par Jean-Pierre Baudet
[Pour télécharger en format PDF : Discussion autour du caractère historique de la valeur]
Un échange de correspondances eut lieu en mars / avril 2015 avec Clément Homs, qui fut l’animateur de la revue Sortir de l’économie (publiée entre 2007 et 2012, et que j’ai découverte à l’occasion de cette discussion) et qui est impliqué dans le site Internet Palim Psao, porte-voix d’un collectif français inspiré par la « critique de la valeur » du groupe allemand Exit !. L’échange semblait fructueux et ressemblait à une réelle discussion, à propos d’une question posée de façon consensuelle mais abordée de points de vue divergents. Malheureusement, il a pris fin de façon impromptue, sous la forme d’une interruption du côté de Clément Homs.
Cependant, les correspondances échangées me paraissent suffisamment intéressantes pour être publiées intégralement ci-dessous. Elles sont certainement de nature à nourrir la réflexion et la discussion à propos des thèmes traités. Elles sont reproduites telles quelles, seules quelques fautes d’orthographe ont été corrigées et un PS personnel supprimé. J’ajoute quelques commentaires en guise de conclusion provisoire.
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Mail de Clément Homs du 19.03.2015 :
Bonjour,
J’ai vu récemment votre texte résumant deux articles de Konicz, que nous avons repris sur le site Palim Psao.
Il se trouve que nous aimerions rassembler en un petit ouvrage sur « l’EI et la périphérie effondrée du capitalisme » à présenter à un éditeur, divers textes dont la traduction des deux textes de Konicz en question ; la traduction revue et augmentée de « Plongée dans la guerre civile mondiale » de ce même auteur (traduit par S. Besson) ; 3 textes de Gabriel Zacarias (auteur proche de la WK) parues dans la presse brésilienne, et un texte récent de Guillaume Paoli sur la question qui a été déjà traduit par W. Kukulies.
Voyant parmi les amis traducteurs qu’ils sont tous déjà overbookés par des traductions, si vous étiez intéressés à réaliser la traduction de deux premiers textes mentionnés de Konicz nous pourrions mener ce recueil ensemble.
Par ailleurs, voyant le souhait de Jean-Pierre Baudet de mener une traduction française du livre de Bernard Laum « Argent sacré », nous sommes tout aussi intéressés à la parution de cet ouvrage (fondamental) en France, et si il y avait quelque chose que nous pourrions faire pour aider ce projet, n’hésitez pas à nous dire.
Salutations,
Clément Homs
Mail de Jean-Pierre Baudet du 19.03.2015 :
Bonsoir,
Merci de votre mail.
Malheureusement, je ne dispose que de trop peu de temps libre, et c’est la raison pour laquelle j’ai procédé, à l’occasion des articles de Thomasz Konicz, à un résumé plutôt qu’à une traduction véritable. Je ne pourrai donc pas collaborer à votre projet, malgré ma sympathie pour lui. Je ne connais pas, par ailleurs, le texte de Guillaume Paoli dont vous parlez, en tout cas ne figure-t-il pas sur le site de Guillaume. Pourriez-vous m’indiquer où il se trouve ?
S’agissant de Heiliges Geld, de Bernhard Laum, je suis en train de travailler à sa réédition en allemand, et la rédaction d’une notice développée sur l’auteur m’accapare beaucoup. Une traduction française est en effet prévue, j’ai déjà une amie traductrice qui accepterait de s’occuper de la version française, l’éditeur n’est pas encore choisi mais il y en a plusieurs avec lesquels nous négocierons dès que la réédition allemande sera achevée (chez Matthes & Seitz Berlin). La réédition est prévue pour courant 2015. Merci d’avoir proposé votre aide, visiblement nous partageons une même sympathie pour ce livre, que j’ai abondamment cité dans ma publication Opfern ohne Ende. Si nous rencontrons des difficultés, je ne manquerai pas de vous en faire part. Quoi qu’il en soit, vous aurez l’occasion de revenir sur le sujet dans la mesure où l’approche historique classique de la valeur, comme chez Robert Kurz, est passablement bouleversée par l’apport de Laum, et devrait donc occasionner de multiples commentaires.
Cordiales salutations,
Jean-Pierre Baudet
Mail de Clément Homs du 24.03.2015 :
Bonsoir,
Merci de votre message. Je me renseigne pour le texte de Paoli et vous tiens au courant.
Je croyais que le livre de Laum avait été réédité en Allemagne en 2006, mais vous avez raison, ses thèses gagnent à vraiment être mieux connues et traduites vers le français. Je crois que la seule trace que nous ayons de ce côté-ci du Rhin, c’est la traduction d’un chapitre du livre paru dans la revue Genèse dans les années 1990 si ma mémoire est bonne.
C’est en effet un intérêt commun, mais je crois aussi que nous ne sommes pas si éloignés sur l’interprétation à faire de la critique marxienne de l’économie politique (mais je vous avoue n’avoir pas compris le pourquoi de certains éléments quelque peu erronés dans un de vos textes de 2004 à propos de la division dans Krisis – mais vous semblez ne pas aimer Kurz et vous avez peut-être vos raisons). Laum à mon sens, permet de sortir d’une vision transhistorique de l’argent qui présuppose que les catégories capitalistes (et notamment la valeur et le travail abstrait) existent depuis la nuit des temps. Cela permet de couper l’herbe sous le pied de bien des théorisations et d’affirmer clairement que le capitalisme n’est pas né évidemment comme une excroissance ou un prolongement d’une existence atemporelle de la valeur et de l’argent. En tant que forme de vie sociale, et non comme simple mode de production particulier d’une économie supposée naturelle, le capitalisme émerge à mon sens comme une rupture ontologique fondamentale avec les sociétés passées suite, à partir du XVIe siècle, des longs effets sociaux qui se poursuivent jusqu’au XVIIIe siècle, de ce que Kurz à la suite de Geoffrey Parker, appelle la « révolution des armes à feu » (« Révolution militaire »). Et son émergence est intrinsèquement liée à l’émergence de la valeur, de l’argent et du travail dans sa double nature comme principe de la nouvelle synthèse sociale moderne. Avec Laum, on ne peut plus aujourd’hui « naturaliser » ou « ontologiser » la valeur et l’argent en les rétroprojetant de la modernité vers le passé comme conditions éternelles de la reproduction de la vie humaine. Clairement l’argent tel que nous le connaissons dans sa nature sociale spécifique, n’existait pas avant le capitalisme. Mais nous sommes piégés par les mots, nous projetons de manière anachronique nos concepts modernes de travail, de commerce, d’argent, de marché, sur les sociétés passées pré ou non-capitalistes. Nous croyons reconnaître du « travail » chez les chasseurs préhistoriques, nous croyons reconnaître du « commerce » chez les marchands phéniciens du VIIIe siècle av. J.-C., nous croyons reconnaître de « l’argent » en Lydie au VIe siècle, nous croyons reconnaître un « marché » dans l’agora de l’Athènes du Ve siècle, etc. Cette rétroprojection de ce qui est moderne sur le passé est un des principaux effets du fétichisme sur la manière de comprendre l’histoire (le médiéviste français proche de Le Goff, Alain Guerreau n’est vraiment pas mauvais sur certains points dans son L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXI siècle). L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf. Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». Il ne faut pas rechercher la nature sociale de l’argent moderne dans les origines historiques d’une forme matérielle ou même des fonctions différentes de cette forme matérielle (que ce soit des coins frappés, des coquillages, etc.). Cette forme matérielle est toujours le masque de quelque chose de différent. Ainsi l’apparition des premières pièces frappées en Lydie ne nous dit rien sur l’argent moderne, les deux formes matérielles qui leur correspondent (des morceaux de métaux frappés d’un coin) sont radicalement étrangères quant à leur nature sociale véritable qui ne peut se comprendre qu’au niveau de la totalité sociale dans laquelle elles existent. Autrement dit, une théorie de l’argent moderne doit tourner le dos à l’empirisme, à l’individualisme méthodologique, à l’historicisme, et plus particulièrement à l’évolutionnisme qui domine depuis trop longtemps dans les diverses théories sur l’apparition de la monnaie. Il faut ici refuser de parler de ou des « origines historiques de la monnaie » ou de parler de « monnaies primitives », « monnaies archaïques », etc. Parce que les « monnaies » pré ou non-capitalistes ne sont en rien des formes préalables et archaïques, des formes embryonnaires de notre argent moderne. Il faut donc ici affirmer une étanchéité totale entre la nature de l’argent dans la modernité capitaliste, et ce que l’on continue de reconnaître comme de « l’argent » ou de la « monnaie » dans les sociétés qui ont précédées. Si la substance sociale de l’argent au sens capitaliste, est le travail abstrait, la « dépense de matière cérébrale, de muscles et de nerf » (Marx) si l’on suit la définition kurzienne (in « Die Substanz des Kapitals », Exit ! n°1 et 2, 2004, 2005) ou la « fonction socialement médiatisante qu’a le travail » si l’on suit la définition postonienne, alors l’ « argent » pré-moderne, sans valeur, n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes. Mais si historiquement une forme d’argent précède la valeur, quelle est alors la nature sociale de cet « argent » sans valeur avant le capitalisme ? Si sa nature sociale est fondamentalement différente, peut-on encore appeler cela de l’ « argent/monnaie » ?
Et Laum nous permet justement de commencer à répondre à cette question pour au moins une partie des sociétés « pré »-capitalistes (le seul savant français je crois à parler de Laum, est George le Rider dans un livre il me semble sur les monnaies hellénistiques ou mésopotamiennes, je ne me souviens plus très bien, mais je pourrai retrouver la référence si cela vous intéresse).
Kurz aborde notamment l’œuvre de Laum et de Le Goff dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert [L’argent qui n’est pas encore de l’argent], et de manière assez précise je trouve, mais j’ai encore quelques réserves sur le « changement de fonction » de l’argent dont il parle. Mais il me faut encore mûrir des réflexions…
Salutations,
Clément Homs
Mail de Jean-Pierre Baudet du 25.03.2015 :
Bonjour,
Vous avez parfaitement raison, le livre de Laum avait été réédité en 2006 par Semele Verlag, pour la première fois depuis 1924. Malheureusement cet éditeur, qui avait tout le mérite de la seconde édition, a cessé ses activités, et le livre était une nouvelle fois condamné à être indisponible. C’est pourquoi j’ai convaincu Matthes & Seitz de reprendre ce projet, qui devrait déboucher en 2015. Mon intention est d’ailleurs d’ajouter à Heiliges Geld le petit texte de Laum, très intéressant lui aussi, publié dans une revue spécialisée en 1954 et intitulé Über Ursprung und Frühgeschichte des Begriffes „Kapital“. Je connais en effet la traduction du chapitre dont vous parlez. Le traitement qui a été réservé au livre de Laum est un véritable scandale puisqu’il a été et est encore cité par des chercheurs, notamment anglo-américains (jusqu’à David Graeber), alors même qu’aucune traduction n’a jamais été entreprise.
Je ne sais pas à quel élément concernant Kurz dans un texte ancien de ma part vous faites allusion. Il n’y a aucune raison de penser que je « n’aime pas Kurz ». Je l’ai cité plusieurs fois, et toujours élogieusement, dans mon livre allemand. Il est certain que l’intelligence et le talent que je lui reconnais dans le domaine de la critique de l’économie, j’ai plus de mal à les retrouver quand, par exemple, il se met à accabler Sade (tradition d’incompréhension fort regrettable commencée déjà par Adorno et Horkheimer et poursuivie enfin par Jappe). Kurz me semble plus simplement présenter le défaut qu’ont eu beaucoup de théoriciens valables sur un certain terrain : c’est de manquer de sensibilité pour d’autres terrains, de les rabattre ou de les réduire à leur terrain d’origine ; et aussi de passer à côté de domaines qui ne le méritent pas (l’anthropologie, l’histoire des religions, le rejet subjectif et notamment « artistique » de la misère d’une survie domestiquée, l’étude de la configuration mentale d’une époque comme la psychanalyse l’avait abordée, etc.). Ce caractère unilatéral n’est pas typique de Kurz, mais ne doit pas être ignoré. Même dans le cas de cet esprit universel et foisonnant d’intuitions que fut Marx, il est hélas constatable qu’il dut, à regret d’ailleurs, se « spécialiser » pour attaquer ce qui lui apparaissait comme le cœur de l’ennemi, l’économie, alors qu’il était de toute évidence capable d’élargir son impulsion critique à tant de domaines où le besoin s’en faisait sentir.
Il est absolument certain que Laum, comme tout historien sérieux (je pense à Gernet et à Polanyi, par exemple), est en rupture totale avec la projection des catégories capitalistes modernes sur des périodes anciennes. C’est tellement vrai que ce pauvre Laum, après avoir produit cet excellent ouvrage, s’est attaché à chercher des terrains contemporains qui permettraient, bien sûr illusoirement, de s’écarter de la réalité abstraite, typique de l’économie : ainsi a-t-il pu participer, un temps assez bref, au mirage d’une « économie fermée » et donc « enracinée » chère aux nazis, mais par la suite, il s’est davantage intéressé aux comportements pré-économiques et non marchands qu’il pouvait inventorier dans la population paysanne de son temps, ou aux comportements d’ « échange sauvage » chez les enfants qu’il observait avec prédilection. Ce qui le rapproche de Mauss, c’est de ne pas tomber lui non plus dans l’illusion inverse de sociétés anciennes peuplées par de bons sauvages, désintéressés et « purs », correspondant à un imaginaire chrétien. Son effort porte au contraire, à mon avis, sur une généalogie de formes historiques successives de la valeur. C’est en cela, précisément, que je le pense (à tort ou à raison) en rupture avec l’approche purement synchronique qui est celle de Kurz, selon laquelle la valeur ne peut exister que dans le contexte capitaliste. La question me paraît être (plutôt que « valeur ou pas valeur ») : quelle forme de valeur ? C’est le sujet qu’a voulu traiter Graeber dans Toward an Anthropological Theory of Value – et qu’il a, à mon sens, raté.
A propos d’origine du capitalisme : connaissez-vous l’étude de Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, qui présente encore une autre version que celle de Kurz (ou de tant d’autres) ?
Je suis parfaitement d’accord quand vous écrivez : « L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf. Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». » Mais il me semble important d’insister sur le fait que l’argent des sociétés pré-capitalistes, précisément parce qu’il ne pouvait en aucun cas relever des catégories économiques (capitalistes), relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société (notamment religieux, d’où l’importance de Laum). Vous avez écrit un article que je viens de lire, intitulé Sur l’invention grecque du mot économie, qui est de nature à relancer le vieux débat, notamment chez Finley, sur la question de savoir si dans les derniers siècles du monde grec, on assistait oui ou non à la naissance de pratiques capitalistes. Le mérite de Laum est de se concentrer non pas sur l’époque de Xénophon et sur la polémique aristotélicienne contre la chrématistique (où vous avez bien sûr raison) mais sur l’époque homérique, où la question posée par Finley (et d’autres) est inconcevable (relèverait de la pure et simple projection abusive). Ceci dit, même en abandonnant l’époque homérique, la belle étude de Austin et Vidal-Naquet, Economie et société en Grèce ancienne, ou encore ce qu’a écrit Castoriadis sur le sujet montrent suffisamment à quel point le monde grec est resté longtemps hostile, ou du moins étranger, à la pensée et à la pratique économique. Vous parlez d’ « étanchéité » mais est-ce vraiment là le problème ? Nous avons tous en horreur cette vieille manie de vouloir annexer aux catégories capitalistes l’histoire entière de l’humanité, et Marx ironisait déjà à juste titre sur la projection du capital dans la plus ancienne préhistoire. Mais ce rejet ne doit pas non plus masquer la question d’enquêter sur une histoire discontinue, mais qui justement, en tant que telle, est quand même une histoire. Je pense qu’une pensée dialectique ne doit jamais reculer devant la discontinuité. J’ai appris dans ma jeunesse à me méfier des coupures, y compris épistémologiques, alors que cet imbécile d’Althusser impressionnait les deux tiers d’une génération « critique ». Vous comprendrez que je me méfie de l’étanchéité, qui me paraît préférable en matière de construction immobilière qu’en matière de construction théorique.
Non, Le Rider présente peu d’intérêt dans le contexte visé par Laum. Sa Naissance de la monnaie étudie exclusivement les fonctions déjà économiques de la monnaie dans l’empire perse (et en Lydie), il est donc complémentaire de votre article mais très éloigné du propos de Laum. Il traite de monnaie, pas d’argent, comme dirait Laum, alors que l’argent (en tant que support de valeur) est infiniment plus ancien que la monnaie (en tant que moyen d’échange). Mais si l’on est confronté à des objets archaïques, circulant à l’intérieur et surtout à l’extérieur de communautés, des objets pour lesquels on travaille (parfois avec acharnement, contrairement au reste des pratiques sociales très opposées au labeur), des objets qui possèdent manifestement toutes les fonctions de l’argent à la seule exception d’être moyen d’échange (support de valeur, mesure de la valeur, moyen de paiement), comment voulez-vous maintenir qu’il ne s’agit pas d’argent, et que cet objet « n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes » ? Ne faut-il pas plutôt se résoudre à parler d’un argent qui était foncièrement non-économique et pas du tout « échangiste » ? Dans son chapitre 5 de Geld ohne Wert, Kurz ne se pose pas cette question. Pour lui, sans doute par une très forte prégnance de l’économie capitaliste qu’il critique si abondamment, l’économie, l’échange et l’argent demeurent indissociables (cf. en bas de la p. 94). Une société qui n’aurait pas les trois éléments n’en aurait forcément aucun, en tout cas pas d’argent. Pour moi, cette conclusion rate sa cible, et ne comprend pas non plus où Laum voulait en venir. Mais, selon vous, que voulait dire Kurz lorsqu’il écrivait que « andererseits kann der Marxismus hier nicht weiterhelfen, weil bei ihm selber die Ontologisierung der modernen Kategorien korrespondiert mit einem Mangel an kategorialer Kritik » (p. 108) ? Et comment accepter qu’il écrive de cet ancien argent, qui selon lui n’en était pas, qu’il s’agissait d’un « argent sans valeur », ce qui me paraît d’ailleurs incompatible avec ce que vous m’avez écrit ?
Quant à Polanyi, « traité » dans le même chapitre, Kurz ne l’a même pas lu et il ne cite le recueil Trade and market in the early empires qu’en tant que déjà cité par Le Goff ! Ce n’est franchement pas sérieux: on ne peut pas approcher un auteur de cette façon. La lecture de Trade and market et, plus encore, de The Livelihood of Man était impérative, et ne lui aurait pas permis d’en rester à ce qu’il a compris, et écrit. Et peut-être aurait-il par la même occasion compris qu’il faut dire « die Gabe », et pas « das Geschenk »… Pauvre Mauss !
A propos : Guillaume Paoli m’a envoyé son texte, ne cherchez plus. C’est dans la FAZ : http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/terror-und-mediengesellschaft-naechste-runde-paradies-13376331-p3.html?printPagedArticle=true#pageIndex_1
Salutations
Jean-Pierre Baudet
Mail de Clément Homs du 04.04.2015 :
Bonsoir,
Un vortex temporel s’ouvrant un instant, je vous écris ce qui ressemble quand même à une sacrée (!) tartine, je m’en excuse par avance. Je me réjouis de votre courrier qui touche à des préoccupations qui me sont très chères et qui me semblent fondamentales. Je suis d’accord que cet « argent » dont parle Laum n’est pas un argent d’origine économique et échangiste. Sur le fond je crois que nous sommes d’accord, la « valeur » de l’argent pré-moderne n’est pas la valeur au sens de Marx pour la société moderne. En ce sens je suis d’accord (Kurz et Anselm le seraient aussi je pense), quand vous dites que ce dont parle Laum « relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société ». Mais je me demande alors si à ce compte, nous devons vraiment conserver ce même signifiant « valeur » pour décrire finalement deux signifiés différents parce que relevant de deux réalités sociales (celle dont parle Laum d’un côté et celle dont parle Marx de l’autre) qui n’ont aucun point commun. C’est je crois ce que veut dire Kurz quand il dit que l’argent pré-moderne est un « argent sans valeur », sans valeur au sens où dans une société non capitaliste cet argent sacral dont parle Laum n’est pas constitué évidemment par le travail abstrait (qu’à la différence de Postone, Kurz conçoit donc comme une « énergie humaine abstraite », substance à la fois naturelle et sociale et qui ne fait sens socialement que dans le capitalisme, cf. « Die Substanz des Kapitals »). Il n’y a donc pas derrière cet argent pré-moderne, cette projection fantasmagorique qu’est la valeur au sens capitaliste (et l’on rompt ici avec le marxisme traditionnel qui rétroprojette toutes les formes catégorielles capitalistes sur toute l’histoire humaine depuis l’âge de pierre parfois ! – je crois que c’est le sens de la phrase de Kurz – la valeur au sens de Marx étant pour eux une catégorie transhistorique).
Dans son admirable texte « La notion mythique de la valeur en Grèce » où il évoque bien les origines mythiques/religieuses de la « valeur préférentielle » spécifique à la Grèce mythique (une valeur qui n’est pas « une valeur « banale » [il veut dire au sens économique moderne] et abstraite, mais une valeur préférentielle incorporé à certains objets », p. 127), je pense toutefois que l’armature générale de Louis Gernet est discutable. Gernet pense qu’il existe « différents domaines de la valeur » (p. 127), et qu’il y a malgré la « brusque rupture » entre la « valeur préférentielle » mythique et la « valeur économique », une certaine « continuité » (p. 178) en ce sens où « une pensée mythique s’est perpétuée » (p. 179). Ou encore qu’il y a dans la valeur économique (« prix marchands ») un « noyau irréductible » écrit-il que bien sûr ni Platon ni Aristote n’ont saisi dans leur idiote théorie des fonctions instrumentales de la monnaie (fonction d’échange et de circulation). Gernet évoque ainsi le passage du « commerce religieux » à la « circulation » marchande, comme un passage de la notion mythique de la valeur (« valeur préférentielle ») à la notion abstraite de la valeur (« valeur économique »). Et au sujet de la monnaie qui s’origine dans ce que décrit Laum, « cet instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même » (p. 179). Cette continuité est évoquée également quand Gernet parle d’une « notion de valeur [valeur préférentielle mythique] qui est en passe de devenir autonome [valeur économique], [où] une imagination traditionnelle assure la continuité avec l’idée magico-religieuse de mana » (p. 177).
Au-delà de ces considérations, la thèse fondamentale de Gernet dans ce texte, porte finalement sur la détermination de la relation de la « valeur préférentielle » d’ordre mythique à la « valeur économique ». On pourrait dire que Gernet énonce ici au niveau argumentatif le plus profond (il part de là en introduction pour y revenir dans les dernières pages), une théorie dialectique des « différents domaines de la valeur » (p. 127) et son résultat est le suivant : « la valeur préférentielle » d’ordre mythique (que lui et Laum mettent en avant), « préexiste à l’autre [la valeur économique] et d’ailleurs, la conditionne » (p. 127). En mettant en lumière ce que ni Platon, ni Aristote, et à leur suite toute la pensée bourgeoise (dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert Kurz évoque quand même une petite phrase de Marx dans les Grundrisse – chapitre sur l’argent – où l’idée d’origine sacrale est présente, mais on sait que malgré tout Marx est aussi tributaire de son époque sur cette question), n’ont pas perçu, Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre à mon sens. Mais à mon sens, le point essentiel de discussion sur ce texte de Gernet, c’est qu’il présente une notion de « valeur économique » très pauvre et qui à la rigueur ne pourrait correspondre qu’à la synthèse sociale pré-moderne de la Grèce classique (et certainement, si on suit la typologie polanyienne des 3 formes de commerce, commerce d’administration, commerce de marché où les prix sont déterminés par l’offre et la demande – mais on sait que pour Polanyi sur l’agora grecque ce n’est pas du marché, il faudra attendre -166 avec la place de Délos -, etc., de manière générale on pourrait l’étendre à toute l’antiquité) et en aucun cas à la valeur au sens marxien sous le capitalisme. A la page 127, Gernet semble assimiler la « valeur économique » à la seule « idée de mesure », mais plus encore implicitement il semble assimiler cette « valeur économique » qu’il voit apparaître dans la Grèce classique, à la valeur qui existe dans la société moderne capitaliste. Ce qui pourrait le laisser penser quand il écrit que cette « valeur économique » est « assez couramment » (il se situe ainsi du point de vue de la pensée moderne), qualifiée de « valeur tout court » (p. 126). Cette « valeur économique » faite de prix marchands, je suis d’accord avec Gernet, s’origine dans la « valeur préférentielle » d’ordre mythique, mais il faudrait la circonscrire à la rigueur à l’antiquité, elle constitue alors à mes yeux un « argent sans valeur » au sens capitaliste (il n’est pas question de « nature bifide » du travail dans de telles sociétés non capitalistes, et donc le travail abstrait ne constitue pas la forme sous-jacente de la synthèse sociale de telles sociétés).
Ce n’est peut-être qu’une question terminologique (c’est vrai que cela fait un peu chercher à couper un cheveu en 4) mais je crois que cela a son importance (il y a aussi un enjeu politique) : je serai tenté de dire que puisque nous avons à faire à des choses (argent sacral non capitaliste et argent au sens moderne, capitaliste donc) qui sont sans commune mesure, radicalement différentes, alors il faudrait trouver pour éviter les « continuismes », les anachronismes, les évolutionnismes, les rétroprojections (le livre de Bartolomé Clavero que je parcours en ce moment, La grâce du don dont parle Le Goff, est je trouve assez admirable dans ces aspects méthodologiques sur ce plan), fabriquer un nouveau concept pour parler de la « valeur » de cet argent sacral (le concept de « valeur préférentielle » de Gernet me semble utile en ce sens). Par ailleurs si je suis assez d’accord que l’on puisse parler d’une continuité entre la « valeur préférentielle » mythique dont parle Gernet et ce qu’il appelle la « valeur économique » spécifique à mon sens à l’Antiquité (mais aussi à l’ « économie » – pour faire vite mais j’aurai évidemment de grosses réserves à user de ce terme totalement inapproprié – pour le Moyen Age et même pour « l’Ancien Régime » comme le montre bien Jean-Yves Grenier dans son Economie d’Ancien Régime où il montre que toute la « valeur économique » est fixée dans la sphère de la circulation), à mon avis on ne peut présupposer une continuité logique entre d’un côté la « valeur préférentielle » et « valeur économique » déterminée dans la circulation et de l’autre la « forme valeur » dont parle Marx dans le capitalisme, qu’au travers d’une rupture ontologique fondamentale comme dit Kurz même si toutes sont des projections fantasmagoriques et n’ont rien de quelque chose de « naturel ». Entre la forme de synthèse sociale pré-moderne et la forme moderne capitaliste, je serai tenté de décrire la « transition » (du féodalisme au capitalisme comme on dit) plutôt comme une rupture ontologique accidentelle qui n’avait rien d’évident a priori. Je comprends ce que vous dites au sujet d’une histoire discontinue de l’émergence du capitalisme, et je crois que dans le Krisis des années 90 il y avait une unanimité sur ce point (Anselm dans les pages 191-208 des Aventures de la marchandise fait encore une histoire par poussées discontinues, je dirai, du capitalisme ; et évidemment ce que dit Sohn-Rethel et à sa suite George Thomson dans son livre sur Les premiers philosophes va dans ce sens). Aujourd’hui il me semble toutefois que Kurz a raison dans sa polémique contre l’individualisme méthodologique et contre le concept de « forme niche » (chapitre 3 Geld ohne Wert que je lis pour ma part plus facilement dans la traduction portugaise parue chez Antigona), ce sont des arguments qu’il me semble méritent d’être discutés. Dans la dernière partie et la conclusion du texte « Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi » (p. 187-194 < http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n4-p140.pdf > – je suis assez d’accord avec vous pour dire que Kurz ne traite pas à fond et correctement Polanyi, ce que j’ai essayé de faire dans le premier volet de ce texte, à ma manière… à mes yeux on ne tente une critique d’un auteur que parce qu’on estime au plus haut point le caractère précieux et fondamental de ses réflexions : avec Polanyi, au-delà de Polanyi), j’avais évoqué cette importance du « primat pour la totalité » (Lukacs) en faisant référence à certaines réflexions de Mauss sur l’autonomie du social. Si c’est la totalité qui détermine le particulier – et je suis assez d’accord avec Guerreau dans L’avenir d’une illusion sur les aspects méthodologiques qu’il évoque ainsi qu’avec Godelier chez qui on retrouve aussi une position assez similaire Au fondement des sociétés humaines dont je me sens assez proches toujours sur des aspects méthodologiques – alors même les activités qui seraient inscrites dans une « forme niche » (qui commenceraient à être reconnues comme première apparition de la forme valeur, de la forme argent au sens capitaliste dont parle Marx, etc.) à l’intérieur même d’une constitution-fétichiste pré-moderne, ne peuvent être sans rapport avec les rapports religieux qui continuent à corseter la vie sociale précapitaliste. Elles sont donc encore qualitativement différentes des formes sociales capitalistes, et il nous faudrait encore mettre un cordon d’ « étanchéité » entre ces différentes choses déterminées au niveau de la totalité par des formes de synthèse sociale différentes. En un sens ce serait un anachronisme (fruit d’une rétroprojection des catégories modernes) que de retrouver du capitalisme dans une forme niche (comme si celle-ci serait une sorte de forme embryonnaire de la société capitaliste qui n’aurait fait que croitre quantitativement – et là Meiksins Wood aide aussi à se débarrasser de cette idée). Cela ne peut constituer une forme-niche car ces éléments loin d’être extérieurs à la forme de synthèse sociale dominante, s’enchâssent encore dans celle-ci (cf. Guerreau et Clavero pour le Moyen Age et jusqu’au XVIIIe, ce qui correspond à la thèse du « long Moyen Age » et d’une éclosion du capitalisme sur ses propres présuppositions qu’à la fin du XVIIIe). Qu’il y ait une continuité dans ces différentes formes qualitativement différentes lors de l’émergence du capitalisme entre le XVe et le XVIIIe siècle, je suis d’accord, car des supports sont désubstantialisés et se resubstantialisent d’autre chose (Kurz parle de changement de fonctions au sujet de l’argent).
Par ailleurs Il me semble que Jean-Michel Servet dans Les monnaies du lien, permet il me semble de dépasser non seulement l’idée d’une origine économique de la monnaie, mais également de ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie (étalon, etc.), qui ne voit en elle qu’un simple moyen. Il y a beaucoup de choses à discuter dans son livre mais il me semble avancer des éléments intéressants même si toute sa théorisation a pour arrière-plan la légitimation des monnaies solidaires… Et dans ce que décrit Laum j’aurai du mal à écraser cet « argent » sacral sur cette vision instrumentale (critiquée dans mon souvenir par Edouard Will quand il critique les réflexions d’Aristote sur la monnaie, mais ce n’est qu’un vague souvenir que j’ai là) et en faire ainsi de l’« l’argent ». Car si je comprends bien Laum, cherche dit-il à établir que l’ « Urtypus » (type-premier) du phénomène monétaire (en montant donc qu’il participe des pratiques religieuses les plus « archaïques »). C’est le geste expiatoire des hommes se dépossédant de certains biens pour obtenir les faveurs des dieux qui serait au principe de toute transaction calculée (1). Cependant, Laum part il me semble d’un présupposé je crois discutable : il présuppose comme vrai la trie instrumentale de la monnaie pour continuité à définir ce qu’il a découvert comme étant les origines, comme de « l’argent » : « Si l’on définit l’argent écrit-t-il comme un moyen déterminé de paiement défini par sa nature et sa quantité, alors il faut considérer le culte comme la source originelle de l’argent » (2). Il part d’une définition moderne qui bien sûr appartient à la définition bourgeoise et instrumentale de la monnaie (alors que je crois nous sommes d’accord, nous devons partir de la définition marxienne), pour ensuite chercher dans le passé l’ « Urtypus ». Mais là aussi, le mot « paiement » pose question (le sens de « paiement » dans la société capitaliste, présuppose la genèse logique du capitalisme), et Alain Testart a fait une discussion sur l’usage du terme de « paiement » (dans Critique du don, je ne me rappelle plus dans quel passage exactement) là-dessus pour lui préférer une autre notion plus adéquate au contexte social du transfert. Est-ce que ce que Laum croit reconnaître comme un « paiement » a un quelconque rapport avec le paiement d’une marchandise ? Non bien sûr, Laum part peut-être trop de la théorie instrumentale de la monnaie propre à la pensée bourgeoise, et part alors à la recherche de l’Urtypus avec cela en arrière-fond, au lieu de clairement briser la chaîne logique, ne plus appeler cela de « l’argent », et ainsi opérer une rupture : faut-il vraiment identifier ce qu’il a découvert de manière si admirable comme quelque chose qui est l’« Urtypus » de l’argent moderne, auquel finalement l’échange et le capitalisme n’aurait fait qu’additionner de nouvelles fonctions ? Mais ce n’est vraiment ici qu’un questionnement vraiment un peu brouillon de ma part, je me trompe peut-être.
Le livre de Ellen Meiksins Wood est admirable par certains aspects je trouve, c’est une des rares contributions qui mérite d’être lues et discutées ; je ne la suivrai toutefois que du chapitre 1 à 4 (où c’est vraiment du petit lait !) dans la critique des historiographiques classiques, bourgeoises et marxistes (modèles de la commercialisation, démographiste, etc.), ce qu’elle écrit dans les chapitres suivants sur les origines agraires du capitalisme, etc., me semble contestable (et d’une manière générale les présupposés du « marxisme politique »). Le concept de « relations sociales de propriété » reste très ancré dans ce que Postone appelle le marxisme traditionnel, en ce sens où elle reste fixée sur les formes d’appropriation du surplus social (sans penser à la forme valeur que prend celui-ci sous le capitalisme, son concept de surplus semble très transhistorique) sans toucher à la « critique catégorielle » (on ne trouvera pas chez elle de débat sur la non-tranhistoricité des formes sociales capitalistes – travail, valeur, argent, marchandise). Son concept de transition qui présuppose l’assimilation du capitalisme au marché qui changerait simplement de fonction (il n’est plus l’espace d’une occasion de vendre des surplus mais devient un impératif pour la reproduction sociale), est aveugle me semble-t-il aux explications de Marx sur la « nature bifide » du travail sous le capitalisme, au fait que le bouleversement qualitatif que constitue l’émergence du capitalisme est finalement plus profond qu’elle ne l’imagine. Elle a raison de ne pas cantonner son concept à la sphère économique et de dépasser le schéma base-superstructure (se situant clairement dans la ligne de Thompson), mais pour autant elle reste dans une vision sociologiste classiste du capitalisme, unilatéralement centrée sur la question de la « propriété », sans descendre des formes phénoménales au niveau sous-jacent de l’essence, et ne touche ainsi aucunement à cette compréhension du capitalisme comme fétichisme. Elle ne conçoit encore la transition que comme un bouleversement des rapports de classes, présupposant par là comme neutres et transhistoriques les formes sociales catégorielles du capitalisme et donc la non-existence d’une « rupture ontologique » à ce niveau profond. Chez elle, son concept de « capitalisme agraire » me semble fondé sur l’émergence d’un vaste marché unique (on croirait comprendre que le marqueur de ce qui doit être appelé « capitalisme » est l’existence du simple mécanisme de fixation de prix qui serait l’offre et la demande, comme le croit aussi Polanyi dont le concept d’économie formelle reste encore réduit à la conception bourgeoise circulationniste – dans mon souvenir Godelier lui fait aussi cette critique dans le chapitre 5 de L’idéel et le matériel) qu’elle différencie très justement des marchés locaux médiévaux. Dans sa définition du « capitalisme agraire », on retrouve donc la fixation sur la sphère de la circulation, comme si le capitalisme n’était qu’un mode de distribution de catégories en soi transhistoriques (cf. Postone). Meiksins oublie que ce n’est pas parce que l’on voit des paysans apporter des biens sur un vaste marché qu’il y a capitalisme, le capitalisme n’est pas le capital-argent, puisque le rapport-social capitaliste est un rapport particulier de l’ordre de la sphère de production, dans lequel on introduit une somme d’argent (forme phénoménale et transitoire du rapport-capital), pour qu’à la sortie de ce rapport social, une fois réalisée l’objectivité de valeur reçue dans la production, cette somme de départ s’accroisse en une survaleur et donc au niveau de la surface phénoménale, un profit. L’essentiel de ce qui caractérise le capitalisme, c’est donc le rapport-social de la valeur en procès au travers de la face abstraite du travail, et non la somme d’argent, ou les changements de propriété, ou la constitution d’un vaste marché unique, ou le fait qu’il y ait plus de surplus dans l’agriculture, etc. La forme de médiation par le marché ou celle orchestrée au travers de l’Etat, correspond plutôt à mon sens à la sphère de la circulation dans le capitalisme pleinement développé.
Je fais peut-être fausse route, tout ceci ne sont pour moi que des hypothèses de réflexion qui évoluent au fur et à mesure !
Je m’arrête là
Au plaisir de vous lire,
Amicalement
Clément
(1) Serge Latouche insiste également sur l’ « invasion de la métaphore économique dans le religieux, en particulier dans les religions de la dette et du rachat », mais aussi dans tous les codes « primitifs ». « L’étalon remarque-t-il, semble ici être la quantité de sang qui lave le péché ou le volume de fumée du sacrifice qui monte aux narines de Yahvé. Que ce soit dans les échanges avec les dieux (codes religieux) ou avec la cité (codes juridiques), on rencontre des systèmes de »prix ». Ces systèmes de tarification tendent ultimement à se monétariser. Le Wertgeld germanique réalise ainsi un système complet de pénalités hiérarchisées en fonction du statut des parties et tarifiées en argent. Ces »prix » du sang, ce pretium doloris précèdent historiquement l’introduction du numéraire et de l’échange »marchand ». La foi, la croyance ont donc partie liée avec la créance et le crédit, et réciproquement. C’est la trace d’une plus ancienne proximité entre le précieux et le sacré/surnaturel », dans « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie », Revue du MAUSS, n°27, 2006, p. 309-310.
(2) B. Laum, op. cit., 1924, p. 158.
Mail de Jean-Pierre Baudet du 10.04.2015 :
Bonjour Clément,
Merci de votre réponse, qui évoque une foule de sujets plus intéressants les uns que les autres.
Pour de multiples raisons, plutôt involontaires, je suis moi-même passablement à court de temps en ce moment (de nombreux imbroglios administratifs), et mon délai de réponse en découle. Ne m’en voulez donc pas si j’essaie de recentrer la discussion sur le sujet qui m’intéresse personnellement. Cela ne signifie d’aucune façon que les autres points ou perspectives me semblent indignes d’intérêt, mais quand on est à l’étroit en matière de temps, il faut bien faire un choix, et s’y tenir.
« Mon » sujet peut, je crois, être résumé en parlant de « dimension anthropologique de la valeur ». Il est vrai que cette expression peut inquiéter. La valeur est une notion purement économique, indissociable de l’exploitation du travail d’autrui, de la production de marchandises, d’un raisonnement en termes de travail abstrait, etc. Lui conférer en tant que telle une dimension anthropologique peut donc paraître, et à moi le premier, une opération superflue, voire nocive (humaniser l’inhumain…). Le caractère abstrait et inhumain, si terriblement despotique de la valeur ne doit en aucun cas et à aucun prix être gommé. Jusque là, les choses sont simples. Mais comme vous le savez, elles se compliquent quand on remonte le cours du temps, et spécialement quand on s’intéresse à la haute Antiquité, et, plus encore, aux sociétés primitives. Car on s’aperçoit alors a) que l’économie n’existait pas, b) qu’existait une forme d’argent, et donc une forme de « valeur » (l’argent sans valeur, à mon humble avis, ne veut rien dire, en tout cas dans ce contexte). Ce constat ouvre sans nul doute les interrogations qui sont les vôtres à propos des errements généalogiques de la valeur. Mais on s’aperçoit aussi (ce qui à mes yeux fait le prix de Laum, comme aussi de cet anthropologue aujourd’hui sous-estimé, Arthur Maurice Hocart) que le culte religieux, et notamment la pratique du sacrifice, se présentait comme une véritable école de comportements économiques. Quand on dit cela, tout le monde pense tout de suite à l’économie de temple, notamment en Mésopotamie. C’est bien justifié, mais comme on sait, celle-ci n’a pas existé, comme le sacrifice, sous toutes les latitudes. Or le sacrifice paraît être à l’origine d’une foule d’attitudes qu’on retrouve toutes dans le comportement économique, et dans la vie des sociétés « primitives », il est assurément la seule sphère dont on peut dire cela (comme un îlot anticipant des formes économiques dans des sociétés non économiques) : les sauvages les plus indolents se mettent au travail à cause de lui, les plus insouciants apprennent à calculer et à planifier, une organisation de la division du travail peut se mettre en place pour produire l’objet du sacrifice. Le terrain de recherche le plus intéressant à ce sujet me paraît être l’Inde, où le sacrifice était devenu une sorte de Weltanschauung théorique et pratique généralisée (sur ce sujet, j’ai particulièrement trouvé éloquents Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, et François Gauthier, La finitude consumée, le sacrifice dans l’Inde ancienne, de l’orgiasme à l’ascèse).
Les formes pré-monétaires ne sont donc pas à considérer comme un objet séparé, il s’agit plutôt de les replacer dans un tissu anthropologique de comportements inséparable d’une monnaie primitive. A partir de là, n’est-il pas tentant de concevoir le comportement économique (le travail et l’échange comme ensemble de comportements anthropologiques) comme un vaste détournement de ce qui s’était établi comme pratiques rituelles de la valeur symbolique ?
Ce qui me renvoie à la notion de discontinuité (de continuité dans et par la discontinuité) : chaque nouvelle structure s’empare des fragments de l’ancienne pour autant qu’elles lui semblent utiles et elle les ré-agence selon ses propres besoins. Le monde de l’économie repose sur l’obligation de travailler et sur l’exploitation de ce travail collectif, il lui était donc opportun voire indispensable de mettre à son service des formes d’aliénation précédentes, en l’occurrence toute la fantasmagorie imposée par le culte et le sacrifice. C’est là l’objet que tente d’exposer mon bouquin, et c’est aussi le sujet sur lequel j’ai envie de continuer des recherches. C’est pour cette raison que je parle de dimension anthropologique : parce qu’un ensemble « culturel » de comportements en a relayé un autre, non sans avoir puisé dans lui. L’économie en tant que telle ne serait alors que le résultat achevé de ce détournement, un monde devenu aussi indiscutable que l’avait été, pendant des périodes immémoriales, celui du culte. Et cette hypothèse ne me paraît pas complètement gratuite, puisque le caractère indiscutable dont a su se revêtir l’escroquerie économique n’a pas cessé de surprendre ses critiques. Tout le monde communie dans cette aberration qu’un objet sans valeur (d’échange) n’existe pas vraiment, que la socialisation se fait uniquement à travers le circuit de la valeur, et le développement massif de la consommation a vigoureusement consolidé les croyances qui restaient fragiles tant qu’elles se bornaient à la sphère de la production, leur donnant le caractère d’un impératif absolument systématique, pour ne pas dire systématiquement absolu. Bizarrement, n’est-ce pas, le monde de l’économie ressemble à une généralisation de micro-sacrifices où le réel est systématiquement détruit au nom de la valeur (phénomène dont la destruction de l’environnement naturel n’est qu’un aboutissement inéluctable). Cette valeur est un pur fantôme mais aussi la cohérence réelle de la totalité sociale, elle résume, concentre et articule l’ensemble des activités et prestations sociales, elle consolide, verrouille, éternise l’exploitation d’une classe par l’autre (celle-ci me paraît un peu passée aux oubliettes chez la Neue Wertkritik, ce qui absolutise encore plus qu’il ne faut la structure ouverte/fermée de la valeur) : le monde de la valeur (économique) demeure indissociablement celui de l’exploitation de classes laborieuses par une classe qui s’érige en représentante de la valeur (bourgeoisie, bureaucratie, selon le pays et l’époque).
Ce sont donc chaque fois des mondes vivants (des ensembles anthropologiques) qu’il faut concevoir comme une totalité, et dans lesquels la valeur (ou la proto-valeur) intervient comme clé de voute, tantôt sur le mode économique, tantôt sur le mode symbolique. C’est dire qu’on ne peut se prononcer sur la valeur qu’à partir d’une analyse complète du fonctionnement social et non à partir d’une simple analyse logique : je crois avoir compris que nous sommes d’accord là-dessus.
Voici, pour situer un peu ma perspective et mon champ d’investigation. C’est très largement ce dont nous discutons. Paraît important l’éclairage d’une ouverture anthropologique qui faisait plutôt défaut dans la critique marxienne de l’économie. J’espère disposer dans un avenir proche de plus de temps pour poursuivre mes lectures et étoffer (ou réviser) des pistes qui s’accordent avec cette orientation. J’ai l’agréable sentiment que votre intérêt pour le sujet est similaire, même si nos formulations divergent parfois.
Je reviens maintenant brièvement, trop brièvement sans aucun doute, sur quelques points que vous avez soulevés (pas sur tous, je m’en excuse).
Cela fait longtemps que j’ai lu les livres de Gernet, que je devrais d’ailleurs relire. Je ne peux manquer de me réjouir à la lecture de sa phrase, issue de La notion mythique de la valeur en Grèce, que vous citez à propos d’une certaine « continuité » entre les formes de valeur. Vous mettez en avant le terme de « préférentiel » comme si Gernet qualifiait ainsi, avec une certaine systématicité, la valeur « symbolique » (non économique). Or, sauf erreur, ce n’est pas le cas. Je crois que le terme n’y survient qu’une seule fois, et encore avec un sens pas très évident. Il est vrai que Gernet n’utilise pas davantage le terme de « symbolique ». Il me semble que « préférentiel » est un très mauvais choix car cela évoque irrésistiblement un choix subjectif permanent, ce qui gomme complètement le caractère objectivement codifié des objets symboliques.
Quant aux « fonctions instrumentales de la monnaie », je ne pense pas qu’elles sont « idiotes », ou que Gernet les a qualifiées de telles. Qu’écrit-il à propos de Platon et d’Aristote ? Que « la fonction d’échange et de circulation est seule retenue par les philosophes (qui oublient ou méconnaissent le fait que la monnaie métallique avait trouvé un de ses plus anciens emplois dans un commerce religieux où elle sert à acquitter les obligations de grâces, d’offrande coutumière ou d’expiation). Et il est certain que l’instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même. Mais dans le milieu historique où le signe est apparu d’abord, c’est un certificat d’origine des symbolismes religieux, nobiliaires ou agonistiques que retiennent ses premiers échantillons : jusqu’au point même où la création en a été possible, une pensée mythique s’est perpétuée. Ce qui peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la représente, il y a un noyau irréductible à ce qu’on appelle vulgairement la pensée rationnelle » (p. 178-179).
C’est exact (et je me contenterai d’approfondir un peu la question, par rapport à Aristote exclusivement, puisqu’il a été plus loin que Platon dans l’examen de ces questions), Aristote ne mentionne que la fonction de l’argent en tant que moyen d’échange. Il semble avoir complètement perdu de vue le passé historique de l’argent. Mais je ne pense pas qu’on doive en rester à cette constatation rapide.
En premier lieu parce que ce qu’Aristote critique à propos de l’argent, ce n’est pas tant sa fonction de moyen d’échange dans le commerce (kapêlikê et emporikê confondus), c’est sa fonction de fin en soi et donc d’accumulation (obolostatikê), autrement dit la pratique consistant à faire de l’argent avec de l’argent (à lui « faire faire des petits »). Là, il ne s’agit plus d’un moyen d’échange du tout, mais d’accumuler un support de valeur. C’est donc une autre fonction de l’argent qui, tacitement certes, est mise en cause. Ceci est tellement vrai que tout le projet, illusoire, du Stagirite est d’établir des conditions d’échange « juste » ou « équitable » (n’oublions jamais qu’il n’écrivait pas un traité d’économie, mais une réflexion éthique sur ce qui avait commencé à miner la cité : la chrématistique, et les rapports de philia qui basent les échanges sur la valeur d’usage). Son propos est donc absolument « réformiste » (tellement, d’ailleurs, que Schumpeter en avait conclu qu’Aristote se situait dans la « théorie des prix » !), mais comment être autre chose que réformiste lorsque le profit ne s’origine pas dans la production, mais seulement dans la circulation ? Ce n’est pas qu’Aristote ne verrait que la fonction de moyen d’échange, c’est presque le contraire : il réclame que l’argent se réduise à cette fonction, qui lui paraît inoffensive et compatible avec la gestion de l’oïkos en bon père de famille, et il réclame par là-même que l’argent ne joue pas le rôle d’un support de valeur susceptible d’être accumulé (accumulation et non simple thésaurisation de la valeur). Et je crois sincèrement que là réside aussi l’une des explications de son oubli des anciennes fonctions symboliques de l’argent : c’est que la fonction de support (et donc de moyen d’accumulation) de valeur, qu’il met en cause sans vraiment la nommer, est la fonction la plus ancienne de l’argent, sa dimension autoréférentielle déjà inhérente aux pratiques les plus archaïques, fonction qui « explose » au contact avec la fonction de moyen d’échange. Il n’est donc évidemment pas question de s’y référer positivement, dans la polémique qu’Aristote avait développée (une autre raison, qui mérite des recherches, réside probablement dans le fait que les fonctions cultuelles avaient très largement disparu, étaient devenues invisibles, et se rattachaient plus à des formes pré-monétaires d’argent qu’à la monnaie frappée elle-même – à vérifier, j’écris ça à la va-vite).
En second lieu, les mérites d’Aristote en la matière me dissuadent tout à fait de lui trouver un côté « idiot », même s’il anticipe sur toutes les sottises que les économistes propageront tous à propos de la naissance de l’argent pour « rationaliser l’échange » (et dont Marx n’était pas davantage exempt, malgré de rares passages comme celui des Grundrisse que vous citez). Comme Marx lui-même l’avait relevé, Aristote eut tout le mérite de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange sans jamais les confondre, à la différence de nombre d’économistes néo-classiques (de même, j’ai envie d’ajouter, qu’il eut également le mérite de ne jamais se montrer nostalgique de l’ancien argent « concret » lequel fit les délices des tenants modernes de civilisations « traditionnelles » et d’une monnaie « qualitative » – je pense à Guénon et consorts).
En troisième lieu, il fit des efforts soutenus pour définir la valeur d’échange en cherchant ce qu’il pouvait bien y avoir de commensurable entre diverses marchandises, et, pour finir, il eut le mérite d’avoir examiné toutes les pistes plausibles à son époque pour finalement jeter l’éponge. Je crois qu’avoir jeté l’éponge à cet égard ne fut pas seulement un acte de grande honnêteté, mais aussi un aveu tout à fait pertinent. Pourquoi ? La théorie d’une substance-travail de la valeur était tout à fait impossible et Marx l’attribue au fait que le travail exploité de cette époque était celui des esclaves, et que par conséquent le travail n’était pas encore devenu lui-même une marchandise ; et conclut que « seule la limite historique de la société dans laquelle il vivait l’empêchait de découvrir en quoi résidait « en vérité » ce rapport d’égalité » (traduction rapide du texte allemand, je n’ai pas de version française). C’est là où s’ouvre une interrogation qui me semble importante : la lecture habituelle de Marx retient que la substance de la valeur était déjà le travail, et que cela « n’apparaissait » pas pour la raison indiquée par Marx, mais je suis convaincu (comme vous aussi, je présume) qu’il ne faut pas s’interdire de s’interroger sur le caractère objectif, et non pas subjectif, de cette « limite ». Cette limite peut aussi signifier que le travail n’est la substance de la valeur que dans la société qui est fondée sur le travail et son exploitation (thèse impossible à éviter pour tous ceux qui veulent dépasser le travail qu’il n’est qu’une catégorie théorique et pratique du capitalisme). Voir dans la théorie de la substance-travail une vérité intemporelle est quelque chose qu’il semble impossible de soutenir à mesure qu’on s’éloigne du mode de production capitaliste. Le travail à fournir est celui d’une approche réellement historique pour remplacer cette erreur.
Ce qui nous ramène à Gernet. Vous écrivez que « Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre », et je suis parfaitement d’accord avec vous. Juste après, vous ajoutez que sa « notion de valeur économique est très pauvre » et c’est indéniable. De façon générale, je trouve son texte assez confus et en-deçà de son objet. Son principal intérêt est de poser cet objet, la nécessité de penser la transition entre les deux formes de valeur. Mais, justement, il ne s’agit pas de deux formes seulement. Il est certain qu’entre une tribu mélanésienne, la Grèce d’Homère et celle du 4ème siècle, il ne peut s’agir de la même configuration. Une seule chose est sûre : c’est que l’argent n’est pas survenu pour remplacer un équivalent général naturel, comme Marx l’avait imaginé dans le chapitre 1 du Livre I du Capital (forme générale « C » qui « prépare » la monnaie) : la chronologie réelle disparaît alors complètement derrière la logique formelle. Jamais cela ne s’est passé ainsi. Je crois qu’une forme de valeur ne peut présider à l’activité sociale que si elle domine réellement cette activité (c’est plutôt un pléonasme). C’est aussi ce qui fait tout l’intérêt des recherches consacrées au mode de passage d’un régime à l’autre, et ce passage, pour sûr, n’a pas été simple ni unique ni universel, il s’est réalisé dans certaines sociétés seulement pour se répandre ensuite par contagion, ou par annexion des autres (ne pas négliger le rôle de la violence dans l’histoire !). Il fallait dépouiller l’argent de sa valeur symbolique intrinsèque et créatrice de liens pour le réduire au statut d’instrument d’achat de marchandise (y compris de la marchandise-travail), mais cette réduction exprimait l’accession d’un groupe social impliqué dans le circuit rituel au statut de propriétaire de biens ou d’esclaves (salariés). Ne faut-il pas envisager plusieurs stades de la valeur correspondant par exemple à : a) une « économie » du don (sociétés dites primitives, sans Etat), b) une valeur rituelle institutionnalisée (civilisations de la haute antiquité, empires précolombiens) c) une valeur commerciale (Antiquité tardive, Moyen-Age), déjà présente dans le troc pré-monétaire, d) un mode de production capitaliste, ayant généralisé la forme marchande du fait d’avoir inclus le travail dans le circuit marchand ? Sachant que la Chine, par exemple, se situe complètement à part ; et qu’aucun schéma linéaire ne pourra prétendre à l’universalité. Aristote avait cette expression à propos de l’argent : qu’il est « le lien universel » (Ethique à Nicomaque, 1133 a, 25), et c’est cette définition qui paraît pouvoir faire figure de dénominateur commun aux différents systèmes de « valeur ». De même, la distinction entre justice distributive et justice corrective qu’Aristote nous laisse peut certainement se montrer utile si l’on remonte à des systèmes dans lesquels le récipiendaire est un critère de valeur plus que le serait la nature de l’objet de la transaction (et encore moins la quantité de travail abstrait !).
Vous m’apprenez l’existence du livre de Clavero qui date pourtant de 1996 et que, compte tenu de son sous-titre, je n’aurais jamais envisagé de lire. La note de lecture faite par Alain Caillé sur Persée ne m’éclaire que modérément. Quant à Servet, je connais son ancien Nomismata, mais je n’ai pas encore lu Les monnaies du lien, dont la thèse centrale me paraît en revanche tout à fait irréfutable (créer du lien, contrairement à l’argent moderne qui liquide le lien). En revanche, il me semble absurde d’abandonner les fonctions de l’argent (« ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie – étalon, etc. – qui ne voit en elle qu’un simple moyen »). Si je suis d’accord pour dire qu’elles n’ont certes rien d’obligatoire – dans le cas où l’on tomberait sur une forme de société où, de façon certaine, aucune ne pourrait trouver application – leur abandon par principe compliquerait inutilement la compréhension de ces terrains. Je reste donc totalement d’accord avec Laum à ce sujet, et n’y voit aucun « économisme ».
Les questions de transition se reposent bien sûr à chacune des transitions envisagées, et donc par rapport au passage vers le capitalisme. Je ne peux pas vraiment m’étendre sur l’approche de Meiksins Wood aujourd’hui. Ce qui m’a dérangé dans son approche, c’est de réduire l’origine du capitalisme à un seul événement, daté et localisé. En revanche, j’ai trouvé intéressante sa façon d’insister sur la triade propriétaire foncier – exploitant capitaliste – travailleur salarié (résumé p. 164) pour expliquer la transformation d’une production foncière traditionnelle en production capitaliste. Du coup, je n’ai pas bien compris votre remarque concernant l’oubli, dans cette approche, de la nature « bifide » du travail. Il me semble qu’au contraire, cette intégration en profondeur au marché a créé cette nature « bifide » dans un travail agricole qui en était resté largement préservé, et qu’il ne s’agit pas d’une « fixation sur la sphère de la circulation ». Mais je relirai vos passages à ce sujet pour mieux les comprendre.
Enfin, la citation de Latouche que vous reprenez pourrait être extraite de mon bouquin, tant cela se ressemble. Ou plutôt, l’article étant de 2006: je ne savais pas que j’avais fait du Latouche à la façon de M. Jourdain! Ce numéro 27 de la Revue du MAUSS manque dans ma collection, je vais essayer de me le procurer.
Amicalement,
Jean-Pierre
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Notre discussion tournait donc autour de la difficulté de sortir du champ habituel de la critique de l’économie politique et de prendre en compte la réalité anthropologique des périodes précapitalistes. Cette nécessité a été reconnue par le chef de file du groupe Exit !, Robert Kurz (décédé en juillet 2012) puisque son livre Geld ohne Wert (L’argent sans valeur), publié en 2012, consacre les six premiers chapitres à cette question). C’est en soi un progrès très appréciable et qui mérite d’être salué. Toutefois, cet élargissement ne débouche pas nécessairement sur une prise en compte satisfaisante de ce nouveau terrain. Il est d’ailleurs étrange que dans cet effort, Kurz ne se soit à aucun moment référé à un auteur du groupe Exit !, Jörg Ulrich, qui est l’auteur de deux contributions non négligeables à cette problématique (un livre publié en 2004, Masken und Metamorphosen des Heiligen, « Masques et métamorphoses du sacré », et, surtout, l’excellent article Gott in Gesellschaft der Gesellschaft, « Dieu en compagnie de la société », publié dans le numéro 2 d’Exit ! en 2005). Mon livre Opfern ohne Ende (« Sacrifier sans fin »), écrit en 2009 mais publié en 2013, consacrait deux chapitres entiers aux écrits de Walter Benjamin, de Christoph Deutschmann et de Jörg Ulrich sur ces sujets, et il ne fait aucun doute que l’article d’Ulrich est de très loin la plus stimulante parmi ces trois sources.
Mais revenons au livre de Kurz. Ses six premiers chapitres servent d’introduction « anthropologique » à sa présentation de la naissance du capital, d’ailleurs fort intéressante à la fois sur le plan historique et sur celui de la logique-même du capital (en reprenant le célèbre Darstellungsproblem de Marx : contradiction entre la nécessité de présenter l’ensemble (le Gesamtprozess du capital) en commençant par sa cellule de base (la marchandise) alors que dans la réalité, la cellule n’existe qu’en tant que déterminée par le processus d’ensemble qui est sa condition de possibilité. L’intention de Kurz est de développer une hétérogénéité radicale entre trois phases successives de l’histoire humaine : a) toute la période qui précède l’avènement du capital est conçue comme un seul bloc, ignorant l’économie et ne connaissant que des échanges symboliques, rituels ou personnels ; b) la phase d’avènement du capital, très courte, et réduite à une circulation monétarisée de « pur échange » (les seizième et dix-septième siècles où l’Etat, contraint de financer les nouvelles techniques militaires et d’entretenir des armées, impose la monétarisation, notamment fiscale) ; c) la constitution finale du capital avec l’inclusion du travail dans le cycle marchand. Selon Kurz, la valeur n’a pris naissance qu’à l’occasion de cette troisième phase, elle est inséparable de la notion de capital. L’argent précédant le capital était donc de l’argent « sans valeur ».
Sans m’étendre sur le sujet, le regroupement de 40.000 ans de préhistoire et d’histoire dans une même catégorie me paraît tout à fait dérisoire, comme l’effet d’un état d’hypnose déclenché par le capitalisme ; et l’hypothèse d’un argent dépourvu de valeur me semble également vide de sens – allez dire cela au collectionneur de coquillages de Nouvelle-Poméranie qui est mort au milieu d’un trésor qu’il avait accumulé pour s’y retrouver dans l’au-delà :
La question n’est donc pas si l’argent primitif avait de la valeur mais de quel type de valeur il s’agissait, et donc de quel type d’argent.
Kurz se situe pour autant, intégralement, dans le camp des historiens « primitivistes », qui ont maintenu l’hétérogénéité entre par exemple la Grèce antique (Finley, Polanyi, Vidal-Naquet, Vernant, Castoriadis) et les catégories du capitalisme projetées indûment sur cette période par les historiens « modernistes », même s’il n’avait probablement pas connaissance des diatribes qui ont émaillé ce conflit. Clément Homs, il faut d’ailleurs le préciser, s’est trouvé en parfaite rupture avec son mentor Robert Kurz puisque dans son article intitulé Sur l’invention grecque du mot « économie », tout ce qui s’y dit sur Xénophon et le Pseudo-Aristote est tout à fait contraire à ce qu’écrit Kurz sur le même sujet, selon quoi rien de capitaliste, ni argent ni capital ni économie, n’a existé avant l’avènement du mode de production capitaliste. Homs, au contraire, avait pensé établir que le capitalisme avait déjà eu un zélé propagateur en Xénophon, bien avant Mandeville et Smith. En avançant cela, il ne s’opposait pas seulement à Kurz, mais il se situait aussi aux antipodes de ce que, par exemple, en déduisaient Austin et Vidal-Naquet dans leur célèbre ouvrage Economies et sociétés en Grèce ancienne. Pour lui, on assiste à la naissance de l’économie en Grèce, tout simplement, pour Austin et Vidal-Naquet, ces textes prouvent exactement le contraire. Son analyse se rangeait ainsi dans la série des interprétations « modernistes », et il va plus loin qu’Edouard Meyer, pour qui « dans l’histoire grecque, les VIIe et VIe siècles correspondent aux XIVe et XVe siècles du monde moderne, le Ve correspond au XVIe », puisque sous le masque de Xénophon, il pense reconnaître la face grimaçante d’Attali ou de Latouche. Mais même Lowry, dont on sait à quel point il avais pris parti pour l’interprétation « moderniste », dut admettre que « Xenophon’s view of the world was… essentially one in which individuals deal acquisitively or manipulatively not with the forces of an economy, but directly with the open book of nature » (Archaeology of Economic Ideas, p. 74) et lorsque Xénophon se rapprochait le plus d’une théorie de la valeur d’échange, il ne s’agissait encore que d’une « recognition of a social context for use-value in which things might be sold. » (ibidem, p. 80). Quant à Kurz, il refuse tellement de voir dans l’Antiquité le moindre objet « économique » tel que l’argent ou la marchandise qu’il refuse même l’idée de Polanyi d’une économie « embedded » (selon la traduction retenue : encastrée, enclavée, intégrée, incorporée), ce qui d’ailleurs me semble très approprié. Et, à propos d’une économie en Grèce antique, le même Kurz écrivait (je traduis) : « Le terme oïkonomia tire peut-être son origine de l’Antiquité grecque, n’en désignait pas moins, à l’époque, tout à fait autre chose, en particulier (chez Aristote) des règles concrètes et des « recettes » pour une gestion de la maisonnée sans aucune dimension de portée sociale, n’impliquant en aucune façon la marchandise ou la forme valeur. Il s’agissait par exemple de comment tailler les oliviers, traiter les esclaves ou de choisir la meilleure saison pour une équipée maritime. Les catalogues désordonnés de conseils et de réflexions pratiques ne peuvent vraiment pas être qualifiés de « pensée économique », et même les « questions d’argent » n’adoptent, vues par un esprit moderne, que des formes surprenantes » (p. 89). Pour conclure à propos de Xénophon et d’une « économie grecque », Austin et Vidal-Naquet avaient écrit en 1972 (Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 19-20), dans des termes quasiment identiques : « Une première constatation qui s’impose d’emblée est que le concept d’ « économie » au sens moderne est intraduisible en grec, parce qu’il n’existe pas. Le mot grec oikonomia n’a pas le même sens que notre terme « économie » qui en est pourtant issu. Il signifie « gestion du domaine familial » (l’oikos) dans le sens le plus large (économie domestique, si l’on veut), et pas seulement dans un sens strictement économique. Il peut signifier aussi « gestion, administration, organisation » dans un sens plus général et s’appliquer à différents domaines ; ainsi on pourra parler de l’oikonomia des affaires de la cité et c’est l’origine de notre expression : économie politique. Il existe deux traités du IVe siècle qui ont tous deux pour titre Oikonomia, l’un de Xénophon et l’autre en trois livres séparés et peut-être dus à des auteurs différents de l’école aristotélicienne. Dans l’ouvrage de Xénophon le thème traité est celui de la gestion du domaine rural et du rôle du chef de l’oikos. La partie strictement économique concerne l’exploitation concerne l’exploitation du domaine rural ; l’agriculture est célébrée et fortement opposée aux autres formes d’activité économique comme l’artisanat, formes qui sont indignes d’un honnête homme. On y trouvera une discussion sur l’agriculture et des conseils techniques, mais aussi une discussion sur la manière dont le maître de l’oikos devra traiter sa femme et ses esclaves. L’ouvrage de Xénophon ne comporte donc pas une étude des diverses formes de l’activité économique en général, mais uniquement de l’agriculture, et sous le titre d’Oikonomia toutes sortes de fonctions non économiques trouveront leur place (…) Quant au livre II (de l’Economique aristotélicienne), c’est un recueil d’expédients fiscaux, on pourrait dire de stratagèmes, au moyen desquels souverains, généraux et cités ont essayé de se tirer d’affaire lors de crises économiques ou ont cherché à augmenter leurs revenus. Le recueil est précédé d’une brève introduction où l’auteur distingue quatre formes d’ « économie », la royale, la satrapique, la politique, la privée ; il ne s’agit pas d’économie au sens moderne, mais de budget. Le point de vue de l’auteur est d’ailleurs des plus terre-à-terre : le principe commun dans toutes ces formes d’ « économie » est que « les dépenses ne doivent pas excéder les revenus ». » Or, bizarrement, Clément Homs se rapproche beaucoup de ces positions dans son mail du 24 mars 2015 alors que son article de Sortir de l’économie n°3 (publié en 2009) les contredisait de façon flagrante. Sans doute s’agit-il là d’un progrès dans sa compréhension des choses, réalisé en fonction de ses nouvelles lectures, même si son ancienne position avait été avancée avec beaucoup d’assurance et sur un ton très catégorique. C’est probable, puisque le livre de Kurz de 2012 montrait la même tendance, et qu’il a vraisemblablement entraîné avec lui les autres membres du groupe (les mails écrits par Clément Homs contiennent un très grand nombre de thèmes et d’explications puisés presque littéralement dans Kurz). Je prends donc cela, malgré toutes les divergences, comme une bonne nouvelle, si toutefois l’ouverture de l’état d’esprit qui vient de se produire se poursuit par une ouverture théorique suffisante – ce qui n’est évidemment pas acquis.
J’en resterai là, à propos de cette correspondance trop rapidement avortée.
Parallèlement à ces échanges, le site Palim Psao a repris d’une part notre résumé d’articles de Thomas Konicz (http://www.lesamisdenemesis.com/?cat=3) et, d’autre part, mentionne dans un article de Clément Homs intitulé Les vases vides font toujours beaucoup de bruit (http://www.palim-psao.fr/2015/03/les-vases-vides-font-toujours-beaucoup-de-bruit-a-propos-d-une-certaine-reception-de-la-critique-de-la-valeur-en-france-par-clement) la page des Amis de Némésis intitulée La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux (http://www.lesamisdenemesis.com/?p=1293). Si mon exposé s’en tire nettement mieux que l’ensemble des autres courants de réflexion mentionnés (par exemple Le comité invisible, Guillaume Paoli, Temps critiques), lesquels sont durement étrillés comme si décidément rien n’était récupérable en eux, ainsi qu’il est d’usage dans les excommunications de l’éternelle rivalité entre tenants de la critique radicale, il convient de revenir brièvement sur ce qu’écrit Homs. Pour des raisons de commodité, je distinguerai trois séquences :
1) On peut aussi se reporter de manière utile à l’article « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux » de Jean-Pierre Baudet (voir le texte sur le site des Amis de Némésis) – cependant, il me semble que sa volonté de trop marquer une continuité comparative entre religion et capital, le pousse à ne pas penser la rupture ontologique entre les différentes constitutions sociales pré-moderne et moderne, et à penser – à tort à notre avis – que ce serait la religion qui aurait inventé « l’économie » ce qui nous pousserait à retomber dans le concept ontologique ou anthropologique d’ « économie », ou tout du moins à ne pas considérer la réalité économique comme un contexte-forme historiquement spécifique à la seule société capitaliste. Mais on ne peut ici engager cette discussion qui mériterait une réelle discussion tellement ce texte est stimulant ;
2) nous renvoyons pour une discussion des thèses de Jörg Ulrich ou Walter Benjamin qui nous paraissent être par certains aspects l’arrière-plan des propositions de Baudet
3) sur ce moins questionnable que jamais chez les partisans des pseudos «alternatives» des monnaies complémentaires, fondantes et solidaires, à qui l’on peut faire la même critique.
Le point 1 relève une différence d’approche qui a constitué l’objet de nos échanges. Je pensais m’être fait comprendre sur le fait que la continuité que j’établis effectivement entre religion et économie ne signifie en aucune façon qu’il faudrait « retomber dans un concept ontologique ou anthropologique d’économie ». Mais je n’ai peut-être pas été assez clair, ou pas convaincant, de sorte que Homs estime toujours que les deux choses sont « ontologiquement » indissociables, et que l’idée d’un laboratoire religieux d’attitudes économiques éterniserait l’existence de l’économie. En tout cas, ce n’est pas mon point de vue, mais, comme Clément Homs l’écrivait, le point aurait mérité une discussion plus approfondie, c’est aussi mon avis, et personne n’est absolument sûr, moi pas plus que lui, de pouvoir intégralement maintenir inchangée son hypothèse de départ (je veux dire par là qu’il s’agissait d’une vraie discussion, avec le degré d’ouverture et d’incertitude qui la caractérise toujours).
Le point 2 cite Jörg Ulrich et Walter Benjamin, ce qui prouve que Homs a, directement ou indirectement, connaissance de mon livre en allemand. En effet, ces deux auteurs ont chacun droit à un chapitre dans le livre, où j’affirme notamment toute l’estime que je porte au travail accompli par Ulrich (beaucoup plus que s’agissant de Benjamin). Que ces deux auteurs fassent partie de mon « arrière-plan » est donc tout à fait explicite (je cite longuement leurs travaux), mais j’ajoute tout de suite que mes développements, pour autant, ne sont pas du tout basés sur Benjamin et Ulrich. Ils sont basés essentiellement sur d’autres auteurs (notamment sur Lafargue et sur Laum, qui sont à l’origine de mes recherches). En témoignent la table des matières et la bibliographie de mon livre, que je joins en version française (Table des matières et bibliographie), je pense que cela devrait clarifier la question des sources.
Quant au point 3, je ne comprends pas du tout de quoi il serait question, et je ne me sens nullement concerné par des « monnaies complémentaires, fondantes et solidaires ».
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Ajout du 24 septembre 2015: contrairement à ce que j’avais pensé, la discussion avec Clément Homs n’était que temporairement interrompue. Elle se poursuit donc, et il sera décidé d’un commun accord si sa continuation sera publiée, sous une forme à déterminer.
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