Réponse à FL à propos de Pierre Bourdieu

Par Les Amis de Némésis

Lettre à FL, le  15 février 2002

C’est sans hésitation que nous publions votre lettre. Elle nous paraît relever de la méprise la plus totale, mais elle exprime une haine de la dépossession politique que nous partageons entièrement, ne vous en déplaise. Et puisque vous nous assimilez à Bourdieu, vous nous facilitez la tâche de nous expliquer : il nous suffira de nous situer par rapport à ce que ce dernier écrit sur la politique.

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Prenons par exemple l’opuscule intitulé Propos sur le champ politique [1]. Bourdieu commence par un constat banal, mais qui en dépit de sa banalité, ne parvient pas du tout à faire son chemin dans la réalité pratique : « L’action des hommes politiques implique certes la prise en compte des intérêts réels ou présumés de leurs mandants, mais ces intérêts n’ont de chance d’être problématisés comme politiques que s’ils épousent les intérêts spécifiques des professionnels de la politique et se coulent dans les formes qu’autorise le jeu propre aux mandataires […] Il est important de savoir que l’univers politique repose sur une exclusion, sur une dépossession. Plus le champ politique se constitue, plus il s’autonomise, plus il se professionnalise, plus les professionnels ont tendance à regarder les profanes avec une sorte de commisération »[2]. Ce constat porte sur un simple fragment de réalité (la perspective structuralo-sociologique du « champ » ne permet jamais de sortir du fragment[3]) : la réalité sociale ne se traduit que d’une façon déformée et anesthésiée dans une sphère politique qui est infiniment plus attachée à ses propres intérêts (de concurrence individuelle ou d’esprit de corps corporatiste). Mais de cette « autonomie » de la politique on ne dit rien, en réalité, si l’on n’ajoute pas que pour bénéficier de cette autonomie, la sphère politique a du accepter une fois pour toutes d’être l’esclave de l’économie[4] : elle n’est indépendante de la réalité sociale que parce qu’elle est dépendante de la réalité économique. Tant que cette dépendance de la politique sera acceptée, les lamentations sur ses soliloques se répéteront sans fin, et sans effet. Et là, nous retrouvons différentes possibilités d’orientation de l’analyse et de l’action :

  • Ou bien l’on prétend revigorer l’influence de la réalité sociale sur la sphère politique sans rien changer au partage et à l’existence des trois sphères, et l’on tombe dans la démagogie politique habituelle, où chaque candidat s’affiche mensongèrement comme moins menteur que les autres ;
  • Ou bien l’on veut réduire l’influence de l’économie sur la politique, établir entre ces deux sphères une sorte d’équilibre des pouvoirs (« chacun chez soi »), pour augmenter l’influence de la « société civile », et l’on aboutit au citoyennisme, qui n’est que le dernier rejeton en date d’un réformisme comme le fut il y a quelques décennies la social-démocratie, et qui aboutit toujours, forcément,  à être intégralement absorbé par le capitalisme ;
  • Ou bien l’on comprend cet ensemble de trois sphères (sociale, politique, économique) comme formant un système, que Marx avait analysé comme capitalisme, et il ne peut s’agir que de ruiner le système en tant que tel, d’établir la société, sans cette fragmentation contradictoire, de manière à permettre la libre circulation de la communication et la libre prise de décision, et l’expression politique d’une réalité sociale réconciliée avec la nature et l’individu et devenue indivisible (c.a.d. sans classes, sans la domestication par l’économie qui est indissociable de l’existence des classes).

Comment Bourdieu se situait-t-il par rapport à ces trois orientations ? Et d’ailleurs, comment peut se situer par rapport à ces questions quelqu’un qui est Professeur au Collège de France, Directeur du Centre de Sociologie Européenne, Docteur honoris causa de l’Université de Berlin et de l’Université de Francfort, membre de l’Académie européenne et de l’American Academy of Arts and Sciences, médaille d’or du CNRS, et médaille Huxley de l’Institut Royal de Grande-Bretagne et d’Irlande ? Il se voit obligé, pour reprendre ses propres termes, « de rendre à l’Etat […] qui me paye ce que je crois être le savoir sur le monde social »[5] ; de se comporter, quoi qu’on dise et quoi qu’il veuille, comme un instituteur de la Troisième République, et de déplorer le faible taux de vote aux élections (désintérêt du « corps électoral » qu’il cherchait à expliquer en termes de « capital culturel » ou de « capital symbolique », autrement dit : le faible taux de vote s’explique non pas par la réalité politique, mais par celle de l’électeur, et, essentiellement, par  son caractère analphabète). Ce « capital culturel » désigne ce que nos ancêtres appelaient « l’instruction ». Les manuels d’éducation civique du début du XXème siècle laissaient entendre que c’est par ignorance, ou par vice (le bistrot !) que les pauvres n’accomplissent pas leur devoir d’électeur. Mais parmi tout ce beau monde, sociologues, instituteurs, personne ne retient à titre d’hypothèse ce que tant de gens clament pourtant à longueur de journée (même s’ils ne l’appliquent pas forcément) : que la « politique » est une duperie, et qu’ils ne veulent plus en être les cocus[6]. Laissons les sociologues débattre des supposés liens entre cette lucidité, qu’ils flattent tout en la contestant, et le « capital culturel » qui est leur dada vermoulu.

De la même manière que tous les citoyennistes, Bourdieu pense que « si on l’abandonnait à sa logique propre, il [le champ politique] fonctionnerait finalement comme un champ artistique très avancé où il n’y a plus de public, comme la poésie, ou l’univers de la peinture d’avant-garde » [7] : ce qui signifie qu’il ne faut pas l’abandonner à sa logique propre. Les militants ont décidément à cœur de sauver leur ennemi. Faudra-t-il donc militer pour que le monologue en vienne à accepter des fragments de dialogue ? Comment défendre un point de vue pareil alors qu’on sait que le monologue politique ne peut jamais devenir total (sauf dans les régimes « totalitaires ») et que sa survie repose justement sur l’injection épisodique de « bouffées démocratiques » ? La poursuite d’un objectif en réalité déjà réalisé restera à jamais la spécialité des antichambreurs du pouvoir et des critiques dévitalisées.

Bourdieu nous apparaît donc comme foncièrement en accord avec les milieux citoyennistes qui, à bonne raison, se réclament de lui. Ceci étant établi, il ne resterait plus qu’à enregistrer des divergences ponctuelles entre Bourdieu et les autres, mais elles ne nous intéressent guère : faut-il plutôt rénover le syndicalisme, ou encourager la formation de mouvements sociaux qui « sont issus, très souvent, du refus des formes traditionnelles de mobilisation politique, et en particulier de celles qui caractérisent les partis communistes de type soviétique, qui sont enclins à exclure toute espèce de monopolisation du mouvement par des minorités et à exalter et à encourager la participation directe de tous les intéressés et, proches en cela de la tradition libertaire, ils sont attachés à des formes d’organisation d’inspiration autogestionnaire caractérisées par la légèreté de l’appareil et permettant aux agents de se réapproprier leur rôle de sujets actifs » [8] ¾ et Bourdieu d’ajouter : « contre notamment les partis politiques auxquels ils contestent le monopole de l’intervention politique ». Voici donc un « homme de gauche », comme nombre de ses congénères très déçu de ce que cette gauche est devenue, parce qu’elle a ruiné leurs futiles illusions initiales. Mais même déçu, un homme de gauche reste un homme de gauche : on ne peut en effet radicaliser qu’une substance évolutive. La radicalisation d’un homme de gauche produit par conséquent quelqu’un qui souhaite que tout le monde aille voter (pour la gauche), et, simultanément, que les mouvements sociaux ne se comportent plus totalement en « base », et débordent les partis qui en étaient parvenus à revendiquer « le monopole de l’intervention politique ». Ce monopole doit disparaître au profit d’un pluralisme vocal, d’une polyphonie citoyenne, d’une « gauche vraiment plurielle ». Il faut réconcilier la base et le sommet en mettant le sommet au diapason de la base, et en conservant le sommet. Avec des contestataires de ce genre, le sommet a vraiment de belles années devant lui.

On le voit : entre Bourdieu et les autres citoyennistes, la question est de savoir si la contestation doit accepter telle quelle la représentation politique ou la bousculer un peu, beaucoup, pas trop. Mais il n’est jamais question de lui tourner le dos, ou de voir en elle l’un des principaux ennemis à abattre. Ces différences de degré, mais non de nature, affirment l’identité profonde de ces points de vue réformistes, qui reposent sur l’idée que la sphère politique, malgré ses défauts, restitue, reflète la réalité sociale ; les citoyennistes font dans la théorie du reflet : ils sont des léninistes refroidis. Dès lors, la seule question qui se pose est si le reflet est fidèle ou déformant, si la restitution est plus ou moins véridique. Mais cette question, précisément, est inepte, avant que ne le soient les réponses qu’on lui apporte. En réalité, une apparence devenue autonome (comme la sphère politique) s’oppose à la substance représentée. Il ne faut donc pas l’ajuster, mais la ruiner en bloc, et en empêcher durablement toute recrudescence. La sphère politique est un système séparé ne laissant entrer en lui que des bribes de réel, du réel comme bribe. Ce réel morcelé n’y est qu’abstraitement invoqué. Le réel en tant que tel en reste proscrit, interdit de séjour, il ne peut en aucun cas s’y déployer. C’est ce qui se vérifie quotidiennement dans les fins de non-recevoir opposées par la totalité des instances institutionnelles à la totalité des demandes produites par la totalité des personnes rencontrant un problème ou éprouvant un manque : le réel a sa cohérence propre, et ne se présente pas sous la forme de bribes, seules assimilables par l’institution. Or, l’institution (qui est la pratique profane mise en place par la sphère politique éthérée) n’accepte que ce qui la nourrit, et ne la nourrit que ce qui a renoncé à sa logique propre (ce qui montre bien l’opposition catégorique d’une sphère à l’autre) : c’est ce qui se montre empiriquement par le fait que la totalité des questions semblent devenues ontologiquement indécidables, une pure fatalité (les vagues de licenciement ; la dictature des « experts » européens ; l’aggravation de la délinquance ; la transformation de la prostitution et de la précarité en surmoi social ; la disparition de toute forme d’éducation ; la nullité des films, des musiques et des livres ; l’auto-dissolution de la « Justice » ; la pollution de l’air, des sols, des rivières et des mers ; la confiscation et la dégradation du vivant). Si l’on compare cette contradiction entre la pratique politique et les questions posées dans le réel, avec celle qui règle les relations entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, on constate que la forme « politique » est parvenue, comme par hasard, au même degré d’abstraction que la forme marchande, par l’élimination de son substrat. La marchandise a mis plusieurs siècles pour réduire la valeur d’usage à sa plus petite expression (de nos jours, en remplaçant le tangible par l’image et par le symbole, et le besoin par le désir). L’algorithme politique agit de même : le réel social qu’il invoque n’est plus que le blason symbolique de sa propre pérennité, la très lointaine réminiscence d’un monde disparu (la vie quotidienne réelle). Il est voué à proliférer sans être traité dans une obscurité qui le contient à la fois, très étrangement, comme évident et comme clandestin : par là, le système s’enfonce dans une sorte de psychose inversée où, au contraire de l’hallucination, l’on devient capable de faire comme si n’existait pas ce dont on parle pourtant sans arrêt. Pour une oreille un tantinet attentive, la logorrhée préélectorale actuelle n’a pas d’autre contenu que le constat, lui-même parfaitement impuissant, des diverses impuissances, et la parfaite assurance qu’aucun changement n’est envisageable.

Dans l’opuscule cité, on voit Bourdieu aborder la question importante, déjà formulée par Durkheim, du « mode d’existence des groupes » sous l’angle de l’opposition entre la simple addition (le simple agrégat) d’individualités atomisées et un mouvement traduisant organiquement une subjectivité collective[9]. Sa réflexion sur le sujet se montre évidemment favorable au second terme puisqu’elle a établi que dans la première hypothèse, la forme de l’agrégat correspond au sujet marchand et reste effectivement soumise à une parole, éminemment non démocratique, qui lui vient d’ailleurs. Mais cette réflexion tourne court puisqu’elle néglige de développer la contradiction suivante, qui découle indissociablement de la première, et exige d’être traitée sous peine d’invalider l’ensemble du propos.

En apparence, ce que Bourdieu oppose comme catégorie unifiée et unifiante au simple agrégat formel se présente comme une totalité vivante. Mais que peut signifier concrètement une totalité vivante dans la société contemporaine ? Il peut s’agir aussi bien d’un secteur précis de la société, c.a.d. d’un secteur de la division du travail ou de la hiérarchie dans la consommation, et donc d’une entité intégralement définie par le système capitaliste et dans les termes de ce dernier (dans le langage que le système parle concrètement, en définissant matériellement les individus et les groupes), que d’une collectivité forgée par ses membres de façon indépendante, cette fois sans être le reflet passif de leur condition aliénée [10]. Dans le premier cas, nous assistons à la création d’un lobby, d’un syndicat sectoriel, ou d’une association ad hoc. Dans le second cas, nous voyons prendre naissance un mouvement que nous devons considérer comme enfin politique. Pourquoi politique ? Parce que la politique ne peut se définir que comme médiation d’un groupe humain vers son humanité en général, donc forcément comme facteur activement constitutif de soi (producteur d’identité collective, et non transmetteur d’une identité préexistante). Ce chemin coïncide avec celui qui mène de l’expression du besoin particulier à celle de vérités générales (perçues comme plus importantes que le besoin particulier), les vérités générales étant bien sûr différentes d’une simple addition de besoins particuliers, parce que devenant elles-mêmes, une fois qu’elles mènent une existence consciente, le principal besoin de tous (et donc un nouveau besoin, en réalité de multiples nouveaux besoins, si l’on tient compte de la multiplicité des cas d’application). Le besoin particulier est, dans l’aliénation économique, la seule apparence, clandestine et honteuse, sous laquelle apparaît tacitement la vérité générale. Chacun réclame pour soi, sous une forme déterminée d’objet, la dignité politique qui ne peut pourtant régner que de façon universelle : et donc sous une forme aberrante, puisque s’opposant aux autres. C’est précisément pour cette raison que le tort matériel subi n’est rien comparé à la condition d’avoir à le subir. La misère n’humilie pas autant que la reproduction de la misère : c’est en se reproduisant (en durant, en se transmettant, en augmentant, en continuant plus loin) qu’elle bafoue l’humanité de ses victimes. C’est ce qui condamne toutes les luttes parcellaires : une fois l’augmentation de salaire ou l’attribution d’un logement effectuées, le sujet demandeur a fait l’expérience déprimante de sa dépendance, et se replonge en elle sine die. Sa demande, paraît-il, est satisfaite. Mais cette satisfaction est l’ultime confirmation du mal[11]. La logique alimentaire est à la fois le produit inévitable du système du manque et la garantie de le perpétuer. Ne faut-il pas penser que le refus, pour ne pas pouvoir être rabattu sur la négation de lui-même, doit plutôt porter sur ce qui est dépossession politique, ou manque d’humanité, ce qui est tout sauf une expression vide, et excède de très loin le manque d’objets : à titre d’exemples, le manque d’une vie libre et ludique, le manque de productions matérielles et mentales qui seraient autre chose que des misères et des poisons et qu’on aurait décidées soi-même, la privation de tout pouvoir sur soi et sur tout le reste, la nécessité de s’humilier en s’identifiant au moins tacitement à ce qui ne mérite que mépris et dégoût. Bref, toute la question réside dans les possibilités de passage entre des revendications formulables en termes économiques (qui forment la seule substance de la prétendue « politique » contemporaine) et les premières manifestations d’une pratique réellement politique, où le sujet collectif ne s’adresse plus au Pouvoir mais entreprend de raisonner et d’agir en tant que sujet collectif (toutes les actions des dernières décennies sont émaillées de regrets à propos d’organisations spontanées valant infiniment plus que les objectifs fixés, et tombant pourtant dans l’inanité aussitôt ces objectifs atteints). Cette question ne se retrouve que sous une forme plus ou moins cryptée et allusive sous la plume du réformiste Bourdieu : « Comment inventer et instaurer des modes de production des opinions aussi peu inégalitaires que possible ou, si l’on préfère, des conditions optimales de production des opinions s’agissant de donner à tous des chances égales d’avoir des opinions conformes à leurs intérêts ? L’essentiel est le mode de production de la décision. Quand un groupe a à produire une opinion, il est important qu’il sache qu’il a à produire une opinion sur la manière de produire une opinion et que, en ne le faisant pas, il accepte tacitement un mode de production favorable aux dominants »[12]. Il ne s’agit évidemment pas de « produire de l’opinion » (un mouvement social n’a pas à se faire une opinion, comme un téléspectateur solitaire, mais à produire une orientation pratique qui lui permettra d’accéder à la vérité de sa conscience, et de transformer cette dernière en conséquence) ; il n’est pas davantage question de produire des « opinions conformes aux intérêts » (ce mixage de notions psychologiques et économiques se montre fatalement désastreux), car ce qui survivra à l’intérêt sera déterminé par ce qui survivra à l’opinion (la valeur d’usage sera librement définie, de façon non économique, et ce changement supprime à la fois l’intérêt et l’opinion) ; il ne s’agit pas non plus de se montrer « aussi peu inégalitaire que possible », mais absolument et passionnément égalitaire ; en revanche, il est parfaitement vrai que « l’essentiel est le mode de production de la décision », au sens où le processus est toujours plus important que le résultat, puisque le résultat peut être résorbé dans le processus mais pas l’inverse ; mais un mode émancipé de production de la décision est tout bonnement incompatible avec le système existant de la « délégation politique » (comme il est incompatible avec la propriété privée des moyens de production). L’économie est le fétichisme du résultat (comme aussi « la Politique » et « la Stratégie » au sens de calculs séparés) : le profit, comme mobile conscient de l’ensemble du processus, rabat tout le processus sur le seul résultat (le mort saisit le vif, et l’enrichissement consume sa médiation), alors qu’en réalité, et sans qu’il veuille le reconnaître, le capital ne vit qu’actionné et valorisé par le travail vivant. Les tentatives capitalistes de plus en plus poussées de se libérer du travail vivant expriment ce conflit, ce refus de l’histoire, mais ne doivent en aucun cas inciter la critique à vouloir rétablir, comme chez les citoyennistes, un stade antérieur (industriel) du capital. Le ver était dans le fruit, et ce fruit est ontologiquement pourri.

Bourdieu était donc quelqu’un avec qui la critique de la société capitaliste marchande ne peut entretenir aucune connivence, même si la Presse répète le contraire, pour minimiser la portée de l’opposition possible au système dominant. Bourdieu était simplement plus audacieux que ses confrères en voulant injecter des doses homéopathiques de démocratie directe dans un système parfaitement opposé à cette dernière. Mais cette attitude, qui ressemble à une qualité si on la compare à son environnement universitaire, représente en-dehors de pareilles limites une terrible inconséquence, et un cul-de-sac évident. Le dépassement révolutionnaire de cette impasse n’inspirait à Bourdieu que des phrases du genre : « La question politique est alors de savoir […] comment le groupe peut-il maîtriser (ou contrôler) l’opinion exprimée par le porte-parole. […] La question fondamentale, quasi-métaphysique, étant de savoir ce que c’est que de parler pour des gens qui ne parleraient pas si on ne parlait pas pour eux »[13]. On a beau renvoyer Heidegger à la métaphysique, on ne s’en est pas délivré soi-même pour autant, tant qu’on croit que la parole est confisquée parce que s’ils l’avaient, « les gens ne parleraient pas ». On a beau passer pour le grand méchant loup au milieu du bétail universitaire, on s’avère incapable d’imaginer autre chose et on ne veut que rafistoler le système existant lorsqu’on écrit : « Provoquer par là une sorte de mobilisation pour abattre cette frontière, sommer les responsables d’être responsables devant les irresponsables »[14] ou encore : « les mouvements sociaux comme celui des sans-papiers seraient à mon avis très importants si, par l’intermédiaire des journalistes ou des syndicats qui en font partie, ils parvenaient à susciter l’intérêt spécifique des gens qui sont dans le champ politique »[15] ; ou encore : « quand on veut dire quelque chose au champ politique, on peut mettre des bombes comme les anarchistes du siècle dernier, on peut faire des grèves ou des manifestations »[16]. Bref, pour Bourdieu, tout ce qu’on peut faire ne vise qu’à parler au Pouvoir, qu’à améliorer le Pouvoir. Nos ancêtres n’auraient pris d’assaut la Bastille ou le Palais d’Hiver que pour réveiller Capet ou le Tsar. Pour créer « un élargissement du champ politique »[17]. Mais la véritable politique ne commence que là où toute sphère politique a disparu.

Bourdieu a pourtant énoncé une vérité en nourrissant l’illusion qu’elle ne le concernait pas : « la recherche en sciences sociales reste enfermée dans une retraduction pseudo-savante de problèmes et de divisions politiques »[18]. C’est bien ce que nous venons de constater.

Nous serions ravis d’avoir apaisé vos craintes.

Les Amis de Némésis

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[1] Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses Universitaires de Lyon, 2000. Tous les renvois à cet écrit seront marqués « op. cit. ».

[2] Op. cit., p.16.

[3] Et pourtant, Bourdieu, le découvreur de ce pseudo-concept, ne manque pas d’en assurer la promotion, jusqu’à en déplorer l’absence chez Max Weber : « Max Weber a été le chercheur qui s’est le plus rapproché de la notion de champ et qui, en même temps, a toujours été privé de cette notion » (Ibid., p. 30). Pauvre Weber, à qui il manquait la clé du champ ! Sans parler de Marx, qui lui aussi se situe en amont de cette nouvelle coupure épistémologique…

[4] L’évolution de la social-démocratie allemande, fondée il y a plus d’un siècle, sous l’ombre tutélaire d’Engels, par Ferdinand Lassalle, Wilhelm Liebknecht et August Bebel, parvint assez rapidement à organiser l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, en attendant de finir sa décomposition et de confier sa direction aux représentants du commerce, de l’industrie et de la finance que furent Helmut Schmidt ou Gerhardt Schröder : son exemple permet ainsi d’établir avec une assez grande précision un relevé fiable  des étapes parcourues dans sa progression vers une corruption achevée.

[5] Op. cit., p. 44.

[6] Dans la bouche de Bourdieu, cette évidence grossière devient ceci : « C’est quelque chose dont les profanes ont parfois l’intuition. Ils ont une suspicion à l’égard de la délégation politique » (p. 56). Quel beau témoignage de l’art de déguiser en esquisse de savoir, encore discutable, un fait massif et écrasant depuis longtemps. Des générations de « chercheurs » pourront se succéder avant que la circularité du cercle ne soit établie, ce qui en arrange évidemment plus d’un.

[7] Op. cit., p. 60.

[8] Pierre Bourdieu, Les objectifs d’un mouvement social européen, in : Le Monde du 25.01.02.

[9] « On a donc deux types opposés d’opinion qui correspondent à deux types opposés de modes de production des opinions, c’est-à-dire à deux types de groupe. A l’idéologie libérale, qui est au principe de la philosophie de l’élection comme choix libre et individuel, Durkheim oppose une autre philosophie : l’opinion véritable est l’opinion élaborée collectivement sur la base d’une unité préalable. Peu importe ce que l’on pense de cette philosophie « corporatiste », elle a le mérite de contraindre à porter à l’état explicite la philosophie implicite de la démocratie électorale. La philosophie libérale identifie l’action politique à une action solitaire, voire silencieuse et secrète, dont le paradigme est le vote, « achat » d’un parti dans le secret de l’isoloir. Ce faisant, elle réduit le groupe à la série. […] La logique du marché, ou du vote, c’est-à-dire l’agrégation de stratégies individuelles, s’impose toutes les fois que les groupes sont réduits à l’état d’agrégats ou, si l’on préfère, démobilisés. […] Le problème qui est commun à tous ses membres reste à l’état de malaise, et ne peut être constitué comme problème politique. […] Le principe essentiel et le mieux caché de la dépossession réside dans l’agrégation des opinions. Avec le sondage, ou le vote, comme avec le marché, le mode d’agrégation est statistique, c’est-à-dire mécanique et indépendant des agents. La mise en relation des opinions se fait en-dehors des agents. Ce ne sont pas les individus qui combinent leurs opinions, qui les confrontent dialectiquement, pour accéder (idéalement) à une synthèse qui conserve les différences et les dépasse, pour arriver à un tout, défini par ses connexions plus que par ses éléments. Ce sont les opinions individuelles, réduites à l’état de votes dénombrables mécaniquement, comme des cailloux, qui sont additionnés, passivement, sans que rien ne soit fait à chacune d’elles » (op. cit., p. 82 à 86).

[10] C’est le besoin d’une collectivité non aliénée, autre que déterminée économiquement, qui pousse paradoxalement bien des gens en direction de catégories encore plus aliénantes (ethniques, religieuses ou nationales), comme le développent les Thèses sur le racisme, publiées sur ce site.

[11] C’est ce qui donne un statut si étrange, si « hystérique » à la recherche de satisfaction dans la société marchande : la logique de l’objet y remplace la logique politique, mais elle ne parvient par vraiment à le faire. Elle parvient juste à donner une forme décevante à l’objet obtenu.

[12] Op. cit., p. 86.

[13] Op. cit., p. 87.

[14] Op. cit., p. 70.

[15] Op. cit., p. 71.

[16] Op. cit., p. 71.

[17] Op. cit., p. 74.

[18] Op. cit., p. 94.

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