Un nouveau Schibboleth?
par Jean-Pierre Baudet
Au moment où le site Palim-psao a l’amabilité de citer notre article de 2015 Heidegger, encore (http://www.palim-psao.fr/2016/10/heidegger-le-nazisme-et-l-antisemitisme-notes-de-lecture.html), il nous paraît judicieux de publier l’article suivant, intitulé Un nouveau schibboleth?
Ce texte date d’octobre 2014, et devait paraître sous forme d’e-book en version allemande aux éditions Matthes & Seitz, Berlin. Pour des raisons tout à fait mystérieuses, cette publication d’un texte tout d’abord chaudement approuvé par l’éditeur n’a jamais eu lieu, malgré quelques rappels de notre part. N’ayant pu apprendre officiellement les raisons de cet étrange revirement, nous ne saurons bien sûr les indiquer à nos lecteurs. Mais il paraît peut-être utile de préciser que cette maison d’édition publie aussi le très heideggerien Peter Trawny, l’éditeur des fameux Cahiers noirs, qui y faisait paraître à la même époque Irrnisfuge, Heideggers Anarchie, livre produit simultanément en allemand, en anglais et en français (en français sous le titre La liberté d’errer avec Heidegger – on notera que la stupide prétention de rapprocher Heidegger de l’anarchie, affirmée dans le sous-titre allemand et maintenue dans la traduction anglaise, Freedom to fail, Heidegger’s Anarchy, n’apparaît pas dans la traduction française).
Compte tenu de l’ancienneté de ce texte, chacun pourra évaluer combien la liste des groupements ou partis d’extrême-droite qui y est donnée aura évolué de façon notable, entre octobre 2014 et octobre 2016.
Voici donc, pour nos lecteurs, une traduction française de cet opuscule condamné. Le lecteur pourra télécharger le texte en format PDF: un-nouveau-schibboleth.
Quant à la version d’origine, en allemand, elle est également jointe en format PDF: ein-neues-schibboleth
Jean-Pierre Baudet
Un nouveau schibboleth?
ou :
Tout ce qui peut se cacher derrière le débat sur l’antisémitisme
On peut s’en rendre compte, on peut le refouler : les Européens que nous sommes vivent une époque qui menace de remettre le national-socialisme à l’ordre du jour. Pendant des décennies, celui-ci semblait écarté pour toujours, d’autant plus qu’on supposait qu’il n’était survenu dans l’histoire qu’à la faveur de circonstances uniques et aléatoires. Il était de règle de penser que de tels mouvements n’auraient pu rencontrer de succès sans la Première Guerre mondiale, sans les mesures d’exception qui lui succédèrent, sans le nationalisme et l’esprit de revanche, sans la crise économique mondiale et sans la politique de création d’emploi par l’industrie d’armement. Et, évidemment, sans qu’un antisémitisme ne devienne un thème prioritaire jusqu’à prendre des dimensions massives. Qualifier quelqu’un de fasciste apparaissait le plus souvent comme l’usage d’une métaphore exagérée ou imprudente, comme le réflexe figé et irréfléchi de gauchistes qui, pour se considérer eux-mêmes comme subversifs, devaient manier des reproches aussi automatisés, réduits à l’état de stéréotype.
Tout ceci est parvenu à son terme.
Le retour international de thèmes nationaux-socialistes dans de nombreux pays montre que leur surgissement n’est nullement déterminé par des circonstances qu’on pourrait qualifier d’aléatoires.
Dans de nombreux pays ? Ceci n’est certainement pas une exagération, comme en témoigne la liste suivante (nous avons pourtant fait abstraction des innombrables mouvements et sites Internet qui propagent les idées d’extrême-droite, et n’avons retenu que des partis politiques intégrés au parlementarisme) : en Allemagne le NPD, la Deutsche Volksunion et les Republikaner ; au Royaume-Uni le British National Party, le British National Front et le United Kingdom Independence Party ; en France le Front national ; en Espagne la Democracia Nacional, Alternativa Española et le Movimiento Social Republicano ; en Grèce l’Aube dorée ; en Belgique le Vlaams Belang et diverses tendances issues du Front national ; en Italie la Forza Nuova et le MSFT ; aux Pays-Bas le Parti pour la liberté ; en Autriche le FPÖ et le BZÖ ; au Portugal le PNR ; au Danemark le Dansk Folkeparti ; en Suisse le PNOS et, au Tessin, la Destra Sociale Fiamma Luganese ; en Ukraine la Svoboda ; en Finlande le Perussuomalaiset (Finnois de base) ; en Norvège le FrP ; en Bulgarie le parti Ataka ; en Croatie le HSP et le HDSSB ; en Hongrie le Fidesz ; en Pologne le PiS, le Porozumienie Polskie, le RKN et le NOP ; en Roumanie la Noua Dreapta et le Partidul România Mare ; en Serbie la Srpska radikalna stranka ; en Slovaquie, de même qu’en Slovénie, le SNS ; en Israël plusieurs mouvements d’extrême-droite, dont certains se sont regroupés en Union Nationale, dont l’impact est comparable à celui du Likoud ; en Russie le Parti Libéral-Démocratique de Russie ; aux USA le Tea Party dispose d’une masse de sympathisants évaluée à plus de 50 % dans les sondages ; et dans nombre de pays arabes la puissance de l’intégrisme religieux n’est rien d’autre qu’une version adaptée à l’Islam de contenus fascistes 1
On peut se disputer relativement aux différences entre la crise économique mondiale de 1928 à 1930 et les problèmes réduits à une simple crise « financière » de la période 2007 à aujourd’hui. Mais dans les deux cas se révèle l’intrication internationale de l’économie capitaliste, de même que l’apparence trompeuse d’un problème qui viendrait de l’extérieur. Que cet « extérieur » existe au sein de chaque pays, y fasse partie du cœur même de l’économie « nationale » capitaliste, voilà ce qui doit précisément être écarté de la conscience. Sur un plan national, n’est censée exister qu’une production tangible, solide, saine, tandis que tout le mal viendrait du commerce international, d’une spéculation dirigée contre la « patrie ». Que les groupes et les banques de chaque pays se livrent une guerre à l’échelle planétaire, personne ne peut en effet en douter. Mais que cette même guerre s’exerce à l’intérieur de chaque pays (par exemple entre concurrents, mais aussi entre employeurs et salariés), que cette guerre participe de l’essence la plus intime de la production capitaliste, et qu’elle sacrifie et doive sans cesse sacrifier la réalité à la valeur, voilà autour de quoi se déploie une lutte idéologique : cela, il ne s’agit pas de l’admettre si l’on veut préserver le capital en tant que catégorie. La nouvelle routine par laquelle le gangstérisme international (FMI, Banque mondiale, Commission européenne, fonds de spéculation privés) réduit en captivité des pays entiers par le biais de l’endettement et les transforme en entités valorisables, productives, c.à .d. disponibles au pillage, active et potentialise comme par hasard de telles frustrations. Et les nains de jardin de la prétendue « politique », peu importe s’ils dorment plutôt « à droite » ou « à gauche » dans le baldaquin politique, ne s’autorisent nullement à s’opposer à de tels périls, car c’est depuis longtemps qu’ils ont intériorisé toutes les prémisses d’une telle évolution et ne figurent plus que comme concierges du pillage généralisé : ce qui constitue évidemment la principale source qui alimente l’extrême-droite 2
C’est pourquoi le national-socialisme est tout sauf aléatoire, pas plus qu’il ne fait partie du passé. Il n’est rien d’autre que la volonté, orientée vers le passé et préprogrammée par le système capitaliste, de mener l’économie nationale vers un état d’ « autarcie » plus ou moins théorisé, dans lequel le capital national est censé fêter dans l’ivresse des noces avec la force de travail nationale. Ce n’est que par cette union, scellée dans le même canot de sauvetage, que les deux, laisse-t-on entendre, pourront échapper au danger, comme on a pu voir dans le blockbuster Titanic.
On sait cependant comment finissent des naufrages de cette espèce.
On le sait à tel point que l’on recule devant toute discussion qui en serait à la mesure, et qu’on préfère chercher la meilleure façon de la réduire au silence.
Une méthode éprouvée consiste à utiliser l’antisémitisme comme schibboleth exclusif et universel : celui qui ne peut pas être exposé à ce reproche a sauvé sa réputation et a le droit de continuer la partie. Avec cela prend naissance un syllogisme très apprécié : a) un nazi est un antisémite, b) X. (n’) est (pas) un antisémite, c) ergo X (n’) est (pas) un nazi. La singularité qui fait que la seconde prémisse comme aussi la conclusion sont formulées de façon négative (donc : pas un antisémite, et pas un nazi) n’enfreint nullement les règles formelles du syllogisme, mais le jugement particulier qui se présente sous forme négative, comme du coup le syllogisme tout entier, souffre du fait que le prédicat de la seconde prémisse est identique avec celui de la première (et non avec son sujet). De ce fait, la fonction logique du moyen terme s’est perdue. Pour être formellement recevable, le syllogisme devrait s’énoncer : a) un nazi est un antisémite, b) X (n’) est (pas) un nazi, c) ergo X (n’) est (pas) un antisémite. Mais en formulant ainsi, l’effet souhaité n’aurait pas lieu. Le schibboleth de l’antisémitisme falsifie en profondeur la logique du syllogisme sur laquelle elle s’appuie, mais cela est précisément l’objectif recherché.
Cette stratégie atteint pour ainsi dire son sommet (mais aussi sa limite absolue) lorsque le monde académique exhume de sa tombe le cadavre du « roi secret » de la philosophie (l’expression est de son élève et amante Hannah Arendt) afin de vérifier son ADN en matière d’antisémitisme. On nous annonce que les Cahiers noirs serviront comme ligne de partage des eaux. Mais vient ainsi s’ajouter à l’affrontement déjà ancien du pour et contre (par exemple François Fédier contre Emmanuel Faye, pour ne citer que ces deux-là ) un troisième point de vue, apparemment plus nuancé, celui de l’éditeur Peter Trawny, lequel se formulerait à peu près comme suit si on voulait le déguiser en syllogisme : a) chaque antisémite n’est pas nazi, b) Heidegger était antisémite, c) donc Heidegger n’était pas nazi. Dans ces conditions, le caractère antisémite d’Heidegger signifierait en soi qu’il ne fut pas nazi. Celui qui établit le premier terme établit aussi le second. Ou pour le dire encore autrement : credimus quia absurdum. Car c’est bien ainsi qu’on prend définitivement congé de toute logique présentable.
Prenant en considération l’honnêteté et le courage avec lesquels cette quête du Graal apparemment inconfortable se fait sous les yeux du public, comment ne pas relever qu’elle sert pour finir d’opportun manteau d’invisibilité pour oublier tant de constats déjà faits, comme par exemple celui que le monde intellectuel de Heidegger ressemble à un mélange effectivement original entre représentations du sang et du sol, un désir de « révolution nationale », un jargon de fonctionnaire transfiguré dans un sens « authentique » et une ontologie fournie par les pères de l’Eglise. Tant que l’on parvient à vérifier, mettre de côté, doser et discuter la présence de l’antisémitisme dans la pensée du maître, cet arbre isolé cachera toute la forêt noire et brune, laquelle pourra se faire d’autant mieux oublier.
Le débat autour de Heidegger ne sera mentionné ici que pour montrer le rôle que l’antisémitisme peut jouer dans l’opération d’embrouillage de l’opinion publique. Et en quoi un questionnement qui paraîtrait, considéré de façon superficielle, comme courageux et progressiste peut mener exactement dans le sens opposé : vers l’obscurcissement de faits bien plus désagréables et fondamentaux. Il ne saurait être question, dans ce contexte, d’une « clairière », d’un « dévoilement » ou d’une ἀλήθεια.
De cette façon, la mise en cause universellement pratiquée et acceptée de l’antisémitisme débouche sur une disculpation trop rapide, gouvernée par elle-même. Qui donc avouerait être antisémite ? Non seulement ce n’est pas présentable, mais la dénégation de ce vilain défaut permet, à faible coût ou même gratuitement, de faire partie de la clique de ceux à qui l’on réserve les micros et qui sont autorisés à façonner l’opinion. De la même façon que personne ne sait de Paris Hilton, pour quelle raison elle est célèbre, chacun pourrait acquérir une notoriété en proclamant publiquement qu’il n’est pas antisémite. Celui-ci parlerait couramment le médiatique, et cela mérite récompense.
Il existe une autre raison encore pour laquelle le concept d’ « antisémitisme » n’échappe pas au reproche de répandre l’obscurité et non la lumière. Car la catégorie des sémites embrasse tant la population arabe que la population juive. Cette ambiguïté culmine dans la controverse tragicomique qui fait qu’en France, il existe une extrême-droite qui défend Israël et souhaiterait expulser sans délai chaque travailleur arabe vers son pays d’origine (Marine Le Pen), mais aussi une autre variante, qui sympathise au contraire avec la population musulmane tout en rêvant de débarrasser le pays de tous les juifs (Soral, Dieudonné). Pour sûr qu’on peut aussi trouver de nombreux xénophobes qui étendent confraternellement leur haine aux deux populations à la fois. La singularité du bouc émissaire reste aléatoire, pour peu qu’il provienne de la même région du monde. 3
Question à nos lecteurs : les nationaux-socialistes auraient-ils donc été des gens sympathiques et fréquentables s’ils n’avaient pas été antisémites (ou plutôt des assassins de juifs) ? Cette question permet peut-être d’évaluer, à quel point la focalisation exclusive sur la haine des Juifs entraine des errances. Qu’on nous comprenne bien : il n’est pas question ici que la persécution des Juifs n’aurait été qu’un « détail », comme le fit savoir un jour l’horrible Le Pen, mais il s’agit de comprendre que seuls des adeptes du national-socialisme pouvaient de surcroit haïr et assassiner des Juifs (et des tziganes, des homosexuels, des communistes, etc.). Ce portrait effrayant, il faut d’abord pouvoir se le permettre, il couronne généralement un type de caractère qui est déjà désespérément morcelé, et qui doit se venger de ce morcellement sur le dos de quelqu’un. L’amplitude entre « national » et « socialiste » qui participe du national-socialisme est un tel morcellement : une formation monstrueuse à laquelle on ne peut survivre, ne serait-ce que transitoirement, qu’aux frais d’autrui.
Prenons à présent un autre exemple.
Qui possède actuellement une sorte de brevet automatique d’absence d’antisémitisme ? L’Etat d’Israël bénéficie de ce privilège hors du commun. Chaque individu et chaque entité collective dans le monde doivent prouver que l’antisémitisme ne les concerne pas, et cette preuve doit être apportée encore et encore, car il paraît que cette maladie frappe à l’improviste. Mais c’est pour des raisons pour ainsi dire ontologiques que l’Etat qui représente tous les Juifs de la planète, lui en revanche, ne court pas ce danger. Le voici également libéré de toute obligation de se justifier, quel qu’en soit le contexte.
Ce brevet, établi en son propre nom et devenu évident, ouvre du même coup pour l’Etat d’Israël des possibilités qui seraient ailleurs impensables. Le système d’apartheid établi militairement en Palestine, où la population civile est parquée dans des townships strictement séparés entre eux pour y végéter, y être emprisonnés et y être arbitrairement bombardée, constitue la mesure pour l’instant la plus extrême adoptée par une « politique » qui peut se permettre d’ignorer purement et simplement 226 résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies et 285 résolutions de l’Assemblée Générale de ces mêmes Nations unies 4, et tout cela sans qu’aucune sanction n’ait été adoptée par l’ONU. A ce privilège unique correspond la possibilité exploitée de façon systématique de repousser toute critique de la politique d’Israël en tant qu’ « antisémite », un reproche qui en fait reculer plus d’un.
Parler de privilège ne paraît donc pas relever d’une exagération. Certes, le schibboleth de l’antisémitisme ne constitue d’aucune façon une explication suffisante ni même principale pour une telle situation, mais il participe au renforcement de la politique d’intérêt pratiquée en et par Israël.
Personne ne semble avoir remarqué que l’expression d’antisémitisme, pour peu qu’elle ait une signification, doit couvrir et protéger également la population palestinienne 5. Celle-ci a en effet la malchance de rester devant le seuil du concept mal compris, à l’extérieur d’un temple qui ne l’accueille pas.
Comme il transparaît dans de tels exemples le schibboleth de l’antisémitisme s’avère un outil très flexible. Partant du souvenir d’une monstruosité historique indubitable, il peut se transformer en un instrument servant à la justification de tendances générales qui s’opposent presque toujours à la liberté.
Dans son livre Sur la question juive (1843), Karl Marx avait affirmé : « l’émancipation des Juifs est en dernière instance l’émancipation de l’humanité du judaïsme ». D’une émancipation des Juifs, il avait prophétisé qu’elle ne pourrait se réaliser sans une intégration sans réserve et sans limite des Juifs à une humanité réelle, c.à .d. libérée de la tyrannie de l’argent. La persistance de nos jours de l’antisémitisme de même que l’utilisation douteuse de sa critique rappellent tous les deux cette prophétie, et ces deux échecs lui donnent raison. « Nous sommes tous des Juifs allemands », disaient en 1968 les manifestants protestant contre l’expulsion de France de Daniel Cohn-Bendit. Ces manifestants ne se doutaient pas ce qu’il adviendrait un jour de ce meneur estudiantin (un bruyant défenseur du libéralisme), mais ils protestaient contre une catégorie excluant quelqu’un de l’humanité et avaient pour intention que chaque humain soit respecté en tant qu’humain. Il n’existe aucune raison de dévier de cette intention, d’autant plus que depuis un demi-siècle, la politique de l’Etat d’Israël forme une opposition violente contre elle.
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