La soif et le deuil

 

 
 
Par Urbain BIZOT

 

 

— In memoriam Guru Dutt —

A présent que, dans son ensemble, le cinéma a si visiblement cessé d’être un art, pour se ranger, avec une sorte de sotte fierté, parmi les industries, il est temps, en évoquant un chef d’œuvre d’une rare beauté, de rendre un hommage mérité à l’un de ses plus grands noms, qui demeura inconnu, ou presque, du grand public, et même, souvent, du cercle « spécialisé » de ceux qui s’intitulent eux-mêmes cinéphiles.

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Le cinéaste indien Guru Dutt Shiv Shankar Padukone (né le 9 juillet 1925 à Bangalore, mort par suicide le 9 octobre 1964 à Bombay), ne fut pas un cinéaste, mais un grand poète, se servant d’une caméra. Ce n’est sans doute qu’à ce prix qu’on peut être « cinéaste » ; et c’est constater du même coup combien il y en eut peu. Guru Dutt, dans les rares films qu’il put diriger en toute liberté, mérite sans hésitation de figurer entre Charles Chaplin et Orson Welles ; ses films auraient séduit André Breton autant que le fit Peter Ibbetson. En Inde, et donc au beau milieu de ce qui est toujours et encore la plus mauvaise production cinématographique du monde, dont le public européen ne retient homéopathiquement que le cinéaste le plus européen, celui qui s’exprime le plus pour l’Europe (Satyajit Ray), Guru Dutt a occupé une place d’exception, essayant de parler au public indien sans éconduire ses goûts, tout en chargeant ces formes stylistiques convenues d’un contenu radical, profond et inattendu, et sans faire la moindre concession au simple divertissement.

La liste de ses œuvres est courte : il tourne quelques films négligeables car trop adaptés au goût de son temps,  pour le compte de la Navket Productions de Dev Anand, Baazi (Jeu), en 1951 ; Jaal (Filet), en 1952 ; Baaz (Le Faucon), en 1953 ; puis, dans sa propre compagnie, la Guru Dutt Productions, puis la Guru Dutt Films Private Limited, il trouve un ton déjà plus personnel, avec Aar Paar (De part en part), en 1954, puis Mr and Mrs 55, en 1955 ; enfin, grâce au succès financier de cette comédie et à l’indépendance qui en découle, vient le chef d’œuvre, en rupture totale avec ce qui précède : Pyaasa (Assoiffé), en 1958, mais dont le scénario avait été écrit dans ses grandes lignes depuis 1948, et que Dutt peaufinait discrètement. Suit en 1959 Kaagaz ke phool (Fleurs de papier), qui fut un film sincère et une critique opportune du monde trompeur et mortifère de l’industrie cinématographique, mais aussi et pour ces mêmes raisons un échec commercial, à la suite duquel Dutt cessa toute activité en son nom propre ; il fit réaliser en 1962 Sahib bibi aur ghulam (Le maître, la maîtresse et l’esclave) par son (excellent) dialoguiste Abrar Alvi, tout en participant personnellement au film. Ce second échec fut aussi le dernier. Dutt s’adonna plus encore qu’auparavant à la boisson, accepta quelques rôles médiocres, puis se suicida en plein milieu d’un tournage.

Le film Pyaasa se présente comme l’histoire d’un paria. Sa tonalité principale est comprise dans le paradoxe des temps modernes, qui n’a cessé de s’intensifier jusqu’à nos jours : la culture, raffinée et sincère, du personnage principal, le poète Vijay, joué avec beaucoup de tact et de sobriété par Guru Dutt, non seulement n’est d’aucun secours pour se faire une place dans la société, mais constitue même un obstacle majeur à une telle entreprise. Comme tous les pays du tiers monde, l’Inde se trouve écartelée entre une vieille culture traditionnelle, dominée par la morale religieuse et, notamment, le culte des morts, et un affairisme moderne cupide et cynique. L’individu civilisé et sensible n’a aucune place dans un monde qui n’est plus qu’un ring de boxe entre de tels adversaires, dont il ne peut évidemment épouser les couleurs. Trop moderne et lucide pour adopter les rites serviles de la consolation religieuse, il se révèle également trop conscient d’un humanisme classique pour se laisser corrompre sans aucun a priori par les exigences du commerce, d’un commerce qui ne s’arrête devant rien, et que Guru Dutt personnifie avec une triste prescience comme  une prostitution généralisée (les scènes qu’il consacre à cette question sont à présent le portrait réaliste du quotidien dans plusieurs continents ; par ailleurs, s’il est bien vrai que les plus misérables méritent le plus que le monde soit transformé pour eux, Guru Dutt a raison de confier le rôle à la fois le plus lucide et le plus respectable à la prostituée Gulabo, interprétée par la très belle et émouvante actrice Waheeda Rehman). Broyé entre les dents de cette tenaille indécidable (tradition religieuse, corruption marchande), Vijay n’aura plus qu’un danger à éviter, plus séduisant que les autres : « l’issue » individuelle, la gloire littéraire, la passion spectaculaire pour le marginal d’exception qu’est le « poète maudit ». C’est donc les mains vraiment vides qu’il atteindra la fin du film, pour s’enfoncer dans un néant sans contours.

La trame du film se déroule plus précisément ainsi (je me contente de reprendre les termes de P. Parrain, en les rectifiant occasionnellement) :

Un jeune poète sans le sou se voit refuser ses Å“uvres par un éditeur quelque peu farfelu, puis mettre à la porte de chez lui par ses frères trop avares. Il erre le long des rues, sans feu ni lieu, et, dans la nuit, surprend les accents d’une chanson qu’il a écrite et dont il a égaré le manuscrit. A quelques pas, une femme chante, pour attirer son attention, une prostituée, qui l’entraîne doucement jusqu’à la porte. Mais elle ne veut pas entendre parler de cette histoire de chanson perdue, et le repousse à la rue lorsqu’elle apprend qu’il n’a pas d’argent. Un papier tombé de la poche du jeune homme lui prouve cependant qu’il est bel et bien l’auteur de la chanson, et elle se met en quête de lui à travers la ville. Pendant ce temps-là, Vijay (le héros) vient à rencontrer une ancienne camarade de collège qui lui suggère de se rendre à une fête des anciens élèves. Là se trouve Meena, l’élue du cÅ“ur de l’adolescent qu’il a été 1. On le prie de chanter l’un de ses poèmes, la mélodie et les paroles pénètrent au fond du cÅ“ur de la jeune femme, ranimant des souvenirs oubliés, recréant un lien qui avait disparu. Elle s’est entre-temps mariée à un éditeur, qui propose à Vijay de passer à son bureau ; mais les poèmes ne l’intéressent pas et, par simple pitié, il lui offre un poste de domestique dans sa maison 2. Jusqu’à ce qawali 3 où un domestique prend la parole et, devant tous les auditeurs pris sous le charme, se met à chanter l’une de ses compositions. L’admiration n’est cependant pas ce qu’il cherche : il a surpris une larme sur la joue de Meena, et quand il cesse de chanter, la chaise est vide, se balance solitaire. Il rejoint la jeune femme et lui demande la raison de son attitude. A ses reproches de trahison, elle répond nécessité : elle doit vivre et, incapable de minimiser, comme lui, les exigences matérielles, ne pouvait attendre pour se marier que Vijay atteigne la gloire et la prospérité. Le mari est là qui guette leur entretien. Vijay doit partir. Incapable d’atteindre son idéal, le jeune poète s’enivre, et est recueilli par une fille, amie de la prostituée qui le recherche et qui, elle aussi, s’est éprise de lui 4. Au matin, il s’enfuit de chez elle et, dans le geste de se suicider, ne réussit qu’à causer la mort d’un pauvre homme 5 à qui il avait fait don de son dernier bien : sa veste. Son décès est annoncé. L’éditeur consent à publier le manuscrit Ombres aux frais de la prostituée qui le lui apporte, tandis que Vijay se retrouve enfermé dans un asile d’aliénés, où tout le monde (y compris l’éditeur et ses frères intéressés) se refuse à le reconnaître pour la nouvelle célébrité littéraire qu’il est devenu du jour au lendemain. Un jour, enfin, il peut s’évader, et il se présente au beau milieu d’une séance en son propre hommage. Il y chante un de ses poèmes et se fait acclamer ; mais il avoue, suscitant l’ire de la foule, ne pas être le même Vijay que le poète honoré 6. Une fois de plus, il doit s’évader, fuir l’adulation des foules et les vautours du commerce prêts à fondre sur lui, s’en aller plus loin, sans doute vers un pays où il sera de nouveau un incompris et où, peut-être, on l’aimera pour lui-même. Mais Meena refuse de tout quitter pour l’accompagner ; l’idéal lui demeure inaccessible. Seule la prostituée entend son appel et, tandis que derrière eux un vent de tempête emporte dans un même tourbillon hommes et feuilles de papier, ils s’éloignent ensemble.

Il faut d’abord s’inscrire en faux contre l’éloge habituel qu’on fait de ce film : il s’agirait d’une grande œuvre « romantique ». Les gens ne parlent de « romantisme » que pour désigner des personnages qui n’ont pas, tout simplement, les réactions qu’ils ont eux-mêmes dans la vie. Il suffit que quelqu’un refuse une compromission ou de se laisser corrompre pour qu’on s’exclame et crie au « romantisme ». Cette tarte à la crème en dit long sur ceux qui l’emploient, et qui ramènent toute manifestation authentique de la vie à un courant artistique parmi d’autres, daté du XIXème siècle. Taxer une œuvre de « romantique », c’est d’emblée la réduire à un irrationnel toléré parce que secrètement méprisé, lui refuser tout contenu réel, toute portée effective. Ce n’est pas parce que Pyaasa possède une beauté onirique qu’on peut ramener le film à un simple rêve.

Le premier thème que ce film contient me paraît être ceci : Vijay, un jeune poète éduqué selon des conventions bourgeoises, n’est guère attentif aux réactions des gens autour de lui. Rien d’étonnant, de ce fait, à ce qu’il ne les comprenne pas, et soit la dupe d’une pimbêche arriviste nommée Meena. Hermétiquement concentré sur « son Å“uvre », il présente le comportement égotiste habituel de « l’artiste », absorbé par le prolongement narcissique qu’est sa production. Ce n’est que grâce à ses déboires et à sa clochardisation que Vijay apprendra l’essentiel : sa poésie n’est pas tant « une Å“uvre » qu’un moyen de communication. Ses poèmes n’ont pas à être reconnus par un public littéraire, qui n’importe guère, ils ont à agir dans la vie réelle des gens. Les exemples abondent pourtant : Gulabo charme ses clients avec les poèmes de Vijay ; Abdul Sattar, le masseur, distrait ses clients et les amuse par le même moyen, puis, d’ailleurs, détourne l’attention des infirmiers psychiatriques pour permettre à Vijay de s’échapper ; Gosh se sert des poèmes pour se donner en public une humanité toute usurpée ; la déclamation en public des poèmes par un Vijay « ressuscité » permet de retourner les foules ; etc. Tout cela (l’usage réel de l’art, son rôle social effectif)  se passe plus ou moins au nez et à la barbe de Vijay, qui n’en a cure — jusqu’à ce qu’il comprenne que Gulabo l’aime parce qu’elle a aimé et compris ses poèmes. Alors éclate son carcan mental, et disparaît le fétichisme de l’œuvre, ouvrant la voie au refus de l’art séparé ; à la nécessité de dépasser cet art qui reste en marge de la non-vie et ne sert qu’au maintien de cette dernière ; à la nécessité que la vie elle-même devienne Å“uvre d’art. Affleure du même coup une interrogation nuancée sur la puissance de la parole, et la réalité de la pensée. Sans se contenter des banalités habituelles selon lesquelles, pour certains, la parole est réelle, et, pour d’autre, irréelle, Guru Dutt développe une dialectique subtile montrant que les mots ne prennent leur poids que dans certaines conditions, bien précises. Un beau jour, les poèmes de Vijay sont un grand succès en librairie : mais c’est au prix de n’être pas compris, et seulement consommés par des « amateurs littéraires ». La seule personne qui les comprend n’a rien de littéraire : Gulabo a vécu dans sa chair le désespoir de ces poèmes, qui viennent à elle comme la conscience de sa réalité. La littérature doit donc être détruite pour que ce qu’elle contient vive ; le caractère séparé de « l’œuvre artistique » n’est qu’une malédiction ; les mots n’ont de sens qu’au beau milieu du combat pour la vie. Gulabo n’aimait aucun homme, puisque l’amour était son commerce. Elle n’aimait que ces mots, qu’elle avait trouvés par hasard, elle, l’illettrée, et néanmoins la seule « cultivée ». Elle avait trouvé en eux le sentiment de la vie que la vie ne lui offrait pas, et comment aurait-elle pu ne pas aimer, instantanément, celui qui avait tiré ces mots de son propre cÅ“ur ? La parole, condamnée à l’impuissance radicale dans le contexte de sa distribution officielle, devient un extraordinaire pouvoir quand elle est communication directe entre deux êtres vivants.

Le second thème qui apparaît dans le film est une mise en cause systématique d’une société basée sur l’argent. Chez Guru Dutt, « sa haine des riches, son amour passionné des humbles » (Henri Micciollo) sont des données constantes, et essentielles. Il n’y a pas un élément du style ou du goût de Guru Dutt qui ne traduirait la sensibilité plébéienne (ou, plus encore que plébéienne, marginale, déclassée) de cet homme. Son dégoût pour l’argent est digne d’un personnage de Prévert, et il n’a de cesse d’exposer le refus de cette prison (pauvre, ou dorée). Aucune sphère n’échappe au tableau de cette corruption : ni l’affection familiale, ni l’attirance amoureuse, ni le respect intellectuel. De frères avares en éditeur cupide, d’amante corrompue en ville dégradée par la prostitution, Vijay titube d’une misère à l’autre, et le film ressemble à cet égard à une succession de chutes faites par un sujet de plus en plus ivre, cette forme n’étant pas sans évoquer le titre (ni d’ailleurs sans évoquer le destin propre subi par Guru Dutt dans sa vie réelle). Le refus de l’argent et d’une société délabrée sous son influence, il faut le souligner deux fois plutôt qu’une, ne se traduit chez Guru Dutt par aucune sorte de nostalgie pour un ordre ancien ni, encore moins, par une quelconque faveur pour la religion. Le caractère le plus attachant de cet homme réside précisément dans sa mise en accusation simultanée de l’ancien ordre social et du nouveau, indissociablement : radicalisme dont il a payé le prix fort.

Le rôle de l’artiste dans la société contemporaine est indiqué, et c’est le troisième thème, comme oscillant entre le singe savant présenté dans les salons littéraires, et le domestique, fonction qui devient concrètement celle de Vijay au service de Gosh. Rien dans ce statut d’artiste n’est acceptable, et la gloire moins que tout le reste. On s’est efforcé d’oublier complètement les considérables réticences, et le refus permanent, dont ce statut faisait pourtant l’objet au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème : de nos jours, aucun débat sur ce sujet n’est plus toléré, car « l’artiste » s’est à présent parfaitement conformé au rôle d’amuseur public enrôlé par une lucrative industrie, et ne souhaite d’aucune manière permettre qu’on mette en lumière la réalité servile par laquelle il achète ses considérables privilèges. Ce débat, que l’on qualifie d’obsolète pour ne pas le sortir de la poubelle où l’on souhaite vivement le confiner, est évidemment très présent chez Guru Dutt : raison pour laquelle d’aucuns trouvent ce cinéaste passablement désuet. En même temps qu’il montre de plus en plus nettement le statut à la fois privilégié et servile de l’artiste, Guru Dutt crée une distanciation accrue du personnage de Vijay par rapport à cette fonction, jadis hautement revendiquée par lui. L’évolution simultanée de ces deux tendances est parfaitement juste et cohérente. Vijay, tant qu’il fut artiste, était à la fois victime et spectateur de la misère : son état (passif) de spectateur était précisément ce qui faisait de lui une victime. Il s’en rend compte par deux fois : lors de la manifestation publique en son honneur, alors qu’on le croît mort, il reparaît et tente d’entraîner la foule dans la révolte et la destruction violente de tout ce qui s’oppose au vouloir vivre (les traditions, l’argent, la cupidité, la misère urbaine) ; et à la fin du film, où Vijay quitte ce pays condamné à sombrer, dans lequel il n’a pu trouver d’autre allié que la belle Gulabo. Il a alors cessé d’être artiste, parce qu’il est devenu un homme.

Quatrième thème, et non des moindres : à maintes reprises, Vijay dénonce la sympathie dont on entoure les morts, et dont on prive les vivants. Il faut dire que Vijay est bien placé pour ne plus supporter cette aberrante attitude, puisque de son vivant, personne ne s’intéressait à lui, alors que sa mort étant proclamée, il ne compte plus que des amis et des admirateurs. Il s’agit ainsi, à première vue, d’une critique des traditions religieuses de l’Inde, et rien n’est moins faux. Mais l’on aurait tort d’en rester là. Guru Dutt ne s’exprime pas dans l’Inde de l’époque Kushâna-Gupta, mais dans un pays déjà largement régi par l’économie capitaliste moderne, et où le spectacle a fait une apparition massive — le cinéma de Bombay n’en est pas une illustration si négligeable. Aussi faut-il comprendre l’idolâtrie des morts exactement comme ce qu’elle est en Occident : non pas un fait religieux, du moins au sens traditionnel d’une religion, mais comme l’aboutissement logique de la préférence pour la fiction. Quelle est la forme la plus aboutie d’un personnage irréel ? Un personnage mort. Les vedettes du spectacle sont déjà, de leur vivant, tout ce qu’il y a de plus irréel — mais lorsqu’elles meurent, cette irréalité fait encore un bond. Ce ne sont que groupies gémissant sur la tombe de Jim Morrison, pleurant dans la chambre à coucher d’Elvis Presley, ou gravissant la taupinière de Solutré, une canette à la main, en souvenir d’un président de la République annoncé par ses majordomes comme « socialiste ». Le culte de la charogne, sous des formes prétendument profanes, prend des proportions étonnantes. Les processions ne s’arrêtent plus. Fort opportunément, le spectacle télévisuel n’est plus fait que de commémorations. Pour sûr que Guru Dutt n’avait pas tort de traiter cette question, qui n’a vraiment rien d’anecdotique. La lumière ne se fait que sur les tombes, les vivants sombrent dans l’oubli.

Cinquième thème, peut-être le plus enfoui, mais pas le moins important : celui de l’identité du sujet. Le cheminement du poète Vijay est une évolution au sens du Bildungsroman, l’histoire d’un homme allant au-devant de lui-même. De cette histoire, Vijay sort profondément changé, mais pas au sens où l’entendent les scénarios américains, pour lesquels la question est de se trouver soi-même tel qu’on était depuis toujours (on a une « nature », qu’il suffirait de trouver ; et la « nature », c’est un domaine privé aussi subtil que le fait de préférer Pepsi à Coca, ou bien Pall Mall à Peter Stuyvesant). Non, Vijay ne se « découvre » pas, il se fait. La meilleure preuve en est qu’il cherche à éviter cette nécessité jusqu’au bout, s’accrochant, avec un entêtement coupable, à la reconnaissance artistique de ses débuts. Son choix consiste précisément à rester fidèle à sa forme initiale (le « poète »), et de devoir renoncer au sentiment vivant qui l’habite ; ou de renoncer à sa condition, pour sauver ce sentiment. C’est ce qu’il fait, mais il ne le fait que poussé à bout, ne disposant plus d’aucune solution de rechange. Il est vrai qu’il a aussi, ne l’oublions pas, le singulier mérite d’avoir campé sur ses positions sans se compromettre, jusqu’à ce que de ce fait elles prennent cette forme inconciliable. Guru Dutt apporte des variations permanentes sur ce thème de l’identité : les frères de Vijay ne le reconnaissent plus ; il renonce à sa reconnaissance par sa mère pour ne pas être pris en charge par elle ; réveillé du coma à l’asile psychiatrique, il ne se souvient pas de son identité ; face au public qui l’acclame, il affecte de n’être pas lui-même ; le clochard meurt avec l’identité de Vijay ; et, last but not least, toute l’histoire ne commence que parce que ce diable de Vijay veut être reconnu pour lui-même. Toutes les identités tombent, sociales, familiales, professionnelles, il ne reste que celle sur laquelle on débouche par le chemin de la vie. Et cette identité s’avère étroitement liée à un sixième thème, qui est celui de la mort.

Stirb, und werde ! Cette idée, qui remonte aux antiques pratiques initiatiques, résume parfaitement la scansion de l’histoire de Vijay, et représente le sixième thème du film. Mais cette injonction, vieille comme les religions, a subi une transformation profonde. La tyrannie de l’intérêt, et l’expropriation du sens qu’elle implique partout, nous imposent de « mourir pour vivre » au sens où elles interdisent l’accès immédiat à la vie. Mais s’il est vrai que la vie est barrée par une mort subjective préalable comme initiation au cadavre de soi, il n’en reste pas moins que la désaliénation ne peut suivre d’autre voie que celle de l’aliénation, et que le sujet, s’il veut advenir, doit mourir à l’image de soi qu’alimente la reconnaissance par le système de la tromperie. Inversement, si l’on meurt donc une ou deux fois dans sa vie pour renaître à soi, il faut aussi comprendre que la mort physique, elle, ne mène à aucune vie après elle. Guru Dutt a réussi une étonnante combinaison des deux versants de cette logique, une sorte de rapprochement entre la sensibilité « mystique » de tous temps, et la lucidité de l’athéisme radical. Cette synthèse est aussi, évidemment, ce qui le mène à un désespoir d’une irrémédiable noirceur. Vijay doit passer par le corridor de la mort, mais ce dernier ne mène nulle part si ce n’est à l’intuition d’une vie qui n’est pas. En face de cette intuition désarmée mais sans retour, il n’y a que la médiocrité générale, cette  mort qui se prend pour la vie, ces limbes de la nullité. On peut tenter de porter cette noirceur sur le compte de « l’esprit fataliste de l’Inde », mais qui pourrait se satisfaire d’une pareille « explication », alors que les configurations du même genre se multiplient partout, et que les plus nombreux naissent sans aucun espoir de pouvoir vivre, un jour ? Qui, dans la misère contemporaine généralisée, peut encore parler de choix ? Le simple fait de naître dans l’une des nombreuses régions du globe méprisée et rejetée par le marché des capitaux garantit à tout nouveau venu (et il en vient beaucoup, des nouveaux, dans ces aires là) une existence de ver de terre, ou de moustique éphémère, de torche sidaïque, de poubelle à sperme exténuée à 14 ans, de cadavre ambulant photographié peu avant d’expirer par les représentants d’une délégation « humanitaire ». Le souci initial de Vijay (celui des artistes en général : « s’exprimer », être entendu) a fait place au constat que l’expression « personnelle » est dérisoire dans un monde où tous en sont privés. Vijay a du apprendre à connaître le statut réel de la volonté d’expression : pour la plupart, la seule chose exprimable est la faim, la soif, et la fatigue d’avoir à se vendre. C’est cette soif là qui reste, une fois tout bien considéré. Et l’histoire de Vijay est celle d’un assoiffé qui apprend les proportions colossales des prémisses à sa propre soif : l’exigence de vivre contient celle de d’abord survivre, et la seconde, d’être non résolue et reproduite comme non résolue, invalide et interdit la première. La misère matérielle ravale l’homme à la bête, et le prive non seulement de l’objet de sa soif d’humanité, mais de cette soif elle-même.

Enfin, comment ne pas dire un mot de l’état psychique de Vijay, que Guru Dutt a réussi à transformer techniquement en atmosphère du film ? Pure question de style cinématographique ? Si l’on veut, mais au sens où ce  style est contenu dans la signification même du film. Poète, Vijay l’est en effet par une double sensibilité : porté à l’introspection, rien de ce qui le touche ne passe inaperçu. Mais, concomitamment, tout ce qui touche autrui affecte Vijay comme si c’était lui-même. La scène la plus forte à cet égard est sans aucun doute celle qui exprime sa détresse devant la prostitution de rue : dans ce refus, la prostitution n’est jamais jugée du point de vue de la morale, mais, au contraire, Vijay, qui de surcroît a augmenté l’effacement des frontières de son Moi par l’absorption d’alcool, regarde les prostituées comme s’il en faisait partie ; et l’on assiste à un étrange face à face entre la réalité d’un état (la prostitution) et la conscience séparée de ce même état (Vijay). Le cinéma en général offre peu d’exemples d’un tel face à face 7. Il y a chez Guru Dutt comme une poésie de la conscience critique, une présence de la conscience critique comme poésie. Cet état d’esprit d’ouverture permanente et, du coup, douloureuse, est ce qui donne le ton d’ensemble du film (au début, le poète somnolent observe une abeille qui se fait écraser, et s’en émeut ; à la fin, c’est la société humaine entière dont il comprend l’écrasement). C’est aussi en fonction de cet état que le film chavirera sans cesse de la réalité au rêve, le rêve étant vécu comme refuge nécessaire en permanence pour échapper à la misère réelle et c’est donc le rêve qui, dans ce face à face, s’imposera comme mode de vécu à son contraire, le réel (« dans ce film, tout arrive comme dans un palais enchanté ; les rencontres, les péripéties, tout flotte dans une demi-inconscience. A tout moment, le glissement peut se faire de la réalité vers le rêve », écrit P. Parrain) : Vijay regarde le réel sans éteindre la machine intérieure. Pyaasa est, au sens le plus strict, un grand film surréaliste. Et la « demi-inconscience » est au contraire un stade supérieur de conscience. Pyaasa est une œuvre stylistiquement intégrée, bien au-delà encore de ce qu’en disait Henri Micciollo8. Il y a fusion complète, de manière stylistiquement fondée, entre le point de vue de Vijay, la réalité de ce qu’il observe, et le point de vue du spectateur du film. Symptomatiques sont les scènes tournées avec une caméra regardant Vijay de dos, Vijay en train de regarder lui-même la scène (procédé très proche de celui utilisé maintes fois par le grand peintre Caspar David Friedrich, chez qui le sentiment de deuil était également dominant). La tristesse de Vijay est celle d’un spectateur impuissant : mais cette impuissance du personnage n’est pas une sorte de composante personnelle vaguement pathologique de Dutt, elle est la condition sine qua non pour que le spectateur du film soit lui-même confronté à l’horreur dépeinte, sans que ses propres sentiments soient adoucis, consolés ou transformés par une intervention active, évidemment fictive, du « héros » du film. Vijay est un antihéros, non pas au sens stupide d’un héros ridicule, mais au sens d’un personnage qui ne maîtrise pas plus le déroulement de la catastrophe que nous dans la salle de cinéma.

L’unité de style ne se borne pas à la construction visuelle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Guru Dutt n’a pas non plus négligé les dialogues, qui sont extrêmement brillants (Abrar Alvi pour le parlé, Sahir Ludhviani pour le chanté), ni la musique, qui est d’une douceur envoûtante (S. D. Burman). Les chants, habituellement imposés au scénario de film hindi pour divertir et « relaxer » le public, sont totalement intégrés à l’histoire, et, Henri Micciollo l’avait relevé, représentent même  généralement un sommet expressif, l’acmé, le stade supérieur exigé par les images qui précèdent, comme l’intervention de la voix ou du chœur dans une symphonie de Beethoven ou de Mahler. La fluidité du passage entre scènes parlées et chantées relève d’une très grande maîtrise, que l’on pourra sans exagération, sur ce plan bien sûr, comparer à la même aisance dans les opéras de Mozart. C’est ainsi que les chansons de Pyaasa se gravent indestructiblement dans la mémoire, comme autant d’envoûtants résumés de l’atmosphère du film, d’une atmosphère qui est unique, à nulle autre pareille et pourtant évoquant la profondeur du vécu de chacun.

Le regard que pose Guru Dutt sur le monde est celui d’un deuil interminable, d’une tristesse désespérée qui nous rappelle Omar Khàyyàm, ou Li taï pe, ou, plus encore, le Schubert de la Winterreise. La conscience qui le guide est que rien ne semble possible, mais que la conscience du possible reste vive, et représente malgré tout notre seul guide. Ses films sont du même coup empreints d’un éclairage double et simultané : la volonté de vivre et la connaissance de l’échec s’y mêlent, mais, plus qu’elles ne s’y mêlent, elles s’y révèlent indissociables. On y atteint à une qualité de ton unique : pour Guru Dutt, il importe de demeurer le témoin de ce qui pourrait être dans un monde où rien ne va. C’est le moins que l’on puisse faire, mais aussi ce qui coûte le plus cher : le luxe du pauvre, l’orgueil du modeste. La poésie de Guru Dutt a une façon de se confronter aux bas-fonds de la vie qui la situe sur les sommets les plus élevés de l’intelligence critique.

Paris, le 17 août 1987.

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Sources :

  • Henri MICCIOLLO, Guru Dutt, un grand cinéaste encore pratiquement inconnu hors de l’Inde (Films sans Frontières, 1984)
  • Pierre PARRAIN, Regards sur le cinéma indien (Editions du Cerf, 1969)
  • Jean-Loup PASSEK, Le cinéma indien (Centre Georges Pompidou, 1983)
  • Maithili RAO, Waheeda Rehman, Les stars du cinéma indien (Editions du Centre Pompidou, 1985)

Show 8 footnotes

  1. Erreur de Parrain : Vijay rencontre Meena, son ancienne amante, devant l’immeuble de l’éditeur Gosh, à qui Vijay vient proposer ses poèmes et qui est devenu le mari de cette dernière.
  2. Erreur de Parrain : il est bien évident que Gosh engage Vijay pour tester sa femme, ainsi mise en présence de son ancien amant.
  3. Concours de poèmes, chantés en public. Il faut rappeler qu’en Inde, comme jadis dans le monde entier, le poème fut indissociablement musique, chant.
  4. Nouvelle erreur de Parrain : Vijay ivre rencontre la prostituée, Gulabo, qui le reconnaît immédiatement, et l’amène chez elle avec une douceur et des égards qu’un spectateur sensible à la beauté des gestes ne devrait pas oublier.
  5. Là, franchement, M. Parrain déraisonne : Vijay tente au contraire au péril de sa vie de sauver le clochard d’une mort imminente, et le clochard, reconnaissant de ces efforts, le repousse au dernier moment pour sauver la vie de Vijay.
  6. Etrange raccourci : les ennemis de Vijay lui répondent en public qu’il n’est pas lui-même ; et écœuré par tant de mauvaise foi, Vijay renonce à son identité, ne voulant pas lier celle-ci à la reconnaissance par d’aussi méprisables « semblables ».
  7. C’est dans cette scène que l’image devient trouble, humide : vue à travers les yeux emplis de larmes de Vijay. La distance entre Vijay et le spectateur du film est totalement abolie.
  8. « Ces films prouvent abondamment le sens visuel de ce cinéaste qui, de façon originale dans le cinéma indien de l’époque, conçoit la mise en scène non comme l’enregistrement d’un sens apporté par le dialogue mais comme le moyen de créer un sens global dont le dialogue n’est qu’un élément. »

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