Les Aventures de Dieu – Episode 2
Religion et spectacle
Si la loi de la valeur est la théologie cachée de la religion marchande, le spectacle en est le compendium pratique, le bréviaire de tous les jours, l’industrie de l’illusion réellement opérante. Les approches qui tentent de comprendre la dimension religieuse du capital sans se référer au spectacle, comme celles qui s’esquissent en Allemagne à partir d’un manuscrit de Walter Benjamin, se compliquent inutilement la tâche, et omettent sciemment de comprendre de quelle façon la marchandise a construit sa religion.
Désormais, le développement qui a eu lieu remplace l’analyse, ou presque, la vérité révélée du spectacle est venue s’ajouter aux cachotteries du capital, traduire le capital dans l’idiome de tous les jours. Il suffit de regarder ce qui, naguère, devait encore être anticipé ou deviné par l’esprit, et ce qui aujourd’hui est sans cesse ouvertement proclamé. On se vante désormais de ce qu’on cachait auparavant : les deux attitudes étant également éloignées d’une position véridique.
Mais à l’inverse l’analyse du spectacle à partir de la seule marchandise, qui a pris le dessus sur l’impulsion initiale de La société du spectacle (1967), tend à verser dans une observation seulement sociologique, oublieuse de la logique contraignante du capital et de la valeur, et donc de ce qui gouverne la religion actuelle.
De quoi le fétiche parle-t-il ?
On sait que Marx a parlé du fétichisme de la marchandise. Isolée de son contexte, l’expression induit en erreur, ce contexte étant l’intégralité de l’étude développée et intitulée Le Capital. Coupée de cet ensemble, elle peut suggérer que Marx était une sorte de psychologue vaguement anthropologique, entre le premier utilisateur de la notion Charles de Brosses (Du culte des dieux fétiches, 1760) et des auteurs comme Mauss, Binet et Freud, se contentant de décrire des pratiques irrationnelles de surestimation et d’adoration de l’objet marchand par le consommateur.
Dans cette image d’Epinal pseudo-critique, tout est faux. Pour Marx, la marchandise n’était pas un objet mais un rapport social. Ce qui intéressait Marx, ce n’était jamais un objet mais, à la rigueur se reflétant dans l’objet, le mode de production et le système de relations sociales impliquant réellement les hommes, leurs activités, leurs perceptions, leur horizon mental, leur vie. Et enfin ce n’est pas de la consommation que Marx partait mais de la production.
Le fétichisme réside dans la façon dont le capitalisme comme système de dépossession fait « revenir » vers ceux qui ont été dépossédés le résultat de leur production. Le fétichisme n’est autre que ce système tout entier, en tant que pratique fétichiste active. La contemplation « fétichiste » ne vient que conclure le fonctionnement de l’ensemble.
Le terme de fétiche, né chez l’observateur ethnographique de Brosses et devenu un concept important de l’observation et de la théorie psychanalytiques, ne prend pourtant son sens total, actif et pratique que dans l’horizon marxien : le fétiche pervers est à la merci de l’imaginaire subjectif, la formation fétichiste qu’est le capitalisme se perpétue hors de toute subjectivité individuelle. C’est là que le terme de fétichisme devient un concept. On a pu critiquer ou réfuter la notion de fétiche comme caractérisant trop mal, ou trop faussement, les sociétés dites « primitives », on ne peut écarter du monde actuel la constatation qu’il est une production fétichiste permanente : le fétiche n’est pas seulement tel ou tel objet dans la vitrine, mais, de façon générale, la production et reproduction de la dépossession, cette immense positivité indiscutable qui se présente comme donnée et comme naturelle, et non comme produite, artificielle et transformable, positivité que Debord a décrite comme spectacle.
L’application du terme « fétichisme » à des sociétés aussi différentes que celles des « sauvages » et du capitalisme moderne ne manque pas d’induire la question de savoir ce qu’il peut y avoir en commun, et si le fétiche parle des mêmes choses à des hommes vivant dans des conditions aussi dissemblables.
Certains ont pensé que le fétiche « primitif » parlait aux hommes des forces de la nature. Mais l’homme n’est pas seulement un animal qui perçoit la nature, il est aussi et surtout l’animal qui façonne sa perception de la nature, qui ne perçoit d’elle que ce qu’il en a façonné. Les hommes avaient projeté dans leurs statuettes non pas les forces naturelles réelles mais leur pensée de ces forces, c.a.d. la principale production, encore purement mentale, qui était la leur. A aucun moment l’homme n’a dû abandonner les forces naturelles, sa première nature, pour reporter son intérêt sur ses propres forces productives, sa seconde nature, car d’emblée c’était sa propre conception, sa propre production, qui lui faisait face dans la statuette. Rien n’a changé, de ce côté, sauf qu’il ne s’agit plus de production purement mentale, mais de production à la fois mentale et matérielle. La « grille de lecture » a adopté des formes concrètes.
L’histoire passée de l’homme est sa préhistoire, l’histoire de sa dépossession et de sa croissance dans la dépossession. Pour accumuler la puissance humaine, les formations sociales ont également accumulé le fait que sa puissance échappe à l’homme et lui fait face, comme le capital aux travailleurs ; le fétichisme, contrairement à ce qu’en pensaient les Lumières, n’a donc pas constamment diminué, mais il s’est au contraire considérablement accru. Tous ces êtres lucides, parfaitement respectueux d’un rationalisme partout adulé, ne peuvent manquer de considérer avec amusement ou avec pitié un sauvage en train de se prosterner devant une statuette, et leur présumée lucidité leur permet de ne jamais se demander quelles seraient les réactions du même sauvage devant la vie qu’ils mènent, eux, de façon constante, appuyant sur des boutons qui actionnent à distance des appareils dont ils ignorent le fonctionnement ; se contentant de parler dans des petits objets au lieu d’aller voir la personne dont le fantôme leur suffit ; passant leur vie à célébrer le capital dans d’ineptes bureaux où on les remplace d’une minute à l’autre sans même avoir enregistré leur présence en tant qu’individu ; ânonnant et répétant à qui mieux mieux les mensonges opportuns du moment ; et avalant avec frénésie et délectation les spectacles les plus ineptes, dans lesquels on les insulte de façon si manifeste. Si le fétichisme est un réflexe religieux, la société actuelle est la plus religieuse de tous les temps, la plus soumise, la plus trompeuse, la plus infâmante. Celle où la plupart passe son temps, comme dans les églises réformées, à professer sa foi dans l’inepte.
Un fétichisme à l’envers ?
Le « sauvage » regarde la statuette, et y voit s’activer des dieux, s’y déployer des forces, s’y répandre la vie.
Le « civilisé » fait le contraire : il regarde un objet produit, transformé, raffiné, signifiant, symbolique, valorisé, esthétisé, rentable, c.a.d. un objet renfermant et exprimant une masse incalculable de rapports, de relations, de calculs, un objet dont la production transforme la planète, en fait : la totalité d’une société ; et il n’y voit qu’un objet, une simple chose.
Où donc se situe le véritable fétichisme ? Est-on bien sûr de l’avoir compris ? N’aurait-on pas remplacé l’hallucination des esprits par l’hallucination de la chose ? A force de voir les choses en face, on ne voit en face de soi que des choses, alors qu’en réalité, à partir de chaque objet, il est possible, dans une large mesure, de reconstituer mentalement l’époque qui l’a produit, tant il contient et exprime des procédés techniques, un degré d’évolution des forces productives, des rapports de production, une sensibilité, une approche du monde, etc…
Un sacré plus actif que prévu
Le regard que le curé porte sur le monde consiste toujours à réduire ce dernier à une réalité profane, et à déplorer l’absence du sacré, qui serait ailleurs, dans le ciel et dans des cérémonies «célestes». Ce qui caractérise le curé, ce n’est donc pas de s’intéresser au sacré, c’est de ne pas le voir là ou il est, là où il est réellement et essentiellement à l’œuvre. Et donc de totalement se tromper (et de tromper tous les autres) sur la nature même du sacré.
Interrogé sur le sacré et le profane, un sauvage donne toujours une réponse plausible (qui sera encore, beaucoup plus tard, celle d’Aristote : « je cultive mon champ et je nourris mes animaux, ça c’est l’oïkos, c’est ma vie profane, au-delà de cela je suis un être humain, je fais de la politique et de la philosophie, ça c’est le sacré »). Cette lucidité allait de soi, car dans sa vie réelle le sauvage avait affaire aux deux sphères, elles alternaient dans sa vie, il était sujet (ou objet) des deux. Le salarié (ou chômeur) moderne ne connaît dans sa vie que le profane, et ignore la sphère réelle du sacré – ignorance pénible à vivre, qui fournit en adeptes les religions et les sectes, lesquelles s’adressent toutes au malheureux individu profane dans ces termes : « tu cherches le sacré, et bien justement tu as de la chance, c’est notre spécialité, ne cherche plus, on va te fournir, inscrits-toi, signe en bas à droite et accepte nos conditions de livraison ». Mais tout cela n’est bien sûr que mensonge : le sacré est là , et en réalité, dans sa misérable existence profane, le salarié y participe bien plus, inconsciemment, que ne le font le curé et ses rabatteurs.
Le mensonge du curé repose sur une thèse simple : le monde moderne serait « utilitariste », et c’est cet « utilitarisme » qui aurait privé les hommes de toute approche du sacré. Ce mensonge, qui est facile à l’usage puisqu’il est aussi l’illusion probablement la plus répandue, doit mettre la puce à l’oreille : et si le curé a tort sur une partie du raisonnement, il a également tort sur le reste. Cette illusion convient au curé, car elle ne nourrit pas seulement son mensonge, elle le nourrit comme mensonge vivant. Presque tout le monde y croit. Même les universitaires critiques du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) y ont cru, en ont fait leur credo et leur a priori, et ont condamné trente ans de leurs recherches, parfois fructueuses sur des sujets passionnants et essentiels, à simplement conserver et reconduire un si risible préjugé. Mais qu’y a-t-il d’utilitariste dans le monde contemporain ? Rien du tout, absolument rien, et c’est très vite démontré.
Dans sa sphère limitée et bornée, le salarié produit et consomme des objets non pas utiles, mais dont il croit qu’il sont utiles, et il le croit parce qu’on le lui dit (et on le lui répète, du matin au soir). Dans cette sphère profane, l’utilité n’est donc au mieux qu’une apparence, en réalité une fable, un simple prétexte intéressé. Parfois le style d’une époque (cf. la Neue Sachlichkeit, le Bauhaus). Ce qu’il y a de favorable au capital, dans le mensonge utilitariste, c’est la cohérence logique qu’offre la rigueur fonctionnaliste, une logique contraignante qui entraîne et qui enchaîne ses sujets ; et, par ailleurs, l’illusion d’un fondement dans la réalité, dans la valeur d’usage, dans le « concret ».
Mais notre action n’est jamais gouvernée par une « science rationnelle de l’utile » : si une telle science trouvait à se déployer, elle entraînerait au contraire, et immédiatement, un profond bouleversement de l’ensemble de l’activité sociale, tant à l’échelle individuelle que collective, et l’abolition du capital. Une des sources du profond désarroi de nos contemporains provient justement de l’interdit auquel ils se trouvent de plus en plus souvent confrontés, et qui prohibe que confronté aux innombrables exigences aberrantes de la logique du capital, l’on invoque leur inutilité, leur dangerosité, leur caractère inepte. On ne les laisse pas devenir utilitaristes. Le sentiment, parfaitement justifié, d’un irrationnel en plein boom, sentiment qui perturbe des populations entières, montre suffisamment que l’activité sociale ne connaît pas, et ne veut pas connaître de critères pragmatiquement rationnels. Voir dans tout cela de l’utilitarisme témoignerait donc d’un état hallucinatoire aggravé.
Si on abandonne à présent l’existence du salarié, qui n’est que la base fangeuse sur laquelle prend appui et dont se nourrit le principe réel du monde actuel, et qu’on considère la sphère sacrée qui est la vie du capital (sa production et sa reproduction), le mythe de l’utilitarisme achève de se couvrir de ridicule. Le capital ignore en effet radicalement toute notion d’utilité, et ne connaît qu’un seul critère, conforme à sa nature et le gouvernant entièrement : l’accumulation.
Quelle que soit donc la sphère considérée (sphère du salaire, sphère du capital), l’utilité n’est au mieux qu’une chimère, une berceuse ressassée sans relâche. Ceux qui parlent d’utilitarisme ont dans la bouche un cadavre et travaillent, consciemment ou inconsciemment, pour la vermine qui prolifère sur ce cadavre : les supermarchés, d’une part, et les curés, par ailleurs.
Totalement écarté de la sphère réelle du sacré, l’homme normal (profane) n’en connaît rien. Mais il est néanmoins au contact d’illusions sur le sacré (a-t-il jamais eu une autre approche qu’illusoire du sacré ? l’idée même du sacré n’est-elle pas le signe et la preuve d’une condition humaine confinée à l’illusion ?). Il est à son contact non seulement dans l’industrie spécialisée produisant son image illusoire (églises et sectes), mais aussi au sein même du profane, avec l’illusion de bonheur que propage comme vague réminiscence du sacré l’engouement marchand dirigé ; avec cette loi qui s’impose à tous comme une volonté divine que personne ne peut mettre en cause ; et avec, plus récemment, le devenir-marchandise de ce qui servait de base à la production marchande et qui n’avait pas encore partagé complètement le sort ingrat des gadgets les plus éphémères : les entreprises, d’une part, et les humains eux-mêmes, d’autre part.
Dans le fonctionnement spéculatif du capital financier, quand le capital ne réussit plus à dégager des marges de profit jugées suffisantes dans la production, et qu’il se reporte en effet sur l’achat et la vente des entreprises productrices elles-mêmes, c’est le capital lui-même (sous forme d’entreprises) qui est traité en marchandise, c’est l’anthropophagie d’un capital qui se dévore lui-même parce qu’il n’a plus rien d’autre à se mettre sous la dent.
Parallèlement à cela, du fait de la prolifération des services et de l’activité spécifique du spectacle, l’individu est traité non plus simplement en producteur (la forme marchande ne porte que sur sa force de travail) mais comme marchandise intégrale (la forme marchande englobe son apparence physique et son activité mentale). Nombreux sont d’ailleurs ceux qui s’en réjouissent, croyant en se soumettant aux diverses contraintes de la mode et de leur relookage permanent devenir ce reflet marchand de la valeur qu’ils ont appris à admirer dans les gadgets inertes.
Ainsi, les entreprises et les individus se trouvent versés dans le flux ininterrompu des marchandises qui brûlent partout, comme autant de bûchers allumés à la gloire du dieu capital. Dans ce méga-sacrifice où aucun membre ne reste sobre, le sacré se présente au moment de l’immolation. On est touché par la grâce à l’instant où l’on meurt comme valeur d’usage, comme substance matérielle : et tandis que la chair se consume, les observateurs les plus doués parviennent à distinguer un vague halo spirituel qui s’envole, c’est alors que la valeur s’échappe de la victime, âme du monde qui rejoint son accumulation incessante.
Mais non, bien sûr, le sacré n’est pas de ce monde.
Utilité très provisoire de l’utilitarisme
Il convient, pour être aussi clair que possible dans ce qui précède, d’ajouter une brève digression sur l’utilitarisme, qu’on invoque à l’envi pour l’opposer à tout mobile transcendant et, en particulier, à toute forme de sacré.
L’utilitarisme remonte à Jeremy Bentham (1748 – 1832) et à John Stuart Mill (1806 – 1873). Le vocable, benthamien, date de 1781. Mais l’idée, si l’on peut dire, accompagne l’instauration de la république bourgeoise et fut officialisée, plus précisément, par le franc-maçon Benjamin Franklin, qui introduisit en 1776 dans la Déclaration d’indépendance américaine la notion de « pursuit of happiness » en remplacement de celle de « propriété » dans l’expression « life, liberty and property ». La formule initiale, rédigée par Thomas Jefferson, demeurait prisonnière d’un classicisme juridique et ne tenait pas compte de l’optimisme philosophique que la foi dans la science, le progrès et, surtout, dans le commerce, permettait désormais, visant à souder les masses au nouveau régime. La « recherche du bonheur », que Franklin accordait généreusement comme un droit imprescriptible à tous, reposait évidemment sur l’idée que ce bonheur serait compatible avec tout le reste ou presque (par exemple : avec le commerce, l’argent, le capital, le salariat, étant entendu que certains membres anglo-américains du mouvement des Lumières repoussaient tout de même l’esclavage, le châtiment corporel, les discriminations des femmes voire des homosexuels, et la pesante omniprésence de l’Evangile). Le bonheur fut autorisé en tant que mode de calcul : on restait dans un monde calviniste où toute notion de libération ne désigne qu’un nouveau mode de contrainte.
L’utilitariste Bentham, qui systématisa le remplacement des normes transcendantes ou kantiennes par le « calcul anticipé du plaisir », est aussi celui qui conçut, dans son Panopticon, un système de surveillance policière sans faille, ce qui n’a rien d’un hasard. Dans l’idée d’un « calcul du plaisir », c’est évidemment la notion de calcul qui a pris le dessus (pour Bentham, l’argent est l’instrument capable de mesurer plaisir et douleur). L’objet du calcul s’est adapté à l’idée de calcul, et le plaisir s’est éloigné du vivant et rapproché d’une équation dans la mesure où le calcul est susceptible d’exercer une réification active sur ce qui lui est soumis, d’apprivoiser la jouissance, de domestiquer le désir. La conception utilitariste du plaisir (un objet à acquérir au terme d’un processus déplaisant) témoigne du caractère non-vivant de son objet, de la tromperie qui est à l’œuvre en elle, et surtout de la nature du projet de société qu’elle accompagne.
L’approche de « l’utilité » au sens de Bentham était également censée aplanir la possibilité logique d’un conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif : l’utilité serait toujours la même, pour un comme pour tous (l’utilité pour l’un serait l’utilité pour tous). De cela aussi, l’issue réelle n’est pas celle que l’on croyait : car dans un monde basé sur l’argent et la propriété privée, ce qui est utile pour l’un est généralement destructeur pour l’autre, voire pour la collectivité. Si l’on veut à tout prix parler de réconciliation, on est forcé de constater que c’est l’intérêt d’une abstraction (la valeur) qui a finalement « réconcilié » l’individu et la collectivité en s’imposant aux deux, et en les dévalorisant tous les deux.
Les divergences éprouvées par John Stuart Mill vis-à -vis de la doctrine d’origine ne suffirent aucunement à mettre à jour, à comprendre et à critiquer le statut ancillaire qui était celui de l’utilitarisme face au capitalisme montant, et les tentatives entreprises par le sympathique athée, féministe et humaniste que fut Stuart Mill pour dépasser cette perspective médiocre et pour réintroduire « de la qualité » dans un univers théorique basé sur la mesure et la quantité restèrent condamnées à l’échec, ce dont il eut d’ailleurs conscience : « dans l’état de civilisation relativement peu avancée où les hommes se trouvent encore, aucun d’eux ne peut, à la vérité, éprouver pour les autres cette sympathie totale qui rendrait impossible toute discordance réelle dans la direction générale de leurs conduites respectives ; mais déjà l’individu chez qui le sentiment social est tant soit peu développé ne peut se résoudre à considérer ses semblables comme des rivaux qui seraient en lutte avec lui dans la poursuite du bonheur, et dont il devrait désirer la défaite pour assurer son propre succès » (L’utilitarisme).
L’utilitarisme philosophique apparut comme une formation idéologique transitoire (le temps pendant lequel la valeur d’échange put occulter son émergence derrière la valeur d’usage) dans laquelle la nouvelle soumission au calcul et au travail se présenta comme une forme d’émancipation des anciennes normes contraignantes. En cela, l’utilitarisme athée fut le pendant du puritanisme religieux, l’idéologie « réaliste » censée récupérer l’adhésion de ceux qui avaient échappé à la prison de l’esprit puritain mais qu’il fallait conserver dans le monde plus vaste du calcul et de l’intérêt. Version hard, version soft, la fausse libération tient en plusieurs options.
La religion a toujours proclamé qu’il n’y avait pas de félicité hors la foi. L’utilitarisme s’est contenté de proclamer que le bonheur était au bout d’un calcul, mais il ne pouvait oser cette affirmation que dans un monde où le calcul était déjà devenu triomphant, comme forme sécularisée de la cérémonie religieuse : la messe a lieu tous les jours, à tout instant, dieu est partout quand la calculatrice a remplacé le rosaire, chaque transaction est devenue l’occasion d’honorer le seigneur.
Si l’utilité fait toujours appel à une sanction a posteriori (plaisir ou douleur), la notion révèle d’emblée qu’elle ne se situe sur le terrain pseudo concret de la valeur d’usage que d’une façon trompeuse, et qu’elle tient d’emblée sa forme logique de la valeur, qui, loin de toute vérité intrinsèque, ne se réalise que sur le marché. L’ancienne transcendance n’a été remplacée que par une nouvelle transcendance, sans jamais donner la parole à l’immanence. Dieu – est toujours là , tapi dans l’obscurité du despotisme qui monte.
Dans le monde contemporain, l’utilitarisme n’existe plus que sous la forme appauvrie, mais terriblement efficace, d’une idéologie du besoin, cette notion permettant l’implantation chirurgicale dans le sujet même de l’instrument de son asservissement. Loin de l’ancien débat philosophique, qui n’existe plus que de façon ultra-marginalisée dans les cénacles qui s’occupent de la protection de la vie animale (sous la forme juridique de « droit des animaux »), le besoin est intégré dans l’objet marchand, qui le projette silencieusement comme son ombre portée, et dont la publicité assume la bande-son.
Pour les tenants de l’Enlightenment, comme pour ceux de l’Aufklärung et des Lumières, le commerce et l’industrie étaient les sources de toute libération, et le rejet des archaïsmes revenait à miser sur ces « facteurs de progrès ». Dans le monde des idées, cette position traduisait, dotée d’une ornementation littéraire parfois séduisante, la prise de pouvoir de la valeur sur l’ensemble de la vie sociale. En transférant la dignité et la majesté divines sur le calcul « rationnel » du plaisir et de la souffrance, l’utilitarisme renouait avec une sphère dont on avait complètement oublié qu’elle était très anciennement apparentée avec le sacré, comme le montrèrent des recherches beaucoup plus récentes, et sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans de prochaines livraisons des Aventures de Dieu.
par Lothaire Balsarin