Le passé composé

Par Louise Lalanne & Meryem Bent Ali

Où l’on vérifie à partir de quelques exemples historiques d’une réalité incontestée que l’âge d’or de la falsification est aussi la falsification de l’âge d’or

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« Sur le contenu politique, il y a une idée diffuse dont je suis partie prenante, celle selon laquelle l’industrialisation c’est l’envahissement du monde par l’éthique et l’idéologie du travail, et que ça détruit le monde. Ce sont des choses incroyablement nuisibles, qui gâchent la vie des êtres. De toute manière, mes idées politiques, elles commencent et s’arrêtent à Guy Debord. J’ai été debordiste à dix-huit ans et je le suis toujours aujourd’hui pour des raisons à peu près semblables. Quelque chose qui a à voir avec Marx et Adorno. Je crois que c’est une pensée qui est toujours en mouvement, purement stratégique. La question, elle est toujours dans l’analyse extrêmement précise et lucide du présent, et de la réflexion sur “quels sont les outils ?”, “où est l’ennemi ?”et “comment attaquer mieux ?”. Pour Debord, les outils de la veille ne sont plus bons le lendemain. Il y a l’idée de réinventer les outils pour mieux combattre. Chardonne a cette vision dont on ne peut pas dire qu’elle est politiquement très articulée, mais qui touche à des choses qui sont profondément vraies sur la destruction du monde, sur la fin d’une époque. Celle d’une société pré-industrielle prise dans ses contradictions, sa complexité, avec ses limites dont il s’accommode bien, et dans laquelle le travail, l’industrie, le commerce, l’économie vont glisser un principe qui fait que tout va se dissoudre. La vie sociale va devenir invivable, les hommes ne vont plus pouvoir vivre en harmonie avec eux-mêmes, avec leur travail, avec leur artisanat, avec leur art, avec rien, et ça va être chacun pour soi. Ce processus est irrémédiable, tout va s’effriter. Dans ce qu’il dit, il y a une vérité qui nous dit quelque chose. » (Olivier Assayas, cinéaste, interview donnée à Zoey, N°2, septembre 2001)

« Il est vrai qu’il y a, dans un côté du révolutionnaire actuel, un aspect “regret de l’âge d’or”, qui n’est pas formellement énoncé, mais que l’on peut sentir (…) Il faut le critiquer, surtout si l’on estime que les conditions actuelles de vie — se détériorant — risquent de renforcer cette réaction affective (…) C’est que la perte de la vie est un phénomène bien réel (par exemple, qui a vécu les vingt dernières années à Paris a pu assister à une “perte de la ville”), mais, évidemment, il n’existe qu’à l’intérieur même d’une forme de vie fondamentalement déjà “absente”. » (Lettre de Guy Debord à Daniel Denevert du 26 février 1972) Que leur paradis d’origine se situe dans le passé indéfini de la préhistoire, dans un Moyen Age déraisonnable ou un dix-huitième siècle raisonnable, les technophobes ont tous trouvé leur « paradis socialiste ». De même que, naguère, les groupuscules gauchistes s’entre-déchiraient, chacun voyant la patrie du socialisme incarné dans l’Etat de son allégeance, aujourd’hui, divers radicaux s’excommunient, au nom de leur âge d’or respectif. Mais, comme l’on sait, la division à l’infini des sectes repose sur l’allégeance à la même idolâtrie. Si le dogme étatiste unifiait secrètement les multiples appareils bureaucratiques du gauchisme, le point d’unification de l’idéologie technophobe paraît plus difficile à établir.

Cependant, partis de l’observation évidente du caractère fallacieux de la théorie marxiste de l’inéluctabilité économique de la révolution sociale, les champions de la critique néo-luddite en sont arrivés à la conclusion que la société capitaliste n’est grosse que d’elle-même. Les déterminations constitutives du capitalisme ne contiendraient plus le négatif, conviction renforcée par l’échec d’un demi-siècle d’assauts prolétariens contre le vieux monde modernisé. Ce faisant, la critique néo-luddite a donc élargi l’absence apparente du sujet de l’Aufhebung à une condamnation des termes dans lesquels le problème avait été posé. C’est la recherche de ce sujet dans la société existante qui serait à l’origine de toutes les erreurs des « protestataires ». Et la racine de cette erreur serait donc, très logiquement, le concept d’aliénation (et, du même coup, de désaliénation).

L’abandon du concept d’aliénation a pour corollaire, commun à l’ensemble des représentants de la critique néo-luddite, une très nette tendance gnostique à diaboliser tous les outils utilisés, voire fabriqués, par le mauvais démiurge capitaliste. Le capital bâtirait à l’aide de ces fétiches (au nombre desquels il faut compter en particulier la science et la raison) une prison parfaite. Ce présupposé conduit les technophobes à abandonner la critique du capital au profit de la critique de la technologie, de la division du travail, de la raison, etc. Si l’intégration du prolétariat était la tarte à la crème de la sociologie des années soixante, la critique néo-luddite l’a épicée principalement d’anathèmes contre la technologie, trait véritablement constitutif de la technophobie. Celle-ci, suivant la même étourderie méthodique, va de pair avec un rejet de la division du travail sous ses formes les plus développées, identifiée avec la socialisation par la valeur. Quant au monde issu du raffinement incessant de la division du travail, il s’agirait d’un monde indétournable. Cependant, comme le sont toujours les faits, et parfois aussi les prolétaires, toutes ces déterminations sont têtues : autrement dit elles résistent à un traitement si peu dialectique. Ces notules n’ont d’autre ambition que de livrer certaines de ses résistances historiques à la publicité.

Que leur condition de femmes offre aux auteurs un point de vue « privilégié » sur l’aliénation des modèles de rechange que les technophobes se plaisent à proposer en pâture à l’insatisfaction contemporaine, c’est un fait qui n’échappera pas au lecteur avisé. Mais qu’il soit permis aux auteurs d’ajouter, une fois pour toutes, qu’elles ne tirent pas argument d’un quelconque in muliere veritas. La vérité est femme, sans doute. Mais n’en déplaise aux malheureuses féministes, occupées à défendre la femme actuelle, nous sommes de celles, avec Guillaume Apollinaire, qui reconnaissent la vérité plutôt sous les traits de Juliette : elle « représente la femme nouvelle que [Sade] entrevoyait, un être dont on n’a pas idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et renouvellera l’univers » (Introduction à L’œuvre du marquis de Sade, Apollinaire, P., 1909).

L.L. & M.B.A

Par Louise Lalanne

Réflexions sur le sabotage

« La lutte contre la technologie contient des moments importants de la lutte des classes (…) L’insurrection luddite contre les machines (décrite par Kirkpatrick Sale dans Rebels against the Future) ou la révolte des Canuts de Lyon en 1831, ouvriers de la soie, contre la précarisation du travail artisanal provoquée par l’industrialisation, sont des moments précis de cette lutte des classes. Les cas de sabotage industriel exemplifiés par Pouget ou la résistance à l’automatisation théorisée par David F. Noble appartiennent au même ordre de préoccupations. »

(Utopie et misère du monde industriel, Los Amigos de Ludd n°2,

http://netmc.9online.fr/VersusIndustriel/AmigosLudd12.html#Art2)

Rage against the machine : Ludd

« Les luddites britanniques, au début du XIXe siècle, détruisaient les métiers à tisser parce qu’ils se rendaient parfaitement compte que l’industrialisation allait bouleverser radicalement leur mode de vie : c’était un mouvement essentiellement conservateur (nous ne donnons aucune connotation péjorative, en l’espèce, à ce terme), visant à préserver ce qui existait. » (Après l’effondrement, Mandosio, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2000, p.202)

On se plaît parfois à croire que le sabotage naît et s’éteint avec le luddisme (1811-1812, pour l’essentiel). Outre que la pratique subversive de la destruction des machines se prolonge parmi les ouvriers de la grande industrie jusqu’à nos jours, comme l’attestent les récents conflits ouvriers de Cellatex et de Moulinex, pour ne citer que les plus connus[1], le sabotage parcourt déjà tout le dix-huitième siècle, comme Thompson l’a souligné[2] et comme Marx l’avait déjà montré, l’étendant même jusqu’au dix-septième siècle (Le Capital, La grande industrie, in Œuvres I, NRF, Bib. de La Pléiade, 1963, p.961-967). C’est assez dire que, si le luddisme relève incontestablement du sabotage, le sabotage a, lui, une histoire beaucoup plus longue et variée. Ce point ne possède pas seulement un intérêt doctrinal. En changeant de milieu historique, par le passage du monde de la manufacture au monde de la grande industrie, le sabotage prend progressivement un sens différent : le luddisme possède donc une histoire singulière. Or, ce dernier point n’apparaît pas à la lecture d’une certaine littérature « radicale », comme l’illustre notre épigraphe, mais, aussi bien sous d’autres plumes, à en juger par l’emploi vulgaire fait aujourd’hui du mot luddisme (ou de néo-luddisme) pour qualifier n’importe quelle forme de sabotage. Pourtant, cerner le sens spécifique et éminemment variable que les acteurs de ces formes multiples de sabotage accordaient à leurs actes devrait conduire les partisans contemporains d’un changement central de société à déterminer plus clairement de quel genre de vie (ou de survie), en définitive, ils se font les défenseurs lorsqu’ils se livrent à l’apologie de la destruction des machines. Cette étude vise à mettre à nu les implications de ces partis pris.

A partir du dix-septième siècle, de la période manufacturière du capitalisme, le sabotage et les soulèvements ouvriers accompagnèrent partout l’introduction des machines, parmi les passementiers de Hollande comme parmi les tisserands anglais ou allemands, ou encore parmi les cigarières espagnoles[3]. Destructions et émeutes furent dirigées contre la Bandmühle, machine à tisser des galons et des rubans, contre les premières scieries à vent et à eau, les machines à eau pour tondre la laine et les machines à carder d’Arkwright, des batteuses, etc. En Angleterre, la créativité populaire (notamment parmi les mauvais ouvriers des coutelleries de Sheffield) se réalisait dans l’action directe, par l’inondation des mines, le pillage et l’incendie des maisons ou des biens des patrons impopulaires. Le fond de ces conflits violents était la défense des usages coutumiers réglant les rapports entre ouvriers et maîtres, et entre les ouvriers eux-mêmes. En effet, les conflits opposaient aussi certains travailleurs manuels aux briseurs de grève et aux ouvriers « illégaux », c’est-à-dire sous-qualifiés.

Cependant, en dépit de son air de famille avec le luddisme, Thompson apporte une importante nuance à l’analyse de Marx qui confond ces diverses manifestations de sabotage en raison de leurs similitudes objectives et de leur continuité dans le temps. Selon l’historien anglais, « bien qu’il soit relié à cette tradition », le mouvement luddite doit en être distingué (…) Ces différences peuvent se résumer en une seule caractéristique : le luddisme, qui prit naissance dans des conflits du travail particuliers, fut un mouvement quasi insurrectionnel, constamment à la limite d’objectifs révolutionnaires plus vastes. Cela ne signifie pas que ce fut un mouvement révolutionnaire conscient au plein sens du terme ; mais il n’en comportait pas moins une tendance à évoluer dans cette direction, et c’est cette tendance que l’on néglige le plus souvent » (Thompson, 499). Tiraillé entre des forces contradictoires, le luddisme était sur « une ligne de partage des eaux : certains courants remontent dans le passé jusqu’au temps des Tudor ; d’autres se dirigent vers l’avenir (…) Les luddistes étaient encore des hommes des “guildes” et en même temps parmi les premiers à lancer l’agitation qui devait conduire au mouvement des Dix Heures. Dans chacune de ces directions, il y avait une vision de rechange par rapport à l’économie politique et à la morale du laisser faire » (Thompson, 498). Le luddisme est en effet un conflit de transition entre deux époques historiques du capitalisme, d’où la complexité des causes présidant à ce déferlement de destructions de machines en 1811 et 1812. Ces années sont celle du sabotage des métiers mécaniques dans le Lancashire, des métiers à tondre dans le Yorkshire et de la résistance à l’effondrement du système coutumier du tricotage sur métier des Midlands. Dans le seul Nottinghamshire, en moins d’un an, environ un millier de métiers coûteux furent détruits et de nombreuses marchandises rendues impropres à la commercialisation.

Parmi les nombreuses causes de ce sabotage en masse[4], passons d’abord rapidement sur la guerre franco-anglaise, explication conjoncturelle souvent invoquée. Certes, le Blocus continental imposé par Napoléon à l’Angleterre, les Ordres en Conseil de 1811 adoptés en retour par celle-ci et la rupture du commerce avec l’Amérique contribuèrent à limiter grandement les débouchés de l’industrie textile britannique entre 1807 et 1812. Cependant, Thompson prend bien soin d’observer que ce blocus réciproque ne suffit pas à épuiser l’essence du luddisme : « cela peut aider à expliquer son déclenchement, mais non sa nature. » Le luddisme n’était pas simplement une émeute de la faim que les mauvaises récoltes successives et la flambée consécutive des prix des denrées expliqueraient, même si l’abrogation des Ordres en conseil et le retour de la prospérité commerciale y mirent fin. Il s’agissait aussi d’un mouvement clandestin et insurrectionnel. La nature clandestine du luddisme était rendue nécessaire par les lois sur les coalitions, les Combination Acts de Pitt, votés en 1799, renforçant la législation déjà existante contre les syndicats. Cela rendit plus difficile l’établissement des liaisons nationales entre communautés ouvrières, d’où l’absence de centre du luddisme. Ce fait demeura d’ailleurs incompréhensible aux autorités (comme ensuite à de nombreux historiens), prisonnières de leur conception policière de l’histoire, et recherchant donc, par le biais de leurs espions, le général Ludd occulte d’un mouvement qui n’avait guère en réalité de « main invisible ».

Sa nature insurrectionnelle découle également des Combination Acts. Il convient d’abord d’observer que les tricoteurs eurent recours simultanément à « la voie de Droit » et au sabotage, deux tendances plus opposées par les méthodes, c’est-à-dire par les choix tactiques, que par les buts poursuivis. En effet, si la détérioration du cycle économique les radicalisa, tisserands, tricoteurs et tondeurs n’eurent pas toujours recours d’emblée à l’action directe. Les tondeurs, par exemple, défendaient leur droit « constitutionnel ». Pétitions, recours à des avoués, propositions de lois avaient pour but l’application d’ordonnances, imposant un apprentissage et limitant l’emploi des machines qui les privaient de travail. L’enrichissement rapide du capitaliste industriel était considéré par les petits maîtres et les artisans comme immoral et illégal, au même titre que le salaire fixé par le seul jeu de l’offre et de la demande et la spéculation sur les biens, auxquels on opposait le salaire et le prix des marchandises établis par la coutume[5]. L’échec du recours politico-juridique qui contribua même, au rebours de l’effet escompté, au vote de lois encore plus rigoureuses, jeta dans le luddisme nombre d’ouvriers de la laine. A cela venait s’ajouter, comme nous l’avons dit, l’effet des Combination Acts de Pitt[6]. C’est pourquoi, si Thompson reconnaît que les luddites l’emportèrent progressivement sur les constitutionnalistes, il semble quelque peu anachronique, incertain et schématique, d’opposer au réformisme syndical l’ouvrier sauvage anti-bureaucratique sous les traits du luddite adepte de l’action directe comme le fait, par « immédiatisme », l’anarcho-primitiviste John Zerzan[7]. En réalité, c’est la quasi impossibilité d’un réformisme syndical, à l’aube du capitalisme industriel en Angleterre, qui a créé, en grande partie, les conditions du luddisme. « Ce fut aussi une phase de transition au cours de laquelle un mouvement syndical qui avait pris de l’assurance fut réprimé par les lois sur les coalitions et s’efforça de briser ce barrage pour s’affirmer et se manifester » (Thompson, 542).

Ces prolégomènes posés, reste à définir la question centrale : non pas le recours au sabotage mais le sens que donnaient au bris des machines ceux qui s’y livrèrent dans les débuts de la grande industrie capitaliste en Angleterre. Autrement dit, reste à cerner ce qui fonde la nature « idéologique » du luddisme. Celui-ci n’est pas en effet une manifestation érostratique ou nihiliste, voire muette sur ses causes et ses buts. Les tondeurs étaient pleinement conscients, et ne manquèrent pas de le faire savoir dans leurs déclarations comminatoires, du fait que les nouvelles machines de l’âge industriel étaient destinées à les remplacer, réduisant à l’inutilité leur travail et compétences propres. Le développement de l’industrie capitaliste, purement quantitatif, reposant sur l’artillerie lourde de techniques de production bon marché, permettait l’emploi d’une main d’œuvre non-qualifiée aux salaires de famine. Il existait donc une relation manifeste entre ces travailleurs au rabais et la qualité médiocre des marchandises qu’ils produisaient. Les luddites furent parmi les premiers à dénoncer, avant W. Morris, cet « âge de l’ersatz » à ses débuts. Les ouvriers de la laine percevaient cette falsification généralisée (ce qu’ils appelaient le « travail bâclé », autrement dit saboté), comme une insulte faite à leur réputation de savoir-faire. Force est de reconnaître que, à la confluence de l’économie paternaliste et de l’économie du laisser faire, des deux courants que signale Thompson dans le luddisme, celui qui le tirait vers le passé était plus puissant que celui qui le dirigeait vers l’avenir. Le luddisme était à cet égard « une forme de “révolte paysanne” chez les travailleurs de l’industrie ; au lieu de mettre à sac les châteaux, ils attaquaient le symbole le plus proche de leur oppression — la laineuse mécanique ou les métiers mécaniques dans les fabriques » (Thompson, 541). Mandosio observe à ce propos : « Les luddites britanniques, au début du XIXe siècle, détruisaient les métiers à tisser parce qu’ils se rendaient parfaitement compte que l’industrialisation allait bouleverser radicalement leur mode de vie : c’était un mouvement essentiellement conservateur (nous ne donnons aucune connotation péjorative, en l’espèce, à ce terme), visant à préserver ce qui existait » (Après l’effondrement, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2000, p.202).

Le conservatisme du luddisme se manifestait par sa haine du système de la grande industrie. Une commission, chargée d’enquêter sur le commerce et l’industrie de la laine, rapportait au sujet des petits maîtres et des travailleurs : « ils admettent franchement que, s’ils désirent conserver cette Loi [à savoir l’apprentissage], c’est parce qu’elle tend à rendre plus difficile le fonctionnement du système de la grande industrie et contrecarre ainsi son développement » (Thompson, 476). Des milliers de petits maîtres étaient en effet parmi les plus hostiles aux grands employeurs du système industriel. Il y a donc une bonne part de vérité dans l’observation, à prime abord forcée, de Marx, selon laquelle « les ouvriers manufacturiers luttèrent pour hausser leurs salaires et non pour détruire les manufactures ; ce furent les chefs des corporations et les villes privilégiées (corporate towns) et non les salariés qui mirent des entraves à leur établissement » (Marx, ibid., p. 963).

Ce qui était en jeu, c’était, au-delà de l’introduction de nouvelles machines, la division du travail industrielle qui brisait l’organisation coutumière de la production et le mode de vie qui lui était attaché. Celle-ci reposait sur une législation paternaliste, corporatiste et bienveillante, établissant contre l’employeur injuste ou le manufacturier cynique des garde-fous, comme la possibilité de recourir à l’arbitrage et à la protection du juge. Dans une telle conception, tous les individus pouvaient être reconnus à travers leur appartenance à un état (le compagnonnage, par exemple). Subjectivement, cette reconnaissance pour le compagnon se reflétait dans la fierté professionnelle qu’il retirait de son savoir-faire et dans les règlements protecteurs du Métier, dont la fonction était de fournir un moyen de subsistance aux producteurs. Cependant, « comme c’est souvent le cas, alors que la tradition était en train de mourir, elle baignait dans une lumière nostalgique » : « cet idéal peut très bien n’avoir été qu’un idéal ». (Thompson, 491). En effet, si chacun trouvait sa place dans l’organisation coutumière du travail[8], c’était au sein d’un ordre hiérarchisé. Le compagnonnage était reconnu en tant qu’« état » mais en tant qu’état inférieur. Le recours au juge de paix était admis mais sa protection et son arbitrage restaient, à l’épreuve des faits, généralement lettre morte. La législation protégeait les travailleurs mais comprenait également de nombreuses clauses punitives à leur encontre.

Bref, c’était l’idéal des communautés artisanales les plus traditionnelles. Dans le meilleur des cas, celui-ci se perpétuait dans des coutumes, comme les fêtes de certains patrons de corporations ou les jubilés des guildes. Mais, à la fin du dix-huitième siècle, cet idéal « avait peut-être fait son temps » (Thompson, 491). En moins de dix ans, avec la rapidité d’un Blitzkrieg meurtrier, le capitalisme du laisser faire détruisit l’ancien code paternaliste, ce qui constitue, à n’en pas douter, l’une des pages les plus sombres du « livre noir du capitalisme ». Marx n’y était pas resté insensible (non plus qu’Engels). Il écrivait : « L’histoire ne présente pas de spectacle plus attristant que celui de la décadence des tisserands anglais qui, après s’être traînée en longueur pendant quarante ans, s’est enfin consommée en 1838. Beaucoup de ces malheureux moururent de faim ; beaucoup végétèrent longtemps avec leur famille, n’ayant que 25 centimes par jour » (Marx, ibid., p. 966). L’artisan n’ignorait pas que la grande industrie le transformait en ouvrier salarié, soumis à cette discipline militaire qui enthousiasmait tant les bolcheviks. A cette organisation du travail qui s’accompagnait de sa prolétarisation, il opposait, par réaction, l’idéal coutumier de l’artisanat. Mais celui-ci, même s’il ne correspondait déjà plus tout à fait à la réalité, « était néanmoins d’une importance significative dans la mesure où il définissait ce qui devrait être, ce à quoi se référaient les artisans, les compagnons et beaucoup de petits maîtres » (Thompson, 491).

Ce courant du luddisme était bien, de ce point de vue, essentiellement conservateur, comme le veut Mandosio. Néanmoins, il convient d’évaluer cette défense du statu quo du point de vue de la critique révolutionnaire. Sans doute, les machines et l’organisation du travail font partie de ces innovations introduites par la grande industrie capitaliste (au rang desquelles il ne faut pas oublier de compter la représentation politique autonomisée sous la forme du syndicalisme bureaucratisé, courtier de la force de travail, comme sous celle de la démocratie parlementaire) qui vont toujours dans le sens d’un renforcement du pouvoir et donc de l’augmentation de la misère populaire (dont, entre autres, Los Amigos de Ludd donnent des exemples parfaitement justes et incontestables dans leur étude sur « l’anti-machinisme en Espagne »). Face à cette modernisation du vieux monde de l’oppression, les populations ont spontanément été portées à préférer le stade antérieur de la dépossession, soit parce qu’il était réellement moindre (et donc préférable dans un simple calcul de survie), soit parce que ses dangers étaient connus et paraissaient de ce fait rassurants.

Cependant, à la défense que les « révolutionnaires » anti-progressistes font du travail humain sous ses formes anciennes et des relations réellement « humaines » qui ont pu s’épanouir dans des sociétés d’autrefois ou même en des phases moins développées de la société industrielle, peut se mesurer l’étendue de leur perte. Au demeurant, le néo-luddisme dissimule peu le caractère réactionnaire de sa critique. Ce radicalisme anti-progressiste nous a donné et continue à nous donner une analyse extrêmement fine des contradictions inhérentes au système de la production moderne. En revanche, dans sa teneur positive, il n’a qu’un choix à offrir : rétablir les anciens modes de production et d’échange et, avec eux, les anciens rapports de propriété, et l’ancienne société. Ce radicalisme est donc à la fois réactionnaire et utopique. Pour lui, il ne peut plus être question d’une lutte politique sérieuse. Tout ce qu’il lui reste, c’est le combat littéraire.

Le radicalisme technophobe, bien que tourné vers le passé, ne peut accéder à la pleine compréhension de celui-ci. Parce qu’elle refuse le mouvement de l’histoire, la critique néo-luddite ignore le travail du négatif, c’est-à-dire aussi bien la totalité de ce qui, dans le passé, était orienté vers l’avenir et dissolvait les conditions existantes. L’idéologie technophobe reste donc fermée aux contradictions que recèle le luddisme, et celui de ses courants qui était tourné vers l’avenir n’existe pas pour elle. Un nouveau général Ludd peut ainsi dire de la tradition luddite qu’elle était « anti-technicienne, anti-industrielle et anti-progressiste » (Riesel, Déclarations sur l’agriculture transgénique, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p.52). Mais cette qualification mériterait sans doute d’être nuancée.

Il convient en effet de souligner ici que toutes les nouvelles machines ne furent pas détruites. Thompson apporte sur ce point une précision dont les nuances méritent d’être soigneusement pesées : « le luddisme, à Nottingham comme dans le Yorkshire, était très sélectif » (Thompson, 482). D’une part, le luddisme éclata dans les seules industries où les grands employeurs, profitant de la conjoncture économique défavorable qui réduisait de nombreux travailleurs à la misère, introduisirent une nouvelle organisation du travail ou de nouvelles machines. Par cet opportunisme, lesdits employeurs s’aliénèrent la sympathie des populations ouvrières, tandis qu’ailleurs, le mécontentement fut contenu dans des limites constitutionnelles. D’autre part, les bris de machine se concentrèrent sur les métiers qui furent utilisés pour produire des marchandises à vil prix (« sabotées »). Il existait bien, parmi les luddites, un courant, pour reprendre l’image filée par Thompson, qui les portait vers l’avenir. Se firent jour des revendications, par exemple parmi les tondeurs, comme l’introduction graduelle des nouvelles machines ; une taxe sur le tissu produit à partir des nouveaux métiers qui serait reversée aux chômeurs, autrement dit aux ouvriers de la laine victimes de cette réorganisation industrielle de la division du travail ; un salaire minimum légal ; le contrôle de l’exploitation des femmes et des enfants ; la procédure d’arbitrage ; l’obligation pour les patrons de trouver un emploi aux travailleurs qualifiés remplacés par les nouvelles machines ; l’interdiction du travail de mauvaise qualité ; le droit de s’organiser syndicalement. « L’opposition des tondeurs aux nouvelles machines ne semble pas avoir été irréfléchie ni intransigeante » écrit Thompson (471) qui ajoute : « Toutes ces revendications contenaient une vision de l’avenir, autant que du passé » (498). En revendiquant une introduction des machines qui ne serait pas abandonnée au laisser faire préconisé par les partisans (honnis des luddites) du docteur Smith, les ouvriers de la laine démontraient qu’ils avaient commencé d’apprendre à « distinguer entre la machine et son emploi capitaliste[9] » et à diriger « leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode d’exploitation. » (Le Capital, La grande industrie, p.963, Marx)[10].

Sans doute, le courant qui tirait vers l’avenir le luddisme était-il minoritaire. Mais, qui sait « entendre l’herbe pousser » reconnaîtra là les prémices d’un mouvement qui ne cessera de prendre de l’ampleur tout au long du dix-neuvième siècle : « notre parti » comme le nommait Marx. Ce mouvement révolutionnaire, depuis la Première Internationale, aura consisté à bouder le progressisme capitaliste, qui est son ennemi principal, et l’immobilisme populaire, qui est une passivité sans espoir et donc un ennemi secondaire, pour dessiner une « troisième voie » qui dépossède les propriétaires du « progrès » et qui permet au prolétariat de se le réapproprier. Sorti de cela, ce mouvement révolutionnaire n’aurait tout simplement aucune réalité. Aussi, les néo-luddites, en partisans de l’immobilisme, pourraient accumuler encore cent fois plus d’exemples de communautés villageoises ou de corporations rétives à l’implantation de machines et donc à l’accumulation primitive que ces machines accompagnent et à laquelle elles fournissent un équipement de base, cela ne changerait pas un iota à la pauvreté non dialectique de leur point de vue.

Pouget, mode d’emploi

« Les ouvriers de Cellatex savaient qu’ils avaient entre les mains une arme puissante : les matières premières toxiques et/ou dangereuses nécessaires à la production de viscose. A partir du 5 juillet, ils occupent l’usine, la plupart des travailleurs sont impliqués dans l’occupation de l’usine de jour comme de nuit. Jusqu’au 20 juillet, ils vont menacer d’utiliser les produits chimiques pour faire sauter l’usine si on ne discute de leurs revendications, soit pour une reprise de l’usine, soit pour de l’argent et des garanties de reclassement beaucoup plus importantes que ce qui est accordé par la loi. Chaque jour, l’assemblée générale désigne une équipe spéciale qui prend en charge la « sécurité » dans l’usine pour éviter quelque action individuelle de désespoir et pour former les piquets de grèves. Devant cette détermination les autorités vont aller jusqu’à évacuer la zone à proximité immédiate de l’usine le 10 juillet. A ce sujet, il est intéressant de noter que les habitants déplacés manifestent une solidarité certaine avec les grévistes qui, pourtant, menacent de faire sauter le quartier. Le 17 juillet les négociations n’aboutissant pas, les travailleurs déversent 5000 litres d’acide coloré en rouge dans un ruisseau. Cet épisode hautement médiatisé va donner lieu aux commentaires d’une ministre, donnant dans l’écologie, qui accusera les grévistes « d’écoterrorisme » ! Magnifique cynisme lorsque l’on connaît l’excellente place qu’occupait l’entreprise Cellatex au hit-parade des pollueurs : première pour le zinc, deuxième pour les hydrocarbures et vingt-huitième pour certains produits cancérigènes ! D’ailleurs, la quantité d’acide déversée par les ouvriers correspond à celle rejetée hebdomadairement dans la Meuse par l’entreprise.

Finalement, le 20 juillet, les salariés se prononcent à l’unanimité en faveur d’un accord dont un des salariés dira qu’il n’avait jamais espéré obtenir autant : une indemnité spéciale de 80 000 francs (on leur en proposait 36 000), un versement en plus des allocations chômage assurant un maintien du salaire pendant deux ans, des mesures spéciales de reconversion. La lutte de Cellatex n’est pas un cas isolé et au cours de ce même été 2000, plusieurs mouvements de même nature vont apparaître en France. Les travailleurs de Forgeval à Valenciennes occupent l’usine métallurgique et menacent de mettre le feu. Ceux de la Brasserie Adelshoffen en Alsace menacent de la faire sauter tout comme les ouvrières d’un sous-traitant de Citroën à Nogent-sur-Seine ». (Echanges et mouvements, n°71 — 22 octobre 2000) « J’ai cherché ici à exprimer avec les mots cette même insubordination totale, retentissante et salutaire que vous exprimez encore mieux et avec toujours plus de radicalité par vos actions et par vos luttes contre le travail. » (Dédicace aux mauvais ouvriers d’Italie et de tous les pays, G. Sanguinetti, Du terrorisme et de l’Etat, Le Fin mot de l’histoire, 1980, p. 39) Nous avons dit plus haut l’appréciation que Marx portait sur le sabotage (cf. note 10). La pertinence de cette analyse nous semble contestable. En effet, contrairement à l’affirmation marxienne, la destruction de machines se poursuit tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, y compris parmi les prolétaires de la grande industrie, qui, nous le verrons, savaient parfaitement distinguer entre la machine et son emploi capitaliste. En bons dialecticiens, ils avaient compris (et continuent parfois à comprendre) que la machine est non seulement le moyen de travail qui accable le travailleur mais aussi du capital matérialisé, autrement dit le bien le plus précieux du capitaliste, aussi nécessaire à son existence que sa disparition l’est à nos vies. Les mauvais ouvriers l’ont très vite compris et su frapper là où ça fait mal, au cœur d’un monde sans cœur, le capital[11].

Le premier cas « officiel » de sabotage ouvrier dans l’histoire de la grande industrie capitaliste est le Go’canny utilisé par les dockers de Glasgow en 1889. La grève avait échoué. Non seulement les employeurs avaient refusé l’augmentation de salaire demandée par les grévistes, mais encore ils avaient remplacé les dockers en grève par des travailleurs agricoles. C’est l’échec de la grève classique qui conduisit les dockers à saboter leur travail[12], avec succès puisque les employeurs accordèrent alors l’augmentation de salaire revendiquée. Le sabotage n’est donc pas là dirigé contre la production mais, en dernière instance, à travers sa désorganisation, contre les exploiteurs. C’est un moyen original de « chantage »[13] au service d’une lutte classique sur le terrain économique. Il s’agit souvent d’une forme substitutive d’action quand la grève est impossible (ce fut par exemple le cas du sabotage des télégraphistes du Bureau central en 1881). La signification théorique du sabotage fut résumée sous forme de devise dans un pamphlet publié vers 1895 et cité par Pouget dans Le Sabotage : « à mauvaise paye, mauvais travail ! » C’est une facette de la lutte économique (qui elle-même est un moment de la critique pratique de l’économie politique[14]) des exploités contre « la rapacité patronale » (Pouget) : l’organisation de la résistance contre les « empiétements capitalistes » (Pouget).

« Jusqu’ici, les travailleurs se sont affirmés révolutionnaires ; mais, la plupart du temps, ils sont restés sur le terrain théorique : ils ont travaillé à l’extension des idées d’émancipation, ont élaboré et tâché d’esquisser un plan de société future d’où l’exploitation humaine sera éliminée. Seulement, pourquoi à côté de cette œuvre éducatrice, dont la nécessité n’est pas contestable, n’a-t-on rien tenté pour résister aux empiétements capitalistes et, autant que faire se peut, rendre moins dures aux travailleurs les exigences patronales ? Dans nos réunions on lève toujours les séances aux cris de : “Vive la révolution sociale”, et loin de se concrétiser en un acte quelconque, ces clameurs s’envolent en bruit. De même il est regrettable que les Congrès affirmant toujours leur fermeté révolutionnaire, n’aient pas encore préconisé de résolutions pratiques pour sortir du terrain des mots et entrer dans celui de l’action. En fait d’armes d’allures révolutionnaires on n’a jusqu’ici préconisé que la grève et c’est d’elle dont on a usé et dont on use journellement. Outre la grève, nous pensons qu’il y a d’autres moyens à employer qui peuvent dans une certaine mesure, tenir les capitalistes en échec…

L’un de ces moyens est le boycottage. Seulement, la Commission constate qu’il est inopérant contre l’industriel, le fabricant. Il faut donc autre chose. Cette autre chose, c’est le sabotage. » (Le Sabotage, Pouget, http://membres.lycos.fr/gviolet/Pouget.html) Le sabotage poursuit parfois des objectifs qui ne sont pas strictement économiques, comme le sont la revendication salariale ; la revalorisation du tarif des heures supplémentaires de nuit (la menace du « mastic » agitée par les télégraphistes du Bureau central, vers 1881 en France) ; la lutte contre le travail aux pièces (que le matériel appartienne à l’ouvrier travaillant à domicile, ou que le travail soit centralisé dans l’usine patronale, précise de manière instructive Pouget). Mais ces buts ne relèvent jamais de la critique de la machine.

Des cheminots comme des travailleurs municipaux en France ont employé, avec succès, le sabotage pour conquérir « le droit aux syndicats » (Pouget), à une époque bien différente de la nôtre où le syndicat n’était pas encore un instrument d’intégration de la classe ouvrière au capitalisme. La meilleure preuve de cette solution de continuité syndicale est d’ailleurs que les syndicats français adoptèrent avec enthousiasme, à l’occasion du Congrès confédéral de Toulouse en 1897, une résolution encourageant la pratique du sabotage vulgarisé en Angleterre. « La lecture de ce rapport fut accueillie par les applaudissements unanimes du Congrès. Ce fut plus que de l’approbation : ce fut de l’emballement. Tous les délégués étaient conquis, enthousiasmés. Pas une voix discordante ne s’éleva pour critiquer ou même présenter la moindre observation ou objection. » Le Congrès enjoignit par exemple les travailleurs municipaux à faire par ce moyen cent mille francs de dégâts dans les services de la ville de Paris. Les néo-syndicats, eux, n’emploient jamais le sabotage, non pas seulement par sacralisation ouvriériste de l’outil de travail comme on l’affirme souvent, mais encore en raison de la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Le parlementarisme et le « ministérialisme » adoucissaient déjà à l’orée du vingtième siècle les mœurs des dirigeants syndicaux. Pouget rapporte à ce propos un conflit significatif mis en plein jour au cours du Congrès confédéral qui se tint à Paris en 1900. « On vivait alors une période trouble. Sous l’influence de Millerand, ministre du commerce, se constatait une déviation qui avait sa cause dans les tentations du Pouvoir. Bien des militants se laissaient aguicher par les charmes corrupteurs du ministérialisme et certaines organisations syndicales étaient entraînées vers une politique de “paix sociale” (…) L’antagonisme, qui s’accentua dans les années qui suivirent, entre les syndicalistes révolutionnaires et les réformistes, pointait. De cette lutte intestine, la discussion, ainsi que le vote sur le sabotage furent une première et embryonnaire manifestation. (…) Après que quelques orateurs eurent parlé en faveur du sabotage, une voix s’éleva pour le condamner : celle du président de séance. Il déclara que “s’il n’avait pas eu l’honneur de présider, il se serait réservé de combattre le sabotage proposé par le camarade Riom et par Beausoleil” ; et il ajouta qu’il “le considérait comme plus nuisible qu’utile aux intérêts des travailleurs et comme répugnant à la dignité de beaucoup d’ouvriers.” Il suffira, pour apprécier à sa valeur cette condamnation du sabotage d’observer que, quelques semaines plus tard, il ne “répugna pas à la dignité” de ce moraliste impeccable et scrupuleux d’être nanti, grâce aux bons offices de Millerand, d’une sinécure de tout repos. Le rapporteur de la Commission de laquelle ressortissait le sabotage, choisi pour son travail sur la “marque syndicale”, était un adversaire du sabotage. Il l’exécuta donc en ces termes : “Il me reste à dire un mot au sujet du sabotage. Je le dirai d’une façon franche et précise. J’admire ceux qui ont le courage de saboter un exploiteur, je dois même ajouter que j’ai ri bien souvent aux histoires que l’on nous a racontées au sujet du sabotage, mais pour ma part, je n’oserais faire ce que ces bons amis ont fait. Alors, ma conclusion est que si je n’ai pas le courage de faire une action, ce serait de la lâcheté d’inciter un autre à la faire. Je vous avoue que, dans l’acte qui consiste à détériorer un outil ou toute chose confiée à mes soins, ce n’est pas la crainte de Dieu qui paralyse mon courage, mais la crainte du gendarme ! Je laisse à vos bons soins le sort du sabotage.” Le Congrès n’épousa cependant pas les vues du rapporteur. (…) Il est à remarquer que le vote ci-dessus, émis au Congrès de 1900, est déjà une indication du tassement qui va s’effectuer dans les organisations syndicales et qui va mettre les révolutionnaires à un pôle, les réformistes à l’autre. En effet, dans tous les Congrès confédéraux qui vont suivre, quand révolutionnaires et réformistes se trouveront aux prises, presque toujours la majorité révolutionnaire sera à peu près ce qu’elle a été dans le vote sur le sabotage, — soit dans la proportion des deux tiers, contre une minorité d’un tiers. »

On connaît la suite. L’histoire du siècle écoulé a vu la victoire absolue dans les syndicats, comme dans la société, des réformistes sur les révolutionnaires. L’action directe dont procède le sabotage a donc cédé le pas au syndicalisme « protestataire » (péripatéticien), puis au syndicalisme de proposition (collaborationniste). Quand il ressurgit exemplairement, comme dans les grèves récentes de Cellatex ou de Moulinex, il est une initiative de la base reconnue par les syndicats pour être acceptés de cette dernière. Toute technophobie est incontestablement étrangère à cette pratique du sabotage et n’existe que dans l’imagination des Amigos de Ludd. Aucun texte de Pouget ne la laisse présager. Le Sabotage atteste même le contraire explicitement : « Il faut que les capitalistes le sachent : le travailleur ne respectera la machine que le jour où elle sera devenue pour lui une amie qui abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs. » Autrement dit, Pouget n’établit pas de consubstantialité entre la machine et l’exploitation capitaliste. A ses yeux, il appartient sans aucun doute possible à une société émancipée de faire de la machine « l’amie qui abrège le travail ».

Il est donc très surprenant que Los Amigos de Ludd puissent faire l’éloge de Pouget dans un texte où, par ailleurs, il est possible de lire que «  l’idée d’émancipation sociale a pu être complètement soumise à l’idée de progrès technique ou scientifique » de telle sorte que « le fait même de la médiation technique ― avec toutes les aliénations qui lui sont consubstantielles au sein d’un système industriel — est passé inaperçu » (Amigos de Ludd, n°2). Dans la médiation technique, le technophobe ne voit que la misère, jamais la protestation (contenue en négatif) contre cette misère ; et dans l’ouvrier, toujours l’ouvrier réifié des Temps Modernes, jamais le mauvais ouvrier (inconcevable), c’est-à-dire l’ouvrier dialecticien qui reconnaît d’abord dans la machine l’instrument de son oppression, puis, très vite, l’idée de sa suppression, c’est-à-dire son arme retournée contre ses exploiteurs ― non pas pour revenir à ses moutons mais pour dominer cette médiation technique qui n’est rien d’autre qu’un rapport social contestable. En fétichisant la médiation technique, c’est le rapport capitaliste lui-même ― avec toutes les aliénations qui lui sont consubstantielles ― qui passe inaperçu. C’est une société, et non une technique, qui a fait la machine ainsi. Celle-ci peut être aussi une arme de la critique. Le capitalisme industriel n’a pas le monopole de la machine, comme l’affirment les valets de plume et la critique néo-luddite. Marx observait dans Le Capital, que pour l’économiste bourgeois, « l’emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L’exploitation du travailleur par la machine est la même chose que l’exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l’emploi capitaliste des machines s’oppose donc à leur emploi et au progrès social » (Le Capital, La grande industrie, K. Marx, p. 972). L’économiste bourgeois contemporain ne pense pas autrement que son ancêtre. Par exemple, qui ne s’émerveille devant les prouesses du télétravail est sans doute un obscurantiste[15]. Mais, aujourd’hui, les idéologues doctrinaires ne sont pas les seuls à penser que l’emploi capitaliste des machines est le seul possible, comme l’atteste, à l’autre extrême du spectre politique, la position des « révolutionnaires » technophobes qui se sont convaincus de la véracité de ce fait. A leurs yeux, exposer l’emploi capitaliste des machines c’est tout dire. Comme il ne saurait en exister un autre emploi, s’opposer à l’exploitation du travailleur par la machine revient à s’opposer à l’emploi de la machine. De même, le développement aliéné des forces productives (en l’occurrence le capitalisme), c’est le « progrès ». Qui s’oppose à la machine est, pour les uns, un obscurantiste qui souhaite nous ramener à l’âge de pierre ; qui ne s’y oppose pas est pour les autres un progressiste irradié de bonheur par les performances de l’industrie nucléaire. Technophiles et technophobes partagent la même religion. Les uns sont aux autres ce que le satanisme est à la religion officielle : la critique religieuse de la religion n’est-elle pas le plus bel hommage rendu à celle-ci ? Refuser ce piège en tenailles, c’est montrer que l’on est un progressiste incurable, un paléo-marxiste en somme. S’il y a tout de même un point central sur lequel les technophobes se flattent avec acharnement d’être « modernes », c’est celui-là. Il faut à leurs yeux, être incurablement « dix-neuvième siècle », pour penser là-dessus comme ce Marx démodé s’adonnant à de dépravantes coquetteries hégéliennes. Il écrivait par exemple : « La machine est innocente des misères qu’elle entraîne ; ce n’est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l’ouvrier de ses vivres. (…) les contradictions et les antagonismes inséparables de l’emploi des machines dans le milieu bourgeois (…) proviennent non de la machine, mais de son exploitation capitaliste ! (…) la machine triomphe de l’homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l’instrument de l’asservissement de l’homme à ces mêmes forces ; parce que, moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes ; parce que baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l’appauvrit entre les mains capitalistes » (Le Capital, La grande industrie, p. 971).

La conception de la machine qui émancipe le travailleur en supprimant le labeur est étrangère aux technophobes, comme aux bourgeois et aux bureaucraties ouvriéristes, qui rêvent tous, de différentes manières, de faire du travail un fatum biblique. « L’expropriation de savoirs empiriques, d’expériences et relations humaines, et de pratiques concrètes (…) a servi de soutien objectif à l’imposition sans restrictions des lois du marché et du capital » (Amigos de Ludd n°2). Ce constat, fondé historiquement, est asservi, chez les technophobes, à une volonté de retour au « savoir empirique » de l’artisanat individuel. Si l’on excepte les anarcho-primitivistes, la technophobie se marie volontiers et très conséquemment avec l’apologie du travail (sous la forme de la défense ou de la réappropriation [sic] des savoir-faire artisanaux) : la main à plume vaut la main à charrue pense le technophobe — pour s’en émerveiller : quels siècles à main !

Le corollaire prévisible d’une telle proposition est bien sûr, dans le droit fil de la sociologie de l’homme unidimensionnel des années 60 : « Le développement des forces productives ne conduit pas aujourd’hui à l’émergence d’une classe révolutionnaire qui serait la dernière pour de bon, mais sûrement à la fabrication en série d’une masse sans conscience » (ibid.). L’idéologie technophobe méconnaît que la révolution des artisans et de la petite paysannerie ne reste pas à faire : l’artisan et le paysan révolutionnaires de l’époque préindustrielle ont épuisé tout ce qu’ils pouvaient être. Les Jacques n’ont pas fait la révolution. L’histoire du capitalisme industriel s’est édifiée sur leur défaite qu’ils n’ont pas su (dans le meilleur des cas) empêcher. Il faut s’en souvenir chaque fois que la critique néo-luddite oppose à la défaite du prolétariat industriel son agent de libération de substitution (son indien), tous les vaincus des luttes de classe passées et achevées. Si la bourgeoisie est la seule classe invaincue de l’histoire, ses triomphes reposent sur l’accumulation du prolétariat moderne, le produit principal du mode de production capitaliste. C’est tout le malheur de la pensée et de la pratique bourgeoises : comment faire travailler les pauvres sans les tuer ? Cette question hante le capitalisme depuis deux siècles. Marx observait déjà que dans toute société où la valeur d’échange prédomine, qu’il s’agisse des mines d’or de l’Antiquité, de l’industrie cotonnière tournée vers l’exportation des Etats esclavagistes du sud de l’Union Américaine, ou des industriels anglais de son temps, le capital se conduit à l’encontre de la force de travail exploitée (comme de la terre) en Moloch insatiable. Ce monde doit être fait par les prolétaires contre eux, comme l’énonçait jadis certain esprit éminent. Leur défaite ne peut pas être totale sans entraîner la bourgeoisie dans sa chute. Le capital est donc partagé entre deux impératifs contradictoires : économiser le travailleur, « le capital le plus précieux », sous le double aspect moderne du travailleur-consommateur, et soutenir la concurrence, qui s’impose, n’en déplaise aux bonnes âmes citoyennistes, au capitaliste. Marx notait encore que « la libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes » (Le Capital, La journée de travail, p. 806)[16]. « Les capitalistes et les managers ne dirigent pas la société selon la malignité d’une volonté subjective d’exploiteurs. Aucune caste dominante dans l’histoire n’a mené une vie aussi peu libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou Sony » (Manifeste contre le travail, Krisis, Ed. Léo Scheer, 2002, p.37). Le prolétariat reste donc le seul prétendant à la vie historique. Affirmer son intégration totale (au moins subjectivement puisque travailler pour ce monde n’est pas toujours possible) revient à postuler la fin de l’histoire, ou à s’en remettre à un deus ex machina ― dans un monde unifié.

En revanche, la conception peinarde de la machine que défend Pouget n’est pas sans présenter un air de famille avec les thèses contre le travail d’un Lafargue (en dépit de tout ce qui pouvait opposer par ailleurs le marxiste et l’anarcho-syndicaliste) : « la passion aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument d’asservissement des hommes libres (…) A mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine. Ô concurrence absurde et meurtrière ! » (Le Droit à la paresse). Ce n’est donc pas la machine qui asservit le prolétaire mais le travail. Plus précisément encore, c’est la fausse conscience de l’exploité, sous la forme de l’intériorisation de la morale laborieuse (Arbeit macht frei), qui renforce son oppression. La défense dialectique des perspectives ouvertes par l’automation rejoint nécessairement la critique du travail. Lafargue résume en quelque sorte ces oppositions, et leurs implications, lorsqu’il observe : « En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole (…) Parce que l’Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l’Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l’on prend assis, en fumant sa pipe » (ibid.). De Pouget aux situationnistes, la critique du travail réduit celui-ci à sa juste mesure : rien d’autre qu’un phénomène transitoire de l’histoire humaine.

Refermant son pamphlet sur l’éloge aristotélicien de la machine (« si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves »), Lafargue conclut par un deus ex machina : « Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidœ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. » Sans doute, la machine n’est pas ce Dieu caché auquel il resterait au travailleur, gagné à un nouveau messianisme technologique, à s’en remettre contemplativement ― tout en s’agitant toujours plus, tels ces cadres surmenés — comme à l’agent extérieur de sa libération. Sur la scène de l’histoire des luttes de classes, comme au théâtre, le deus ex machina ne se meut pas tout seul, sinon comme apparence fétichisée. C’est cela que rappelait l’apologiste du sabotage, le Père peinard, appelant les prolétaires à la grande expropriation : « Faudrait, nom de dieu, qu’ils se foutent à turbiner pour leur propre compte ; la mine est à eux, elle leur a été volée par les richards, qu’ils reprennent leur bien, mille bombes ! Et si les mineurs travaillaient pour eux, s’ils refusaient aux exploiteurs les gros bénéfices, y aurait plus les avaros qu’il y a : plus de grisou, plus de types écrabouillés, plus de purée pour les vieux, plus de mistoufle pour les estropiés ! » L’époque nous a servi un autre air. Après le refrain stalinien « Pompidou des sous ! », vient la ritournelle du temps des aménageurs fin de siècle de l’existant, « Big brother des mesures de sécurité ! », à Toulouse comme à New York. Quoi qu’il en soit, il n’y a rien qu’un faux air de famille entre Pouget et Ludd, comme entre notre « bonne vieille cause » et le projet luddite, voire entre ce dernier et sa relecture unilatérale par la critique néo-luddite[17]. Les situationnistes ont reconnu « que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d’une époque de gestes isolés, “criminels”, visant à la destruction des machines de la production, qui éliminait les gens de leur travail ». Mais ils ajoutaient en indécrottables dialecticiens qu’alors la valeur n’était pas dans la destruction elle-même, mais dans l’insoumission qui serait « ultérieurement capable de se transformer en projet positif jusqu’à reconvertir les machines dans le sens d’un accroissement du pouvoir réel des hommes » (I.S. 7, p. 10).

Par Meryem Bent Ali

Des soviets et de l’électricité

« En dénonçant avec une froide ironie, qui ne va pas sans monotonie, les conséquences inhumaines du travail imposé à tous les hommes qui participent à la vie frénétique de cet énorme “complexe” industriel et financier, c’est tout le mode actuel de production que l’auteur met en cause et condamne. Malheureusement, comme tous les littérateurs qui se mêlent de critique sociale, ce n’est pas contre ce mode qu’il se révolte et nous invite à nous révolter, c’est contre la technique qu’il engendre : machine et machinisme, qu’Ehrenbourg, par simple ignorance bourgeoise, considère en soi, poétiquement en quelque sorte, au lieu de les considérer dans la réalité, c’est-à-dire en fonction de la plus-value capitaliste et de la reproduction du capital auxquelles les asservissent des liens qu’une révolution économique seule pourrait trancher. En opposant ainsi à l’homme cet admirable instrument de progrès et d’affranchissement humains qu’est la machine, au lieu de l’opposer au capitalisme, Ehrenbourg aboutit implicitement à une solution aussi réactionnaire qu’utopique qui ne pourrait avoir d’autre effet que de ramener l’humanité plusieurs siècles en arrière, au temps de la production artisane chère au cœur des intellectuels issus des classes moyennes toujours tournés vers le passé. » (Jean Bernier, La critique sociale n°1, mars 1931)

En Espagne, dans les mois qui suivirent le pronunciamiento de 1936, le pouvoir effectif passa dans quelques régions, à des degrés variables, des mains d’un Etat déliquescent à celles des Comités révolutionnaires. L’expropriation de secteurs de la grande industrie s’ensuivit. A Barcelone, les usines Ford et General Motors furent saisies au début d’août. Mais la CNT (et parfois même l’UGT) procéda également à l’expropriation des établissements et du matériel de milliers d’artisans, petits industriels et commerçants. A Madrid, « les syndicats s’emparèrent (…) des locaux et du matériel des cordonniers, des ébénistes et d’autres petits artisans » (La Révolution espagnole, B. Bolloten, Ruedo Iberico, 1977, p. 77). Les instituts de beauté et les salons de coiffure furent collectivisés ; les anciens propriétaires et leurs employés reçurent le même salaire. A Valence comme en Catalogne la collectivisation s’étendit de la grande industrie aux branches les moins importantes de l’artisanat. A Barcelone, les anarcho-syndicalistes supprimèrent la profession de détaillant de lait, comme celles d’autres intermédiaires. Certains détaillants refusèrent la collectivisation, réclamant des salaires très supérieurs aux salaires des autres travailleurs. Dans toute la Catalogne, « les détaillants et les grossistes, les hôteliers, les tenanciers de café et de bar, les opticiens et les médecins, les coiffeurs et les boulangers, les cordonniers et les ébénistes, les couturières et les tailleurs, les briquetiers et les entrepreneurs (…) furent inexorablement atteints par le mouvement de collectivisation » (ibid., p. 78).

La révolution ne se contenta pas de changer le régime de la propriété. Elle modifia aussi celui de la production. Elle accomplit un saut qualitatif en réorganisant méthodiquement de nombreux secteurs industriels. Des centaines de petites usines furent fermées pour concentrer la production dans les locaux les mieux équipés. En Catalogne mais aussi à Madrid et à Valence, ce mouvement de concentration toucha par exemple les fonderies ; les industries du cuir et du verre ; les instituts de beauté ; les maisons de couture ; la boulangerie ; le commerce du bois de charpente ; les ateliers d’ébénisterie ; les menuiseries. La révolution en marche fit fermer des centaines de petits ateliers de menuisiers et concentra la production dans des unités plus importantes[18]. Le développement de la productivité était le but évident de ce type de réorganisation [19], mais celle-ci était subordonnée à la recherche du bien-être collectif obtenu par la coopération. « La division de l’effort freine la production. Travailler dans une grande usine et profiter des dernières découvertes techniques ne revient pas au même que travailler dans une petite usine en utilisant des procédés artisanaux » (Solidaridad 0brera, 4 février 1937. Cité par B. Bolloten, ibid., p. 79). Un porte-parole des collectivités industrielles résumait cette transformation des conditions subjectives et objectives dans des termes à faire bondir un néo-luddite : « Nous sommes parvenus à oublier les vices de ces petits-bourgeois qui ne se sont pas souciés d’introduire la technique dans l’industrie et ont fait de leurs ateliers des foyers de tuberculose » (ibid.).

La révolution réalisait là certaines de ces améliorations rationnelles incompatibles avec le système capitaliste, comme Marx l’observait déjà à propos des limites absolues de la législation de fabrique dans un tel mode de production. « Au-delà d’un certain point le système capitaliste est incompatible avec toute amélioration rationnelle. Par exemple, les médecins anglais déclarent d’un commun accord que, dans le cas d’un travail continu, il faut au moins cinq cents pieds cubes d’air pour chaque personne, et que même cela suffit à peine. Eh bien, si par toutes ces mesures coercitives, la législation pousse d’une manière indirecte au remplacement des petits ateliers par des fabriques, empiétant par là sur le droit de propriété des petits capitalistes et constituant aux grands un monopole assuré, il suffirait d’imposer à tout atelier l’obligation légale de laisser à chaque travailleur une quantité d’air suffisante pour exproprier d’une manière directe et d’un seul coup des milliers de petits capitalistes ! Cela serait attaquer la racine même de la production capitaliste, c’est-à-dire la mise en valeur du capital, grand ou petit, au moyen du libre achat et de la libre consommation de la force de travail. Aussi ces cinq cent pieds d’air suffoquent la législation de fabrique. La police de l’hygiène publique, les commissions d’enquête industrielles et les inspecteurs de fabrique en reviennent toujours à la nécessité de ces cinq cents pieds cubes et à l’impossibilité de les imposer au capital. Ils déclarent ainsi en fait que la phtisie et les autres affections pulmonaires sont des conditions de vie pour le capitaliste » (Le Capital, La grande industrie, p.984-985).

La petite bourgeoisie accueillit bien souvent avec opportunisme[20], résignation ou désespoir, la collectivisation comprise comme sa ruine. Le prolétariat révolutionnaire, par l’entremise de la CNT, conscient de cette opposition, chercha à se concilier la petite bourgeoisie en montrant l’identité de leurs intérêts. Le dépassement d’une survie misérable (à différents titres mais tout de même misérable) passait, pour la petite bourgeoisie, par l’émancipation de ses préjugés, en particulier l’attachement caractériel à la propriété privée. « Cette vie terre à terre que vous avez menée jusqu’alors, cette vie consacrée exclusivement à votre commerce pour lequel vous travailliez douze ou quatorze heures par jour afin de vendre quatre misérables choux, deux kilos de riz et trois litres d’huile, doit prendre fin… » (Solidaridad Obrera, 9 septembre 1936. Cité par B. Bolloten, ibid., p. 81). Au plus fort de la collectivisation, Tierra y Libertad trouvait des accents, dignes du citoyen Sade appelant à l’anéantissement irrévocable de la religion, pour dénoncer la petite propriété : « Nous ne pouvons admettre l’existence de petites propriétés privées… car la propriété de la terre crée nécessairement un esprit bourgeois, calculateur et égoïste que nous voulons détruire à jamais. » Distribuer les terres sans les collectiviser, cela aurait été, aux yeux des anarchistes, faire rentrer le capitalisme par la petite porte. « Nous, les anarcho-syndicalistes, nous avons compris dès le début, que l’exploitation individuelle aurait pour conséquences directes l’apparition de grandes propriétés, la domination des chefs politiques locaux, l’exploitation de l’homme par l’homme, et enfin la réinstauration du système capitaliste » (Juventud Libre, 3 juillet 1937. Cité par B. Bolloten, ibid., p. 86).

La collectivisation et la socialisation furent mises en œuvre dans les campagnes, à commencer par les terres de milliers de moyens et petits cultivateurs[21]. Le communisme libertaire rencontra l’enthousiasme des ouvriers agricoles de la CNT et de l’UGT mais se heurta à la résistance des fermiers et des métayers. Lafargue, en exil à Huesca après la commune de Paris, observait déjà en 1871, dans une lettre à Engels, comment l’air de la ville avait favorisé l’émancipation des campagnes. « La propagande sera très facile par ici, par cette bonne raison qu’il n’y a réellement pas de paysannerie en Espagne, du moins dans le vrai sens du mot. Dans les parties de la Cataloña, de l’Aragon, de la Castille et des provincias Wascongadas que j’ai traversées, je n’ai jamais rencontré une maison isolée dans les champs. Les travailleurs de la terre vivent dans les villes et les villages comme les autres travailleurs, avec qui ils sont continuellement en contact ; c’est cette raison qui fait que tant de paysans font partie des mouvements insurrectionnels ». (Lettre du 2 octobre 1871, citée dans Correspondance Engels-P. et L. Lafargue, T. 1, éd. antisociales, 1956, p. 11).

Comme dans l’industrie, la collectivisation de l’agriculture devait s’accompagner dans l’esprit des anarcho-syndicalistes révolutionnaires d’un bond qualitatif. La socialisation devait faciliter l’introduction de la mécanisation, l’application des découvertes agronomiques et l’élévation morale du paysan. Borkenau, l’un des plus sûrs témoins de l’Espagne révolutionnaire selon Orwell, observait, à Ciudad Real, qu’avant la guerre les travailleurs agricoles avaient démoli les machines apportées par le propriétaire en prévoyant qu’il en profiterait pour baisser les salaires, mais que maintenant ils étaient heureux de voir arriver à Bilbao une batteuse qui les remplissait d’admiration. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier la proposition des Amigos de Ludd selon laquelle la résistance à l’industrialisation avait été si tenace en Espagne que « seule la victoire du franquisme a pu en venir à bout, de même qu’il est venu à bout de toutes les autres manifestations des modes d’existence du peuple. Le régime fasciste achevait ainsi l’œuvre du libéralisme en menant à bien ce que ce dernier n’avait pas été capable de réaliser jusqu’au bout : la mécanisation générale de la société, et notamment la désintégration définitive des communautés rurales en partie autonomes — but poursuivi avec un intérêt particulier par les conservateurs depuis au moins la seconde moitié du XIIIe siècle » (L’anti-machinisme dans l’état espagnol aux XIXe et XXe siècle, Amigos de Ludd n°3).

Ce que Franco a imposé à la campagne fut finalement la mécanisation réalisée dans la dépossession que les révolutionnaires n’avaient pas eu le temps de réaliser dans la liberté, anéantie par le même Franco. Les options déjà prises par l’Espagne révolutionnaire après 1936, en matière de collectivisation et d’équipement machinique, constituent pour ce néo-luddisme ibérique la véritable révolution inconnue, comme l’atteste cette « découverte » : « la mécanisation de l’agriculture n’a eu lieu que sous le régime franquiste, puisque c’est seulement celui-ci qui, une fois la guerre civile gagnée, a été capable de détruire définitivement la société rurale (tâche à laquelle l’absolutisme comme le libéralisme progressiste avaient partiellement échoué), — destruction qui est la condition nécessaire de la mécanisation massive » (ibid.). C’est là une version des faits quelque peu surprenante à la lumière de ce que l’Espagne révolutionnaire en a dit et pensé elle-même, sans attendre des commentateurs tardifs. Ce grand bond en avant historique, passant directement de la société rurale traditionnelle au franquisme, en effaçant la révolution espagnole de son champ d’investigation, est invalidé par les témoins de l’Espagne révolutionnaire. Abad de Santillán résumait le bénéfice moral que retirait la paysannerie, dans ces conditions historiques révolutionnaires d’une production auto-déterminée, lorsqu’il critiquait l’abrutissement induit par le travail de la terre : « Le plus grave inconvénient du travail familial, qui absorbe la totalité de l’énergie des membres de la famille en mesure de travailler (…) réside dans l’effort physique excessif qu’il exige. (…) Il est nécessaire qu’il [le paysan] dispose de temps libre et d’une réserve d’énergie pour s’instruire, lui et les siens, afin que la vie à la campagne soit aussi transformée par les bienfaits de la civilisation. Au sein des collectivités, le travail est bien moins pénible et permet à chacun de lire des journaux et des livres, de cultiver son esprit afin de l’ouvrir à toutes les innovations créatrices de progrès[22] ». Le travail de la terre était bien le grand décervelage.

La bureaucratie céleste le savait, qui condamnait les intellectuels au xianfang, l’envoi périodique à la campagne. Un observateur remarquait que cette « déportation permanente » ne différait en rien du Service du travail obligatoire et procédait d’un « mouvement opposé à celui de la logique de l’histoire qui va de la campagne vers la ville » (Le Radeau de la mémoire, Marcel Mariën, Le Pré aux clercs, 1983, p. 241). Les technophobes accomplissent périodiquement, depuis mai 68, leur xianfang, mais, progrès remarquable, de leur propre chef. C’est la socialisation de l’indigence dont est sortie une nouvelle fois, comme l’annonçait L’idéologie allemande, « la lutte pour le nécessaire et, par conséquent (…) tout le vieux fatras », du mysticisme des hippies au socialisme réactionnaire ressuscité des technophobes, avec sa défense des anciens moyens de production, de la traction animale à la fiche de lecture calligraphiée. Les paysans chinois de l’époque maoïste, eux, ne paraissaient pas pénétrés de leur privilège bucolique. Au cours d’une moisson, digne pour une fois du Petit Trianon plus que de la corvée féodale, à laquelle les bureaucrates maoïstes avaient convié, en limousine et avec chauffeur, les camarades étrangers, l’un de ces moissonneurs d’un jour rapporta à Mariën ce mot d’un paysan à son voisin, tous deux assis à ne rien faire : « Donne donc une fourche à ce diable d’étranger ! »

A la différence des chantres de la terre, des intellectuels maoïstes aux technophobes, les anarchistes espagnols n’étaient certes pas étrangers à la recherche de l’épanouissement de l’individu social, dont Marx, après Owen, pressentait que la grande industrie, émancipée de sa misérable base capitaliste, constitue la condition sine qua non : « L’économie vraie, l’épargne, consiste à économiser du temps de travail (…) Mais inséparable du développement des forces productives, cette économie n’est en rien une renonciation à la jouissance. L’accroissement de la force et des moyens de production conditionne les facultés qui rendent l’individu apte à jouir de l’existence, aptitude qui va de pair avec la puissance productive. Economie de temps de travail signifie augmentation de loisirs pour le plein épanouissement de l’individu (…) Le travail ne peut pas devenir un jeu, comme le veut Fourier, qui eut le grand mérite d’avoir proclamé comme fin ultime le dépassement, dans une forme supérieure, non point du mode de distribution mais de production. Le temps libre ― qui est à la fois loisir et activité supérieure — aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de la production immédiate[23]. » Bref, le « socialisme », c’est bien l’électricité plus les soviets ― mais cela veut dire aussi travailler peu.

Rien n’était plus étranger aux anarchistes espagnols que ce nec plus ultra de la sagesse du métier et de la manufacture résumé par la devise, donnée plaisamment par Marx, « savetier reste à la savate ! » C’est par contre l’idéal du petit-bourgeois. Pour le réaliser, son héritier technophobe n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge, dont l’idéal est le chef d’œuvre exigé par le corps de métier. L’un d’eux conclue ainsi ses notes sur l’utopie néo technologique par des considérations très éloignées de l’homme total rêvé par Marx : « dans le cours d’une vie, un individu ne peut guère acquérir et développer réellement qu’un nombre restreint de capacités créatives ou de savoir-faire particuliers. » Mais avant que d’exister dans sa réédition moderne, le technophobe a été portraituré, et immortalisé dans Misère de la philosophie. C’est M. Proudhon : « Ce n’est plus de l’histoire descriptive, ni de l’histoire dialectique, c’est de l’histoire comparée. M. Proudhon établit un parallèle entre l’ouvrier imprimeur actuel et l’ouvrier imprimeur du moyen âge ; entre l’ouvrier du Creusot et le maréchal-ferrant de la campagne ; entre l’homme de lettres de nos jours et l’homme de lettres du moyen âge, et il fait pencher la balance du côté de ceux qui appartiennent plus ou moins à la division du travail telle que le moyen âge l’a constituée ou transmise. Il oppose la division du travail d’une époque historique à la division du travail d’une autre époque historique » (Misère de la philosophie, La division du travail…, Marx, p.98). Il va de soi que cette division du travail anté-industrielle s’enracine dans la propriété individuelle et la perpétue.

Dans le brouillon d’une lettre fameuse à Véra Zassoulitch, Marx analysait la commune rurale russe (le mir), forme archaïque de propriété communautaire plus ancienne que la propriété privée artisanale. Il estimait que le mir anticipait sur la collectivisation communiste à venir. L’originalité de la situation russe était, aux yeux de Marx, qu’elle aurait pu permettre le passage de la communauté archaïque au communisme sans passer par la propriété privée capitaliste. Cependant, Marx observait également qu’une évolution du mir vers le capitalisme n’était pas non plus à exclure. En effet, la propriété foncière privée de la famille individuelle (sous la forme de la maison et de sa cour), la culture parcellaire et l’appropriation privée de ses fruits pouvaient tout autant doter la propriété collective, en l’occurrence la commune rurale russe, d’une vie vigoureuse que constituer un dissolvant de l’égalité économique et sociale primitive. Il dénonçait plus particulièrement le travail parcellaire, comme le feront plus tard les révolutionnaires espagnols. Celui-ci donnait lieu à l’accumulation d’argent, et, parfois même, d’esclaves et de serfs ; introduisait les échanges individuels, où prévalait la ruse, provoquant au sein de la commune des conflits d’intérêt et de passion propres à entamer la propriété collective. L’importance de ce point ressortira dans la suite de cet article.

Jaime Semprun cite ce même brouillon dans son Apologie pour l’insurrection algérienne[24], en proposant une analyse passablement ambiguë et sans aucun doute, à en juger par les positions actuelles de son auteur, étrangère à la pensée de Marx. Semprun rappelle l’intérêt que l’auteur du Capital manifesta pendant les dernières années de son existence pour les perspectives révolutionnaires offertes par la commune paysanne en Russie : « En 1881, dans le brouillon d’une lettre fameuse où, en réponse à Véra Zassoulitch, il s’en prenait aux “marxistes” qui voyaient dans la destruction de la commune rurale une étape indispensable du développement historique en Russie, Marx notait que l’élimination du capitalisme ne pouvait aller sans “un retour des sociétés modernes à une forme supérieure “archaïque” de la propriété et de la production collectives”, et qu’il ne fallait donc “pas trop se laisser effrayer par le mot “archaïque”” ». Cependant, il ne faut pas perdre de vue les déterminations historiques précises que recouvre l’épithète « supérieure ». Par là, Marx entendait très exactement les fruits dont la production capitaliste a enrichi l’humanité, soit le travail coopératif, organisé sur une vaste échelle  et l’agriculture combinée à l’aide des machines. La commune rurale « peut donc s’incorporer tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer sous ses fourches caudines » et devenir le point de départ du système économique auquel tend la société moderne. Cela permet aussi de mesurer l’étendue du contre-sens que commettent les rédacteurs de la revue technophobe In Extremis lorsqu’ils écrivent que « l’erreur tragique de la théorie révolutionnaire — Marx en comprit la portée à propos de la communauté paysanne russe traditionnelle, le mir, (dans sa lettre à la populiste russe Véra Zassoulitch) dont il pensa en définitive qu’elle pourrait constituer un saisissant raccourci, hors le périple industriel, vers la communauté humaine universelle — a été de négliger le ferment de ces communautés de base ; ce que, de leur côté, les anarchistes ont été plus à même de prendre en compte aussi bien dans leurs conceptions fédératives que par leurs tentatives de soulèvement » (In Extremis, numéro Un ― Automne 2001). Marx écrivait en fait dans ce même brouillon que la commune rurale pourrait « s’emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi l’humanité sans passer par le régime capitaliste ». En d’autres termes, il évoquait la possibilité pour la commune russe d’un raccourci à travers une forme de périple industriel, mais hors le périple capitaliste. Si, dans l’œuvre théorique de Marx, le capitalisme (sous sa forme la plus développée) est nécessairement industriel, toute industrie n’est pas en soi et pour soi capitaliste. Il est donc quelque peu surprenant de voir que divers encyclopédistes des nuisances et leurs disciples croient trouver dans ce fragment de Marx de quoi apporter de l’eau à leur moulin préindustriel[25]. Korsch avait dénoncé par avance cette méprise : « L’hypothèse selon laquelle Marx et Engels auraient vu, dans les diverses conditions sociales “primitives”, une anticipation véritable de la société à venir, et dans la société communiste future une restauration réelle de conditions dépassées depuis longtemps, n’a rien à voir avec la conception marxienne de l’histoire, si tant est qu’elle n’y contredit formellement » (Karl Marx, Karl Korsch, Ed. Champ Libre, 1971, p. 77).

Certes, Marx a dénoncé dans Le Capital l’épuisement des deux sources d’où jaillit toute richesse, la terre et le travailleur. Certains technophobes se sont empressés de s’approprier ce passage : « Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité ». (Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, 1999, p. 49-50). Mais c’est pour opposer à cette agriculture intensive « le paysan, avec son savoir traditionnel et son empirisme intuitif », autrement dit pour « décréter la médiocrité en tout » (Pecqueur[26]). Rien n’est en tout cas plus étranger une nouvelle fois à Marx, dont ils aiment tant à se réclamer en le morcelant. Marx rappelait aussi l’autre côté de l’industrialisation de l’agriculture : le remplacement de l’exploitation routinière (le savoir traditionnel du paysan) et irrationnelle (son empirisme intuitif) par une synthèse nouvelle et supérieure, l’union de l’agriculture et de l’industrie. Ce paysan défendu par les technophobes, c’est le petit producteur indépendant travaillant à son compte. L’élément indispensable à son existence, c’est le morcellement du sol et l’éparpillement des autres moyens de production, autrement dit, le travail parcellaire, le facteur de dissolution, dénoncé par Marx, de cette communauté archaïque dont les technophobes revendiquent le modèle. Sont exclues en même temps, par cette propriété agricole individuelle, la concentration, la coopération sur une vaste échelle, la domination savante de l’homme sur la nature. Les technophobes ne comprennent pas que la révolution doit établir une unité entre la communauté sociale et le caractère collectif de la production, et ils ne cessent d’imaginer une communauté de petits entrepreneurs, c’est-à-dire dire un être aussi mythologique que la chimère. Quant aux anarchistes espagnols, dont se réclament, comme nous l’avons vu, les technophobes, s’ils prirent en compte le ferment révolutionnaire des communautés de base, ils introduisirent à la campagne la collectivisation là où dominait la propriété privée, en dépit des résistances de nombreux fermiers et métayers, et s’appliquèrent à civiliser la campagne.

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L’examen critique de ces fétiches permet de mesurer que, sur un point au moins, qui plus est fondamental, les technophobes sont les dignes fils de leur époque : leur nostalgie de l’histoire passée est aussi grande que leur mépris de l’histoire comme ensemble de faits mémorables et comme méthode ; à l’histoire réelle ils opposent sa reconstruction, c’est-à-dire sa dénégation ; bref au monde comme volonté ils opposent le monde comme représentation. N’est-ce pas là le plus sûr indice d’une idéologie en formation ?

Mais l’erreur la plus tragique que commet la théorie post-révolutionnaire qui prétend remplacer la critique du capitalisme par la critique de l’industrie est non seulement de négliger que le prolétariat se rapprocha à plusieurs reprises au cours de son histoire de cette communauté humaine universelle, à travers le périple industriel, mais surtout qu’il n’existe pas aujourd’hui d’autre prétendant à la vie historique. Comme l’écrivait René Riesel du temps qu’il était situationniste, « les ouvriers se trouvent être, encore et toujours, la force centrale qui peut arrêter le fonctionnement existant de la société, et la force indispensable pour en réinventer toutes les bases[27]. » (Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste, I.S.12, p. 66). En guise de vérification historique, qu’il nous suffise de rappeler — après Riesel — à travers toutes leurs imperfections, le Conseil des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg, réunissant les délégués de 200 000 ouvriers de plus de 150 entreprises ; les Conseils de Turin rassemblant le prolétariat, très concentré des usines Fiat, des cheminots et des dockers (le 15 mars 1920, ils « remirent en marche la production sous leur seul contrôle », appelant dans un manifeste les ouvriers à « devenir [eux-mêmes] les maîtres, les maîtres de [leurs] machines, de [leur] travail, de [leur] vie ») ; ou encore, pour emprunter un exemple à l’envers de l’histoire contemporaine, l’argentinazo, le mouvement des piqueteros et des assemblées de quartier, surgissant sur le sol du capitalisme industriel et urbain. Il ne saurait y avoir pour cette praxis historique précise de guides éduqués par le travail marginal et la petite entreprise agricole se constituant en nouvelle avant-garde apportant de l’extérieur la conscience au troupeau prolétarien dégénéré.

L.L. & M.B.A.

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[1] Persistance que les ouvriéristes comme les technophobes n’aiment pas trop à se rappeler.

[2] Dans son ouvrage de référence (généralement passé sous silence par les clercs, en France, comme le rappelle son préfacier M. Abensour) La Formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard Le Seuil, Hautes études, 1988.

[3] En Chine la corporation des traîneurs de pousse s’opposa aux tramways et en Inde, les tisserands s’opposèrent également à la « civilisation industrielle ». A propos de l’Espagne, on lira l’étude, illustrant exemplairement le point de vue technophobe, L’anti-machinisme en Espagne aux XIXe et XXe siècles. Amigos de Ludd n°3, juin 2002. Nous y reviendrons.

[4] Il va sans dire que nous balançons en passant un grand coup de pied dans les couilles de certains de ces messieurs qui voient dans le luddisme, comme dans toute contestation prolétarienne du monopole de la violence étatique, une éruption de violence aveugle : aux penseurs sans négation, la négation apparaît toujours privée de pensée. Chaque coup de Gênes qui gâche leurs fêtes « contestataires », comment ils aiment à l’écrire, illumine les nôtres — en attendant de faire un peu d’Argentine chez nous.

[5] Thompson signale de nombreux cas de marchandises « réquisitionnées » par des « régulateurs » issus des « classes populaires », revendues au prix coutumier et dont le revenu était scrupuleusement reversé à leurs propriétaires : des «  auto-réductions » avant la lettre, en somme.

[6] Le raisonnement avoué qui présida à l’abrogation de ces mêmes Combination Acts (1824-1825) démontre a contrario la relation entre loi sur les coalitions et luddisme. Le principal propagandiste de l’abrogation, Place, déclara : « Laissez les travailleurs et leurs employeurs aussi libres que possible de faire leurs arrangements à leur façon. C’est le moyen de prévenir les conflits » (Thompson, 468). A l’expérience, les lois contre les coalitions s’étaient montrées incapables d’enrayer le développement du syndicalisme ouvrier, mais surtout la généralisation des actions syndicales violentes au premier rang desquelles il faut compter le luddisme.

[7] « Ce qui prive à jamais les syndicats de légitimité, c’est que c’est une défaite bien réelle — celle des luddites et de tous ceux qui résistèrent au machinisme ― qui a créé les conditions de leur victoire » (Qui a tué Ned Ludd ?, in Aux sources de l’aliénation, L’Insomniaque, 1999, p.116).

[8] C’est plus particulièrement valable pour l’aristocratie professionnelle à laquelle appartenaient par exemple les tisserands. Entre professions existait en effet une stricte hiérarchie qui se reflétait dans le mépris de certaines catégories d’artisans pour d’autres.

[9] « NOUS (…) démentons et désavouons tout lien avec les destructeurs des machines (…) chaque machine qui allège le travail humain est une bénédiction pour la grande famille à laquelle nous appartenons » déclarait par exemple un jacobin anonyme du Lancashire à l’époque du luddisme (Thompson, 539).

[10] Nous apportons une restriction au point de vue de Marx sur ce sujet au début de « Pouget, mode d’emploi ».

[11] Ce que préconise dans son texte Hit where it hurts, mais en de tout autres termes, l’Unabomber à la triste figure en guerre non plus contre les moulins à vent mais contre la technologie, sans que du Quichotte à Kaczynski se dessine un réel progrès dans la lucidité. A cet égard, rien n’est plus éclairant, si l’on ose dire, que ceci : « To accomplish anything against the system you have to attack all electric-power generation as a matter of principle. » Il n’y a pas non plus l’ombre d’une parenté entre les malheureux fanatiques de la lutte armée et les mauvais ouvriers qui savent que le capital, sous la forme individualisée du capitaliste ou du personnel étatique est aisément remplaçable. C’est pourquoi ils attaquent la catégorie économique impersonnelle (le capital) dans ses manifestations objectives (le capital constant).

[12] Aux Etats-Unis, cette année, la PMA (Association maritime du Pacifique), regroupant 79 compagnies, a reproché aux dockers d’avoir ralenti leurs cadences de travail au cours d’un conflit. Ceux-ci protestent contre l’automatisation du processus de suivi des conteneurs de transport. La PMA veut éliminer la plupart des postes en installant de nouveaux systèmes automatisés.

[13] C’était un sport national parmi les mauvais ouvriers d’Italie dans les années 70 (cf. Le secret c’est de tout dire, Gianni Giovanelli). « Plusieurs ouvriers, dont mon ami, se sont fait licencier juste avant la faillite, avec des extravagantes indemnités de départ, qu’ils calculaient eux-mêmes avec la direction, d’après le compte précis des dégâts qu’ils auraient pu faire dans les trois mois suivants, s’ils restaient » (G. Sanguinetti à G. Debord, lettre du 15 août 1978, in Correspondance Champ Libre, vol.2, p. 115).

[14] « La première Strasbourg des usines vient d’avoir lieu, avec le plus grand succès imaginable, à Milan, grâce à un groupe d’ouvriers situs (…) Deux usines (…) sont donc tombées en faillite (…) dans le chapitre XIII (Du sabotage considéré comme l’un des beaux-arts) je rendrai public ce scandale (…) cette faillite a été l’œuvre déterminée d’ouvriers situationnistes conscients » (ibid., p. 114).

[15] Comme Marx qui notait : « Dans l’industrie à domicile, cette exploitation devient plus scandaleuse que dans la manufacture, parce que la faculté de résistance des travailleurs diminue en raison de leur dispersion. » (Ibid., La grande industrie XV, VIII, p.982). On sait que l’organisation capitaliste du travail encourage le télétravail à domicile : c’est là aussi un aspect de la division du travail qui facilite l’intensification de l’exploitation capitaliste.

[16] C’est tout l’enjeu, on l’aura compris, des sommets internationaux où décideurs et contestataires labellisés, cherchent les dernières chances de sauver le capitalisme dans le monde entier, en préservant « les deux sources de toute richesse, le travailleur et la terre ».

[17] Voici — explique Balzac. — « On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la république canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité. La république s’était emparée de l’émeute, comme un insurgé s’empare du fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et que le paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvrier meurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. Après la révolution de juillet, la misère est arrivée à ce point que les CANUTS ont arboré le drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier. Elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les CANUTS qui se sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentré dans l’ordre, et le canut dans son taudis. Le canut, probe jusque là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait en bottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociants le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts : il a rendu poids pour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, et le commerce des soieries a été infesté d’étoffes graissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branche du commerce français… Les troubles ont donc produit les “gros de Naples” à quarante sous l’aune… » Balzac a soin de souligner que le sabotage des canuts fut une représaille de victimes. En vendant la « gratte » que, dans le tissage ils avaient remplacés par l’huile, ils se vengeaient des fabricants féroces,… de ces fabricants qui avaient promis aux ouvriers de la Croix-Rousse de leur donner des baïonnettes à manger, au lieu de pain… et qui ne tinrent que trop promesse ! (Le Sabotage, ch.1) Un berger anti-industriel n’y reconnaîtra sans doute pas ses canuts.

[18] Ce fut le cas aussi, bien sûr, de ces mêmes professions en milieu rural. Un observateur donne l’exemple du village de Calaceite : « Il y avait auparavant dans ce village de nombreux cultivateurs, quelques forgerons et quelques menuisiers qui travaillaient seuls dans de petits ateliers ; leur outillage était rudimentaire et leurs méthodes de travail archaïques. Le collectivisme leur a ouvert une nouvelle voie. (…)Tous les ouvriers du bois du village travaillent dans une vaste menuiserie. » Entre los campesinos de Aragón, A. Souchy. Cité par B. Bolloten, ibid. , p. 95.

[19] « Ou, comme le disaient les anarchistes, de socialisation » La Révolution espagnole, B. Bolloten, p. 80.

[20] Certains petits propriétaires firent le dos rond espérant que la collectivisation n’aurait qu’une durée éphémère.

[21] En effet, « Les latifundia étaient tombées aux mains des nationalistes presque immédiatement après le commencement des hostilités. », Agrarian Reform, Malefakis. Cité par B. Bolloten, ibid., p. 84.

[22] Solidaridad obrera, 4 septembre 1936. Cité par Bollotten, p.85. Les anarchistes espagnols voulaient donc civiliser la campagne… comme Marx.

[23] Principes d’une critique de l’économie politique, Machinisme, science et loisir créateur, Marx, in Œuvres II, Gallimard, p. 311. La parenté avec la « construction de situation » n’aura pas manqué d’apparaître au lecteur instruit.

[24] Semprun établit un parallèle entre l’institution archaïque de la commune rurale russe et « le type de propriété et de production collectives sur lequel reposait l’organisation tribale » en Algérie.

[25] En fait, la notion de société industrielle, employée aussi bien par Kaczynski que par des encyclopédistes des nuisances, est non seulement confusionniste conceptuellement, comme le montre la lecture qu’elle conduit certains technophobes à faire de Marx, mais encore impropre historiquement. Il s’agit en fait, au sein même de l’histoire du capitalisme, dont Marx situe les débuts au XVIe siècle, de l’époque de la grande industrie, caractérisée par l’introduction du machinisme dans le procès de production. Marx adopte la définition de la machine, « point de départ de la révolution industrielle », proposée par Babbage : « La réunion de tous ces instruments simples, mis en mouvement par un moteur unique, forme une machine » (Le Capital, La grande industrie, p. 919). Les néo-luddites l’opposent artificiellement à l’industrie manufacturière, caractérisée par le travailleur qui manie un outil, alors que ce sont les deux moments d’un même processus. C’est l’atelier, produit de la division manufacturière du travail, qui enfanta à son tour les machines, supprimant l’activité artisanale (Le Capital, La manufacture, p. 913).

[26] Cité par Marx dans Le Capital, Conclusion, ibid., p.1238. Par ailleurs, il convient de noter que le souci de gérer les ressources naturelles de façon écologique est par nature une perspective collective, sociale, et a besoin de moyens collectifs pour exister. Assimiler les folies actuelles, qui traduisent le point de vue solitaire de la valeur et de son représentant solipsiste, le capitaliste, à la « massification » et au collectivisme, voilà une audacieuse inversion des faits.

[27] Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste (I.S.12).

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