Thèses sur le racisme

Le racisme est actuellement le seul clivage admis par le spectacle politique : il est donc devenu, d’une manière vérifiée dans la pratique, un sujet purement spectaculaire. Sa position monopolistique dans les faux débats a permis d’achever l’élimination de toute question réellement politique, par le fait de les avoir toutes remplacées. Il représente désormais le débat dans une époque dépourvue de débat. Il simule la critique dans une époque sans critique. Il fait croire que la politique existe encore. Il devient l’un des ersatz les plus prisés de la pensée, face à sa disparition  réelle.

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De tout temps, le racisme fut une question empoisonnée, fatalement vouée à véhiculer et à transmettre la fausse conscience idéologique. En effet, le racisme détermine généralement la position de ceux qui s’opposent à lui, et ses ennemis sont ainsi amenés à jouer son jeu. Le crétin qui s’en prend à un Noir parce qu’il est noir encourage par l’exemple un autre crétin, qui défendra le Noir parce qu’il est noir. De la sorte, tous les facteurs réels d’appréciation d’un individu disparaissent, au profit d’une opposition formaliste vide, et la position raciste contient et domine, de fait et sournoisement, la position antiraciste. Il ne reste plus aux Noirs qu’à parachever ce délire en traitant les autres de « sales Blancs », et à devenir encore plus racistes que les Blancs. L’antiracisme n’a été universaliste que peu de temps, fort timidement, et seulement en théorie ; en pratique, il se modèle au contraire massivement sur l’exemple américain, se traduisant par un sordide équilibre, de type patchwork, entre des racismes censés se tolérer entre eux en tant que racismes. La réalité ne compte plus, d’où par exemple l’invraisemblable barbarie de voisinage qu’imposent aux banlieusards, sous prétexte que celle-ci serait « culturelle », des ministres de gauche qui, eux, se la coulent douce à Passy ; et qui, immanquablement, alimente sans fin les protestations racistes. Dans un contexte aussi vicié, l’antiracisme n’est plus que la bonne conscience de ceux qui veulent dissoudre une misère particulière dans la misère universelle : les antiracistes pensent que les Noirs doivent être traités aussi bien que des Blancs, mais ils passent sous silence qu’il faut en prémisse que les Blancs soient eux-mêmes d’abord traités aussi mal que des Noirs – moyennant quoi, évidemment, les Noirs resteront traités aussi bien que — des Noirs.

Il y a belle lurette que les catégories racistes ne s’appliquent plus seulement aux question de couleur de peau ou d’ethnie, et qu’elles se sont étendues à d’autres caractéristiques empiriques, telles que le sexe, l’âge, le poids, les préférences érotiques, ou prétendument « culturelles », telles que la religion, la langue ou le dialecte, l’origine régionale, l’alimentation, ou la forme du couvre-chef traditionnel. C’est ainsi que l’entendement administratif compte triompher de la raison dialectique, vivante, individuelle. Nous voici parvenus au stade de l’aboutissement de ce misérable entendement : non seulement des fonctionnaires et des idéologues nous enregistrent comme relevant de diverses catégories, comme à l’époque de l’empereur François-Joseph, mais des masses compactes de braves soldats Chveïk se pressent au portillon des bureaux enregistreurs du spectacle en réclamant leur immatriculation imaginaire [1], qu’ils considèrent docilement comme leur « nature », leurs « racines », enfin bref, comme ce qui les distingue, et qu’ils entendent revendiquer comme étant eux-mêmes. Immanquablement, d’autres s’inscrivent immédiatement en faux, et se décident à les haïr. La balkanisation de l’humanité est une méthode éprouvée pour la diviser : elle a de beaux jours devant elle. Les deux camps qu’elle organise, les racistes et les antiracistes, s’enrôlent dans une empoignade qui n’a pas de fin, puisqu’elle n’a pas de perspective.

Ce stade de la réalisation de l’entendement administratif est surtout, en effet, celui du racisme positif : l’époque ne se contente pas du racisme négatif (la haine de l’autre), mais organise une prolifération bien plus importante encore de son corrélat identitaire, l’entichement de ce que l’on tient pour étant soi. Le racisme positif est par certains côtés le simple verso du racisme négatif, mais il est aussi la forme sous laquelle ce dernier couve avant d’éclater au grand jour, sa version illusoirement pacifique, sa politesse simplement transitoire. Le racisme positif a été tout d’abord expérimenté par les lobotomisés antiracistes associés du type SOS Racisme (pas encouragés par l’Elysée par hasard !), à propos des victimes du racisme négatif, qu’ils se sont stupidement (et chrétiennement) mis à idolâtrer (on sait que depuis une trentaine d’années environ, dans des proportions grandissantes, les images diffusées par le spectacle flattent sans répit, et dans une sorte de frénésie perverse, les catégories que la réalité malmène : Noirs, loubards, rappeurs, comme en un gigantesque retour du refoulé de l’ancienne société bourgeoise, qui se serait préférée « distinguée », mais qui n’en a guère les moyens) ; puis ce racisme positif a adopté une forme égocentrique, dans la mesure où ces victimes, constamment malmenées et flattées à la fois, ont fini par prendre les flatteries au sérieux (du fait d’avoir été malmenées, elles seraient l’avenir de l’humanité !), et par se tenir définitivement pour des vedettes. Mais les deux formes de racisme ne font qu’exprimer selon des circonstances variables l’absence d’identité à laquelle les esclaves salariés et chômeurs sont condamnés, identité qu’ils cherchent à trouver toute faite dans quelque fantasmagorie « culturelle » prête à porter, alors qu’il faudrait la produire par toute une vie de liberté, laquelle, comme par hasard, leur fait également défaut [2].

Aucun individu ayant la moindre parcelle d’amour pour la liberté ne peut se définir de façon déterministe. En effet, une telle définition, c.a.d. l’acceptation et la défense de ses « origines », est la manifestation même de l’aliénation subjective du sujet, en tant qu’approbation et que redoublement de son aliénation objective. Les « racines » sont ce qu’aiment les lâches, les fatigués et les soumis, ceux qui attendent de mourir : elles sont censées expliquer et excuser leur état de morts vivants. A force de confondre les hommes et les arbres, ils ne sont plus que des hommes-troncs. Il s’agit là de la position humaine la plus anti-humaine, de la position philosophique la plus anti-philosophique, de la conception de la liberté qui ressemble le plus à une cellule de prison [3]. « C’est ma culture ! », dit l’inconscient qui ne veut pas réfléchir, et qui veut nous l’interdire aussi. Quant à cette « culture », elle n’est plus rien dans l’idéologie universelle de notre temps que cette caution radicalement non-critique apportée aux particularismes en tous genres, et elle comprend, pour remplir sa mission purement apologétique et marchande, toutes les pratiques ancestrales et toutes les modes les plus récentes, le tout savamment mélangé, jusqu’à ce que cela ne soit plus qu’un seul magma indistinct. On sait depuis Platon et Aristote que l’échange monétaire et marchand sont indifférents au contenu, et le rendent pratiquement indifférent ; l’ancienne culture, fut-elle « bourgeoise », n’intéresse aucunement la marchandise, mais ce qui l’intéresse, c’est de vendre sous cette nouvelle appellation, vidée de tout contenu, une masse infinie, et indéfiniment augmentable, de gadgets vides de sens mais capables de jouer le rôle de support identificatoire. Pour finir, on ne vend plus que de l’identité [4]. La « culture » , qui à l’époque des lumières signifiait ouverture par la connaissance, a maintenant systématiquement partie liée avec ce repli, avec cette illusion d’une « origine », ou d’une « nature » à la portée de toutes les bourses, elle est « Blut und Boden » [5], mais juste ce qu’il faut pour ne pas déclencher tout de suite la Troisième Guerre Mondiale.

Pour simuler une opposition à Jörg Haider, la caste politique européenne bien pensante ne lui reproche en réalité rien d’autre que son racisme (son antisémitisme). Voici donc un néonazi en réalité adoubé par des « démocrates », puisqu’ils lui demandent seulement de corriger son langage pour être admis au banquet : il lui suffirait d’abandonner ses marottes racistes pour devenir lui-même « démocrate ». Il ne serait nazi que par son antisémitisme. Le nazisme se réduirait à l’antisémitisme, et rien qu’à cela. Si Hitler n’avait pas massacré six millions de juifs, il aurait probablement été jugé « démocrate ». Les Haider peuvent ainsi jouer sur du velours : ils se font d’abord remarquer par une marotte publiquement et intentionnellement inacceptable, et se distinguent ainsi du peloton des prétendants au pouvoir politique ; puis ils abandonnent plus ou moins cette marotte, et rentrent dans le jeu comme triomphateurs, et pour réaliser le reste de leur programme, qui, lui, est tacitement admis. Ce faisant, personne ne reproche à Heil Haider ! d’être en faveur d’un Etat policier, d’un capitalisme ultra-libéral, d’une exploitation identitaire du stupide folklore autrichien, d’un conservatisme moral musclé, ou d’un asservissement total par le travail, par l’argent et par le capital : car tous partagent ces goûts, de la droite madelinote à la gauche chèvrenementiste et hue-buèsque [6]. Ils attendent tous le retour d’un « camarade qui s’est trompé », comme on disait à d’autres époques, dans d’autres contextes, mais déjà aussi sottement [7].

Avant d’être une opinion, et une forme de fausse conscience, le racisme existe dans les faits, que l’opinion, comme d’habitude, ne fait que suivre, même quand elle croit les critiquer. La pratique sociale toute entière organise la réalité individuelle, et collective, à travers un tissu de ségrégations de fait qui sont illusoirement présentées et vécues comme des ségrégations de droit. Dès lors, chaque parcelle humaine, dans ce contexte inepte, est tentée de faire de nécessité vertu, et de s’identifier à sa réalité parcellaire. A la place d’une société dans laquelle l’individu serait lui-même la réalisation centrale privilégiée, l’aboutissement réussi du système (comme le suggérait l’antique notion de praxis), et donc le produit plus ou moins admirable des capacités sociales combinées, nous ne connaissons qu’un monde déréglé dans lequel l’individu passe pour un à-côté, un faux frais, un épiphénomène négligeable, en regard de la valorisation du capital, laquelle a besoin de contenir la réalité humaine dans des limitations rationnellement exploitables : moyennant quoi la puissance dissolvante bien connue de la marchandise se heurte à ses limites intrinsèques, ne serait-ce qu’en termes de segmentation de la clientèle et de spécialisation adéquate des produits. Les catégories sont autant de marchés, et si la marchandise, comme Marx l’avait prédit, a forcément entrepris d’abattre toutes les murailles de Chine de la planète qui auraient fait mine de lui résister, elle ne peut pour autant se retrouver en face d’une humanité indistincte, par rapport à laquelle elle ne pourrait se situer ; et cela, elle l’a compris avec la même nécessité pratique. Les anciens clivages, quoique sous une forme transformée, dégradée et simulée, doivent être maintenus pour la conservation de l’ordre social marchand, et ne serait-ce que pour empêcher l’unification, dans la misère et un jour dans la révolte, du prolétariat mondial. Le rôle émancipateur de la marchandise est étroitement limité par sa propre autoconservation. Mais, de ce fait, du fait de leur maintien sous perfusion, les clivages ancestraux ont perdu leur nature spontanée, originaire, et leurs tenants se trouvent condamnés à une existence compulsive, crispée, histrionesque [8]. En réalité, tous leurs efforts visent à les réconcilier avec une dimension irrémédiablement perdue. Leurs protestations irrédentistes vont encore dans le sens du marché. Dans un monde qui se présente ainsi, le racisme a lui-même changé de fonction. De « politique » et « totalitaire », il devient un agent immédiat du capital. En tant que réaction identitaire, il cherche à suppléer la plus grande faiblesse du capitalisme parvenu à son stade avancé : celle de révéler enfin qu’il n’est pas capable d’engendrer une civilisation, ni même une société. Dans son passé, il s’est toujours abrité derrière les vestiges d’un passé plus ancien, à commencer par la bourgeoisie, qui se drapait dans la toge romaine quand elle était révolutionnaire, à ses débuts, et qui se déguisait en aristocratie de pacotille, en prince de la nouille ou en roi du mouchoir en papier, quand elle ne voulait plus que ça bouge. Mais une fois épuisé ces remakes en carton-pâte, le capital n’a d’autre culture à offrir que vendre et acheter : c’est le morceau qu’il est en train de cracher, en espérant qu’entre temps, toute la population sera assez décomposée pour se contenter de cela, moyennant quelques aménagements mineurs, comme, précisément, la tension identitaire raciste.

Si le racisme sous toutes ses formes (positives et négatives) est si fort dans les formes de pensée actuelles, ce n’est pas seulement parce qu’il exprime un monde pratique basé sur les ségrégations de fait, que la pensée ne fait ensuite que transposer sous une forme plus ou moins modifiée. Cette force qui est la sienne, il la tire aussi d’un manque essentiel, qu’il exprime à sa façon. Ce manque est celui d’une existence de citoyen [9]. Que disent les législations actuelles, dont l’objet est précisément de confondre le citoyen et le ressortissant national ? Le droit du sol, par exemple en France, permet d’une manière prétendument antiraciste de considérer comme « citoyen français » l’enfant de personnes, par exemple africaines, qui n’ont aucune des caractéristiques d’un Français, ou même d’un Européen, qui n’en auront jamais, et, surtout, qui n’en veulent pas du tout. Inversement, le droit du sang, par exemple en Allemagne, refuse de façon raciste la « citoyenneté allemande » à des personnes, par exemple turques, nées en Allemagne, et de parents vivant intégralement à la manière des Allemands. Les deux modes de traitement sont évidemment aussi inadéquats l’un que l’autre. Ce n’est pas parce que je nais sur un territoire que j’en suis automatiquement un ressortissant, et ce n’est en rien mon « sang » (belle notion !) qui détermine ma personnalité (en la matière, la législation allemande  contemporaine ne se défait pas de ses origines nazies). La vraie question est ailleurs : en quoi suis-je le citoyen d’un pays, c.a.d. une partie active de la vie de ce pays ? Et, par voie de conséquence : y a-t-il d’abord une place réelle dans les pays modernes pour quelque chose comme un citoyen ? Car avant de se demander comment on peut devenir citoyen d’un pays, encore faut-il que ce terme ait un sens, ce qui est une question éminemment pratique : celle que la question de la nationalité obscurcit constamment [10].

Pourquoi la question de la citoyenneté est-elle « la vraie question » cachée par les débats pro- ou antiracistes, comme nous l’affirmons ? Parce que, comme nous l’avons rappelé, l’être humain n’est pas défini par ses « racines », par son origine, par ses déterminations passées, mais il se définit activement par la façon dont son existence sociale, c.a.d. sa vie et sa coexistence avec d’autres individus, et avec leur communauté en général, vont concrètement le définir, et être définies par lui. En tant qu’animal politique, selon l’excellente expression d’Aristote [11], il n’existe réellement, humainement, qu’en exerçant intégralement sa liberté de se créer l’environnement qu’il souhaite ; qu’en transformant le monde en conséquence ; qu’en se soumettant consciemment les forces productives redevenues bien collectif, et en secouant sans compromis le joug de la propriété privée et de l’économie autonome ; et en vivant dans une communauté qui accepte ce projet, et qui l’accomplit consciemment et ouvertement. Autrement dit, aucun de nos contemporains n’existe réellement et humainement, en tant que citoyen, puisque la citoyenneté serait au prix d’un tel mode de vie, dont notre époque ignore la totalité des composantes, sans exception. Le racisme, quant à lui, n’est qu’un faux-fuyant destiné à refouler le manque d’une vie de citoyen. Grâce au racisme, et à l’antiracisme, une grande partie de l’humanité cherche à se contenter de la misère dans laquelle elle croupit, en revendiquant cette misère comme étant la sienne (ou comme réclamant une misère légèrement modifiée, à laquelle elle pourrait enfin s’identifier). Comme l’avait compris le jeune Marx à la suite de Bruno Bauer (La Question juive), l’auto-émancipation de l’humanité ne peut être que l’auto-dissolution des catégories aliénées : aucune catégorie aliénée ne peut réclamer d’émancipation en restant elle-même [12]. Le prolétariat ne peut se libérer qu’en se supprimant en tant que prolétariat.

Il importe au plus haut point de dégager ce noyau rationnel du racisme et de l’opposer à ce dernier. En effet, le renoncement aux catégories racistes ne pourra se faire de lui-même : aucun malade n’abandonne ses symptômes sans faire d’abord éclater au grand jour leur vérité cachée. Le mode de penser raciste est indispensable à un être humain aussi radicalement affaibli par son manque de citoyenneté : car il est si peu humain, s’il ne dirige pas la cité — rien qu’un esclave, digne de servir le roi de Perse. Un homme réduit à si peu n’a pas du tout les moyens de laisser tomber son illusoire consolation : « esclave, peut-être, mais de souche ! ». Il est parfaitement vain de chercher à le convaincre de la sottise d’un tel point de vue, puisque cette sottise lui est vitale — un « mensonge vital », comme disait Nietzsche. Ce n’est qu’en ayant repris goût à une existence de citoyen qu’il laissera dépérir ces fantasmagories.

Ce n’est donc pas l’antiracisme qui fera disparaître le racisme, dont en vérité il n’est que le faux contraire, pas plus que ne le fera l’esprit de tolérance, cette tisane de l’esprit. Seules l’opposition à l’ordre existant et l’action révolutionnaire sont capables de rapprocher les individus entre eux (au-delà des particularités ainsi réduites au néant) ; de rapprocher chacun de lui-même, de sa nature vivante et de son auto-production ; et de ramener à de vrais objectifs ceux qui se « trompaient de colère ».

Le taux de racisme est inversement proportionnel aux tendances révolutionnaires conscientes d’une époque. De nos jours, son ampleur traduit en forme positive de misère l’absence de volonté de changement. De même que le racisme « totalitaire » s’était manifesté comme réaction aux révolutions avortées de 1917 à 1923 en Europe et en Russie, et pour bien éloigner à jamais le spectre de nouveaux troubles sociaux en organisant en antidote des troubles d’Etat (la guerre civile contre les « races » infirme, tsigane et juive ; la guerre étrangère contre les « races » slave et romane), de même le pourrissement actuel des conflits sociaux se décharge sur la question empoisonnée des minorités, pauvres certes, mais entretenues dans cette pauvreté par des Etats absolument dépolitisés, à titre de lumpen-clientélisme. On y garde simplement le clivage raciste « sur le feu » [13], comme une possibilité permanente de passionner les foules pour ou contre des questions constamment infra-politiques : car le spectacle « politique » n’a d’autre objectif en vérité que de masquer et de consolider la disparition radicale de la politique.

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[1] Dans cette matière comme en beaucoup d’autres, l’imaginaire a plus d’effets que le réel, et le pouvoir moderne, qu’il soit bureaucratique, comme encore récemment en Serbie, ou marchand, comme aux USA, voit dans l’imaginaire la substance qu’il doit traiter de façon prioritaire. C’est toujours tout bénéfice pour lui.

[2] La même logique s’applique grosso modo aux nationalismes régionaux, qui s’acharnent vainement à concevoir la liberté sans ses ingrédients essentiels, et croient l’entrevoir dans un dialecte ou une simple déviation orthographique, pour les plus modestes, ou dans un drapeau ou dans un parlement croupion, pour les plus ambitieux. Le cas corse est plus complexe, puisqu’il comprend également, par exemple, des intérêts mafieux plus ou moins occultes, mais aussi la préservation de l’environnement insulaire des catastrophes « architecturales » et « urbanistiques » ainsi que de la psychose du travail qui ont défiguré la France métropolitaine.

[3] Se ranger soi-même, ou ranger autrui, positivement ou négativement, dans une catégorie raciale, religieuse, linguistique, ceci constitue et réalise l’étouffement de toute réflexion, de toute recherche, de toute analyse, et de toute progression de la réalité individuelle. On n’a plus à s’interroger sur soi, si l’on se dit juif, on n’a plus rien à apprendre sur l’autre, si on le dit musulman. La mise à l’épreuve personnelle, qui est le ferment incontournable d’une vie, de toute vie, se trouve efficacement oblitérée par ce genre de certitude apriorique. Cette dernière non seulement ne répond pas adéquatement aux questions vitales, mais efface ces questions.

[4] Après celui qui proclame « nous sommes pratiquants », notre époque nous offre aussi celle qui déclare « je suis très cuisine vapeur ». L’évolution de la syntaxe n’est jamais innocente. Quand un substantif devient qualificatif, le cadavre putréfié de Dieu s’insinue dans les derniers recoins, où la sottise moderne va chercher de la « valeur » et de « l’ontologique ».

[5] « La terre et le sang » : vieille devise nazie énonçant les deux principales substances du déterminisme nationaliste.

[6] Economiquement, Haider réalise en Autriche le programme ultra-libéral que Thatcher avait appliqué en Grande-Bretagne, sans l’adoucir illusoirement, comme Mitterrand l’avait fait en France, par des apparences trompeuses « d’humanisme de gauche ». Quand le nouveau gouvernement autrichien adopte par ailleurs les premières mesures d’une politique de censure draconienne, surtout dans le domaine « culturel », il ne fait que compléter sur ce plan le caractère policier de la dictature économique : et on ne peut rejeter ce prolongement « culturel » sans repousser également le substrat capitaliste marchand.

[7] C’est cette communauté en profondeur qui avait dissuadé les puissances alliées, tout d’abord, de s’affronter à Hitler, en espérant qu’il n’irait pas trop loin, et qu’il resterait leur commensal. C’est la même conscience de caste qui a mené les actuels dirigeants européens à n’opposer à Haider que des sanctions symboliques dont ils ont eux-mêmes organisé l’abrogation : explication en dernière instance qui fait hélas défaut à l’article par ailleurs sympathiquement véhément de Jacques Le Rider, Quand l’Autriche haiderisée sanctionne l’Europe (Le Monde des 17 et 18 septembre 2000). Or, cette conscience de caste n’est plus politique, comme pendant de nombreux siècles, mais elle se présente désormais sous forme immédiatement économique (l’ensemble de cette caste sert le même maître) : « il paraît que la levée des sanctions [contre l’Autriche] s’imposait en raison d’un référendum au Danemark sur l’euro. La conclusion est facile à tirer : pour sauver l’Europe monétaire, on est prêt à sacrifier sans murmure l’Europe culturelle et l’Europe politique » (in : article cité ; quant aux Danois, ils auront répondu à leur façon, en rejetant cette monnaie européenne au nom de laquelle les eurocrates acceptaient Haider). Mais qui peut encore s’étonner de cette priorité absolue à l’argent ? Et qui peut croire apercevoir quelque part quelque chose comme une « Europe culturelle et politique » ? Réponse : un directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques.

[8] Il n’est que de se promener dans un nombre grandissant de villages français, qui comptent au moins un atelier « d’artiste local » ou une boutique « d’artisan local » par maison : il y devient littéralement impossible de trouver un mètre carré non contaminé par la duperie spectaculaire la plus pesante. Saint-Paul-de-Vence, Saint-Cirq-la-Popie, ou Sarlat sont le funeste aboutissement que la marchandise entend généraliser à tout le pays, dopant le narcissisme marchand local.

[9] Inutile de préciser que notre propos n’a rien en commun avec l’utilisation frénétique du terme « citoyen » (d’ailleurs pour l’occasion devenu adjectif !) par « la gauche » contemporaine. Cette gauche ne s’occupe depuis des décennies que de dévaloriser et de désamorcer des termes, comme si c’était l’unique activité dont elle pouvait se charger. Le langage est en effet trop dangereux pour elle, si elle ne l’a pas préalablement dévitalisé.

[10] Cette confusion date de l’Empire romain, puisque dès l’an 27 avant J-C, les droits politiques des citoyens avaient déjà été réduits à néant, ce qui permit de distribuer à toutes les peuplades soumises par Rome, avec une apparente largesse, une dignité ainsi vidée de son sens.

[11] La notion de citoyen avait trouvé son origine en Grèce, et se plaçait dans la pratique politique qu’au VIème, Vème et IVème siècles avant notre ère, les cités libres, au premier rang desquelles Athènes, avaient inventée, théorisée, et développée (et qui, finalement, fut détruite sous le coup des empires macédonien et romain). Comme on sait, la politique des cités avait trouvé sa réalisation dans la démocratie directe. En pareil régime, la question de savoir ce qu’est un citoyen ne se posait plus, car sa réalité était devenue manifeste.

[12] La conscience syncrétique de notre époque croit systématiquement faire le tour de l’humanité quand elle énumère les Chrétiens, les Juifs, les Musulmans, les Bouddhistes, les Hindouistes, e tutti quanti.  Elle oublie simplement les athées, c.a.d. ceux qui sur le plan de la religion, ont déjà rejeté, avec l’idée saugrenue d’un dieu, la réalité saugrenue d’un particularisme en résultant. Sur le plan de la religion, l’athéisme a apporté la preuve manifeste que l’unité de l’humanité ne peut être syncrétiste, puisque c’est au contraire l’abolition de ses divisions qui est exigée. Ce n’est pas la tolérance, vaine idée, qui rapprochera les hommes entre eux, comme veut faire croire l’humanisme bourgeois, mais seulement l’abandon pur et simple de toute fantasmagorie exclusiviste.

[13] C’est uniquement ainsi, et pas autrement, que s’expliquent les intenables contradictions du gouvernement Jospin : il tolère sciemment en France des escrocs africains rompus à vivre de procédés frauduleux et illégaux, usurpant des identités et détournant des mécanismes familiaux pour piller diverses subsides, mais il refuse par ailleurs, obstinément, de légaliser des Africains qui, depuis 10 ou 15 ans, travaillent, payent des impôts et cotisent à la Sécu, comme le rappelle sur un ton justement indigné le Rassemblement des Collectifs des ouvriers sans papiers des foyers et de l’Organisation politique : car la patate doit rester chaude, et le couperet en suspens. S’il fallait vraiment choisir entre ces deux catégories d’immigrés, l’Etat ferait à coup sûr reconduire à la frontière ceux qu’il devrait selon ses propres critères considérer comme d’honnêtes travailleurs, et il conserverait « sous tolérance » nationale ceux que, toujours selon ses propres critères officiels, il devrait au contraire qualifier d’ignobles parasites. Le choix inverse, en effet, celui du « bon sens », présenterait le grave inconvénient d’assainir la situation, et de supprimer une fois pour toutes la base même des polémiques raciste et antiraciste — ce qu’il faut éviter à tout prix afin de garder le faux débat du racisme, si malsain et si pernicieux, indéfiniment en suspens.

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