquement ne l’est ni socialement, ni économiquement.
Au plan technique, cette hypertrophie des possibles, aujourd’hui intégrée dans l’ordinateur domestique, dans le soit-disant “outil informatique”. En réalité le summum de la logique machinique avec tout ce qu’elle comporte d’intrinsèquement autoritaire — est probablement l’une des origines de tous les dysfonctionnements qui caractérisent son fonctionnement normal, sous forme de pannes, d’erreurs ou d’effets imprévus. Dysfonctionnements sans commune mesure avec ce qui existe par ailleurs dans le monde des appareils domestiques dont pourtant le devenir-camelote n’a cessé de se parfaire depuis le jour même de leur invention. Pour le dire de façon sereine et philosophique, le principe de la maintenance est donc consubstantiel à la substance informatique.
Ce que disant, je n’ignore pas que l’une des passions, et non des moindres, suscitées par ces super-machines réside dans le goût abstrait pour leur domestication, dans l’ambition individuelle de leur appropriation totale, dans une sorte de rivalité narcissique dénaturée. Entreprise aussi indéterminée qu’infinie. Promenade labyrinthique et constructions de situations techniques dans lesquelles vont se découvrir et s’inventer — c’est-à-dire être fabriqués — de nouveaux besoins et désirs. Le contraire même d’un développement organique de la sensibilité. L’addiction parfaite. On frémit à l’idée d’une humanité dont une part croissante de la sensibilité, de la subjectivation esthétique, se trouve d’ores et déjà redevable de cet univers. Car face à l’hyper-rationalisme de la machine, c’est en réalité à une néo-magie, sinon à la simple débilité mentale, que se trouve renvoyé l’individu. Ce sont tantôt des ordres, tantôt des rituels ou formules hermétiques qui sont émis ou intimés en direction de l’usager — qu’en souvenir de Günther Anders il serait plus juste d’appeler l’usagé. Bien évidemment, ces formules, rituels et commandements de toute nature ne sont pas de l’informatique à l’état pur — laquelle n’est que de la logique binaire –, ils n’en sont qu’une traduction, qu’une mise en expression — sans doute parmi bien d’autres possibles –, conçues donc par des individus, par des subjectivités dont on peut du même coup mesurer le délabrement de la sensibilité et l’étendue de la passion pour l’aliénation. Car la logique et les modes d’expression propagés par les programmes informatiques à usage domestique apparaissent, pour qui n’a pas encore perdu tout instinct de liberté, comme une véritable pédagogie de la soumission.
Pour commencer, il s’agit de se familiariser avec un univers de questions absurdes, à un degré tel que leur incongruité finit par ne plus apparaître. Une nouvelle version de votre logiciel est disponible. Voulez-vous la télécharger? Pour quoi faire? Aucune importance. Il faut obéir au Progrès, c’est-à-dire au permanent bouleversement technologique. Dans l’univers du cybernanthrope, la question du sens est forclose — ainsi que l’avait, dès 1967, bien anticipé Henri Lefebvre, hommage lui soit sur ce point rendu. On ne saura donc jamais rien des avantages ou inconvénients de ce nouveau programme, dont toute la vertu se résume dans le seul fait d’être plus récent que le précédent. Par ailleurs, cette question à première vue innocente est en réalité pleine de subtilités technologiques et de roublardises économiques. En réalité, il faut obtempérer. Car, à force de refus répétés, en s’obstinant à ne pas suivre le Progrès, on court le risque de se retrouver, le jour où l’on se défait d’un (trop) vieil ordinateur, gros jean comme devant, c’est-à-dire avec des documents (“des fichiers”) que le nouveau a désappris à lire — le pauvre, on lui a sûrement infligé, à lui aussi, la méthode globale! Pour le bonheur de l’économie, il existe des entreprises spécialisées dans la résolution de ce genre de problèmes — problèmes créés de toutes pièces, soit dit en passant — et qui se feront un plaisir de vous facturer leurs services à hauteur de leurs mérites… Donc, un logiciel, conforme à vos éventuels besoins, devenu avec le temps familier et commode à utiliser est, très vite, décrété dépassé par la raison économique, celle qui règle le rythme et le tempo de la rotation du capital.
Cette dictature du nouveau n’est en vérité qu’un des masques de la tyrannie marchande, parvenue à imposer dans le domaine informatique des normes d’obsolescence qui défient l’imagination et qu’elles rêvent évidemment d’étendre à l’ensemble de la production industrielle. Rien qu’en provenance des USA, ce sont chaque année 50 millions d’ordinateurs qui atterrissent dans les déchetteries africaines! Dans le petit milieu des techniciens en informatique, c’est une attitude très distinguée que de se gausser d’une unité centrale ou d’un logiciel déjà vieux d’un an ! A propos d’un logiciel subitement déréglé, son fabricant, appelé à la rescousse, n’eut qu’à rétorquer que ce produit n’était plus supporté (sic!) depuis déjà longtemps, qu’il n’existait plus sur le marché et qu’il n’était donc pas question, pour lui, d’apporter le moindre début de solution au problème. Bref ce qui n’est plus sur le marché est totalement irréel, voilà un des nouveaux principes ontologiques sur lequel l’humanité nouvelle est priée, ou plutôt sommée de se régler. Avec l’ordinateur domestique, la valeur marchande a trouvé un promoteur qui dépasse en perfection ce que l’automobile, pour prendre une des marchandises fétiches du capitalisme de consommation, était déjà parvenue à instituer dans le genre engrenage de la dépense et soumission au fabricant. On sait par exemple comment les moteurs dernier cri sont conçus pour rendre difficile et hasardeuse l’intervention d’un vulgaire quidam, laquelle intervention ferait d’ailleurs sauter l’éventuelle garantie du constructeur. Mais, pour l’heure, on n’a pas encore vu un garagiste décréter un véhicule irréparable sous prétexte qu’il n’est plus à la vente ; à ce rythme du progrès de l’insolence marchande, on va finir par vénérer ces constructeurs automobiles qui ont encore des pièces détachées pour des voitures vieilles de vingt cinq ans !
Remarquons au passage, dans une ambiance digne du château de Kafka ou d’une nouvelle de Beckett, la banalisation d’informations délivrées dans un patois absurde. Ainsi : les erreurs suivantes se sont produites à l’ouverture de ce document : alerte à l’importation, police manquante — suivies, contre toute attente, de l’injonction : continuez!
A vrai dire, tout ceci n’est jamais que vitupérations énoncées d’un point de vue qui, d’avoir eu pour lui quelque évidence il y a encore une ou deux décennies, est aujourd’hui relayé par une toute autre perspective. Car la conception instrumentale de l’informatique, en tant que moyen avantageux pour la transmission des informations et des idées — quoi que l’on pense par ailleurs de la dépendance ainsi créée à l’égard de fabricants tout puissants –, une telle conception somme toute traditionnelle est aujourd’hui en recul. Elle est relayée par l’univers télécommunicationnel, qui n’est plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Un monde nouveau qui, d’être épuré, ou plutôt amoindri au plan sensoriel, n’est pas pour autant débarrassé des avanies du monde d’avant! La téléphonie mobile y occupe également une place de choix. La solitude réelle, associée à une non moins réelle incapacité à la supporter, constitue un mélange typique de l’individualisme contemporain et psychologiquement explosif. Le téléphone mobile se présente comme un remède à la chose et comme bon nombre de remèdes conçus par la rentabilité, il entérine le mal, sinon l’aggrave.
Des mines hagardes et des regards hébétés, des yeux rivés sur des claviers de téléphone portatifs, des bouches qui parlent, ou plutôt vocifèrent toutes seules dans les rues, des oreilles reliées par des fils à un système de perfusion sonore qui semble devenu vital, voilà le spectacle qu’offre aujourd’hui la plupart des grandes villes. C’est sûrement, pour le dire comme le parti des Verts, une révolution en matière de communication. Les mêmes s’inquiètent pourtant des menaces pour la santé des utilisateurs et des personnes dont l’habitat jouxte les antennes relais de la téléphonie mobile. A quoi d’autres répondent que, de toute façon, l’exposition des personnes est considérablement moindre au voisinage des stations de base que lors d’une conversation avec un mobile collé à l’oreille, et par ailleurs, qui veut le plus veut aussi le moins : il y a en France 22 millions de propriétaires de téléphone portable qui se révèlent soucieux et exigeants en terme de couverture du réseau, autrement dit partisans de fait de la multiplication des antennes et du brouillard électromagnétique qu’elles génèrent. (Extraits d’une réunion du conseil municipal de la ville de Strasbourg en avril 2003).
La nouvelle vie télécommunicative est donc assistée par la téléphonie mobile et permanente et par l’ordinateur, lui-même en cours d’intégration au téléphone. Ce n’est donc rien moins que le principe de la concurrence qui s’est introduit au sein du concept de monde. Ou plutôt, le nouveau monde télécommunicationnel est en passe de devenir l’essentiel, le monde ancien, celui accessible à un système sensoriel non équipé, relégué au rang du dérisoire — déchet abandonné à ceux qui, en dépit de sacrifices et privations, ne peuvent pécuniairement s’élever jusqu’au monde essentiel ; ou, pour quelques-uns, n’en éprouvent pas l’envie. Ses promoteurs en ont conçu l’expression de fracture numérique, laquelle traduit bien la division entre le primordial et l’inférieur. Le monde phénoménal, non-télécommunicationnel, est en effet bien vulgaire, puisqu’en principe accessible à tout un chacun sans autres médiations que les formes de la sensibilité et les catégories de l’intellect, soit de tout ce qui façonne, ou aura jusqu’à présent façonné un monde humain. Autrement dit, tout ce qui, dans certains courants de la philosophie occidentale a été subsumé sous le concept de transcendantal, dont les déterminations, pour multiples et divergentes qu’elles aient pu être, ont toutes en commun de mettre en avant ce qui fait que pour l’homme il existe un monde en tant que monde humain. La question de savoir si tous ces anciens moules de l’expérience du monde sont innés ou acquis, inhérents à une supposée nature humaine ou produits par l’histoire n‘a pas ici à être tranchée. Car, de toute manière, naturels ou historiques, transcendantaux ou empiriques, peu importe : ces conditions de l’expérience du monde excèdent toujours la sphère du seul individu, lequel ne s’y rapporte que comme à une sorte de bien commun. Et, par ailleurs, même si l’inégalité sociale peut ici avoir quelque mot à dire et moduler leur accomplissement en chaque individu, le transcendantal — les moules de l’expérience, les conditions de possibilité du monde — était resté jusqu’à ce jour affligé d’une tare incommensurable : la gratuité.
Le fait de pouvoir s’échanger des courriers par la voie électronique, d’avoir accès à tel ou tel document sur l’Internet ou d’y effectuer telle ou telle opération jugée fastidieuse dans le monde réel n’a en soi rien d’exorbitant. On peut simplement s’inquiéter des conditions psychotechniques dans lesquelles tout cela s’effectue. Mais s’il n’y avait que cela, il serait exagéré de parler d’un nouveau monde télécommunicationnel et d’un néo-type humain — celui que Henri Lefebvre désignait sous le nom de cybernanthrope. Reste que mettre l’accent, comme on le fait parfois, sur les avantages et les conforts de la vie électroniquement équipée masque passablement l’effarante mutation déjà amorcée et qui fait que pour un nombre croissant de gens, le monde essentiel est désormais celui du cyberespace. A ce point, il ne s’agit plus d’outils, d’avantages pratiques, de médium ou de médiations : le médium est devenu la réalité. Un million sept cents mille d’internautes jouent, achètent, s’informent et se rencontrent dans Second Life. D’autres univers se préparent. (Le Monde, 3 et 4 décembre 2006). On n’est déjà plus dans l’univers du jeu — aussi débilitants, inquiétants et déréalisants que soient bon nombre — mais dans celui d’une réalité dissociée, avec un deuxième monde et une seconde vie, dans laquelle il faut imaginer pouvoir trouver tout ce que l’autre vie et le bas-monde n’ont pas procuré. Toujours est-il qu’évalué selon le critère de l’utopie, le nouveau monde apparaît d’une indigence sidérante et comme un clone monstrueusement simplifié de l’ancien. Certains se contentent de regarder ce qui se passe, d’autres achètent un espace, y construisent leur maison ou leurs boutiques pour vendre des objets de leur création. D’autres cherchent l’âme sœur ou l’aventure virtuelle d’un soir(??). Une véritable mini-société qui dispose même d’une monnaie : le linden dollar(357 pour 1 euro). En octobre, plus de 230000 euros ont été dépensés par jour à l’intérieur de Second Life…. Le profil des utilisateurs, en moyenne des trentenaires, est de plus en plus large, avec notamment l’arrivée de projets d’entreprises… L’expérience est en tout cas potentiellement assez lucrative pour que de grandes sociétés veuillent ne pas rater le coche. Nissan, Coca-cola, Toyota, Reebock, les chaînes NBC, MTV y organisent des”évènements”. Reuters y a ouvert un bureau de presse. Dell y propose de construire à la carte son ordinateur. L’objet, bel et bien réel, est ensuite envoyé à domicile. (On notera donc, qu’en ce qui concerne le monde des affaires, le lien avec le”réel” n’est pas entièrement rompu!) IBM va déjà plus loin. Son PDG a annoncé vouloir investir 10 millions de dollars dans ce secteur. L’entreprise a acheté dans Second Life une demi-douzaine d’îles privées accessibles uniquement par code d’accès (!!). La multinationale veut notamment évaluer les possibles applications de cet outil (!!) dans des domaines aussi divers que la formation à distance, la médecine, le marketing, la finance. “Nous n’en sommes qu’aux prémices de tout ce qui peut se développer dans ces mondes” estime Catherine Smith, directrice du marketing de Linden Lab (le concepteur du projet).
On me pardonnera, je l’espère, la longueur de cette citation cauchemardesque. A propos de la pseudo-nouvelle vie dans le cybermonde, un auteur japonais — Osamu Yoshino — a parlé d’expropriation transcendantale et de chemin vers l’autisme. On ne saurait mieux dire. Ajoutons que l’expropriation prend ici la forme d’une dépossession radicale de l’imaginaire, avec la constitution d’une utopie radicalement négative, qui se donne comme une hypostase de ce que le monde”réel”recèle de pire. Quant à la vie — au sens transcendantal dont en parle un philosophe comme Michel Henry–, elle est évacuée au profit de monstrueux artifices. Car la seule jouissance qui apparaît licite dans le nouveau monde de l’utopie négative — en regard duquel tous les arrières- mondes des religions élaborées jusqu’ici au cours de l’histoire de l’humanité apparaissent comme un stade très sommaire et très insuffisant d’aliénation mentale –, la seule jouissance désormais permise est d’ordre purement narcissique : l’effort pseudo-hédonique et réellement désespéré pour se doter de nouvelles identités — autres apparences et personnalités. On peut observer le même phénomène à l’œuvre dans une autre contrée du cybermonde appelée My Space, lequel procure un parfait environnement aux adolescents pour jouir d’une communication qu’ils ne trouvent pas dans leur foyer.. (Le septuagénaire australien Robert Murdoch est aujourd’hui à la tête du plus grand site Internet au monde, avec plus de 100 millions d’inscrits, tous jeunes. Et l’accord qu’il vient de signer avec l’autre géant du secteur, Google, qui lui rapportera 900 millions de dollars sur quatre ans, montre qu’il avait vu juste. La France adolescente est mûre pour le concept de My Space, qui compte déjà quelques avatars francophones et autres dans le pipeline. On aura reconnu le style de Libération, en l’occurrence dans son édition des 19 et 20 août 2006. A cette occasion, on voit aussi apparaître une nouvelle race de psychologue, puisqu’il en est maintenant qui préconisent les effets profitables de la dissociation psychoïde et du retrait de la réalité : Ils utilisent My Space comme un moyen de tester différentes identités qu’ils auraient à assumer en face à face à l’école ou ailleurs. My Space fournit une opportunité en or de mener cette exploration sans les conséquences du monde réel, selon l’avis éclairé d’un certain Larry D. Rosen, professeur de psychologie en Californie (c’est moi qui souligne).
Il serait injuste de ne pas rappeler que la manière tantôt placide, tantôt frivole dont les journaux racontent la transformation de la planète en gigantesque hôpital de jour a été préparée, depuis belle lurette, dans le domaine des idées. Dès les années 1970, les philosophes moléculaires Gilles Deleuze et Félix Guattari — dont, au-delà de leur packaging subversif, la complicité d’idées avec le nouvel esprit du capitalisme n’est plus à démontrer — avaient vu le vent venir et concluaient que le plan d’immanence doit se substituer au champ transcendantal issu des philosophies de Kant et de Husserl — vieux concept de l’humanité devenu obsolète. Le chaos chaotise et défait dans l’infini toute consistance, s’écriaient-ils encore en 1991 (Qu’est-ce que la philosophie p.45, Editions de Minuit) et de vanter les mérites du glissement d’une organisation à une autre et de la formation d’une désorganisation, progressive et créatrice.
De toutes les inventions cyber, celle qui décroche la palme dans le domaine du progrès vers l’autisme de masse aura conduit, en cette fin d’année 2006, plusieurs internautes de la capitale française à en venir aux mains pour s’arracher un des dizaines de milliers d’exemplaires de gondoles mises sur le marché. La Wii est une console de jeu d’un genre nouveau, sensoriel, fondé sur la reconnaissance des mouvements. Tout est dans sa manette, une télécommande sans fil capable de reproduire les gestes du bras et/ou de la main, cela en interaction avec l’écran où est diffusée l’image dont elle a le contrôle. En clair : la Wii permet de jouer dans son salon au tennis, au golf, au bowling, à la boxe, à l’escrime.. en mimant les gestes adéquats. Et même à la pêche à la ligne. Une vibration avertissant du moment où il convient de ferrer, confortablement calé dans son canapé, l’improbable poisson. (On imagine l’ambiance qui doit ainsi régner dans certains intérieurs!). Avec la Wii, l’individu gagne en apparente liberté. De mouvement, s’entend. Il se coupe du monde, du toucher et de la chaleur de ses congénères… Ainsi le joueur de Wii, faisant ses gammes au royaume du virtuel, peut manifestement être tout à ses sensations (Le Monde du 6 décembre 2006). Parmi les innombrables simplifications et rapetissements qu’institue l’entrée dans le monde du virtuel, la réduction de toutes formes de sentir à la seule sensation — elle-même simplifiée, au demeurant – – en est une des plus remarquables. Tout ce qui, dans la sensibilité, s’inscrit dans l’ordre de la durée, de la maturation, donc de l’élaboration, de l’histoire individuelle, tout ce qui ne trouve pas sa satisfaction ou son obturation dans le champ du consommable est littéralement forclos. Dans les paradis virtuels, la constitution marchande de l’existant est portée à son comble, ayant balayé tout ce qui dans l’ici-bas la ralentit, la tempère, la freine ou lui fait encore obstacle. L’illusion subjectiviste, l’impression que ressent l’individu monadique de constituer son monde y atteint le niveau de l’hallucination. La tabula rasa du cybermonde est l’utopie en cours de réalisation d’un capitalisme devenu littéralement dément et qui expérimente là ce qui n’est rien moins que la solution finale : l’éradication de l’humanitas de l’homme, comme humanité potentielle qui n’a jamais été aussi éloignée de sa réalisation.
J’emploie ici le mot latin humanitas car le terme français d’humanité se confond facilement avec toutes sortes d’humanitarismes qui ne sont pas ici de mon propos. Un de mes amis, par ailleurs lecteur attentif de mes écrits, m’a fait part de son étonnement de voir surgir cette notion d’humanitas. Lui répondre m’amène à ajouter cette brève digression philosophique.
L’émergence du concept de sujet dans la pensée occidentale s’est accomplie à l’âge classique. Elle fut comme un écho philosophique dans la gestation de l’individu bourgeois, lequel individu offre par ailleurs une double dimension : d’un côté, l’affirmation au moins idéelle sinon effective d’une autonomie individuelle ; d’un autre côté, et bien réels quant à eux, les principes de séparation et de concurrence posés comme fondements — ou absence de fondements — de la vie en société. C’est dans ce contexte théorique et social que, par exemple, la question du pourquoi et du comment de l’existence d’autrui a pu faire irruption et devenir assez rapidement un problème philosophique classique, lequel eut sans doute bien dérouté un penseur de l’Antiquité, pour qui l’existence de l’autre n’était encore ni une question, ni même un sujet d’étonnement, mais tout simplement une évidence. Au plan proprement théorique, le germe de la bulle narcissique, si patente dans la constitution subjective contemporaine, ne date donc pas d’aujourd’hui mais renvoie aux origines mêmes de la conception et de la transformation bourgeoise de l’homme et du monde.
Au demeurant, chacun de ces deux aspects de la subjectivité moderne est l’un à l’égard de l’autre dans une relation potentiellement conflictuelle. Leur destin politique en est d’ailleurs une illustration. Si le principe de l’autonomie individuelle a pu s’émanciper de ses origines bourgeoises et, par exemple, inspirer les idées libertaires au sein d’un mouvement socialiste1 parfois tenté par le précepte autoritaire et la négation communautaire des singularités, séparation et concurrence restent en revanche totalement immanents au monde bourgeois. Ils ont suscité deux genres d’idée régulatrice : l’une endogène — c’est la main invisible des libéraux –, l’autre exogène — l’Etat comme dépassement de la guerre de tous contre tous.
Pour en rester au seul plan théorique, le concept de sujet connut lui aussi deux destins qu’il importe de distinguer. Dès l’époque des Lumières, l’empirisme anglo-saxon le livra, clés en mains si l’on peut dire, aux forces du marché, en dissolvant totalement dans la solution empirique la question de la subjectivité. Sur le continent et notamment en Allemagne, région d’Europe alors moins engagée dans la transformation capitaliste de la vie, le concept de sujet transcendantal qui lui fut opposé, apparaît rétrospectivement, et sous certains aspects, comme une sorte de résistance idéelle à ladite transformation. Avec le sujet kantien de l’idéalisme transcendantal, si la pratique scientifique moderne se voit fondée philosophiquement, elle ne l’est cependant pas sous l’angle de l’utilitarisme marchand. Quant aux maximes morales de la raison pratique — cette morale qui, d’avoir les mains pures, n’a précisément pas de mains, comme on a pu le lui reprocher –, si elles ne constituent pas un rejet actif du monde économique naissant, elles lui sont quant même réticentes, de par la manière dont elles oblitèrent tout rapport à autrui de nature utilitaire ou pragmatique.
1 Le mot s’entend ici au sens qu’il avait au 19e siècle, lorsque, au-delà des divergences entre ses différents courants et sensibilités, il avait valeur d’opposition irréductible au capitalisme conquérant.
Si l’on retient du transcendantal le principe de la condition subjective de possibilité d’un monde, on a pu dire, non sans quelque raison d’ailleurs, que le monde de la modernité bourgeoise y trouve là sa sublimation sinon sa justification philosophique. Ce n’est néanmoins qu’un aspect du sens que l’on peut donner au moment philosophique kantien. Cette notion de transcendantal, écartée par l’historicisme hégélien, a connu — au début du 20e siècle — une résurgence avec la pensée phénoménologique de Husserl, accompagnée d’un glissement de sens qui met cette fois l’accent, non seulement sur la constitution subjective du monde, mais aussi sur ce qui en découle quant au mode d’apparition, pour la conscience, des objets et du monde. Avec la phénoménologie husserlienne, se dessine aussi une certaine forme de résistance idéelle au cours du monde, lequel n’est cependant appréhendé que sous l’angle de l’impérialisme scientifique, alors que la domination du capitalisme et de l’abstraction économique ne se trouve pas prise en compte. C’est néanmoins sur cette toile de fond théorique du sujet husserlien et du mode d’apparition des objets dans le vécu de la conscience — la vie phénoménologique en tant qu’elle n’est pas réductible à l’univers quantitatif que la science érige en seule réalité – qu’un auteur comme Günther Anders a pu, dans son livre L’obsolescence de l’homme, développer une critique du monde moderne dont la radicalité demeure encore aujourd’hui remarquable, même si là encore la critique de l’abstraction économique n’est que sous-jacente. Mais son analyse phénoménologique du devenir-abstrait du monde et des transformations profondes dans le mode d’apparition des objets pour la conscience contemporaine est quasiment sans équivalent. Anders non plus n’était pas empressé d’évacuer la question de l’humanitas, estimant sans doute que le cours des choses ne s’en chargeait que trop bien.
Considérant ce qui précède — le transcendantal dans sa double détermination de condition de possibilité subjective du monde et de mode d’apparition des objets à la conscience –, le Nouveau Monde — ce virtuel dans lequel on est fermement convié à se réfugier — est aussi celui d’un néo- transcendantal, devenu à la fois d’ordre technique et marchand : le monde des logiciels. Le calcul binaire qui sous-tend cet univers induit en effet une logique nouvelle qui est à la réalité informatique et au monde virtuel comme du transcendantal – c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de monde virtuel et de procédés informatiques. Si, autant que faire se peut, l’on en reste à l’informatique à usage restreint — en tant qu’outil d’information et de transmission –, le degré d’expropriation transcendantale est faible. Il se ramène simplement au caractère dans un premier temps déroutant de l’univers logiciel, le temps que l’on s’y fasse. Mais, comme on a pu le voir, l’univers télécommunicationnel n’est déjà plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Et pour un habitant du nouveau monde, dont l’esprit viendrait à se confondre avec le néo-transcendantal, c’est le monde réel et son irréductibilité à la logique binaire qui court le risque de devenir déroutant. On peut se demander si certains individus ne sont pas d’ores et déjà dans cette situation.
Par ailleurs, la manière dont le néo-réel se donne à la perception n’est pas strictement homogène à la manière dont le réel, bien que déjà très mécanisé, nous apparaît. Le néo-réel est profondément déqualifié, au sens d’appauvri en qualités sensibles, lesquelles sont remplacées quantitativement par une abondance d’ersatz, de situations, de déplacements rapides, d’effets spéciaux etc., sur le même mode qu’un arôme de synthèse cherche à masquer la simplification de ses composants par l’intensification de quelques-uns. Tout se passe donc comme si du transcendantal s’était détaché de nous pour se fixer dans des logiciels d’accès, lesquels ne sont jamais que des traductions en langage « humain » de codifications mathématiques de type binaire. Or la logique binaire, avec son rythme oui-non (0-1), n’est ni la logique formelle, ni, encore moins, une logique dialectique. Et, enfin, les logiciels d’accès s’éloignent de la simple forme de l’outil — aussi contestable qu’elle puisse souvent être — pour devenir mode d’accès à une néo-réalité — laquelle n’est par ailleurs qu’une caricature appauvrie et aggravée du monde réel.
Le capitalisme est donc parvenu à vendre du transcendantal. C’est là un exploit qu’il faut saluer tant il en dit long sur la déroute de ceux qui pouvaient, ou peuvent encore concevoir la vie autrement.

par Michel Le Gris

 

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L’informatique propagée à l’échelon domestique, c’est le modèle de l’amplification artificielle des besoins ; ou encore la négation, techniquement entérinée, d’une élaboration et d’une maturation personnelle du besoin. A rebours d’une telle maturation surgit, comme dans un miroir grossissant, une masse de besoins pré-satisfaits et prédigérés, quantitativement illimités et, nonobstant l’idéologie de l’interactivité, s’offrant à la consommation passive, à l’absorption mécanique. Certes, en démocratie marchande, rien n’oblige juridiquement à consommer tout cela, ni à s’y conformer. Mais ce qui est vrai juridiquement ne l’est ni socialement, ni économiquement.

Au plan technique, cette hypertrophie des possibles, aujourd’hui intégrée dans l’ordinateur domestique, dans le soit-disant “outil informatique”. En réalité le summum de la logique machinique avec tout ce qu’elle comporte d’intrinsèquement autoritaire — est probablement l’une des origines de tous les dysfonctionnements qui caractérisent son fonctionnement normal, sous forme de pannes, d’erreurs ou d’effets imprévus. Dysfonctionnements sans commune mesure avec ce qui existe par ailleurs dans le monde des appareils domestiques dont pourtant le devenir-camelote n’a cessé de se parfaire depuis le jour même de leur invention. Pour le dire de façon sereine et philosophique, le principe de la maintenance est donc consubstantiel à la substance informatique.

Ce que disant, je n’ignore pas que l’une des passions, et non des moindres, suscitées par ces super-machines réside dans le goût abstrait pour leur domestication, dans l’ambition individuelle de leur appropriation totale, dans une sorte de rivalité narcissique dénaturée. Entreprise aussi indéterminée qu’infinie. Promenade labyrinthique et constructions de situations techniques dans lesquelles vont se découvrir et s’inventer — c’est-à-dire être fabriqués — de nouveaux besoins et désirs. Le contraire même d’un développement organique de la sensibilité. L’addiction parfaite. On frémit à l’idée d’une humanité dont une part croissante de la sensibilité, de la subjectivation esthétique, se trouve d’ores et déjà redevable de cet univers. Car face à l’hyper-rationalisme de la machine, c’est en réalité à une néo-magie, sinon à la simple débilité mentale, que se trouve renvoyé l’individu. Ce sont tantôt des ordres, tantôt des rituels ou formules hermétiques qui sont émis ou intimés en direction de l’usager — qu’en souvenir de Günther Anders il serait plus juste d’appeler l’usagé. Bien évidemment, ces formules, rituels et commandements de toute nature ne sont pas de l’informatique à l’état pur — laquelle n’est que de la logique binaire –, ils n’en sont qu’une traduction, qu’une mise en expression — sans doute parmi bien d’autres possibles –, conçues donc par des individus, par des subjectivités dont on peut du même coup mesurer le délabrement de la sensibilité et l’étendue de la passion pour l’aliénation. Car la logique et les modes d’expression propagés par les programmes informatiques à usage domestique apparaissent, pour qui n’a pas encore perdu tout instinct de liberté, comme une véritable pédagogie de la soumission.

Pour commencer, il s’agit de se familiariser avec un univers de questions absurdes, à un degré tel que leur incongruité finit par ne plus apparaître. Une nouvelle version de votre logiciel est disponible. Voulez-vous la télécharger? Pour quoi faire? Aucune importance. Il faut obéir au Progrès, c’est-à-dire au permanent bouleversement technologique. Dans l’univers du cybernanthrope, la question du sens est forclose — ainsi que l’avait, dès 1967, bien anticipé Henri Lefebvre, hommage lui soit sur ce point rendu. On ne saura donc jamais rien des avantages ou inconvénients de ce nouveau programme, dont toute la vertu se résume dans le seul fait d’être plus récent que le précédent. Par ailleurs, cette question à première vue innocente est en réalité pleine de subtilités technologiques et de roublardises économiques. En réalité, il faut obtempérer. Car, à force de refus répétés, en s’obstinant à ne pas suivre le Progrès, on court le risque de se retrouver, le jour où l’on se défait d’un (trop) vieil ordinateur, gros jean comme devant, c’est-à-dire avec des documents (“des fichiers”) que le nouveau a désappris à lire — le pauvre, on lui a sûrement infligé, à lui aussi, la méthode globale! Pour le bonheur de l’économie, il existe des entreprises spécialisées dans la résolution de ce genre de problèmes — problèmes créés de toutes pièces, soit dit en passant — et qui se feront un plaisir de vous facturer leurs services à hauteur de leurs mérites… Donc, un logiciel, conforme à vos éventuels besoins, devenu avec le temps familier et commode à utiliser est, très vite, décrété dépassé par la raison économique, celle qui règle le rythme et le tempo de la rotation du capital.

Cette dictature du nouveau n’est en vérité qu’un des masques de la tyrannie marchande, parvenue à imposer dans le domaine informatique des normes d’obsolescence qui défient l’imagination et qu’elles rêvent évidemment d’étendre à l’ensemble de la production industrielle. Rien qu’en provenance des USA, ce sont chaque année 50 millions d’ordinateurs qui atterrissent dans les déchetteries africaines! Dans le petit milieu des techniciens en informatique, c’est une attitude très distinguée que de se gausser d’une unité centrale ou d’un logiciel déjà vieux d’un an ! A propos d’un logiciel subitement déréglé, son fabricant, appelé à la rescousse, n’eut qu’à rétorquer que ce produit n’était plus supporté (sic!) depuis déjà longtemps, qu’il n’existait plus sur le marché et qu’il n’était donc pas question, pour lui, d’apporter le moindre début de solution au problème. Bref ce qui n’est plus sur le marché est totalement irréel, voilà un des nouveaux principes ontologiques sur lequel l’humanité nouvelle est priée, ou plutôt sommée de se régler. Avec l’ordinateur domestique, la valeur marchande a trouvé un promoteur qui dépasse en perfection ce que l’automobile, pour prendre une des marchandises fétiches du capitalisme de consommation, était déjà parvenue à instituer dans le genre engrenage de la dépense et soumission au fabricant. On sait par exemple comment les moteurs dernier cri sont conçus pour rendre difficile et hasardeuse l’intervention d’un vulgaire quidam, laquelle intervention ferait d’ailleurs sauter l’éventuelle garantie du constructeur. Mais, pour l’heure, on n’a pas encore vu un garagiste décréter un véhicule irréparable sous prétexte qu’il n’est plus à la vente ; à ce rythme du progrès de l’insolence marchande, on va finir par vénérer ces constructeurs automobiles qui ont encore des pièces détachées pour des voitures vieilles de vingt cinq ans !

Remarquons au passage, dans une ambiance digne du château de Kafka ou d’une nouvelle de Beckett, la banalisation d’informations délivrées dans un patois absurde. Ainsi : les erreurs suivantes se sont produites à l’ouverture de ce document : alerte à l’importation, police manquante — suivies, contre toute attente, de l’injonction : continuez!

A vrai dire, tout ceci n’est jamais que vitupérations énoncées d’un point de vue qui, d’avoir eu pour lui quelque évidence il y a encore une ou deux décennies, est aujourd’hui relayé par une toute autre perspective. Car la conception instrumentale de l’informatique, en tant que moyen avantageux pour la transmission des informations et des idées — quoi que l’on pense par ailleurs de la dépendance ainsi créée à l’égard de fabricants tout puissants –, une telle conception somme toute traditionnelle est aujourd’hui en recul. Elle est relayée par l’univers télécommunicationnel, qui n’est plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Un monde nouveau qui, d’être épuré, ou plutôt amoindri au plan sensoriel, n’est pas pour autant débarrassé des avanies du monde d’avant! La téléphonie mobile y occupe également une place de choix. La solitude réelle, associée à une non moins réelle incapacité à la supporter, constitue un mélange typique de l’individualisme contemporain et psychologiquement explosif. Le téléphone mobile se présente comme un remède à la chose et comme bon nombre de remèdes conçus par la rentabilité, il entérine le mal, sinon l’aggrave.

Des mines hagardes et des regards hébétés, des yeux rivés sur des claviers de téléphone portatifs, des bouches qui parlent, ou plutôt vocifèrent toutes seules dans les rues, des oreilles reliées par des fils à un système de perfusion sonore qui semble devenu vital, voilà le spectacle qu’offre aujourd’hui la plupart des grandes villes. C’est sûrement, pour le dire comme le parti des Verts, une révolution en matière de communication. Les mêmes s’inquiètent pourtant des menaces pour la santé des utilisateurs et des personnes dont l’habitat jouxte les antennes relais de la téléphonie mobile. A quoi d’autres répondent que, de toute façon, l’exposition des personnes est considérablement moindre au voisinage des stations de base que lors d’une conversation avec un mobile collé à l’oreille, et par ailleurs, qui veut le plus veut aussi le moins : il y a en France 22 millions de propriétaires de téléphone portable qui se révèlent soucieux et exigeants en terme de couverture du réseau, autrement dit partisans de fait de la multiplication des antennes et du brouillard électromagnétique qu’elles génèrent. (Extraits d’une réunion du conseil municipal de la ville de Strasbourg en avril 2003).

La nouvelle vie télécommunicative est donc assistée par la téléphonie mobile et permanente et par l’ordinateur, lui-même en cours d’intégration au téléphone. Ce n’est donc rien moins que le principe de la concurrence qui s’est introduit au sein du concept de monde. Ou plutôt, le nouveau monde télécommunicationnel est en passe de devenir l’essentiel, le monde ancien, celui accessible à un système sensoriel non équipé, relégué au rang du dérisoire — déchet abandonné à ceux qui, en dépit de sacrifices et privations, ne peuvent pécuniairement s’élever jusqu’au monde essentiel ; ou, pour quelques-uns, n’en éprouvent pas l’envie. Ses promoteurs en ont conçu l’expression de fracture numérique, laquelle traduit bien la division entre le primordial et l’inférieur. Le monde phénoménal, non-télécommunicationnel, est en effet bien vulgaire, puisqu’en principe accessible à tout un chacun sans autres médiations que les formes de la sensibilité et les catégories de l’intellect, soit de tout ce qui façonne, ou aura jusqu’à présent façonné un monde humain. Autrement dit, tout ce qui, dans certains courants de la philosophie occidentale a été subsumé sous le concept de transcendantal, dont les déterminations, pour multiples et divergentes qu’elles aient pu être, ont toutes en commun de mettre en avant ce qui fait que pour l’homme il existe un monde en tant que monde humain. La question de savoir si tous ces anciens moules de l’expérience du monde sont innés ou acquis, inhérents à une supposée nature humaine ou produits par l’histoire n‘a pas ici à être tranchée. Car, de toute manière, naturels ou historiques, transcendantaux ou empiriques, peu importe : ces conditions de l’expérience du monde excèdent toujours la sphère du seul individu, lequel ne s’y rapporte que comme à une sorte de bien commun. Et, par ailleurs, même si l’inégalité sociale peut ici avoir quelque mot à dire et moduler leur accomplissement en chaque individu, le transcendantal — les moules de l’expérience, les conditions de possibilité du monde — était resté jusqu’à ce jour affligé d’une tare incommensurable : la gratuité.

Le fait de pouvoir s’échanger des courriers par la voie électronique, d’avoir accès à tel ou tel document sur l’Internet ou d’y effectuer telle ou telle opération jugée fastidieuse dans le monde réel n’a en soi rien d’exorbitant. On peut simplement s’inquiéter des conditions psychotechniques dans lesquelles tout cela s’effectue. Mais s’il n’y avait que cela, il serait exagéré de parler d’un nouveau monde télécommunicationnel et d’un néo-type humain — celui que Henri Lefebvre désignait sous le nom de cybernanthrope. Reste que mettre l’accent, comme on le fait parfois, sur les avantages et les conforts de la vie électroniquement équipée masque passablement l’effarante mutation déjà amorcée et qui fait que pour un nombre croissant de gens, le monde essentiel est désormais celui du cyberespace. A ce point, il ne s’agit plus d’outils, d’avantages pratiques, de médium ou de médiations : le médium est devenu la réalité. Un million sept cents mille d’internautes jouent, achètent, s’informent et se rencontrent dans Second Life. D’autres univers se préparent. (Le Monde, 3 et 4 décembre 2006). On n’est déjà plus dans l’univers du jeu — aussi débilitants, inquiétants et déréalisants que soient bon nombre — mais dans celui d’une réalité dissociée, avec un deuxième monde et une seconde vie, dans laquelle il faut imaginer pouvoir trouver tout ce que l’autre vie et le bas-monde n’ont pas procuré. Toujours est-il qu’évalué selon le critère de l’utopie, le nouveau monde apparaît d’une indigence sidérante et comme un clone monstrueusement simplifié de l’ancien. Certains se contentent de regarder ce qui se passe, d’autres achètent un espace, y construisent leur maison ou leurs boutiques pour vendre des objets de leur création. D’autres cherchent l’âme sœur ou l’aventure virtuelle d’un soir(??). Une véritable mini-société qui dispose même d’une monnaie : le linden dollar(357 pour 1 euro). En octobre, plus de 230000 euros ont été dépensés par jour à l’intérieur de Second Life…. Le profil des utilisateurs, en moyenne des trentenaires, est de plus en plus large, avec notamment l’arrivée de projets d’entreprises… L’expérience est en tout cas potentiellement assez lucrative pour que de grandes sociétés veuillent ne pas rater le coche. Nissan, Coca-cola, Toyota, Reebock, les chaînes NBC, MTV y organisent des”évènements”. Reuters y a ouvert un bureau de presse. Dell y propose de construire à la carte son ordinateur. L’objet, bel et bien réel, est ensuite envoyé à domicile. (On notera donc, qu’en ce qui concerne le monde des affaires, le lien avec le”réel” n’est pas entièrement rompu!) IBM va déjà plus loin. Son PDG a annoncé vouloir investir 10 millions de dollars dans ce secteur. L’entreprise a acheté dans Second Life une demi-douzaine d’îles privées accessibles uniquement par code d’accès (!!). La multinationale veut notamment évaluer les possibles applications de cet outil (!!) dans des domaines aussi divers que la formation à distance, la médecine, le marketing, la finance. “Nous n’en sommes qu’aux prémices de tout ce qui peut se développer dans ces mondes” estime Catherine Smith, directrice du marketing de Linden Lab (le concepteur du projet).

On me pardonnera, je l’espère, la longueur de cette citation cauchemardesque. A propos de la pseudo-nouvelle vie dans le cybermonde, un auteur japonais — Osamu Yoshino — a parlé d’expropriation transcendantale et de chemin vers l’autisme. On ne saurait mieux dire. Ajoutons que l’expropriation prend ici la forme d’une dépossession radicale de l’imaginaire, avec la constitution d’une utopie radicalement négative, qui se donne comme une hypostase de ce que le monde”réel”recèle de pire. Quant à la vie — au sens transcendantal dont en parle un philosophe comme Michel Henry–, elle est évacuée au profit de monstrueux artifices. Car la seule jouissance qui apparaît licite dans le nouveau monde de l’utopie négative — en regard duquel tous les arrières- mondes des religions élaborées jusqu’ici au cours de l’histoire de l’humanité apparaissent comme un stade très sommaire et très insuffisant d’aliénation mentale –, la seule jouissance désormais permise est d’ordre purement narcissique : l’effort pseudo-hédonique et réellement désespéré pour se doter de nouvelles identités — autres apparences et personnalités. On peut observer le même phénomène à l’œuvre dans une autre contrée du cybermonde appelée My Space, lequel procure un parfait environnement aux adolescents pour jouir d’une communication qu’ils ne trouvent pas dans leur foyer.. (Le septuagénaire australien Robert Murdoch est aujourd’hui à la tête du plus grand site Internet au monde, avec plus de 100 millions d’inscrits, tous jeunes. Et l’accord qu’il vient de signer avec l’autre géant du secteur, Google, qui lui rapportera 900 millions de dollars sur quatre ans, montre qu’il avait vu juste. La France adolescente est mûre pour le concept de My Space, qui compte déjà quelques avatars francophones et autres dans le pipeline. On aura reconnu le style de Libération, en l’occurrence dans son édition des 19 et 20 août 2006. A cette occasion, on voit aussi apparaître une nouvelle race de psychologue, puisqu’il en est maintenant qui préconisent les effets profitables de la dissociation psychoïde et du retrait de la réalité : Ils utilisent My Space comme un moyen de tester différentes identités qu’ils auraient à assumer en face à face à l’école ou ailleurs. My Space fournit une opportunité en or de mener cette exploration sans les conséquences du monde réel, selon l’avis éclairé d’un certain Larry D. Rosen, professeur de psychologie en Californie (c’est moi qui souligne).

Il serait injuste de ne pas rappeler que la manière tantôt placide, tantôt frivole dont les journaux racontent la transformation de la planète en gigantesque hôpital de jour a été préparée, depuis belle lurette, dans le domaine des idées. Dès les années 1970, les philosophes moléculaires Gilles Deleuze et Félix Guattari — dont, au-delà de leur packaging subversif, la complicité d’idées avec le nouvel esprit du capitalisme n’est plus à démontrer — avaient vu le vent venir et concluaient que le plan d’immanence doit se substituer au champ transcendantal issu des philosophies de Kant et de Husserl — vieux concept de l’humanité devenu obsolète. Le chaos chaotise et défait dans l’infini toute consistance, s’écriaient-ils encore en 1991 (Qu’est-ce que la philosophie p.45, Editions de Minuit) et de vanter les mérites du glissement d’une organisation à une autre et de la formation d’une désorganisation, progressive et créatrice.

De toutes les inventions cyber, celle qui décroche la palme dans le domaine du progrès vers l’autisme de masse aura conduit, en cette fin d’année 2006, plusieurs internautes de la capitale française à en venir aux mains pour s’arracher un des dizaines de milliers d’exemplaires de gondoles mises sur le marché. La Wii est une console de jeu d’un genre nouveau, sensoriel, fondé sur la reconnaissance des mouvements. Tout est dans sa manette, une télécommande sans fil capable de reproduire les gestes du bras et/ou de la main, cela en interaction avec l’écran où est diffusée l’image dont elle a le contrôle. En clair : la Wii permet de jouer dans son salon au tennis, au golf, au bowling, à la boxe, à l’escrime.. en mimant les gestes adéquats. Et même à la pêche à la ligne. Une vibration avertissant du moment où il convient de ferrer, confortablement calé dans son canapé, l’improbable poisson. (On imagine l’ambiance qui doit ainsi régner dans certains intérieurs!). Avec la Wii, l’individu gagne en apparente liberté. De mouvement, s’entend. Il se coupe du monde, du toucher et de la chaleur de ses congénères… Ainsi le joueur de Wii, faisant ses gammes au royaume du virtuel, peut manifestement être tout à ses sensations (Le Monde du 6 décembre 2006). Parmi les innombrables simplifications et rapetissements qu’institue l’entrée dans le monde du virtuel, la réduction de toutes formes de sentir à la seule sensation — elle-même simplifiée, au demeurant – – en est une des plus remarquables. Tout ce qui, dans la sensibilité, s’inscrit dans l’ordre de la durée, de la maturation, donc de l’élaboration, de l’histoire individuelle, tout ce qui ne trouve pas sa satisfaction ou son obturation dans le champ du consommable est littéralement forclos. Dans les paradis virtuels, la constitution marchande de l’existant est portée à son comble, ayant balayé tout ce qui dans l’ici-bas la ralentit, la tempère, la freine ou lui fait encore obstacle. L’illusion subjectiviste, l’impression que ressent l’individu monadique de constituer son monde y atteint le niveau de l’hallucination. La tabula rasa du cybermonde est l’utopie en cours de réalisation d’un capitalisme devenu littéralement dément et qui expérimente là ce qui n’est rien moins que la solution finale : l’éradication de l’humanitas de l’homme, comme humanité potentielle qui n’a jamais été aussi éloignée de sa réalisation.

J’emploie ici le mot latin humanitas car le terme français d’humanité se confond facilement avec toutes sortes d’humanitarismes qui ne sont pas ici de mon propos. Un de mes amis, par ailleurs lecteur attentif de mes écrits, m’a fait part de son étonnement de voir surgir cette notion d’humanitas. Lui répondre m’amène à ajouter cette brève digression philosophique.

L’émergence du concept de sujet dans la pensée occidentale s’est accomplie à l’âge classique. Elle fut comme un écho philosophique dans la gestation de l’individu bourgeois, lequel individu offre par ailleurs une double dimension : d’un côté, l’affirmation au moins idéelle sinon effective d’une autonomie individuelle ; d’un autre côté, et bien réels quant à eux, les principes de séparation et de concurrence posés comme fondements — ou absence de fondements — de la vie en société. C’est dans ce contexte théorique et social que, par exemple, la question du pourquoi et du comment de l’existence d’autrui a pu faire irruption et devenir assez rapidement un problème philosophique classique, lequel eut sans doute bien dérouté un penseur de l’Antiquité, pour qui l’existence de l’autre n’était encore ni une question, ni même un sujet d’étonnement, mais tout simplement une évidence. Au plan proprement théorique, le germe de la bulle narcissique, si patente dans la constitution subjective contemporaine, ne date donc pas d’aujourd’hui mais renvoie aux origines mêmes de la conception et de la transformation bourgeoise de l’homme et du monde.

Au demeurant, chacun de ces deux aspects de la subjectivité moderne est l’un à l’égard de l’autre dans une relation potentiellement conflictuelle. Leur destin politique en est d’ailleurs une illustration. Si le principe de l’autonomie individuelle a pu s’émanciper de ses origines bourgeoises et, par exemple, inspirer les idées libertaires au sein d’un mouvement socialiste* parfois tenté par le précepte autoritaire et la négation communautaire des singularités, séparation et concurrence restent en revanche totalement immanents au monde bourgeois. Ils ont suscité deux genres d’idée régulatrice : l’une endogène — c’est la main invisible des libéraux –, l’autre exogène — l’Etat comme dépassement de la guerre de tous contre tous.

Pour en rester au seul plan théorique, le concept de sujet connut lui aussi deux destins qu’il importe de distinguer. Dès l’époque des Lumières, l’empirisme anglo-saxon le livra, clés en mains si l’on peut dire, aux forces du marché, en dissolvant totalement dans la solution empirique la question de la subjectivité. Sur le continent et notamment en Allemagne, région d’Europe alors moins engagée dans la transformation capitaliste de la vie, le concept de sujet transcendantal qui lui fut opposé, apparaît rétrospectivement, et sous certains aspects, comme une sorte de résistance idéelle à ladite transformation. Avec le sujet kantien de l’idéalisme transcendantal, si la pratique scientifique moderne se voit fondée philosophiquement, elle ne l’est cependant pas sous l’angle de l’utilitarisme marchand. Quant aux maximes morales de la raison pratique — cette morale qui, d’avoir les mains pures, n’a précisément pas de mains, comme on a pu le lui reprocher –, si elles ne constituent pas un rejet actif du monde économique naissant, elles lui sont quant même réticentes, de par la manière dont elles oblitèrent tout rapport à autrui de nature utilitaire ou pragmatique.

Si l’on retient du transcendantal le principe de la condition subjective de possibilité d’un monde, on a pu dire, non sans quelque raison d’ailleurs, que le monde de la modernité bourgeoise y trouve là sa sublimation sinon sa justification philosophique. Ce n’est néanmoins qu’un aspect du sens que l’on peut donner au moment philosophique kantien. Cette notion de transcendantal, écartée par l’historicisme hégélien, a connu — au début du 20e siècle — une résurgence avec la pensée phénoménologique de Husserl, accompagnée d’un glissement de sens qui met cette fois l’accent, non seulement sur la constitution subjective du monde, mais aussi sur ce qui en découle quant au mode d’apparition, pour la conscience, des objets et du monde. Avec la phénoménologie husserlienne, se dessine aussi une certaine forme de résistance idéelle au cours du monde, lequel n’est cependant appréhendé que sous l’angle de l’impérialisme scientifique, alors que la domination du capitalisme et de l’abstraction économique ne se trouve pas prise en compte. C’est néanmoins sur cette toile de fond théorique du sujet husserlien et du mode d’apparition des objets dans le vécu de la conscience — la vie phénoménologique en tant qu’elle n’est pas réductible à l’univers quantitatif que la science érige en seule réalité – qu’un auteur comme Günther Anders a pu, dans son livre L’obsolescence de l’homme, développer une critique du monde moderne dont la radicalité demeure encore aujourd’hui remarquable, même si là encore la critique de l’abstraction économique n’est que sous-jacente. Mais son analyse phénoménologique du devenir-abstrait du monde et des transformations profondes dans le mode d’apparition des objets pour la conscience contemporaine est quasiment sans équivalent. Anders non plus n’était pas empressé d’évacuer la question de l’humanitas, estimant sans doute que le cours des choses ne s’en chargeait que trop bien.

Considérant ce qui précède — le transcendantal dans sa double détermination de condition de possibilité subjective du monde et de mode d’apparition des objets à la conscience –, le Nouveau Monde — ce virtuel dans lequel on est fermement convié à se réfugier — est aussi celui d’un néo- transcendantal, devenu à la fois d’ordre technique et marchand : le monde des logiciels. Le calcul binaire qui sous-tend cet univers induit en effet une logique nouvelle qui est à la réalité informatique et au monde virtuel comme du transcendantal – c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de monde virtuel et de procédés informatiques. Si, autant que faire se peut, l’on en reste à l’informatique à usage restreint — en tant qu’outil d’information et de transmission –, le degré d’expropriation transcendantale est faible. Il se ramène simplement au caractère dans un premier temps déroutant de l’univers logiciel, le temps que l’on s’y fasse. Mais, comme on a pu le voir, l’univers télécommunicationnel n’est déjà plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Et pour un habitant du nouveau monde, dont l’esprit viendrait à se confondre avec le néo-transcendantal, c’est le monde réel et son irréductibilité à la logique binaire qui court le risque de devenir déroutant. On peut se demander si certains individus ne sont pas d’ores et déjà dans cette situation.

Par ailleurs, la manière dont le néo-réel se donne à la perception n’est pas strictement homogène à la manière dont le réel, bien que déjà très mécanisé, nous apparaît. Le néo-réel est profondément déqualifié, au sens d’appauvri en qualités sensibles, lesquelles sont remplacées quantitativement par une abondance d’ersatz, de situations, de déplacements rapides, d’effets spéciaux etc., sur le même mode qu’un arôme de synthèse cherche à masquer la simplification de ses composants par l’intensification de quelques-uns. Tout se passe donc comme si du transcendantal s’était détaché de nous pour se fixer dans des logiciels d’accès, lesquels ne sont jamais que des traductions en langage « humain » de codifications mathématiques de type binaire. Or la logique binaire, avec son rythme oui-non (0-1), n’est ni la logique formelle, ni, encore moins, une logique dialectique. Et, enfin, les logiciels d’accès s’éloignent de la simple forme de l’outil — aussi contestable qu’elle puisse souvent être — pour devenir mode d’accès à une néo-réalité — laquelle n’est par ailleurs qu’une caricature appauvrie et aggravée du monde réel.

Le capitalisme est donc parvenu à vendre du transcendantal. C’est là un exploit qu’il faut saluer tant il en dit long sur la déroute de ceux qui pouvaient, ou peuvent encore concevoir la vie autrement.

* Le mot s’entend ici au sens qu’il avait au 19e siècle, lorsque, au-delà des divergences entre ses différents courants et sensibilités, il avait valeur d’opposition irréductible au capitalisme conquérant.

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