Réponse à JLD sur le potentiel du terme « politique »

Par Les Amis de Némésis

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Dans leurs 14 thèses Sur la Commune signées Debord, Kotànyi et Vaneigem, qui datent du 18 mars 1962 et avaient été republiées par l’IS dans son n° 12 de 1969 pour polémiquer contre Lefebvre, les situationnistes exprimaient à propos d’un exemple historique leur approche de la fête comme pratique unitaire. Les situationnistes visaient le dépassement des sphères séparées. A ce titre, ils ne pouvaient manquer de viser celui de la politique, au sens de ce que ce terme désigne dans le monde bourgeois (ou bureaucratique), c.a.d. l’organisation pratique, la codification et la systématisation de la dépossession collective et de la privation subjective, la mise en forme positive de la négation des masses et de la vie. L’absence de chefs dans la Commune, la généralisation à tous de l’armement, la réalisation (par la destruction des lieux du Pouvoir) d’un urbanisme révolutionnaire, la négation de l’art séparé (brûler Notre-Dame), autant de thèmes que les anarchistes espagnols ont ensuite développés, avec plus ou moins de conséquence et de succès, mais sans jamais en oublier la nécessité. Toutes ces mesures se résument assez clairement : elles vont toutes à l’encontre d’une subordination du peuple, à l’encontre d’une séparation entre décideurs faisant exécuter leur pouvoir, d’une part, et, d’autre part, une masse subissant ces décisions, et ce pouvoir. Cette destruction du Pouvoir ne peut se traduire que par la disparition de tous les ingrédients du Pouvoir. Pour la même raison, les situationnistes reprochaient à la Commune les exemples dans lesquels elle s’était montré oublieuse d’une si absolue nécessité, et où elle avait laissé subsister l’ennemi, par exemple en ayant renoncé à prendre d’assaut la Bourse pour la détruire. Voilà, en bref, en quoi la Commune avait dépassé la politique, et s’était acheminée vers la fête.

Il ne s’agissait donc nullement, dans ce texte, d’une fête au sens où l’entendent les adeptes du happening ou des autres rituels codifiés et pseudo-spontanés (et ce que l’IS en dit dans ce texte ne rejoint pas, et de loin, la « fête dionysiaque qui se termina dans un bain de sang prométhéen » : l’emphase romantique de ce genre de formules revient plus à noyer le poisson, en dépit d’intentions plus ou moins sympathiques). Dans ce texte, la fête était une notion (plus ou moins bien choisie) utilisée pour signifier le dépassement des comportements institutionnels, l’action dont l’intelligence réside dans l’impulsion pratique des masses, par opposition aux actes prémédités et cautionnés par une idéologie. On se situait dans le prolongement des conceptions de Rosa Luxemburg sur la spontanéité des masses, et on montrait de quelle façon la pauvreté des comportements spécialisés (le « sérieux », le « divertissant », le « réfléchi », « l’impulsif ») reposait sur un monde réifié, et commençait à se dissoudre dans une situation révolutionnaire, laissant place à de nouvelles synthèses plus vivantes, plus riches, plus capables d’évolution dans le temps, plus capables aussi de ne pas se perdre dans les impasses du rituel. Il ne s’agit nullement d’opposer un irrationnel dionysiaque à une rationalité apollinienne, mais plutôt de dépasser cette opposition stérile et de trouver le rationnel là où, sottement, on ne le cherchait pas.

L’opposition de cette spontanéité à la marche réifiée des institutions politiques et à l’existence même de ces institutions est évidente. Dans leur opposition pratique et, finalement, insurrectionnelle à la société qui les exploite et qui les nie, les prolétaires sont amenés de fait à agir pour bouleverser le cadre qui les contient. Ce cadre est quasiment sans fin, dans la mesure où peu de choses existent positivement qui ne traduisent pas le pouvoir de l’économie marchande, et l’impuissance de ceux qui la subissent : villes, banlieues, vitrines, usines, monuments étatiques ou religieux, tours administratives, ministères, casernes, musées, discothèques, supermarchés, villages de vacances, rien n’échappe à cette règle, tout simplement parce qu’en plusieurs siècles, la marchandise et l’Etat ont eu le temps de refaire le monde à leur image. Ce qu’on appelle « la politique » n’est qu’un moment de ce système d’aliénation, et de toute évidence, elle ne mérite pas de survivre au reste.

Alors, pourquoi les Amis de Némésis ont-ils entrepris de parler de politique, voire d’en traiter positivement l’idée ? Est-ce par oubli de tout ce que nous venons de rappeler ? Est-ce par souci de simuler une nouveauté théorique ? Est-ce pour avoir subi l’influence de Hannah Arendt, qui est à l’origine d’une sorte de réhabilitation de « la politique », ou, pire encore, pour avoir subi celle des citoyennistes qui tentent de sauver « la gauche » et qui opposent, comme dans Le Monde Diplomatique et chez Attac, une régénération de l’Assemblée Nationale aux exactions de la « mondialisation » et du « marché » ? Ou est-ce pour initier une bataille de mots (une de plus, aussi vaine que les autres) ? Or, nous rejetons fermement la totalité de ces attitudes, et nous les considérons comme des positions ennemies. Quels sont donc nos motifs ?

Tout d’abord, la notion de « politique » a accompagné toutes les pratiques de l’ennemi depuis les révolutions bourgeoises : la bourgeoisie se donnait un air de respectabilité en revêtant son exercice du pouvoir d’un terme antique, un peu comme un manager qui viendrait au bureau en toge et en chlamyde. On pourrait évidemment se dire : il suffit de laisser ce terme à l’ennemi. Le terme périra avec la chose. Mais on peut aussi partir de l’idée qu’il n’existe pas de terme vide, ou de terme se réduisant à son emploi aliéné. Les situationnistes avaient très bien posé la question du dictionnaire, et de la propriété des mots. Nous nous battrons donc pour certains mots, quand ceux-ci nous paraissent dépasser l’usage qui en est fait, et que nous leur trouvons un noyau rationnel qu’il faut éviter de jeter avec l’eau trouble de l’aliénation.

La politique n’a pas attendu l’usage bourgeois du terme pour exister. Elle a constitué un axe majeur de la réflexion dans la Grèce antique. Nous ne nous moquons pas de la Grèce antique, et nous ne la réduisons pas à une sorte d’époque bourgeoise avant terme, c.a.d. avant la domination du capital sur un prolétariat salarié : Platon et Aristote ont beaucoup à nous dire, y compris s’il s’agit de dépasser le monde bourgeois (et il n’y a que cette perspective qui nous intéresse, dans ces penseurs comme dans les autres). La pensée grecque précède l’instauration de l’aliénation économique, elle est en prise avec ses prémisses ; et elle émerge de l’aliénation étatique, qu’elle abandonne aux « barbares » : elle s’oppose donc aux deux, et représente un moment de libre lucidité, au moins à titre fragmentaire.

Les errements actuels nous paraissent démontrer à quel point une acception pertinente de la politique importe : car notre époque produit en même temps des défenses de la politique qui s’arrêtent à mi-chemin, comme celle de Miguel Abensour, dans La démocratie contre l’Etat, et des rejets bien intentionnés mais bornés de la politique, comme celui exprimé par Roland Simon, dans Le démocratisme radical (nous ne mentionnons bien évidemment que des positions qui se veulent radicales). Il ne semble pas superflu de prendre le contre-pied des deux points de vue abstraits qui, finalement, enterrent et occultent le potentiel de cette idée, de ce projet. Car la politique, dans l’Athènes du 4ème siècle ou dans le monde du 21ème siècle, est un projet, et, au-delà de toute circonstance empirique, cette dimension de projet nous paraît essentiellement inhérente à la politique : les hommes n’ont à s’unir et à se concerter que pour réaliser leur volonté. C’est dire aussi que ce que l’on nomme aujourd’hui « la politique » s’en situe à mille lieues.

La politique paraît une zone particulière et réifiée tant qu’on s’en tient à la rationalité pauvre des sociétés à Pouvoir et à Etat. Mais c’est lui faire un mauvais procès : car c’est précisément dans ces sociétés-là qu’aucune politique (aucun être-ensemble politique) ne peut exister (bien plus, assurément, dans les sociétés dites « primitives »). Or, le dépassement de cette conception bornée de la politique nous paraît indispensable comme corollaire d’une révolution anti-économique. Selon nous, la politique s’était précisément constituée contre la domination de la vie sociale par les catégories économiques (un peu comme ce que Clastres écrivait, à notre avis trop abstraitement, à propos de La société contre l’Etat). La politique, libérée de ses entraves et de son aliénation par l’économie et par les catégories positives, au sens du jeune Hegel, du système social hiérarchisé (la famille, la propriété, l’Etat), est elle-même un mode d’être qui libère des passions inconnues à ce jour. Le sentiment historique, par exemple, en fait partie, au sens où il est la perception immédiate de la qualité historique (décisive, irréversible, joignant la particularité à l’universel) d’un moment (virtuellement : de tout moment), et il ne mène qu’une existence secrète, clandestine et sous-jacente dans notre monde. Peu de chemins d’accès en existent : les moments authentiquement révolutionnaires, bien sûr, certaines œuvres littéraires presque entièrement consacrées à la poursuite de ce sentiment (comme celle de Georg Büchner, par exemple, dont la trop courte vie n’a été qu’une quête assez consciente, et en tout cas très cohérente, de ce thème), et, également, certaines formes de folie individuelle (certaines formes de psychose apparaissent assez clairement, et avec insistance, comme la revendication hallucinatoire permanente de cette qualité [1]). Or, la philosophie grecque classique (qui s’achève avec Aristote, pour tomber ensuite dans une hygiène individualiste sans commune mesure avec la grandeur de ce qui précède) était consciente de cette qualité, unique à ses yeux, au point de scinder sa pratique de tout le reste de l’existence, jugé inférieur et domestique.

Nous pensons que, pour le moins, un débat sur ce sujet mérite d’exister. Nous ne croyons pas apporter de solution toute faite, mais nous souhaitons rouvrir une perspective désormais fermée, voire ignorée, ou combattue. Il nous incombera aussi, bien sûr, de déterminer avec quoi cette perspective est compatible, et avec quoi elle ne l’est pas. Notre recherche ne relève d’aucune façon de l’invention ou de la découverte, mais plutôt d’un infléchissement de l’orientation critique, sans aucun désaveu de ses précédents acquis. Du reste, nous nous reconnaissons pleinement dans la remarque de Freud disant que toute découverte est une redécouverte. Nous espérons vous avoir apporté quelques précisions à propos de notre recherche, et ne plus vous faire craindre que nous retombions en-deça du dépassement que la « politique » au sens actuel exige violemment, et de façon urgente.

Les Amis de Némésis

Lettre à JLD, le  13 octobre 2001

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[1] Au point qu’on pourrait définir ces folies comme résultant de l’absence collective de cette qualité du vécu et de l’activité. Mais même des névroses classiques mériteraient d’être étudiées sous cet angle : la recherche sur la psychopathologie n’analyse jamais l’étiologie de son objet que par rapport à ce qui est ; mais jamais par rapport à ce qui n’est pas, mais pousse à être (la catégorie du possible au sens hégélien).