Lettre à propos de la scission du groupe Krisis I
Paris, le 16 avril 2004
Chers amis,
Krisis est en crise. C’est ce qu’on apprend sur Internet. Voici donc quelques aperçus à ce sujet.
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Depuis son origine, l’association Krisis était menée par Robert Kurz, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb. Elle avait succédé en 1989 à la revue Marxistische Kritik. Parmi les auteurs, on trouve deux noms connus du public français, Guillaume Paoli (Les chômeurs bienheureux) et Anselm Jappe (Guy Debord, Les aventures de la marchandise). Le fondateur et auteur le plus prolixe (mais aussi le plus riche en inspiration et le plus tranchant dans le ton) était Robert Kurz.
Voici que, contrairement à d’autres groupes où l’individu ou les individus qui se trouvent à l’origine de l’activité commune sont aussi ceux qui parviennent à conserver la haute main sur l’ensemble et à se défaire d’éventuels rivaux ou d’orientateurs indésirables, Krisis vient de contraindre à partir Kurz, Scholz, Ortlieb et quelques autres.
Ce n’est certes pas un tremblement de terre, mais les groupes ayant produit ces dernières deux décennies, comme Krisis, des analyses généralement lisibles ou discutables, et parfois même enrichissantes ou stimulantes ne sont pas légion, c’est un euphémisme. Si l’on ajoute à une attention ainsi motivée pour Krisis le fait qu’une scission dans un milieu qui se veut radical est toujours un phénomène qu’il convient de regarder de près, car étant un parfait thermomètre du degré d’avancement et de radicalisation (ou non) de l’atmosphère intellectuelle du moment, nous aurons les deux raisons qui me poussent à recenser ici, très brièvement, les arguments produits de part et d’autre, dans la formulation exprimée par chacun (du moins à ce jour). A noter qu’aucune réaction des deux principaux intéressés, Kurz et Scholz, n’est actuellement disponible sur Internet.
Arguments Bellgart, Lohoff, Schandl, Trenkle, Wedel :
a) Longtemps, Krisis était resté un petit groupe centré sur Nuremberg, son succès a apporté une diversification naturelle, surtout depuis le Manifeste contre le travail, et depuis un rapprochement avec le Kritischer Kreis à Vienne. Les fondateurs Kurz et Scholz n’étaient pas faits pour accepter cette diversification, et souhaitaient conserver un rôle central devenu impossible. Ces fondateurs assuraient à la fois la rédaction, la publication, l’organisation de séminaires, le contact avec les participants ponctuels, la gestion de l’association. Trenkle et Lohoff refusaient de plus en plus la tendance propre à Kurz de durcir les fronts de façon exagérée (reproche repoussé par ce dernier), et souhaitaient favoriser l’extension du groupe, son influence sur les milieux et médias de gauche, et sur l’Université.
b) Détérioration des relations personnelles par suite des conflits grandissants, jusqu’à une aversion personnelle caractérisée. Il est reproché à Kurz, personnellement, de s’être aigri contre ses anciens compagnons, de les avoir diffamés sur un plan interne et poursuivis de ses projections et obsessions complotistes et paranoïaques (il voyait en face de lui s’organiser un Volkssturm, une levée en masse), et d’avoir trouvé ou plutôt inventé comme prétexte à ses craintes et à ses haines un comportement du clan adverse qualifié de conjuration « MWW » (masculin blanc occidental), à l’encontre des théories développées par Scholz à propos du lien entre la logique de la valeur et la position masculine (Abspaltungstheorie). Pour finir, Kurz a accusé les autres de tolérance envers l’antisémitisme. C’est donc Kurz qui voulait éjecter ses adversaires, et qui s’est trouvé éjecté lui-même.
c) Lohoff, Schandl et Trenkle prétendent avoir toujours recherché la médiation et le rapprochement, jusqu’à plus soif (ils se reprochent de ne pas avoir réagi plus tôt et de ne pas avoir refusé le chantage au rôle « indispensable » de Kurz et de Scholz). Finalement, ils invitent Kurz et Scholz à quitter provisoirement le Comité de Rédaction (décision approuvée par la majorité du Directoire, qui nomme un Comité provisoire jusqu’à l’Assemblée des membres le 3 avril 2004, laquelle entérine cette décision avec une courte majorité). Ortlieb et quelques autres se solidarisent avec Kurz et Scholz qui partent fonder une association et revue de leur côté, avec laquelle Lohoff et Cie prétendent vouloir rester en contact. Ils rejettent toute idée de « phantasmes d’exclusion », de « décrets » et d’ « ultimatums », les insultes comme les vexations.
Arguments von Bosse, Haarmann, Hausinger, Ortlieb
a) Kurz et Scholz ont été traités en malades mentaux comme dans une stratégie policière. Leurs adversaires se seraient référés à la notion d’ « état d’exception » propagée par le théoricien nazi Carl Schmitt. La majorité de la Rédaction a été réduite au silence sous la menace de « partager la faute ».
Le meurtre du père a été une nouvelle fois considéré comme acte d’émancipation.
b) Le fondement du désaccord réside dans le fait que la Abspaltungstheorie est restée depuis 12 ans comme un corps étranger au sein de Krisis, et son auteur (R. Scholz) une épine dans le pied de la confrérie masculine. Après le départ de Haarmann, Hausinger et Scholz, il ne reste plus une seule femme dans Krisis, les hommes sont enfin entre eux ! Maintenant, ces derniers vont enfin pouvoir retourner à une critique suffisamment atténuée pour sauver des éléments de « l’universalisme androcentriste » et pour minimiser l’importance de l’antisémitisme.
c) Les conflits théoriques auraient pu être développés, mais Lohoff et Cie ont préféré recourir aux problèmes relationnels et à leur solution « administrative ». L’éviction de Kurz, Scholz et autres a eu lieu contre la volonté de la majorité des membres du Comité de Rédaction et du Cercle de Coordination. Cette éviction a finalement porté sur une majorité des rédacteurs. Il s’agit d’un putsch réalisé avec l’appui de l’Association de Promotion (Förderverein) jusqu’ici composée de membre passifs, mais qui signe comme instance juridiquement responsable de la publication. Deux des trois Membres du Directoire, nommés à titre honorifique et gracieux il y a des années, se sont laissé manipuler par une tendance minoritaire de la Rédaction. Lors de l’Assemblée, ils se sont imposés à la majorité présente à l’aide de pleins pouvoirs établis par les absents.
Kurz & Cie vont fonder une nouvelle revue dans laquelle la critique de l’Abspaltung sera poussée plus loin.
A mesure qu’on lit l’argumentation réciproque, on note que Krisis s’était organisée de façon très germanique : a) un Comité de Rédaction, b) un « Konditionsklub der Krisis » (KOK) réunissant de façon prétendument « informelle » les personnes les plus actives, c) deux cercles de discussion « informels » (le terme « informel » revient souvent, comme si le caractère formel était une qualité à la fois douteuse mais réelle), d) un Directoire de l’Association (Vereinsvorstand), e) un Cercle de Coordination, et f) une Association de Promotion. Notre liste s’arrête là , mais c’est peut-être par pure ignorance d’autres instances qui existeraient encore… De même, Krisis recourt fréquemment à la levée de fonds parmi son auditoire pour financer ses diverses activités, dont les séminaires quasi-universitaires sont probablement les plus coûteuses. Dans un récent éditorial (octobre 2003), Kurz écrivait lui-même : « Pour ce faire, nous avons besoin bien plus que par le passé de ton / vôtre engagement financier, organisationnel et personnel. Ce qu’il nous faut, c’est une série de dons individuels substantiels pour gagner une base financière de départ améliorée de manière à développer une démarche plus offensive. Ce qu’il nous faut, ce sont des adhérents et des soutiens plus nombreux recrutés dans le vaste cercle de nos lecteurs de même qu’une augmentation des cotisations régulières. Ce qu’il nous faut, c’est une masse significative d’abonnés supplémentaires, que ne peuvent nous apporter que les lectrices et lecteurs de Krisis et de Streifzüge. Ce qu’il nous faut, c’est des gens qui soutiennent nos ventes, qui apportent des finances institutionnelles, des invitations d’orateurs – intervenants ou se rendent utiles d’autres manières (p. ex. par l’ouverture de possibilités éditoriales, par des pressions exercées sur des positions rédactionnelles ou institutionnelles de gauche). Ce qu’il nous faut, ce sont des médiateurs qui fondent des cercles de lecture, qui profitent de circonstances diverses pour faire référence à la critique de la valeur et créer le lien avec Krisis. Donc : prendre position ! Nous encourager ! Faire des dons ! Merci. » Comme on constate, Krisis est déjà devenu un appareil dépendant de sa situation financière, à l’instar d’un syndicat ou d’un parti. De même, selon de vieilles conceptions trotskistes, Krisis entend phagocyter les institutions et la gauche sans craindre le moins du monde d’en faire progressivement partie.
Le formalisme est déjà tel qu’il permet en Assemblée Extraordinaire des subterfuges « démocratiques » qu’on n’accepte plus guère dans un Parlement bourgeois (utilisation des votes d’absents).
A noter également que dans les deux sens ce sont des positions inconscientes qui sont relevées comme expliquant le comportement de l’adversaire : pour ses opposants, Kurz est simplement devenu paranoïaque, imaginant des attaques et s’acharnant sur les ennemis qu’il croit ainsi avoir identifiés. Mais Kurz et Scholz comprennent eux aussi l’action menée par Lohoff & Cie comme déterminée par leur misogynie, et leur besoin de conserver la théorie « entre hommes ». N’excluons pas une troisième possibilité : ils ont peut-être raison tous les deux. Ce qui serait encore le plus grave.
En quoi consiste, enfin, la fameuse Abspaltungstheorie qui aurait fâché tout ce monde de façon irréconciliable ?
C’est sur quoi je reviendrai dans un prochain épisode.
Amitiés,
Jean-Pierre
Tags : Abspaltungstheorie, anselm jappe, Claus-Peter Ortlieb, Ernst Lohoff, Franz Schandl, krisis, Norbert Trenkle, Robert Kurz, Roswitha Scholz