Archive pour le mot-clef ‘correspondance de guy debord’

Menues péripéties post mortem de l’esprit dada

… Au cours d’une séance de spiritisme improvisé, Dada nous rappelle avec vigueur et avec de terribles grimaces que son esprit refuse désormais de répondre à ses médiums attitrés…

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Signé X

 

Il y a des publications dont il est préférable de rester absent, afin de ne pas cautionner leurs défauts quand ceux-ci ont atteint un degré réellement inacceptable ; comme on peut aussi se flatter que notre mémoire s’effacera de l’esprit d’un public abusé et docile, excepté néanmoins du petit nombre de ceux qui ont une idée plus exigeante de la vérité.

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Günther Anders : De l’anthropologie négative à la philosophie de la technique (première partie)

 

par Jean-Pierre Baudet

 

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« De quelle façon la vie traite-t-elle le monde ? Si nous voulons le comprendre, nous ne devons pas établir de théories sur le monde, nous ne devons pas faire usage des facultés de l’esprit pour formuler des vérités sur le monde – à l’instar, par exemple, d’une thèse de sciences naturelles –, mais nous devons amener l’esprit à connaître ce qu’il fait déjà, ce qu’il vise déjà, alors même qu’il est inconsciemment « à l’œuvre » : en dépit de sa nature, qui consiste à rendre étranger le monde et à l’aliéner [entfremden], l’esprit théorique fera mieux, sans même viser à de plus hautes prétentions, de parcourir ses réalisations préthéoriques, celles dans lesquelles il fait son apparition, afin de faire la lumière sur ses ambitions naturelles. »

 

Günther Anders, Présentation de la philosophie allemande actuelle et de sa préhistoire (exposé fait en 1933 chez Gabriel Marcel, UH, p. 14)

 

« Il n’a probablement jamais existé de mouvement historique qui, autant que le conformisme triomphant, aura réussi à réaliser le principe de la contre-révolution : principe selon lequel on parvient à mobiliser contre eux-mêmes des hommes privés de liberté et ce sous la bannière même de la liberté. […] Si on nous traite avec une certaine modération, ce n’est là qu’un stigmate de notre défaite. »

 

Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Tome II (AM II, p. 269)

 

 

S’il a été décidé de publier sur ce site deux articles de jeunesse de Günther Anders (il était âgé de 28 ans lors de leur rédaction), Une interprétation de l’a posteriori et Pathologie de la liberté, ce n’est assurément pas que nous surestimions ces textes. Il est bien clair que leur contenu n’est pas de nature à transformer l’intelligence critique de notre époque, même si l’on ne peut jamais exclure, par principe, qu’un lecteur puisse un jour, de leur lecture, tirer des déductions fructueuses ou leur apporter des développements inattendus. Ces articles, en somme, nous paraissent très représentatifs des impasses rencontrées dans les années 1920 et 1930 par la philosophie universitaire, impasses que Sartre a tenté par la suite, avec un succès des plus éphémères, d’habiller en lucidité dernier cri (Anders a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises la dette que Sartre aurait eue envers lui, et le silence que ce dernier aurait entretenu au sujet de son « emprunt »). On pourra donc, si l’on veut, qualifier notre publication de purement muséographique, et c’est une critique que nous voulons bien accepter. Mais là, pourtant, n’est pas notre propos. Anders a connu en effet, tout récemment, une notoriété très tardive en France, basée essentiellement sur la traduction et publication de son ouvrage principal, Die Antiquiertheit des Menschen, ou, en français : L’obsolescence de l’homme. Cette notoriété paraît à la fois méritée et incertaine. Méritée, car personne ne pourra contester la profondeur d’un grand nombre d’analyses faites par Anders dans ce livre. Incertaine, car l’auteur reste fort peu connu et la toile de fond sur laquelle venaient s’inscrire les analyses de ce livre manque donc de relief et de couleur. Il paraissait souhaitable, dans ce contexte, d’apporter davantage d’informations au lecteur français, et que celui-ci en sache plus sur les origines intellectuelles d’Anders, de façon à pouvoir se prononcer avec plus de recul et de perspective sur une question qui nous paraît très peu négligeable : dans quelle mesure les analyses faites par Anders visaient-elles encore ce qu’on a appelé la critique sociale ? Si la publication des deux articles cités pouvait répondre à cette attente, au moins partiellement, elle aurait rempli sa fonction. Certains trouveront bien sûr la question posée ci-dessus superflue, la réponse leur paraissant évidente. Je leur laisse bien volontiers cette certitude, que je préfère ne pas partager. La critique sociale peut évidemment se nourrir de toute sorte d’examens, y compris des analyses qui ne l’avaient pas pour objectif (c’est même sans nul doute hors d’elle qu’elle trouve sa plus riche substance, plutôt que dans l’aride stérilité de ses partisans), mais la question qui se pose est de déterminer en quoi de telles implications étaient visées, et en quoi la présence ou l’absence de telles visées déterminait l’analyse elle-même. Car si la critique sociale peut se retrouver en tout et se nourrir de tout, il demeure préférable qu’elle ne soit pas dupe de la façon dont ses aliments sont cuisinés, et qu’elle rende aux ingrédients leur goût propre, qu’une sauce arbitraire étouffait.
Les commentaires que je fais suivre poursuivent le même objectif que cette publication, et l’accompagnent. Comme on pourra constater, il ne s’agit en aucune manière d’une étude savante ou exhaustive des deux articles publiés. D’ailleurs, les tâcherons universitaires ne manqueront pas, conformément à leur vocation, d’étudier en détail les vertus comparées de « l’anthropologie philosophique » d’Anders et de l’existentialisme sartrien (il en existe déjà une première approche sous forme d’une étude publiée par Christophe David et intitulée Falsche Zwillingsbrüder : Günther Anders und Jean-Paul Sartre, in : Dirk Röpcke, Raimund Bahr : Geheimagent der Masseneremiten – Günther Anders, Edition Art & Science, 2002). D’autres chercheront probablement à situer Anders par rapport aux divers courants phénoménologiques, et quelqu’un pensera peut-être utile (pourquoi pas ?) de déterminer en quoi la formation personnelle d’Anders par Husserl (ce dernier admirait le talent de son étudiant pour les descriptions phénoménologiques) aura bénéficié aux analyses critiques des médias, de la vie quotidienne et de la technique auxquelles il se livrera plus tard. Mon propos sera beaucoup plus modeste, et restera étroitement centré sur l’évolution de la pensée d’Anders elle-même : sur l’approche qui était la sienne avant qu’il ne fut parvenu à une « philosophie de la technique », et sur la manière dont cette dernière est venue ensuite s’articuler sur elle. Certains ont cru bon de remarquer qu’avec Anders, on n’avait pas affaire à un marxiste qui se serait spécialisé dans la critique de la technique, mais au contraire à quelqu’un qui aurait en quelque sorte « rejoint la critique sociale par ses propre moyens ». La question qu’il convient alors d’élucider est donc celle-ci : de quels moyens s’agissait-il, et en quoi ont-ils déterminé le résultat ?
Pour ce faire, je ne saurais mieux introduire mon propos qu’en exposant brièvement dans quelles circonstances s’est faite en France la publication de L’obsolescence de l’homme, car ces circonstances annonçaient et illustraient à leur manière la force et la faiblesse de ce livre, comme aussi les hésitations qu’on peut éprouver relativement à son caractère de critique sociale.

 

I. Une découverte tardive

 

En 1987, Klaus Bittermann, éditeur à Berlin, m’avait fait part de son estime pour cet ouvrage écrit en 1956 et, selon lui, injustement éclipsé depuis lors par les productions de l’Ecole de Francfort 1. Peu après, ayant lu le livre et découvert l’étendue de ses qualités, je fus reconnaissant à mon ami allemand d’alors de me l’avoir signalé, mais je restais aussi déçu par la pesanteur scolaire avec laquelle Anders concevait et exposait ses idées. Lorsque dans la foulée, un Français vivant en Allemagne m’adressa un échantillon de la traduction qu’il avait entreprise de l’ouvrage, traduction qui d’ailleurs me semblait encore aggraver les défauts stylistiques d’Anders, je me contentai de transmettre cet échantillon aux Editions Gérard Lebovici en joignant l’adresse du traducteur, et, pour faciliter à l’éditeur un accès au texte malgré les piètres qualités de la traduction proposée, j’ajoutai quelques pages traduites par mes propres soins (Lettre du 29 octobre 1987). Cette maison d’édition était dirigée alors, après l’assassinat de son fondateur, par la veuve de ce dernier, Floriana Lebovici, laquelle refusa la publication, le fit savoir directement au traducteur, mais m’en tint également informé, avec la courtoisie qui ne la quittait jamais. Prenant acte de cette décision, je transmis le 14 septembre 1988 à plusieurs amis, parmi lesquels Floriana Lebovici et Guy Debord, un Résumé épuratoire en français du premier tome de la Antiquiertheit afin qu’ils aient une connaissance plus complète du contenu du livre. On pouvait lire de façon limpide et exhaustive, dans la Correspondance avec Guy Debord publiée par Jean-François Martos, quelles suites à la fois fâcheuses et dérisoires résultèrent d’une telle initiative, avant que cette Correspondance ne fut interdite et retirée de la vente sur intervention de la veuve Debord, qui, comme on sait, préfère publier chez le marchand d’armes Lagardère, en héritière monopolistique, une « Correspondance » qui n’en est pas une, mais quelque chose de systématiquement et de délibérément mutilé (mais si l’on veut simplement ériger la statue d’une sorte d’idole erratique et solitaire, ne convient-il pas, en effet, de ne conserver qu’un monologue irréel que ne vient jamais inspirer, alimenter ou troubler la voix d’autrui ?).
Quand on connaît quelque peu cette histoire, on ne peut donc manquer d’être surpris, et pas seulement surpris, en lisant dans l’édition du livre d’Anders faite finalement en 2002 par un éditeur nommé Ivrea – qui n’est autre que les anciennes Editions Gérard Lebovici, désormais dirigées par un héritier Lebovici et noyautées par l’Encyclopédie des Nuisances – que la date tardive de sa publication serait imputable à la « traditionnelle lenteur de l’édition française en matière de traductions » (Note de l’Editeur, p. 7). En s’exprimant de la sorte, c’est délibérément que les Editeurs induisent le lecteur en erreur, puisque le caractère tardif de la notoriété du livre d’Anders n’eut rien, en réalité, de la fatalité invoquée, et ne fut nullement causé par la prétendue lenteur générale de la traduction en France. Si Anders n’avait pas été publié quatorze ans plus tôt, ce ne fut pas faute d’avoir été connu : ce fut bien plutôt du fait d’avoir été explicitement refusé ; ce qui, on en conviendra sans peine, n’est pas tout à fait la même chose. Mais ce mensonge prend une saveur toute particulière si l’on s’aperçoit que l’éditeur qui allègue à présent une ignorance éditoriale plus ou moins générale et ontologique n’est pas n’importe lequel, mais celui-là même qui avait jadis refusé ladite publication. Son apparente critique des mÅ“urs du monde de l’édition en général n’est ainsi qu’une bien pitoyable opération de diversion visant à camoufler ses propres revirements ; et la sévérité qu’il affecte sur un plan général n’exprime rien d’autre qu’une bien réelle couardise à l’égard de ses véritables motifs. Cet éditeur, s’il est spécialement bien placé pour connaître l’étendue du mensonge qu’il propage, profère aussi une sorte de mensonge total, puisqu’il ment à la fois objectivement (sur les motifs du retard) et subjectivement (sur sa responsabilité en la matière). Comme tous les menteurs, c’est sur l’ignorance d’autrui qu’il mise, pensant pouvoir s’abriter derrière elle pour avancer les contrevérités qui l’arrangent, et cette ignorance est grandement favorisée par la disparition du livre de Martos. Si l’on veut comprendre quelque chose à cet imbroglio, il est préférable ne pas perdre de vue qu’entre temps, Ivrea avait changé de mentor, et que cet éditeur, comme son nouveau mentor, ne voulaient plus, désormais, entendre parler d’une certaine époque, pour des raisons qu’ils ne voulaient pas exposer non plus. Moyennant quoi, s’il paraît en effet établi que l’édition en France présente de graves travers, il semble non moins évident que la maison d’édition qui se cachait derrière une telle généralité n’avait, quant à elle, vraiment plus aucune leçon à donner en la matière. Ainsi la maladresse préparait-t-elle à sa façon le chemin de l’évidence : l’époque de la fierté était bien révolue, avec tout ce qui l’avait justifiée.

Il est vrai, pour ne pas nous montrer incomplets, qu’Ivrea ajoutait à ce premier motif un second, guère plus convaincant, qui consistait à invoquer la « difficulté du texte » : or, l’édition française n’a jamais craint de publier Adorno, Husserl, Heidegger ou même Sloterdijk, autrement dit des auteurs infiniment plus difficiles à lire qu’Anders, qui, pour être pesant, ne présente jamais la moindre obscurité. L’ajout de ce second motif, risible même aux yeux d’un lecteur néophyte, achevait de révéler le grand embarras dans lequel se trouvait l’éditeur Ivrea, embarras dont on peut dire qu’il était devenu une sorte de milieu naturel permanent pour quelqu’un qui voulait se réclamer de ses fondateurs tout en reniant sans cesse les exigences qui les avaient si brillamment distingués.
Ce qu’il convient de retenir à ce stade, c’est donc que les interdictions des veuves arrangent les cachotteries des technophobes, même quand les deux, vraisemblablement, se détestent ; et l’inverse tout aussi bien : on pourra regarder cela dans le sens que l’on voudra, c’est évidemment l’ensemble de la corporation des dissimulateurs qui bénéficie de chacune de leurs manigances respectives, dans une cour sans miracles où le mensonge reste sans conteste le vice le mieux partagé.
Mais ces petites misères, qu’on aurait tort de tenir pour purement anecdotiques, ne manquent pas d’exprimer un contenu plus général. A propos de l’ouvrage d’Anders, qui s’est vu vilipendé puis loué successivement par le même éditeur, se posait et se pose toujours, en effet, la question que j’ai retenue comme mobile du présent examen : s’agit-il effectivement d’un livre de critique sociale ? Il semble en tout cas clair que, quelle que soit la réponse que l’on jugera appropriée, c’est bien cette question qui valut au livre d’Anders, d’abord, un refus, puis, ensuite, une publication : le livre d’Anders n’avait évidemment pas changé d’un iota, mais la perspective de son éditeur français, elle, avait manifestement fait volte-face et, de même, son appréciation du livre. La publication qu’il avait refusée, au motif probable qu’il ne s’agissait pas de véritable critique sociale (si l’on en croit les commentaires méprisants de Debord au sujet d’Anders), il la décida quatorze ans plus tard en prétendant que c’en était bien (en tout cas selon ses nouveaux critères, définis par des mentors technophobes). Or, il me paraît stérile de se contenter de l’une comme de l’autre de ces positions. Une étude plus fouillée permet d’adopter un point de vue mieux fondé, sans s’arrêter à ces revirements ; il est malheureusement devenu fréquent de constater que le destin de la parole intelligente suit presque toujours le même parcours : essuyer d’abord un refus, puis être promue au service d’une mauvaise cause ; mais rien de cela ne doit nous dissuader de discuter avec ce qui a mérité d’être pensé : c’est à cela que veut contribuer le présent examen.
Car avant d’être devenu un « philosophe de la technique », Anders existait déjà. Qu’elles aient été abandonnées, modifiées ou conservées, ses positions théoriques d’alors ont pesé sur la suite. Les deux articles que nous publions donneront au lecteur français la possibilité de juger par lui-même, ce qui paraît indispensable. Une autre source d’information disponible dans notre langue, source particulièrement remarquable, est le petit ouvrage A propos de la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, paru aux éditions Sens & Tonka en 2002 : Anders fut en effet l’auteur de la critique la plus précoce, la plus lucide et la plus légitimement féroce de l’esbroufe philosophique heideggérienne ; et tout ce qu’il rejetait chez son ancien professeur indiquait assez clairement, a contrario, ce qu’on peut considérer comme définissant ses propres positions.
S’il ne saurait être question de réduire les positions exprimées par Anders à partir des années 1950 à celles qui étaient les siennes dans les années 1920 et 1930, ce qui serait à la fois malhonnête, ridicule et stérile, il ne serait pas davantage plausible de faire comme s’il s’agissait de deux hommes différents, qui se seraient succédés de façon plus ou moins contingente ; ou d’un homme que les événements extérieurs auraient réussi, en raison de leur « surdimensionnement » (le nazisme, Auschwitz, Hiroshima), à transformer de fond en comble. Il faut bien plutôt, comme toujours, retrouver la continuité dans la discontinuité, et le devenir dans son résultat – ce qui restitue à Anders sa réalité de penseur, au-delà des blâmes et des éloges.

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Addendum de 2014

relatif aux relations entre Guy Debord et L’obsolescence de l’homme

 

Anders publie son livre Die Antiquiertheit des Menschen (L’obsolescence de l’homme) en 1956.

La même année, les premières pages du chapitre Le monde comme fantôme et matrice sont traduites en anglais et publiées dans la revue américaine Dissent.

La traduction en anglais est l’œuvre de Norbert Guterman. Guterman était un philosophe lié à Henri Lefebvre, et traduisait couramment en anglais des textes de l’allemand, du polonais ou du français. Nécessairement, on est en droit de penser que le livre d’Anders était connu de ce cercle, et qu’il avait paru suffisamment important pour que Guterman en fasse la promotion aux Etats-Unis. Il ne semble pas, néanmoins, qu’à cette époque la lecture du livre ait été ébruitée sur le marché français de l’édition, dans un livre, une traduction, un article critique, un recensement, ou une revue (on a pu penser qu’Anders avait un côté paranoïaque, mais cela semble aussi erroné que dans le cas de Rousseau: on l’a beaucoup pillé, comme l’a fait Sartre, mais sans jamais le citer).

Or Lefebvre et Debord étaient très proches en 1960 et 1962, et ils discutaient abondamment de leurs lectures et de leurs projets.

Il est donc fort vraisemblable que Debord, qui ne lisait pas l’allemand, eut connaissance d’Anders par le biais de ces conversations, peut-être à l’occasion de cette traduction anglaise.

Dans le livre d’Anders, comme tous ses lecteurs peuvent constater, tout le chapitre Le monde comme fantôme et matrice contient des analyses très proches des chapitres 1 et 3 de La société du spectacle. Une parenté très grande est manifeste, beaucoup plus grande par exemple qu’entre le livre de Debord et L’image de Boorstin. Mais s’agissant du terme même de spectacle, le livre d’Anders ne le contient nullement. Jean-Pierre Voyer a essayé d’affirmer le contraire en citant le terme Schauspiel (spectacle au sens d’une représentation théâtrale), qui apparaît vers la fin du chapitre cité plus haut, mais il est clair que le terme y est utilisé une seule fois et de façon anodine, en aucun cas comme s’il s’agissait d’un concept majeur. Dans toutes ces pages, on peut estimer que le raisonnement d’Anders mène à un tel concept, mais qu’il ne le formule pas.

A ceci, il convient à mon sens d’ajouter trois remarques :

La première : le terme de spectacle apparaît dès 1957 dans le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale de Debord, dans l’Internationale situationniste dès 1960 (IS n° 5, p. 4), puis commence à se développer en concept avec le Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire rédigé par Raoul Vaneigem et Attila Kotanyi en 1961 (IS n° 6, p. 16 – 17), ensuite dans un rapport d’orientation présenté la même année par Vaneigem à la cinquième conférence de l’IS à Göteborg (IS n° 7, p. 26 – 27). Le spectacle réapparait dans la Réponse à une enquête du Centre d’Art Socio-Expérimental signée Martin, Strijbosch, Vaneigem et Viénet en décembre 1963 (IS n° 9, p. 42), puis dans l’article Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande en mars 1966 (IS n° 10, p. 3), écrit mais non signé par Debord, enfin de façon courante dans le n° 11, publié en 1967, dans lequel paraît également un chapitre du livre de Debord publié à peu près en même temps (La séparation achevée, p. 43). Autant dire que la formation du concept résultait d’un travail collectif et durable, commencé dès 1957, avant de culminer dans le livre par lequel Debord lui a donné sa pleine maturité.

La seconde : Anders n’abordait que l’aspect subjectif de la question, celui du spectateur, et de l’industrie médiatique qui produit ce spectateur, mais sans jamais élargir le cercle, comme le firent l’IS et Debord, à la structure de classes de la société, à l’économie marchande, à l’urbanisme et au temps de son époque (Debord était éminemment influencé par Lukács, en aucun cas Anders).

La troisième : on ne peut éviter de poser la question si ce qui apparaît ainsi comme un inaboutissement chez Anders en était vraiment un : en d’autres termes, si le spectacle est la seule ou la meilleure façon de conceptualiser (de totaliser) les analyses faites par Anders, par Debord et par quelques autres. Anders peut paraître avoir raté sa conceptualisation finale, mais il peut aussi ne pas avoir été intéressé par ce mode de conceptualisation. Il ne s’agissait de rien de moins que de définir une nouvelle phase dans l’histoire de la domination par le capital et la marchandise, qu’Anders perçut comme une véritable mutation anthropologique.

Pour clore ce sujet, je ne me priverai pas d’apprendre à ceux qui ont cru avoir détecté la présence du concept de spectacle chez Anders, que ce dernier a effectivement utilisé le terme, mais ailleurs, dans une conférence prononcée en 1960, éditée par Beck en 1980 dans le tome II de L’obsolescence de l’homme, (longtemps non traduite en français et finalement publiée en 2012 par les Editions Fario) : « Nous sommes dépouillés de la capacité de distinguer réalité et apparence. Lorsque l’apparence est présentée de façon réaliste, comme c’est souvent le cas dans des émissions radiophoniques ou télévisuelles, alors à l’inverse la réalité prend l’allure d’une apparence, d’une simple représentation [Darbietung] puisque comme retransmission elle s’écoute et se regarde comme apparence. Lorsque la scène a pris l’apparence du monde, le monde se transforme en scène, donc se transforme en simple spectaculum [en latin dans le texte] qu’il n’est pas nécessaire de prendre au sérieux. A partir de là toute l’accumulation d’images dans notre vie est une technique d’illusionnisme parce qu’elle nous donne et qu’elle est destinée à nous donner l’illusion que nous voyons la réalité. La sensation de spectaculum [en latin dans le texte] que produit la réalité une fois placée sur le meuble de télévision engendre provoque en contrecoup une infection de la réalité elle-même : le fait que Kennedy et Nixon se soient laissés maquiller pour leur dernière émission télévisée prouve qu’ils n’étaient pas seulement attendus par le public comme un show, mais qu’ils se considéraient eux-mêmes comme des acteurs » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 252, ma traduction).  Si Anders utilise donc très précisément le terme de spectacle, et s’il parle même d’une succession continue de spectacula (Antiquiertheit des Menschen II, p. 253), c’est toujours avec les  mêmes limitations que dans son premier volume, autrement dit sans vouloir en faire un concept. A tort, ou à raison, mais c’est un autre débat.

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II. La toile de fond animale

 

Anders s’est exprimé lui-même, de façon répétée, sur son évolution. Ainsi a-t-il souvent cru bon de plaider la thèse de l’abandon pur et simple de son projet de jeunesse (visant à édifier une « anthropologie matérialiste »), jugé trop « philosophique » devant l’urgence de combattre les menaces de l’actualité (mise au point et utilisation de bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki, guerre et massacre de populations au Viet-Nam), alors même que pendant toute sa vie il continuera à se référer positivement aux positions qu’il avait jadis développées (dans Pathologie de la liberté) à propos du caractère « indéterminé » de l’homme ; et on ne peut lire Anders, quelle que soit la période de sa vie, sans garder à l’esprit qu’il n’a jamais révisé ou rejeté ce point de vue « existentiel ». Anders se contentera en fait de récuser, cette fois catégoriquement, son ancienne tentative d’analyser la situation de l’homme par comparaison avec la vie animale, mais sa critique ne se révèle nullement satisfaisante puisque Anders, s’il repoussait la vie animale comme terme de comparaison, lui substituait simplement le « règne de la technique » comme correspondant aux conditions de vie réelles de l’homme, comme s’il suffisait de substituer une grille de lecture à une autre. Or, les grilles de lecture sont également arbitraires et non dialectiques si elles sont apportées de l’extérieur, et si elles ne traduisent pas les phases objectives successives d’une même évolution : si l’anatomie de l’homme est capable d’expliquer l’anatomie du singe, c’est uniquement parce que la première résulte de la seconde. C’est en se transformant que la réalité se « lit » elle-même, qu’elle prescrit ses propres « grilles de lecture ». Néanmoins, il n’est pas inutile de s’attarder sur cette autocritique d’Anders, dont la clarté est parfaitement trompeuse ; c’est par cela que je vais commencer, en espérant montrer que la « grille de lecture » animale était, malgré tout, capable de receler d’autres pistes que celles retenues par lui. Voici, tout d’abord, une traduction de ce passage rétrospectif, traduction amendée pour donner toute sa place à un terme qu’Anders reprend intentionnellement à cinq reprises et dont l’insistance disparaît dans la traduction française publiée :
« Si l’auteur avait défini l’homme comme « non fixé », « indéfini »2, « non achevé » dans son écrit de 1930 L’homme comme étranger au monde (publié sous le titre Pathologie de la liberté dans les Recherches philosophiques en 1936) – bref, comme « être libre et impossible à définir » , comme un être qui ne se définit et ne se laisse définir que par ce qu’il fait chaque fois de lui-même (et Sartre n’a pas manqué de formuler un peu plus tard son credo dans des termes très proches), il s’était agi dans les deux cas d’une tentative tardive d’obscurcir ce fait, pourtant déjà existant à l’époque, d’une « interversion entre le sujet de la liberté et celui de l’absence de liberté » en surévaluant une approche philosophique et anthropologique de la liberté. Si de telles définitions semblent plausibles, c’est du fait de se rapporter, comme presque dans toute anthropologie non théologique, à la condition animale comme toile de fond [Folie] comparative, et se fonde sur l’hypothèse préconçue que « l’animal » (qui est déjà une abstraction inventée ad hoc) est prisonnier du destin de son espèce, donc dépourvu de liberté. On se dispensait évidemment de vérifier cette hypothèse, qui passait pour évidente (en grande partie du fait de la tradition théologique). – Aujourd’hui, le choix de cette toile de fond [Folie] me paraît douteux. D’une part parce qu’il me semble philosophiquement téméraire d’utiliser, pour définir l’homme, une toile de fond [Folie] qui ne coïncide pas avec celle qui caractérise effectivement l’existence humaine : car pour finir, nous ne vivons pas sur la toile de fond [Folie] de la vie des abeilles, des crabes et des chimpanzés, mais sur celle d’usines d’ampoules électriques et d’appareils radio. D’autre part, sur le plan d’une philosophie de la nature, la confrontation entre « homme » et « animal » me semble inacceptable : l’idée que l’espèce humaine à elle seule puisse être considérée comme le pendant3, doté d’un poids égal, de plusieurs milliers d’espèces et de genres animaux, infiniment différents entre eux, et qu’on puisse traiter ces milliers d’espèces comme constituant en bloc un type de vie animale traduit tout simplement une mégalomanie anthropocentrique. La fable des fourmis qui, en fréquentant leurs Universités, apprennent à distinguer « les plantes, les animaux et les fourmis » devrait, en tant que mise en garde contre une telle immodestie cosmique, figurer en exergue à tout manuel d’ « anthropologie philosophique ». – Si en revanche, au lieu du monde animal, on porte son choix sur la toile de fond [Folie] qui est effectivement celle sur laquelle fait fond l’existence humaine (le monde des produits fabriqués par l’homme), l’image de « l’homme » s’en trouve immédiatement modifiée : son caractère singulier s’évanouit en même temps que l’article défini, et, avec lui, sa liberté. » (Antiquiertheit des Menschen I, p. 327, ou Obsolescence de l’homme, p. 50).
Le terme dont nous avons ainsi mis en relief la répétition, au mépris de toute élégance littéraire, est le mot Folie. L’étymologie du terme le situe du côté de la feuille (latin : folium). Dans l’usage courant, il s’agit d’une feuille (servant parfois d’emballage), plus ou moins transparente, et à travers laquelle on voit se profiler la forme de l’objet considéré. Cet objet est ainsi regardé « à la lumière de », « à travers », ce qui fait de la feuille une « grille de lecture ». Par extension, la Folie est une sorte de « cache éclairant », d’ « arrière-plan », de « toile de fond » apte à donner du sens (traduction que j’ai retenue ci-dessus), un « ensemble de référence » par rapport auquel on va pouvoir « lire » un élément isolé en quête de coordonnées englobantes et d’une signification structurelle. La portée de l’idée d’une Folie est donc à la fois englobante et dissociante. Ce double sens ne doit pas être perdu, un peu comme dans celui d’Aufhebung (négation et conservation). L’ensemble de référence se distingue de l’objet considéré mais aussi le contient.
Bref, Anders prend l’existence humaine à la fois comme un cas particulier de la vie animale et aussi comme opposée à elle. La vie humaine peut être comparée à la vie animale, mais précisément pour en être différenciée (deux opérations mentales qui se conditionnent mutuellement). Ce procédé permettait de se référer à une altérité 4 (d’où l’insistance du terme « Folie ») pour distinguer l’originalité de la condition humaine, et pour fonder ainsi les tentatives d’une « anthropologie philosophique ». Max Scheler avait inauguré la même orientation dans un livre paru en 1928 qu’Anders cite à plusieurs reprises, Die Stellung des Menschen im Kosmos (traduit en français sous le titre La situation de l’homme dans le monde). Mais avant même d’être devenu l’assistant de Scheler en 1926 (et donc d’avoir connu ces recherches de près), puis d’avoir tenté de s’inscrire au doctorat avec Tillich en 1929, Anders avait déjà suivi l’enseignement de Heidegger en 1925 et n’avait pu manquer de s’initier aux réflexions de ce dernier à propos de la vie comme forme d’accès au monde. En prenant appui sur les analyses de Karl Ernst von Baer, Hans Driesch et, surtout, Jakob von Uexküll, Heidegger avait repris leur contenu pour le reformuler à sa manière : ainsi par exemple dans ses cours professés à Fribourg en 1929 – 1930, sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik – Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (traduction française : Les concepts fondamentaux de la métaphysique – monde, finitude, solitude, Gallimard 1992). L’ontologie heideggérienne, pourtant si éloignée de toute considération naturaliste, n’avait donc pas craint d’exploiter à sa façon les conclusions de la biologie et de l’éthologie de son temps. Quoi qu’on doive penser des conclusions, inégales ou médiocres, auxquelles messieurs les philosophes parvenaient, le caractère décevant de leur récolte provenait davantage des réductions aprioriques avec lesquelles ils abordaient la question que de la méthode comparative elle-même : à la suite de Scheler, Anders subordonnait la recherche anthropologique à une idée préconçue de « liberté » propre à « l’homme » qui, pour l’essentiel, déterminait, voire condamnait la suite du raisonnement : Anders le rappelle lui-même, en évoquant la fameuse « interversion entre le sujet de la liberté et celui de l’absence de liberté », mais, au moment où il écrit cela, Anders ne réalise plus qu’il aurait suffi de renoncer à cet élément purement idéologique pour dégager quelques pistes, qu’il avait négligées à l’époque, à partir du terrain qui avait été le sien, et que ces pistes l’auraient mené dans une tout autre direction, susceptibles de réhabiliter quelque peu le paradigme naturaliste 5. On ne risque guère de se tromper en avançant que ces omissions auront pesé lourd, par la suite, dans la formation de la pensée d’Anders. On peut donc être tenté de revenir sur cette « toile de fond » animale afin de raviver quelques orientations plausibles, passées à l’époque sous silence, en retournant à la source principale de toutes ces spéculations : Jakob von Uexküll.

Un concept central d’Uexküll était le cercle fonctionnel : « Chaque action, avec sa composante perceptive et active, imprime sa signification à tout objet neutre et en fait dans chaque milieu un porteur de signification rattaché au sujet. Etant donné que chaque action commence par la production d’un caractère perceptif et se termine en conférant un caractère actif au même porteur de signification, on peut parler d’un cercle fonctionnel qui relie le porteur de signification au sujet. Les cercles fonctionnels les plus importants par leur signification et qui se rencontrent dans la plupart des milieux sont : le cercle écologique, celui de la nourriture, celui de l’ennemi et celui du sexe. En prenant place dans un cercle fonctionnel, chaque porteur de signification devient complément d’un sujet animal » 6. Le cercle fonctionnel est un cercle en tant qu’il unit « sujet » et « objet », et aussi en tant qu’il garantit le caractère circulaire, répétitif, des fonctions qu’il comprend (perception / action), préservant ainsi son unité. « Même le réflexe le plus simple est une conduite perceptive-active. […] On peut même dire que le cercle fonctionnel est un cercle de signification dont la tâche consiste en la mise en valeur des porteurs de signification » 7. Le cercle fonctionnel est un dispositif de conversion d’une perception en action grâce à l’instrumentalisation d’un milieu identifié à l’aide de porteurs de signification et constitué par eux.
L’objectif était d’aborder le phénomène vivant d’une manière qui s’éloignait à la fois de l’idéalisme et du spiritualisme (l’ « âme » dominant et impulsant le corps), du mécanisme (l’organisme comme assemblage d’organes dotés de facultés propres, comme appareil consistant en un montage plus ou moins sophistiqué) et de toute hypostase d’une réalité et d’une indépendance solipsistes du « sujet » individuel, d’origine cartésienne. Heidegger reprit chez Uexküll la théorie des cercles fonctionnels et les rebaptisa « cercles de désinhibition ». Le concept négatif de désinhibition fonctionnait chez Heidegger comme celui de dévoilement (Entbergung : vérité), par analogie avec l’aletheia grecque (structure que l’on retrouve aussi dans une langue aussi peu philosophique et aussi peu spéculative que l’anglais, avec le terme de disclosure) : nous laissons aux spécialistes le soin de vérifier dans quelle mesure ce rapprochement n’aura pas contribué, de façon importante, à la formation de la théorie heideggérienne en général (Sein und Zeit a été publié en 1929, et donc rédigé exactement en même temps que Heidegger se livrait à la lecture des biologistes cités ci-dessus, jamais mentionnés dans son ouvrage). Cette pensée heideggérienne de la dé-couverte, en analysant le caractère limité de l’accès animal au monde et en maintenant simultanément la réalité multiple du monde, en arrive à considérer que le fond commun de l’animalité n’est pas la perception du monde, mais l’absence de cette perception. Le fond de la désinhibition serait donc l’inhibition, contrairement à la vue naïve qui prend la manifestation pulsionnelle générale pour le fond positif de toute inhibition, forcément sectorielle. En réalité, au-delà de cette vue naïve et de son renversement trompeur par Heidegger, il faut d’abord, pour que l’animal perçoive et prenne en compte, que quelque chose se passe pour ouvrir un passage et pour intégrer un morceau de réel au dispositif vivant, pour lui conférer une place dans la structure de « l’accaparement » : condition positive de la possibilité subjective de perception et d’action déjà amplement mise en avant par Nietzsche. L’activité perception – action ne fait fond ni sur une ouverture générale et indistincte au monde, ni sur une mystérieuse « inhibition » universelle, mais sur la nécessité d’un répondant en soi, dans l’être vivant, qui corresponde à ses fonctions vitales. N’est perçu que ce qui fait système avec un besoin de métabolisme interne, et le prolonge. Il n’est pas question d’un système de perception qui se ferme (ce qui définit une inhibition), mais d’un système de perception déterminé par l’activité vivante. Toute perception du monde, même au stade le plus primitif, est ouverture de soi, mais aussi fermeture de soi sur le fragment nouvellement accepté : c’est l’assimilation animale, ingestion d’un fragment de réel, mais aussi imbrication accrue de sujet vivant dans le cercle fonctionnel, dans l’unité que forme le rapport sujet – objet. Ce que Heidegger nommait à la suite d’Uexküll le cercle ou l’encerclement est une notion à la fois biologique et écologique, la sphère d’interaction programmée entre le sujet individuel et son milieu, une connexion en réalité plus proche de la pulsion partielle que du sujet comme unité vivante (le sujet naît, biologiquement, autour de la pulsion partielle). La coupure apparente (la séparation) entre le sujet animal et son milieu fait oublier que la « vraie » frontière est ailleurs : elle passe autour du cercle fonctionnel, elle est coupure entre ce qui fait partie de l’unité relationnelle sujet – objet (le milieu) et ce qui ne le fait pas (l’environnement). Simultanément, cette unité fonctionnelle est aussi fortement inclusive au sens où elle subsume tous ses éléments comme moments d’un processus, au-delà de l’unité qu’est l’être vivant : tous ses éléments sont conditionnés par leur corrélat à l’intérieur du cercle, impensables sans lui. De plus, l’être vivant « possède » son cercle fonctionnel en même temps qu’il fait partie du cercle fonctionnel d’autres espèces : par exemple, le prédateur devient proie sans qu’il y ait aucun lien fonctionnel entre ses propres proies et ses propres prédateurs, sans que ses proies et ses prédateurs fassent partie d’un même cercle, sans qu’il soit médiation active entre eux à l’intérieur d’un même cercle – l’animal est structurellement déchiré entre les cercles fonctionnels qui le touchent, et il n’est pas si absurde d’imaginer une proie continuant à brouter pendant qu’elle a déjà commencé à être dévorée par son prédateur (on pense à la photo du supplice chinois que le Dr. Borel avait remise à Bataille, et au supplicié plongé dans l’extase par une forte absorption préalable d’opium : l’être vivant est un sujet unifié en soi, mais pas encore pour soi 8. Ce n’est pas par hasard que cette présence simultanée de deux cercles fonctionnels extérieurs l’un à l’autre – situation incompatible avec l’unicité du sujet humain – est une source comique inépuisable, mais toujours porteuse d’une amertume sans fin.

Les « cercles fonctionnels » tels que définis par Uexküll en termes de « signification » induisent une compréhension de la vie animale à partir d’un phénomène de communication qui garantit l’insertion du sujet vivant dans un milieu « signifiant » dont il dépend entièrement : la présence et l’absence des objets du milieu parlent de façon immédiate à l’animal qui leur répond en agissant 9. La communication s’établit au sens où une sélection d’éléments dans le réel assure la vie (et la nature biologique) d’un être que l’on peut, ou que l’on doit même, considérer comme parasitaire par rapport au milieu comportant ces éléments (tout en proscrivant toute connotation péjorative du terme « parasitaire », qui indique simplement que le « sujet » dépend de l’ « objet », naît à partir de lui). La forme parasitaire se présente toujours comme une forme d’appropriation limitée du réel : l’environnement (réel) y est ignoré au profit d’une sélection du milieu (fonctionnel). L’appropriation ne peut même se produire, initialement, qu’à la faveur de ce caractère restreint. Une sélection du milieu dans le cadre de l’environnement peut être définie comme une transformation de la chose (réelle) en objet (fonctionnel) – à condition de préciser que cette transformation qui crée l’objet crée aussi, du même coup, le sujet. A rebours de toute métaphysique du sujet, ce n’est pas le sujet qui crée l’objet mais l’objet qui crée le sujet (qui contient virtuellement la possibilité de différents sujets, c.à.d. de différents parasites). Le sujet se définit comme un parasite déterminé de l’objet 10. Le caractère dépendant, parasitaire, est évidemment synonyme du caractère restreint de l’appropriation, et tend à se relativiser si l’appropriation gagne en extension et en profondeur, quand elle passe par exemple de la négation simple à la négation productive (quand la transformation de l’objet se substitue à sa destruction).
De quelle sorte d’ « objet » s’agit-il ? D’un objet qu’il convient de distinguer de l’objet réel, qu’il est préférable de spécifier conceptuellement en l’appelant la « chose »11. L’objet est à prendre comme une chose (mais aussi bien comme un fragment de chose, ou au contraire comme un assemblage de choses12 perçu comme porteur de signification par le sujet ; de la même façon que le sujet est l’unité vivante qui perçoit et constitue l’objet, en vue d’interagir avec lui. « Objet » et « sujet » sont définis par un même cercle de signification, c.à.d. par un mode de relation existant entre eux : une fois sorti de ce cercle, il n’existe plus ni objet ni sujet. Dans les réflexions qui suivent, les termes « chose » et « objet » auront donc toujours le sens ainsi défini. Aussi ne sera-t-il pas possible d’adhérer à la terminologie qui était, par exemple, celle de Scheler et qui portait à prendre l’objet pour la chose, à voir l’objet se constituer en s’éloignant de la pulsion (inconséquence terminologique qu’on retrouve aussi chez celui qui en avait pourtant développé la réfutation de fait : Uexküll). En s’éloignant de sa détermination par la pulsion, en surdéterminant, en enrichissant et en raffinant la pulsion, en constituant son « objet » en « chose », en « fait », en réalité concrète, le sujet de la pulsion se constitue lui-même en être vivant concret. Ou bien le concept d’ « objet » désigne le terme logique d’une synthèse pulsionnelle, le reflet objectif du sujet de la pulsion, ou bien il n’a pas de raison d’être, sauf à passer pour l’encombrant synonyme d’une foule d’autres vocables.

Dès lors qu’on accepte ces notions, élémentaires dans la logique instaurée par Uexküll, on est amené à constater que, ici aussi en opposition avec l’un des mythes théoriques les plus tenaces en Occident (celui qui se plaît à opposer la « faculté d’abstraction » humaine au « sens concret » de la vie animale)13, ce n’est pas l’être humain qui crée l’abstraction, mais bien la vie animale. La constitution de l’environnement en milieu est un acte d’abstraction par excellence, et n’est même que cela. L’animal abstrait (déduit) de l’environnement réel un certain nombre d’éléments qu’il compose, du fait même de vivre sa vie, en milieu, c.a.d. en un système, plus ou moins pauvre, de stimuli et de porteurs de signification : ce sera là « l’essentiel », le vital, ce à quoi se réduit la perception et, le cas échéant, la conscience (Uexküll écrit même, en pastichant Aristote, que « c’est seulement la liaison plus ou moins étroite du porteur de signification avec le sujet qui permet de séparer les caractères en dominants (essentia) et secondaires (accidentia) »)14. Chaque animal, pourrait-on ajouter, est à l’origine d’une conception de la vie et d’une conception du monde, que nous pourrions lire et étudier si l’animal était doué d’un langage articulé compréhensible par nous : sa vie n’est qu’une Weltanschauung. Elle abstrait des éléments qu’elle compose en un système 15 qui produit et soutient la réalité concrète du sujet. Considéré en sens inverse, on peut dire que chaque qualité d’une chose est en mesure de se constituer un sujet, à travers lequel elle va exister pour soi (ce qui, généralement, implique sa destruction). L’être vivant qui passe sous la branche où s’est nichée la tique n’intéresse pas du tout cette dernière : elle n’étudiera jamais le mouton ou l’homme dans leur réalité multiple, c.à.d. concrète. Elle se contentera de repérer que ce qui passe est velu et possède du sang chaud, et se laissera choir sur son objet. Sous l’arbre habité par la tique ne passent que des porteurs de poil et de sang chaud, c.à.d. des êtres abstraits (de la réalité concrète desquels elle fait abstraction). La vie prélève sur le monde ce qu’il lui faut pour exister, et l’animal se réduit lui-même à la somme des abstractions qu’il fait : l’objet détermine le sujet, mais il s’agit bien de l’objet, pas de la chose (l’objet étant la chose travaillée par le sujet, ajustée à sa mesure) : en d’autres termes, c’est le cercle fonctionnel qui s’autoconstitue en tant que relation, en constituant dans un même mouvement « sujet » et « objet ». La vie a commencé, nous dit-on de façon unanime, avec des êtres simples (monocellulaires, par exemple) : ce qui signifie, du point de vue abordé par Uexküll, que le sujet commence à exister comme le parasite le plus simple et le plus borné, comme le devenir vivant d’un mécanisme d’abstraction en particulier (l’aliment détermine son prédateur). L’évolution des espèces se présente comme la complexification de l’être vivant, qui va de pair avec celle de son (ses) objet(s). Le monde naturel n’est riche et complexe qu’en tant qu’engrenage de logiques abstraites, confrontées les unes aux autres, et forcées, par cette confrontation, à élargir le cadre de l’abstraction, à intégrer dans son cercle fonctionnel des éléments de plus en plus variés, en fonction des obstacles rencontrés. Le concret ne se présente que comme résultant d’une grande quantité d’abstractions, comme résultant de la contrainte d’abandonner l’abstraction comme limite structurelle16. Le mouvement énoncé par Hegel tendant à la formation du concret à partir de l’abstraction ne porte pas sur la pensée seulement, mais sur les rapports réels entre les êtres vivants, et donc sur leur constitution subjective. C’est par ce mouvement général d’abstraction que les êtres vivants s’interpénètrent et que « sujet » et « objet » en viennent à exister.
Si la mise en communication du vivant avec le vivant ne débouche que médiatement, et progressivement, sur la perception et la reconnaissance du concret (du vivant en tant que tel), elle est par là même le moment où la réalité naturelle commence à jeter les fondements d’une existence pour soi. Si l’existence pour soi est médiatisée et passe par la reconnaissance, la vie naturelle n’y accède, paradoxalement, que par la médiation de l’être qui s’est le plus distingué de l’abstraction naturelle, l’homme17. De cela, Anders donnera une formulation trop naïve en écrivant, aussi tard qu’en 1959 : « Etre interprété [gedeutet werden] et se donner une expression claire [sich deutlich machen], seul le vivant en est capable. Pour la bonne raison que seul le vivant s’exprime [sich äußert]. Seul ce qui s’exprime [Äußerungen] se laisse interpréter. […] Et la plupart veut être interprété, n’existe qu’en vue de cela. Le vivant s’exprime déjà pour la simple raison qu’il n’est pas autarcique, et ne peut exister qu’en communiquant [in Verständigung] avec d’autres êtres vivants, que A ne peut exister sans B et B sans A » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 420). Cette approche n’a pas grande originalité et reste en-deçà des implications de l’approche d’Uexküll. Si la signification et l’interprétation sont assurément indissociables de l’expression et de la communication inhérentes au vivant, indispensables à sa survie et, au-delà de sa survie particulière, à la manifestation du vivant comme rapport de la nature à soi, la communication naturelle se présente presque toujours à sens unique : d’un objet vers un sujet, mais cette action de l’objet sur le sujet, qui est fondamentale et logiquement antérieure au sujet, se borne à un être-là, à une disponibilité, à un en soi. Elle ne prend pas, ou presque jamais, la forme d’une action réciproque, où l’objet serait porté à créer son image, son reflet, sa confirmation, sa réflexion dans le sujet18 : cette communication là, la seule qui soit achevée, est réservée à la sphère de l’humain (à cet égard, l’humain apparaît indéniablement comme une promesse, même si elle n’est encore qu’esquissée), elle a besoin d’un sujet suffisamment complexe et évolué pour que l’objet puisse y produire son reflet actif, se rapprocher de sa réalité de chose sur un plan réflexif. La communication animale demeure abstraite. Ce n’est qu’avec l’homme que le rapport à soi de la nature devient, potentiellement, existence pour soi. L’histoire humaine peut, à certains égards, être conçue comme réalisation progressive (et résistible) de cette potentialité.
De même, le temps comme dimension universelle du réel ne peut apparaître que de façon limitée dans la vie animale, à propos du besoin. Anders, phénoménologue jusqu’au bout, a pu écrire : « Le temps n’existe que parce que nous sommes des êtres de besoin » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 343). C’est là une idée récurrente chez Anders, que l’on retrouve comme fil conducteur dans ses critiques d’Heidegger (p. ex. dans Nihilisme et existence, in : Über Heidegger, p. 64), et aussi un exemple typique de sentence par laquelle Anders à la fois indique une bonne direction, et écourte abruptement le raisonnement (en le bornant, malgré lui, à une limitation philosophique classique). En effet, la perception du temps prend naissance dans celle du besoin (du manque), circonstance essentielle que la philosophie (notamment heideggérienne) néglige. Cela ne signifie nullement, pour autant, que la réalité du temps se réduise à celle du besoin. En effet, on peut dire à rebours que nous ne connaissons des besoins, plus profondément, que parce que nous existons dans le temps : nos besoins relèvent intrinsèquement d’un rapport au monde qui nous permet de persévérer dans notre être en durant à travers le temps. C’est la dimension du temps, le déploiement et en même temps l’usure du vivant dans le temps, qui détermine le besoin d’une reconstitution périodique. A la différence des objets inertes, le temps ne contient pas seulement le vivant de l’extérieur mais palpite et agit de l’intérieur du vivant. Au lieu de suivre le subjectivisme propre à la phénoménologie et de s’en contenter, il paraîtrait plus adéquat, et moins incomplet, d’écrire : « nous ne percevons le temps qu’à travers le besoin parce que le besoin est la marque concrète de notre existence dans le temps » : c’est à travers le besoin que nous retrouvons le temps qui était aussi à l’origine, alpha et oméga de l’ensemble. Bref, nous percevons le temps du fait du désordre que le temps crée en nous, nous percevons le temps par sa réalité subjective, le besoin c’est le temps19. Un peu plus loin (p. 353), Anders détaille le phénomène en ajoutant la dimension spatiale ; l’objet du besoin est absent sur un plan spatial. Nous savons qu’il existe, mais il est ailleurs. L’espace nous sépare de lui. Nous découvrons et percevons l’espace à travers l’objet manquant, à travers l’existence de son absence, à travers la forme positive de sa négation (en l’occurrence son éloignement). En revanche, l’action qui va nous permettre de combler notre besoin n’est pas séparée de nous par l’espace, elle est séparée de nous par le temps (nous allons chasser notre proie, nous ne la posséderons qu’une fois la chasse terminée : c’est une question de temps, puisque nous agissons, forcément, dans le temps). La situation de besoin (le manque) est donc la situation (l’état de l’organisme vivant) qui nous introduit aussi bien à l’espace qu’au temps20. Le moment du contentement (la satisfaction du besoin) semble abolir l’espace et le temps, puisque ces deux dimensions apparaissent comme coextensives à l’état de tension21. Mais cette analyse phénoménologique reste un leurre dans la mesure où elle oublie d’ajouter que l’état de tension, inhérent au manque, ne doit précisément son existence qu’au fait que le temps et l’espace nous séparent conjointement de la satisfaction du besoin, et que le temps se révèle le facteur dominant du fait d’engendrer en nous la reproduction du besoin (l’usure du vivant et son métabolisme permanent). Cette analyse confond la condition d’existence du besoin avec le produit de sa perception. Nous percevons, comme manquant, l’objet qui promet de mettre fin à cette perception. Nous nous sentons momentanément sous l’emprise du temps et voulons y mettre un terme : mais même si périodiquement ce retour à l’inconscience réussit, le temps demeure, et notre processus d’usure aussi. Si d’ailleurs l’objet du besoin semble être l’objet qui va être ingéré, sous une forme ou sous une autre, pour mettre fin à la tension, et donc à la perception, l’objet véritable du besoin est cette suppression de la perception, la suppression de la perception du temps et de l’espace (la reconstitution complète du cercle fonctionnel). Si par exemple la découverte et la consommation de l’objet laissent subsister la perception du temps ou de l’espace (menace qui survient ou s’intensifie avec l’existence humaine), la satisfaction ne sera que partielle : conjurer cette satisfaction frustrante sera tout le sens du vieux mythe du Liebestod, comme aussi celui de la mise à mort sacrificielle, comme aussi le fantasme d’une accumulation « totale ». Hormis ces formes de consommation de l’objet comme suppression du temps et de l’espace par la mort (ou par une complétude forcément illusoire), une satisfaction non partielle mais se reproduisant dans le temps et dans l’espace (se conciliant temps et espace en tant que dimensions maintenues et affirmées) représenterait effectivement, pour l’existence humaine, la réconciliation du vivant avec le monde : le vivant ne serait alors plus contraint de se limiter à une abstraction du monde pour connaître le plaisir, et donc de se réduire lui-même à une abstraction, il disposerait d’une géographie du plaisir dans laquelle chaque objet s’enchaînerait par contagion qualitative (c’est le sens profond des formes orgiaques ou délirantes, érotomaniaques ou poétiques, qui peinent à sortir du quantitatif). Alors, l’objet particulier ne rabattrait pas le désir, mais au contraire lui ouvrirait une suite indéfinie. Dans la vie animale, l’abstraction se borne à viser la destruction, notamment la destruction de la perception du temps, et l’approche phénoménologique du temps à partir du besoin et de l’oubli du temps à partir de la satisfaction du besoin, que l’on retrouve chez Anders, n’exprime pour finir que cette perspective animale. Seuls l’animal ou le dieu, êtres condamnés à l’abstraction, peuvent croire abolir le temps, tandis que la perspective qui maintient le temps est celle de l’homme, elle est la liberté et la servitude de cet animal qui tend au dépassement de l’abstraction.
Si partant de là, quelque chose devait définir l’être humain, ce serait assurément d’être l’animal le moins abstrait de tous, puisque celui qui est virtuellement concerné par tout ce qui existe, celui dont le milieu s’élargit à l’environnement, celui à qui tout peut parler. Cet élargissement ne se fait pas par une sorte de miracle de la conscience, mais selon une logique qui permet à l’être humain de produire non seulement son habitat, comme l’abeille, la fourmi, le castor ou certaines variétés d’oiseaux, mais tout ce qui entre dans sa vie, tout ce qui constitue son monde, sa réalité même22 En lui, l’abstraction qui caractérise le vivant en général devient pleinement active : elle finit par devenir elle-même concrète en produisant le monde de l’homme tout entier, qui précède l’individu et lui survit, et qui s’élargit sans cesse. A notre époque, nous avons abordé de la façon la plus inquiétante et la plus indéniable cet élargissement du milieu humain à l’environnement tout entier : le saccage de la planète révèle, de la plus mauvaise façon, à quel point l’homme est abstraction et négation en actes. La logique infinie de la médiation transforme tout l’environnement en milieu. C’est une situation inédite, au regard de l’histoire naturelle, que l’on découvre comme aboutissement du développement de ce que Scheler appelait, par rapport à la vie animale, la « tradition de comportement ». A la suite des éthologues, Scheler avait défini dans le comportement animal une zone intermédiaire entre le comportement individuel et la réalité instinctuelle propre à l’espèce, qu’il appelait la « tradition de comportement ». Contrairement à l’instinct, génétiquement programmé et demeurant le lieu d’inscription des cercles fonctionnels, s’ouvre ici une sphère ouverte à l’expérimentation et à la transmission de ses résultats (réflexes conditionnés). Dès l’apparition de la capacité de mémoire, conséquence immédiate de l’existence de l’arc réflexe (ou d’une séparation entre le système sensoriel et le système moteur), cette sphère « s’associe à l’imitation des actes et des mouvements, suscitée par l’expression des émotions et les signaux des congénères. « Imitation » et « copie » sont seulement des spécialisations de cette tendance à la répétition, qui s’applique d’abord aux comportements et aux vécus du sujet lui-même, et qui représente pour ainsi dire le primum movens de toute mémoire reproductive. C’est seulement par l’association de ces deux phénomènes que se constitue le fait si important de la « tradition » : celle-ci ajoute à l’hérédité biologique une dimension toute nouvelle de détermination du comportement animal par le passé de l’espèce ; mais d’autre part il faut la distinguer très nettement de tout souvenir conscient et spontané relatif à quelque chose de révolu (anamnesis) et de toute transmission fondée sur des signes, sources et documents. Tandis que ces dernières sortes de transmission ne sont propres qu’à l’homme, la « tradition » apparaît déjà dans les hordes, les bandes et autres formes de sociétés animales. Ici également le troupeau « apprend » ce que les pionniers montrent, et il peut le transmettre aux générations à venir. La tradition déjà rend possible un certain « progrès ». Cependant tout vrai développement humain repose essentiellement sur une élimination progressive de la tradition »23. A partir de ce genre de constatations, il était évidemment tentant de passer immédiatement à cette « élimination de la tradition » qui ressemblait à une liberté spécifiquement humaine : c.à.d. aussi à cette « indétermination » qui hantait Anders. Mais c’était aller beaucoup trop vite en besogne : car dans la sphère animale, la tradition comportementale demeure purement subjective, tandis qu’avec le monde humain, elle adopte une forme objective qui modifie en profondeur la situation. La fixation des « cercles de comportement et de signification » sous formes de structures sociales, matérielles autant que symboliques, organise en système objectif l’ensemble des abstractions et les fait exister d’une façon totalement distincte des individus. L’individu humain n’apparaît nullement comme indéterminé face à la détermination instinctuelle animale, mais ses déterminations existent indépendamment de lui, lui font face, tout en requérant de lui qu’il trouve en elles son être, sa « nature », son « identité ». Potentiellement, l’humanité s’est approprié ses déterminations, du fait de les produire ; sa « liberté » face aux déterminations naturelles est présente d’emblée, à l’origine même de son histoire, mais elle ne peut venir à elle-même et rejoindre son concept qu’une fois que sa « nature » ne lui est pas seulement extérieure, mais aussi soumise. La vie humaine devait donc être caractérisée non pas par l’indétermination, mais par un statut inédit de la détermination et par un rapport inédit à elle ; comme l’indiquait à sa façon la dernière phrase de la citation de Scheler, l’hypothèse d’une « liberté » ne pouvait se développer qu’à partir de ces déterminations, et de leur négation elle-même déterminée (la forme humaine de « tradition » ne progresse que par la capacité permanente de s’écarter de la tradition ; la société ne vit qu’en révolutionnant sans cesse ses bases, même si le rythme lent de cette transformation a été jusqu’à la faire oublier). Par conséquent, l’idée d’une « liberté » ou d’une « indétermination » de l’homme (synonymes pour Anders) ne découlait aucunement des prémisses dont il partait, et qu’il traitait avec négligence : bien au contraire, la négation déterminée n’a rien à voir avec une quelconque « liberté indéterminée ». Mais aux yeux d’Anders, et par suite de l’insuffisante prise en compte des prémisses naturalistes dont il disposait, celles-ci risquaient de ramener l’homme à une simple forme de vie animale ou, au contraire, et en réaction contre une telle déchéance, à le glorifier comme un deus ex machina24. En réaction contre ces deux résultats inacceptables, Anders préféra affubler l’animal humain d’une qualité qui serait à la fois une force et une faiblesse, d’un statut ontologique d’exception : l’indétermination, la non-adéquation au monde, en d’autres termes la « liberté ». Mais cette orientation, qui fut ensuite exploitée par Sartre et par l’existentialisme, privait Anders de toute pensée relative à la dimension spécifiquement humaine de la médiation, et de la mesure concrète du terrain d’où pourrait émerger une liberté concrète, méritant une telle qualification25.
Dans le cas de l’espèce humaine, la sphère de la « tradition de comportement » prend ainsi un relief tout particulier. Les mécanismes d’abstraction et d’appropriation, la transformation de l’environnement en milieu se coagulent et se solidifient sous forme de structure sociale, de mode de production, de mode de communication, d’une sphère, donc, qui existe indépendamment des individus et qu’on a pu, non sans raison, qualifier de « seconde nature ». A l’inverse du patrimoine génétique, dont on affirme qu’il ne connaît pas d’interaction avec l’environnement (sélection darwinienne des espèces), le monde humain, c.à.d. la structure de relations et de techniques sociales produit (détermine) la collectivité humaine autant qu’il est produit (fabriqué) par elle. Plusieurs logiques temporelles s’imbriquent : le déploiement dans le temps de la contradiction entre le patrimoine collectif (comme somme de savoir, de pouvoir, d’aspirations et de désirs, de techniques et de possibles divers) et l’accès des sujets individuels à ce patrimoine, qui est aussi leur « cité » (ce qui équivaut au degré de développement des individus) ; l’évolution de l’appropriation du monde sur la base des obstacles et des occasions rencontrés (feedback de l’environnement), et la façon d’en tenir compte ; et, enfin, la nécessité irrépressible d’une mise en adéquation entre les forces, les modes et les rapports de production (dialectique interne au système visant à assurer sa cohérence et sa pérennité). La première contradiction correspond grossièrement à une sphère qu’on peut qualifier de politique, la seconde à ce que l’on classe comme technique et la troisième comme ce qu’on décrit comme social. Mais ces termes, compte tenu du caractère partisan et usé de leur emploi, ne rendent que très imparfaitement compte de leur vérité générale : ils imposent bien plutôt une identité figée et supposée immuable des limites qu’une époque impose à chacune d’entre elles, et qu’elle entend perpétuer (au point qu’il est souvent préférable pour la critique de recourir à une périphrase ou à une description concrète qu’à l’usage de ces « concepts » stérilisants). Le capitalisme se caractérise par exemple par la formation d’une sphère dominante qualifiée d’économique, qui résulte d’un blocage délibéré du processus social (maintien du capital, de la marchandise et du travail malgré un degré de développement technique qui a déjà rendu ces formes obsolètes et même dangereuses) en même temps qu’un blocage équivalent dans l’évolution politique (confiscation des capacités et des facultés collectives et individuelles d’accéder à une compréhension d’ensemble et à une domination concertée et rationnelle des choix à faire à chaque instant) et dans la mise en œuvre des techniques (abstraction des réponses de l’environnement, et retour involontaire – et désastreux – à une logique de « sélection naturelle » mettant en danger la préservation de l’espèce). Les trois dynamiques n’existent jamais de façon indépendante l’une de l’autre, et forment une seule et même ligne d’évolution. Si une formation sociale existante a tendance à se perpétuer telle quelle, et à figer chacun des trois termes, cela est encore plus vrai des modes d’interaction entre les trois. A notre époque, la première sphère est devenue quasiment invisible, tant l’économie comme fusion mystificatrice entre le social et le technique impose cette élimination (un accès massif des individus aux savoirs et aux pouvoirs serait totalement incompatible avec le maintien de l’infantilisante « civilisation marchande »). Ainsi, si l’on peut dire que dans le monde animal, l’individu est sacrifié à l’espèce, il suffit de constater que la vie de l’espèce et celle de l’individu coïncident (à l’exception de certaines situations limites) pour conclure que l’individu y est finalement « sacrifié » à l’individu. Dans la société humaine telle que nous la connaissons, tout a changé puisque les individus dans leur intégralité sont différents de la société, et sont collectivement instrumentalisés par cette dernière, qui elle-même ne bénéficie qu’à quelques-uns d’entre ces individus. La généralité vivante n’est plus identique avec le mode d’existence réel. L’être collectif s’est scindé. La réalité humaine est partie du côté de la société, et s’oppose aux individus vivants. La prise collective sur le monde physique est plus grande que jamais, mais elle n’est celle de personne puisqu’elle est aussi, indissociablement, prise sur l’ensemble des individus. Sous la forme de la marchandise, les sujets individuels ne reçoivent que le prix, invariablement dérisoire, de leur privation, et de leur acceptation de cette privation : tout doit continuer sans eux, contre eux, et, s’il le faut, jusqu’à l’élimination définitive des protagonistes, pour que cette situation perdure.
Quant à la dialectique entre forces, modes et rapports de production, on peut en dire que les forces de production26 sont la mesure exacte du degré d’appropriation du monde, et donc du degré de développement de l’espèce constituée en société. Les rapports de production, eux, sont l’expression concrète de la façon dont cette appropriation du monde s’offre ou se refuse à l’ensemble des individus. La séparation de l’individu avec l’espèce est la résultante exacte de la façon dont l’appropriation du monde se refuse à l’espèce, son baromètre le plus fidèle. Tout ce qui se passe derrière le dos des individus traduit l’insuffisance de leur développement, le caractère figé et « fatidique » de cette insuffisance. Quand les cercles fonctionnels ne portent plus sur une chose naturelle transformée en objet, mais sur la sphère de la médiation elle-même, en tant que système de production et de transformation des objets, la pauvreté de l’individu ne se laisse plus définir, comme chez l’animal, par la pauvreté de ses rapports fonctionnels à la chose mais par la pauvreté de ses rapports à ses médiations, à ses semblables, et, pour finir, à soi-même. Les travers, désormais lourdement constatables, des rapports à la « chose » et au « donné » naturels découlent de ceux qui grèvent les rapports sociaux proprement dits : c’est le reflux nauséabond de la misère sociale sur la nature, la contamination généralisée par la logique de la dépossession.

Si donc Anders avait prolongé dans le sens de ce qui précède l’approche faite par Uexküll, il aurait été contraint de se poser la question de savoir comment situer l’abstraction qui caractérise la société (c.à.d. le monde de l’homme) par rapport à ce que l’on peut difficilement s’abstenir de qualifier d’abstraction naturelle. On aurait par là débouché sur la façon pratique dont l’homme se dissocie de l’animal (et dont il se rend possible, ou impossible, lui-même). Car dans le cas de l’individu humain, ce n’est pas dans le monde naturel qu’il puise selon ses impulsions pour donner satisfaction à ses besoins, comme on l’imagine dans l’hypothèse rabâchée de l’homme « primitif », c’est plutôt son mode de vie, socialement défini, qui produit (ou symboliquement ou pratiquement) l’objet qui fera de lui un « sujet », et qui, pour ce faire, puise dans la généreuse, mais non illimitée réserve des biens de la nature. Loin d’accéder à une sorte de liberté dont l’animal serait privé, l’individu cède son statut de « sujet » à un assemblage social qui le guide pas à pas, qui se comporte en véritable sujet, plus ou moins efficacement caché, du processus. La première différence, qui saute aux yeux, tient au fait que la relation de l’animal au monde (naturel) n’existe pas sous une autre forme que sous celle de ses propres organes biologiques. Le foie, l’estomac, la dentition, l’œil, l’ouïe – il n’existe pas un seul organe qui ne révèle de quelle façon cet animal va vivre, peut vivre, doit vivre. Jusque là, aucune différence avec l’animal humain. Mais, tant qu’il s’agit de l’animal, la liste s’arrête là. Une fois qu’on a recensé sa morphologie, ses organes, son anatomie, on sait tout de lui, et il n’y a plus rien d’autre à inventorier : cette liste est la liste des formes matérielles de son rapport au monde naturel, le versant subjectif de ses cercles de signification et de son milieu. S’agissant de l’animal humain, la liste ne fait en revanche que commencer quand elle a énuméré les organes : il faut ajouter la totalité des objets matériels et des rapports sociaux existants pour combler l’énoncé des formes matérielles des rapports au monde (la liste des médiations). La médiation s’est étendue au point d’absorber sujet et objet : elle s’est substituée aux cercles de signification et a réalisé leur tendance à accoupler de façon apparemment indissoluble sujet et objet. Comme on dit depuis bien longtemps : l’aliénation sociale a remplacé la servitude naturelle. Un inventaire de ces médiations établit immédiatement qu’il ne s’agit que dans une proportion sans cesse réduite de cas d’un rapport au monde naturel, et qu’un nombre croissant de ces médiations ne relève plus seulement du moyen mais représente plutôt un objectif : la nature n’intervient plus qu’en fournisseur passif en matière première et en énergie de ce système autocentré. Cette logique « fétichiste », qu’Anders relèvera et commentera de façon abondante dans les années cinquante (« le moyen devient le but du but »), ne se caractérise pas simplement par une rupture « monstrueuse » ou « déviante » avec la nature, comme le croient certains nostalgiques d’un retour à une nature fantasmée, mais maintient au contraire l’état de limitation animal (l’animal comme condamné à son mode d’abstraction), sous une forme désormais aliénée : comme limitation autoproduite. L’animal qui aurait envie de connaître le monde plus qu’il ne le fait ne peut évidemment pas se rebeller contre ses organes, qui sont ses limites. Mais l’homme non seulement peut, mais doit se rebeller contre ses organes extérieurs (pour reprendre une expression du jeune Marx) dès que ceux-ci, qu’il passe son temps à produire, à entretenir et à développer, échappent à sa volonté. La sphère de la médiation persévère dans son être, et se soustrait au destin habituel des métabolismes naturels où tout, pour exister, doit aussi disparaître. C’est en créant un monde de médiations solidifiées que l’homme se retrouve face à un monde persistant d’objets et de symboles, initialement tissés dans la substance naturelle du monde, qui reflètent, matérialisent et illustrent ses propres tendances : mais alors, le gigantesque cercle fonctionnel social a défini et imposé ces tendances, et c’est à ce prix que le monde ne lui parle plus que de « lui-même ».
Anders avait cru dépasser le point de vue philosophique par le recours à la vie animale, par exemple en reprochant à Heidegger d’avoir oublié la faim derrière le souci27, critique « matérialiste » qui reste sur le plan du pragmatisme bourgeois élémentaire. S’il ne fait aucun doute que le grand guignol conceptuel d’Heidegger restait à la merci d’une critique aussi simple, il n’en demeure pas moins que le point de vue exprimé par Anders manque lui aussi son objet, qui n’est pas l’animalité comme nature, mais l’histoire humaine et sa production comme prolongement et négation, à la fois, de l’histoire naturelle28.
Le texte qui en a donné le meilleur aperçu, les Manuscrits de 1844 de Marx, ne fut publié qu’en 1932, c.à.d. entre la conférence tenue par Anders à la Kantgesellschaft en 1930 et la publication d’une traduction française de cette conférence en 1934. Anders, peu porté à lire Marx à cette époque (mais l’a-t-il réellement lu par la suite ?), n’avait évidemment pas connaissance de ce texte, dans lequel on trouve le passage suivant : « Un être [Wesen] qui n’a pas sa nature en-dehors de lui n’est pas un être naturel, ne participe pas à l’être [Wesen] de la nature. Un être qui n’a pas d’objet [Gegenstand] en-dehors de lui n’est pas un être objectif [gegenständlich]. Un être qui n’est pas lui-même objet pour un être tiers n’a pas d’être pour objet, c.à.d. ne se comporte pas de façon objective [gegenständlich], son être n’est pas objectif. Mais un être sans objectivité est un non-être, un monstre [Unwesen]. […]Dès que je possède un objet, celui-ci me possède en retour comme son objet. Au contraire, un être dépourvu de rapport à l’objet est un être irréel, privé de sensorialité, seulement pensé et imaginé, une créature de l’abstraction. Etre doué de sens, c.à.d. être réel, signifie être objet des sens, objet sensible, donc avoir des objets sensibles en-dehors de soi, des objets relevant de sa sensorialité. Etre doté de sensorialité, c’est connaître la souffrance [leidend]. L’homme en tant qu’être objectif [gegenständlich] et doté de sens est donc un être qui souffre et, parce que capable de ressentir sa souffrance [sein Leiden], un être passionné [leidenschaftliches]. La passion [en français dans le texte] est la force essentielle de l’homme tendant énergiquement vers son objet. Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est un être naturel humain ; c.à.d. un être existant pour lui-même, donc un être générique, qui doit se confirmer et s’activer en tant qu’être générique aussi bien dans son être que dans son savoir. Les objets humains ne sont donc pas les objets de nature, tels qu’il se présentent de façon immédiate, de même que la sensorialité humaine, telle qu’elle est dans l’immédiateté, objectivement, n’est pas la sensorialité humaine, l’objectivité humaine. Ni la nature objective ni la nature subjective n’existent d’une façon immédiatement adéquate à l’être humain. Et de même que tout ce qui est naturel doit d’abord venir à exister, l’homme possède son acte de naissance, l’histoire, qui est pour lui un acte de naissance connu et donc capable de se dépasser en tant que tel. L’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme. »29. Ces dernières lignes indiquent on ne peut plus clairement que si la nature de l’homme n’existe pas « de façon immédiatement adéquate », c’est qu’elle est sa propre création dans et par l’histoire. La nature humaine n’est pas une donnée instinctuelle préétablie, pas plus qu’un grand vide en quête d’un remplissage aléatoire, mais un résultat qui coïncide avec son procès, une négation déterminée de sa propre insuffisance, un mouvement s’éloignant de l’abstraction et de la pauvreté et dirigé vers la création du concret comme richesse en déterminations. La liberté n’est pas l’absence de détermination mais la profusion de déterminations. Le caractère aliéné des déterminations existantes a produit leur discrédit (un peu comme le travail peut discréditer l’activité), et, de ce fait, la conscience critique en arrive à oublier que le degré d’ouverture au monde est en même temps, nécessairement, accumulation de déterminations, à condition d’en conserver la maîtrise (ne serait-ce que pour empêcher l’une d’entre elles d’étouffer les autres). La pensée moderne à évidemment horreur de ce genre d’idée puisqu’elle ne connaît que le contraire : immédiateté, et absence de maîtrise. Cette non-pensée peut à la rigueur s’accommoder de l’idée faisandée des « racines », en espérant bénéficier de conditions favorables à la reconstitution instantanée, dans un micro-ondes de l’esprit, d’un concentré de bonheur atavique ; mais elle recule devant l’idée d’un procès en cours, la confond avec la production d’un happy end à la fin des temps et qualifie de théologie cachée tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’idée d’une progression : on peut invoquer comme circonstance atténuante pour un tel aveuglement ce à quoi ont ressemblé les « progrès » vendus par la marchandise depuis un siècle, mais les circonstances atténuantes d’une erreur ne remplacent pas la vérité.
Dans une forme aliénée de société, comme dans la vie animale, c’est le cercle de signification qui dicte sa loi, et non pas un « sujet » qui dominerait un « objet ». De même que dans le monde animal, le mangeur apparaît comme une prolifération réflexive de la substance mangée, une forme aliénée de société réduit ses prétendus « sujets » aux porteurs passifs des rites dominants, à l’émanation transitoire, dénuée de volonté, du système d’échange en place. « Comme il n’y a pas de sensation sans impulsion et sans commencement d’action motrice, il est nécessaire qu’il n’y ait pas de système de sensations là où manque le système moteur (capture active de la proie, choix sexuel spontané) » écrivait Scheler dans une perspective naturaliste (Situation de l’homme dans le monde, p. 27). Mais ce principe de concordance entre la formation des organes de perception et l’activité motrice, universellement admis30, signifie aussi que la sensorialité accompagne l’activité pratique du sujet et se limite à elle, et avec le passage de la vie animale à l’homme, elle se concentre sur la sphère de la médiation, et se constitue comme immédiatement sociale. C’est en cela que le processus d’hominisation demeure inachevé, inachèvement dont les fondements, le mouvement et les produits demeuraient intégralement absents des publications d’Anders en 1934 et 1937. L’existence et l’importance de la médiation lui apparaîtront par la suite, mais sans aucun lien avec ce qui précède, comme venues d’ailleurs.

 

— A suivre —

 

Nous nous sommes toujours servi des textes originaux, en allemand. Il convient néanmoins de rappeler au lecteur français les traductions françaises disponibles relativement aux textes cités :

Günther ANDERS, 
L’obsolescence de l’homme,
 Ivrea / EdN
 2002

Günther ANDERS,
 A propos de la pseudo-concrétude de la philosophie d’Heidegger, Sens & Tonka 
2002

 


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