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Remarques éparses à propos du mouvement « Nuit Debout »

par Les Amis de Némésis

 

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Dans un contexte où le « gouvernement de gauche » n’a cessé d’apporter la preuve qu’une telle expression est vide de sens, que le job d’un gouvernement, quel qu’il soit, est d’adopter des mesures favorisant le transfert de la richesse de la population vers le capital, et que tout l’art de la « démocratie parlementaire » est, de façon générale, de faire croire qu’il s’agit de représenter le peuple alors qu’elle n’est au contraire qu’un dispositif trompeur fonctionnant en faveur de l’économie capitaliste-marchande, la loi El-Khomri, dernier avatar en date venant matérialiser ce constat, a fini par faire déborder le vase. Les hommes politiques sont plus nus que jamais, les ficelles qui s’agitent au-dessus des marionnettes plus visibles que jamais, ainsi que les mains des marionnettistes du MEDEF et de la Commission européenne.

Le mouvement Nuit Debout, qui tient quotidiennement la place de la République à Paris depuis le 31 mars 2016 et qui essaime désormais dans de nombreuses villes en France (une soixantaine) ainsi qu’à l’étranger (Espagne, Portugal, Allemagne, Belgique) 1 ne traduit pas seulement cette saturation et cette exaspération, mais s’emploie aussi à créer une sphère embryonnaire de démocratie directe où la libre discussion s’engage à propos des moyens pour sortir de l’impasse désormais manifeste dans laquelle la société s’est engagée, ainsi que des objectifs qui pourraient prendre le relais.

Ceux qui pensent disposer déjà des recettes qu’il suffirait d’appliquer vont bien entendu déplorer le temps perdu à discuter « de tout et de n’importe quoi ». Or, discuter de tout nous paraît un excellent projet, et « n’importe quoi » n’est une catégorie viable que pour ceux qui restent aveugles à la cohérence d’un monde : car tous les chemins, en réalité, mènent aux véritables causes à condition de les parcourir avec suffisamment de persévérance. Bien sûr, chaque cause particulière peut aussi se transformer en bourbier duquel on ne parvient plus à émerger, et nous faire perdre de vue ce qui pourrait se révéler essentiel : mais ce danger, bien réel, ne doit jamais plaider en faveur d’une ignorance volontaire, ou d’un mépris inspiré par la précipitation.

Quand une chape se fissure, donc, on voit inévitablement surgir la matière vivante longtemps réprimée, dans ses états les plus variés. C’est cette prolifération que les acteurs de Nuit Debout ont décidé d’accueillir, de prendre au sérieux et de structurer sans rien en exclure.

Pour cette raison, le mouvement Nuit Debout se révèle composé des tendances les plus diverses et, parfois, difficilement compatibles. Mais cette incompatibilité elle-même est matière à discussion, non pas par esprit d’éclectisme ou par volonté de tolérance, mais tout simplement parce que ce qui s’arrête trop tôt dans l’analyse, plutôt que d’être rejeté, gagne à être prolongé jusqu’à son aboutissement. Ces discussions possèdent une indéniable qualité maïeutique, à cent lieues d’une simple adoption de slogans convenus, auxquels les gens s’identifient habituellement à force de les entendre répéter de façon hypnotique (qu’il s’agisse des slogans de l’idéologie dominante, conformiste, favorable à l’économie et à la marchandise, à l’exploitation du travail, ou des diktats gauchistes incantatoires, comme l’autogestion immédiatiste, la promotion d’un parti ouvriériste, ou la défense du travail pour le travail).

A titre d’exemples, voici un échantillon de ce que nous avons relevé.

Nous avons entendu d’anciens ou d’actuels syndicalistes venant ressusciter sur cette nouvelle tribune, inespérée, la lutte des classes ancienne version, celle qui revendiquait des « conditions de travail décentes ». Un rêve si passéiste est évidemment favorisé et renforcé par la situation lamentable du marché du travail actuel, où la force de travail se brade de plus en plus pour des tâches ponctuelles, mal payées et dégradantes, ruinant jusqu’à l’existence la plus modeste (payer son loyer, nourrir une famille, partir en vacances). La précarité comme forme de harcèlement économique est en passe de devenir la dimension centrale de l’existence toute entière, et ceux qui ont connu les « trente glorieuses » sombrent trop facilement dans leur nostalgie, comme si ce stade transitoire du développement capitaliste, condamné par celui-ci, avait été son dépassement. C’est là, finalement, l’illusion la plus funeste de toutes, celle que ce mouvement doit éviter à tout prix.

L’idée d’une nécessaire « convergence des luttes » figure parmi les origines de ce mouvement et rejoint souvent le point précédent (le regain des revendications sectorielles). Elle est, certes, à la fois simple et convaincante : les différents conflits sont affaiblis par leur isolement, et une plus vaste solidarité ne peut que favoriser leur aboutissement. Mais une certaine proportion des participants à Nuit Debout a compris qu’une telle approche, syncrétique, limite considérablement l’objet du débat : car ce ne sont pas des points isolés qui sont à remettre en cause, mais la logique d’ensemble du système 2. C’est le modèle tout entier qui ne fait plus recette, qu’on ait du travail ou qu’on n’en ait pas. C’est le modèle entier qui craque par toutes ses coutures, et chacun de ses secteur (emploi, destruction de l’environnement, éclatement du tissu urbain, mépris des personnes, concurrence et haine programmées notamment vis-à-vis des étrangers, analphabétisme galopant, généralisation de l’addiction par la marchandise, difficulté de se loger, etc.) n’en est qu’une facette parmi d’autres. L’amélioration ponctuelle d’un aspect ne sert finalement qu’à relancer l’ensemble, qu’à lui donner une bouffée d’oxygène. Cela fait trop longtemps que les gens se battent pour la survie du système qui, tôt ou tard, les broie.

Au-delà des conflits du travail, le mouvement comprend de nombreuses tendances « sociétales» qui ont ces dernières années été substituées à la critique socio-économique et qui viennent rappeler que leur terrain respectif est toujours en souffrance (féminisme, tendances LGBT, mouvements antiracistes, militants antispécistes, écologistes divers et variés). Leurs revendications sont tantôt celles d’une simple amélioration du capitalisme (égalité de salaire entre hommes et femmes, respect des identités sexuelles, respect du vivant animal ou de l’environnement naturel), tantôt celles d’une forme de société dans laquelle le despotisme économique ne s’imposerait plus, et où les décisions pourraient être prises collectivement, selon des critères concrets et soumis à l’empathie et à la réflexion de tous, sans égard pour un critère de valorisation. Le plus souvent, ces critiques se réfèrent au rejet du profil macho-hétéro-blanco-centriste de type WASP qui empoisonne les relations sociales et leur préfère les rôles rigides imposés par l’abstraction de soi, corrélative du travail abstrait et de la valeur.

Une tendance qui s’exprime très clairement est celle d’un « peuple de gauche », devenu furieusement orphelin du fait de la dérive extrême-droitière de ses élus, et qui se divise entre ceux qui rêvent d’un retour au Programme commun qui serait défendu par les partis de la « véritable » gauche (type Mélenchon), et ceux qui sont en train, enfin, de faire leur deuil de la représentation parlementaire et de l’Etat, rejoignant la lucidité libertaire pour laquelle la démocratie directe, et elle seule, peut mettre fin à l’aliénation économique, permettant une réappropriation non seulement de la production, mais de l’ensemble du mode de vie. Mais la dégradation vertigineuse de la social-démocratie produit ici comme ailleurs le risque d’une critique régressive, à une époque où la régression constitue de fait une perspective dominante (sans elle, le progrès fulgurant de l’extrême-droite en Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi qu’en Russie, en Australie, aux Etats-Unis, en Inde, au Proche-Orient ne serait guère explicable). L’un des impératifs de ce mouvement est de sortir de ce cercle vicieux de la façon la plus lucide.

L’un des points les plus saillants du mouvement (et qui se montre représentatif de pans très larges de la population) est le rejet de la sphère politique et de la caste qui se l’est appropriée. Mais, de même que dans le reste de la population ce rejet peut mener à un insoluble défaitisme (quand ce n’est pas à un report désastreux vers l’extrême-droite réussissant à se différencier illusoirement de la caste « politique »), il se heurte ici et partout à la difficulté de concevoir le mode de dépassement qui en serait l’aboutissement. Une certaine partie de l’assistance semble pourtant considérer comme acquis qu’il n’y a jamais eu de démocratie réelle et que les fondateurs des régimes parlementaires n’en voulaient pas, et avaient cherché à mettre en place, avec succès, un système qui en arbore l’apparence mais confisque en réalité le pouvoir 3. La volonté d’aller au-delà de cette dépossession (qui s’exprime par le rejet de tout leader et par une attention extrême portée au fonctionnement démocratique du mouvement, des assemblées, des actions) est fortement présente, comme elle le fut chez les « Indignés » espagnols ou chez les « Occupy » nord-américains, mais aussi démunie, forcément, par le caractère inédit du projet. Instaurer une forme de démocratie directe place de la République ou à Notre-Dame des Landes est une chose relativement facile, généraliser cette forme l’est beaucoup moins, ne serait-ce que parce qu’elle présuppose la création d’assemblées de ce type un peu partout, dans l’ensemble du tissu social.

La place à réserver au travail fait l’objet de discussions nombreuses et contradictoires. D’une part il est question de modifier la répartition des richesses en faveur du travail, et de reconduire l’ancestrale « fierté du travailleur », d’autre part le travail est compris comme une dimension centrale et indissociable du capitalisme lui-même, qui ne doit plus demeurer le mode de socialisation imposé à tous au nom de la valorisation du capital. De ce second point de vue découle évidemment une foule de discussions face à l’exploration conceptuelle (et pratique) d’un au-delà, qui restent superflues si l’on s’en tient au premier. Ici aussi, par conséquent, conflit entre la commodité stérile d’un retour aux vieilles conceptualisations et la difficile mais nécessaire avancée vers une terre inconnue : l’au-delà du capital et du travail.

La radicalité du mode de constitution d’une démocratie directe est évidemment fonction du degré d’avancement d’une critique de l’économie. S’il n’est question que de brider le capital par des mesures de souveraineté étatique, ou de nationaliser des entreprises présentant un intérêt vital, ou d’interdire des pratiques financières spéculatives particulièrement outrageuses, aucune rupture avec le mensonge organisé de la représentativité politique n’est nécessaire. Mais une partie non négligeable des participants semble avoir compris qu’une égalité politique était vide de sens tant qu’elle ne se fondait pas sur une égalité culturelle, économique et sociale, qui est incompatible avec le capitalisme comme mode de socialisation aliéné. Si l’ensemble des participants semble partager une volonté claire et délibérée de démocratie (directe), une partie d’entre eux veut encore appliquer une avancée aussi audacieuse et radicale à une vision simplement réformée du capital et du travail. Nouvelle contradiction, qui risque d’évoluer en faveur de la version moins-disante.

La meilleure façon de dépasser la simple « convergence des luttes » est certainement de ne pas se cantonner à celles qui se sont déjà déclarées, mais d’en susciter beaucoup d’autres. Le mouvement Nuit Debout dispose désormais de suffisamment de sympathie et de moyens pour sortir de sa position défensive, et il l’a compris. Ses actions semblent pour l’instant orientées vers l’agit-prop symbolique et vers l’opposition pratique à certains « excès » de l’industrie financière (par exemple devant les agences de la Société Générale spécialisées dans la gestion de fortune et impliquée dans les Panama Papers). A cela, d’autres types d’intervention doivent s’ajouter, comme l’intervention dans les centres d’affaires, à La Défense ou à Saint-Denis, ou devant les usines : pour expliquer à ceux qui sont encore salariés que bientôt ils ne le seront plus, ou seulement de façon très précaire, pour préfigurer ce que le système de rationalisation leur prépare, pour ébranler cette regrettable tendance de se sentir à l’abri pendant qu’on voit tomber les autres. La question n’est pas seulement de fédérer ceux qui sont déjà en crise, ou dans l’action (cf. les ZAD), mais de contaminer ceux qui ne le sont pas encore, et qui croient rester épargnés. Le blocage de la production est et reste l’atout majeur dont un mouvement qui se généralise ne peut se passer.

La ligne d’évolution de ce mouvement, qui est géographiquement en phase ascendante, se jouera probablement sur les contradictions brièvement résumées ci-dessus, et bien sûr aussi sur le degré d’écoute et de soutien qu’il va rencontrer dans ses actions, et dont il n’est pas responsable.

 


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Je suis Spartacus

 

 

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Clichés pris le 3 avril, Place de la République, Paris


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