La représentation politique en faillite

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France, 2002 ¾ c’est d’une manière lourdement tangible que le système de représentation politique touche maintenant à ses limites, et se révèle comme une prison circulaire.

Depuis longtemps, la grande masse sait intimement qu’elle n’exerce pas la moindre influence sur quoi que ce soit, tous ses comportements ayant été soigneusement programmés et précisément chiffrés, et son accès aux sphères où se prennent les décisions ayant été hermétiquement verrouillé. Les actions les plus immédiates et les plus évidentes sont bloquées et annihilées par l’intérêt économique dominant, par la paralysie administrative, par l’irréalité d’une communauté publique, et par la désespérance personnelle de voir un jour aboutir quelque projet qui en vaille la peine. L’impuissance est si totale que même le spectacle de son contraire, les joyeuses adhésions au théâtre d’ombres habilement orchestré sur le devant de la scène, ne suffit plus à cacher l’étendue des dégâts. La positivité est morte, quoi que puissent imaginer ses nombreux réanimateurs.

Ce jugement d’impuissance, qui ne résulte pas d’une savante analyse intellectuelle des conditions historiques, mais plus prosaïquement du constat permanent imposé dans la pratique par des faits remarquablement têtus, a conduit une partie de l’électorat français à tourner le dos aux habituelles dénégations de gauche ou de droite de cette misère, et à porter ses suffrages sur la personne de Jean-Marie Le Pen. Que l’absence de démocratie réelle (démocratie = pouvoir du peuple) favorise ainsi l’histrion politique le plus fermement opposé à toute forme de démocratie est un aboutissement particulièrement vicieux par lequel s’exprime la dangereuse circularité de la « sphère politique ». Cette sphère n’admet de négation que selon ses propres règles, c.a.d. non pas en abolissant la dépossession des masses, mais en la portant au contraire à son comble ; pour préserver son propre maintien, fût-ce sous une forme inhabituelle et monstrueuse : plutôt un effroi sans fin qu’une fin effroyable. Parvenant cycliquement à ce stade limite, le système établi du mensonge doit nier la réalité de la représentation politique pour en maintenir l’apparence : comme en Allemagne, en 1933, quand les menées révolutionnaires avaient été intégralement écrasées dans le sang par des sociaux-démocrates qui furent ensuite sacrifiés eux-mêmes sur l’autel de la pureté aryenne, et qu’un pionnier du mensonge intensif s’affirma comme chef d’un parti politique simulant un dépassement des partis politiques. En pareil moment, des menteurs éhontés comme Le Pen veulent succéder aux menteurs tièdes comme Chirac ou Jospin, dont la tiédeur ne suffit plus. C’est que la décomposition du capitalisme dominant, dont la « délinquance » n’est qu’un symptôme parmi d’autres, est parvenue à un tel degré d’avancement que la dose habituelle de prozac doit céder la place à des tranquillisants plus musclés. Les Français en colère qui se prêtent à cette exploitation de leur refus tiennent décidément leur propre colère en piètre estime.

Fatigués d’une gauche restant sourde aux méfaits de la délinquance parce qu’elle était occupée à privatiser les dernières entreprises publiques et à rallonger le temps d’exploitation dans la vie des salariés, et aussi parce qu’elle loge elle-même plus souvent dans le 6ème ou le 7ème arrondissement parisien qu’à La Courneuve ou à Kronenbourg, ils croient pouvoir se débarrasser de la délinquance en la confiant à celui qui se présente comme son nettoyeur professionnel, sans même réaliser que c’est le système tout entier qui n’est qu’une immense délinquance, lui qui prend les pauvres dans les immeubles qu’ils squattent et qui les jette à la rue, tout comme il égrène au fil de chaque année les dizaines de milliers de salariés licenciés ; qui dégrade la planète entière d’une manière qui s’annonce bientôt irrémédiable ; qui organise sans fin des guerres néo-coloniales au motif purement financier ; qui dépouille les humains de toute dignité politique et les ravale au rang misérable d’animaux aussi férocement humiliés par leur condition de consommateur que par celle de producteur ; qui a déjà largement détruit le langage, et donc la perception ; qui a remplacé l’ensemble des civilisations par une hypnose marchande généralisée ; et qui détruit tout au nom de la raison et de la liberté pour s’enfoncer plus que jamais dans l’absence de l’une comme de l’autre. C’est pourtant cet ensemble, parfaitement cohérent et solidaire, qui doit être détruit pour échapper à l’un quelconque de ses vices, cet ensemble qui engendre à cadences accélérées tous ces passages à l’acte quotidiens dont l’élection d’un Le Pen serait comme l’exemple le plus abouti : l’incivilité qui déclasserait toutes les autres.

Pour éviter que la représentation politique ne soit un jour purement et simplement liquidée, et remplacée par une démocratie directe et réelle, Le Pen se propose tout bonnement de la monopoliser entre ses mains, et de ravager ensuite le reste : rétablissement et application de la peine de mort, incarcérations à tous crins, liquidation des dernières timides protections sociales (retraite à 60 ans, limitations au droit de licenciement, PACS, IVG), isolement du pays et retour à des formes d’exploitation capitaliste domestique de longue date périmées, etc.

« Socialement à gauche, économiquement à droite, et nationalement de France » : voici une reprise presque textuelle du syncrétisme d’apparat qui fit la fortune du Parti Ouvrier National Socialiste Allemand (NSDAP), l’oxymoron qui permet de flatter les masses pour mieux servir le capital national, avant de promouvoir les intérêts de ce dernier à l’étranger par armée d’occupation interposée : sans même comprendre qu’un retour à ces formes d’impérialisme est désormais caduc et inopérant dans les pays capitalistes post-industriels.

Quant aux « démocrates » dont l’ahurissante nullité a suscité tout le succès lepéniste, et qui se proposent en toute innocence de lui survivre pour reprendre leur lucratif manège, il appartient à nous tous de nous organiser à la base, à l’instar des aarch en Kabylie, et de leur apporter la démonstration pratique qu’il n’y aura plus de fascisme en France parce qu’il n’y aura plus non plus la pourriture marchande et la dictature économique qu’eux-mêmes tolèrent, qu’ils promeuvent, et dont ils ne sont que la façade pseudo-politique, complice et trompeuse. Si des gens sont assez stupides pour voter Le Pen mais aussi assez sensés pour ne plus vouloir de cette misère endémique, alors, paradoxalement, l’espoir de voir progresser l’intelligence n’est peut-être pas entièrement perdu, à condition que notre réaction soit à la mesure de cette faillite.

Le 24 avril 2002

Les Amis de Némésis

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