Fidélité ou recyclage (réponse aux remarques critiques de Brice M.)

Renaud d’Anglade

Fidélité ou recyclage ? Notre rapport à Marx

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Je fais suite aux remarques critiques exprimées par Brice sur mon article.

Autant une parenté facile à constater existe entre l’ensemble des textes publiés sur notre site, autant il me paraît utile de pointer ici quelques possibilités de divergence. Je parle de « divergences » pas tellement au sens de divergences « politiques » , et donc pas du tout au sens d’un reproche, que cela soit bien clair ; mais au sens d’une cohérence potentiellement défaillante dans les approches théoriques que nous exposons, ou que nous utilisons couramment, et qui menace toujours ceux qui se sentent appelés à intégrer à leur pensée une réalité nouvelle (ce qui est en soi, non seulement, une qualité, mais même une absolue nécessité). A mon sens, ces divergences potentielles tournent autour du sort que nous réservons à Marx, nous comme aussi d’autres (sauf que d’autres, souvent, ne s’en soucient guère, parce que tout se mêle indistinctement dans leur digestion syncrétique, et qu’en rejetant la discipline autoritaire, ils jettent aussi la cohérence logique). En traitant ce sujet de façon assez ramassée, comme je vais le faire, je sais que je piétine les plates-bandes de ce que Maximilien souhaitait analyser dans la suite de son article sur la technophobie, mais il avance très lentement faute de temps ; il ne m’en voudra donc pas d’aller plus vite que lui, mais de façon moins systématique et approfondie qu’il entendait le faire, et sans donc présenter les qualités qu’il estimait nécessaires.

En gros et pour résumer mon propos, je dirais que je me suis référé aux écrits de Michel Bounan parce que cet auteur, qui par ailleurs nous paraît digne d’estime, fait figure de référence sur le sujet de la maladie, mais que, toutefois, mon « cadre de référence » global demeurait Marx, comme on le devine aisément à la lecture de mon article, au point que je renvoyais l’approche « médicale » de la « maladie » au clivage de la société comme étant, en l’occurrence, sa vérité ; tandis que Brice se faisait l’écho de Bounan sur des points qui, à mon avis, se présentent plutôt comme en rupture avec Marx. Ce qui n’est pas un jugement en soi, bien sûr, et ne préjuge pas forcément de qui a raison, comme s’il y avait un « grand » théoricien d’un côté et un « petit » de l’autre, avec donc un préjugé positif s’exerçant automatiquement en faveur du premier ; mais cela mérite tout de même réflexion, et d’être exposé à la fois de façon claire et prudente, pour ne pas tomber victime d’une bifurcation conceptuelle non perçue, ou incomprise. Certaines notions, en effet, vont de soi pour Bounan, mais pas du tout du point de vue marxien. Moyennant quoi, lorsqu’il me semble avisé de faire preuve de fidélité à l’analyse marxienne, cela peut apparaître à d’autres comme un simple et bien imprudent recyclage de thèses que le temps aurait réfutées. C’est ce qu’il faut essayer de clarifier. Et il est donc très profitable d’en discuter le plus librement possible.

A travers l’ensemble de ses livres, Bounan oppose volontiers l’idée d’une disparition de toute une civilisation à celle d’une transformation de la société. La seconde approche lui paraît superficielle et médiocre, et la première, seule, lui semble prendre toute la mesure du processus en cours. Tous les mots tels que « disparition », « transformation », « société », « civilisation » ont bien sûr un poids qui leur est propre et qui oriente ce qu’on va penser à partir d’eux. Ceux que privilégie Bounan lui ont valu de passer pour une sorte de guénonien d’extrême gauche ; ou, pourquoi pas, de radical spenglerien. Même si Bounan n’entretient réellement aucun rapport de fond avec les tenants réactionnaires de la Kulturkritik tels que Guénon ou Spengler, et qu’un tel rapprochement visait simplement à le discréditer , il n’en reste pas moins qu’il écrit, comme le rappelle Brice, que « dès le moment de sa naissance, [l’organisation structurée des sociétés humaines] obéit à ses propres lois de composition interne et ne peut plus être modifiée. Elle peut seulement disparaître, après avoir affronté de nouveaux désirs et des idées nouvelles, nés de l’environnement transformé. » (Le temps du sida). La civilisation est ainsi assimilée à un organisme vivant qui naît, se développe, puis se décompose et meurt, ayant procréé, le cas échéant, un ferment capable de mener à une autre civilisation, et de poursuivre le cycle. Cette conception ancienne, avant de devenir plus précisément médicale ou biologique, était aussi bien religieuse, mythologique, logique et philosophique, sans que pour autant les frontières entre ces sphères aient jamais été rigoureuses (la pensée la plus ancienne était aussi la plus synthétique, et c’est précisément ce dont les défenseurs de la  « Tradition » sont le plus nostalgiques). Ce n’est qu’à l’époque moderne que « quelque chose » est véritablement venu s’inscrire en faux contre cette approche, qui semblait de longue date prouvée par les vestiges des civilisations disparues que découvraient un peu partout d’intrépides voyageurs. Ce « quelque chose », que l’on doit entièrement à Marx remettant Hegel sur ses pieds, n’est autre que la dialectique des forces productives et des rapports de production, laquelle coïncide largement avec la lutte des classes : l’idée que la société est intrinsèquement animée par une contradiction qui la porte à se transcender, qu’elle n’est pas faite pour mourir, qu’elle produit un sujet susceptible de « la modifier ». Est-ce compatible avec ce qu’écrit Bounan, ou est-ce foncièrement différent ?

Cette approche marxienne, qui situe la discontinuité au sein de la continuité, ou qui constitue la seconde à partir de la première, n’a strictement rien à voir, je l’ajoute tout de suite, avec le stupide progressisme qui a accompagné la montée en puissance de la classe bourgeoise, et qui « théorise » le progrès parce que cette classe voit sa pratique économique envahir la planète, et qu’elle croit qu’elle apporte la civilisation à l’Irak. L’assimiler au progressisme revient à complètement rater son contenu (c’est la confusion à laquelle se livrent, délibérément, tous les fossoyeurs du marxisme) : c’est réduire une continuité, qualitative, conflictuelle, incertaine, se basant sur la discontinuité, à une continuité mécaniste, quantitative, assurée, réfractaire à toute discontinuité. Le progressisme prétend qu’on peut « modifier la société » mais il ne vise en réalité qu’à la rapprocher encore plus de son actuel concept, qu’à changer quelques éléments superficiels afin de restaurer ou de renforcer son véritable principe directeur (l’aliénation économique) : c’est un conservatisme qui veut que cela change pour que cela ne change pas. C’est une pensée analytique qui ne s’intéresse qu’au fragment, du point de vue de la totalité existante, qui demeure, elle, dans un non-dit permanent. La pensée « civilisationnelle » (ce que les Allemands appelaient la Kulturkritik) quant à elle perçoit une unité beaucoup plus profonde de tous les éléments composant une même société, elle perçoit le Tout et elle le nomme, présentant généralement une approche autrement plus synthétique que la banalité analytique du progressisme, mais c’est au prix d’accorder à la puissante réalité synthétique qu’elle perçoit le caractère d’un phénomène d’autant plus intangible – à l’instar du randonneur qui découvrant d’une hauteur l’étendue du chemin qui lui reste à parcourir, perd courage et se sent fatigué, se « réconcilie » avec son emplacement, et « conclut » en s’immobilisant. Le jugement porté par Bounan à propos des « civilisations » est une conception à laquelle personnellement je n’adhère pas, mais dont je crois néanmoins percevoir et comprendre une certaine raison d’être : il est clair, en effet, que chaque époque se trouve façonnée, imprégnée et dirigée par un courant qui entraîne tout, et contre lequel toute opposition semble généralement vaine, du moins tant que cette phase du cycle prévaut. L’époque actuelle, par exemple, se caractérise de façon évidente par un renforcement considérable du conservatisme, dans les « idées », et de l’exploitation, dans les faits (les mêmes dirigeants dirigent l’économie, la politique, les médias : cette unité n’a donc rien de fortuit). Lorsque même un journaliste en arrive à constater que les conservateurs ont le vent en poupe aux USA et que la « gauche politique » américaine n’ose pas, comme d’ailleurs celle de la planète entière, apparaître comme elle-même (« l’acharnement des politiciens de gauche à nier leur obédience. Ils font étalage de leur conservatisme en certains domaines, de leur modération, de leur centrisme. La gauche, mais pas la droite, déteste se voir « étiquetée », c’est-à-dire appelée par son nom » ), il enregistre simplement que le courant existant rend dérisoire toute forme d’opposition, et il oublie que cette « gauche politique » ne peut plus apparaître non pas comme ce qu’elle est, mais comme ce qu’elle n’est pas : les oppositions réelles ont préalablement été supprimées, les fausses oppositions n’ont plus du tout les moyens de singer leur « nature perdue », et la fameuse « gauche » n’est en rien porteuse d’un projet différent. Elle apparaît donc exactement comme ce qu’elle est, ou, plus justement, elle est comme ce qu’elle apparaît. Je vois beaucoup plus de liens entre la position réformiste et progressiste, mentionnée plus haut, et ce conservatisme, qu’entre elle et l’esprit révolutionnaire. Le progressisme comme le conservatisme veulent sauver ce qui est, en le changeant très peu, ou pas du tout. Ils connaissent simplement quelques divergences sur la forme phénoménale, mais ils s’accordent entièrement sur le noyau nouménal. En dernière analyse, le conservatisme l’emporte forcément car le progressisme n’a pas de véritable contenu qu’il pourrait lui opposer (il lui oppose ses propres illusions, comme Marx l’avait déjà remarqué en son temps). Il y a des phases où le progressisme fait illusion, et des phases où il ne le fait plus. Actuellement, il ne le fait plus. Ce qui détermine le passage d’une phase à l’autre n’est pas aisé à déterminer (cycle économique dépressif, degré de destruction de structures sociales existantes et production d’un besoin d’identité illusoire, déception d’affrontements sociaux ayant mené à l’échec, concentration du Pouvoir dans tous les secteurs). Toujours est-il qu’il faut que le progressisme disparaisse entièrement, aille au bout de son discrédit, pour que le conservatisme triomphant suscite à nouveau une réelle remise en cause, qui ne souhaitera plus rien conserver du système existant, ni ses effets, ni même ses causes.

Bounan parle de désirs et d’idées qui survivent à une civilisation parvenue à son terme : termes intentionnellement immatériels, subjectifs, vivants, à la limite de l’intangible. Marx avait plutôt en vue des cycles internes à une même société et le mûrissement de forces productives telles que le degré des connaissances, l’évolution de la maîtrise de la nature, la désagrégation des limitations nationales et géographiques, la formation d’une classe sociale qui n’en est plus une mais représente la perspective unifiée et universelle de l’espèce . Ce qui se joue à travers la lutte des classes est comme le devenir, par étapes, d’un sujet ; une substance devenant sujet  ; la nature produisant sa conscience en produisant celui qui la transforme et donc qui la comprend ; un producteur se produisant lui-même et transformant le monde pour y parvenir . Ce n’est pas parce que notre époque ressemble par moments à la plus sinistre caricature de ces termes que ceux-ci en seraient automatiquement réfutés. Chaque caricature a un original, auquel on peut la mesurer, auquel elle se mesure elle-même en se présentant comme sa caricature (la sensibilité artistique et la sensibilité amoureuse furent les deux terrains où la perception de ce qui différencie l’original de la caricature s’était révélée de la façon la plus immédiate, mais l’histoire politique n’en est point exempte, et il serait temps d’en développer une compréhension concrète). Le mûrissement du sujet à travers les avatars de ses aliénations successives n’a rien en commun avec le respect de la Tradition à laquelle il faudrait faire retour, et pas davantage avec les fades et illusoires lampions du progressisme. Seulement, il disparaît de la vue quand sa caricature l’a remplacé, et il faut un effort inhabituel pour s’ouvrir à nouveau à sa perception.

De là découle en droite ligne toute une série de conséquences mentionnées dans ce débat.

Je relève tout d’abord dans la critique faite par Brice cette idée que l’autogestion ne peut remplacer, comme simple forme politique, le contenu de l’action à mener et notamment la nécessité de dépolluer la planète le plus radicalement possible. Il est clair que Marx ne pouvait anticiper le degré d’anéantissement et d’empoisonnement que seule l’époque contemporaine allait par la suite infliger à la planète : il restait donc, forcément, assez sec sur le sujet. Pour ce qui est de Debord, l’article La planète malade développe assez largement en quoi il était parfaitement conscient du phénomène ; et d’ailleurs Brice le rappelle lui-même. Mais Brice ferait fausse route s’il pensait que Debord réclamait simplement l’autogestion des pétroliers. Il me paraît au contraire évident que l’autogestion par des soviets de marins, que Debord envisageait comme seul antidote possible à la pollution des océans, n’impliquait pas une sorte de « nationalisation » de la démence économique (folie redoublée qui caractérise plutôt ce qui à cette époque s’appelait « l’Union de la Gauche »), mais l’abolition de celle-ci. Peut-être la formulation de Debord, dans cet article resté au stade d’ébauche, était-elle trop peu explicite, mais il me semble tout à fait improbable que le théoricien du spectacle aurait confondu la dictature réelle du prolétariat avec une sorte de domination formelle dont les années 70, justement, donnaient une illustration si risible avec l’autogestion des « Lip » et d’autres mouvements de base travaillant sans le savoir pour l’avènement de l’ignoble Mitterrand. Je ne crois pas que dans l’esprit de Debord l’intervention de conseils de marins aurait simplement imposé l’usage de navires à double coque et l’application du code ISM plus vite que ne le font les Etats bourgeois. Il est plus probable que des transformations plus ambitieuses étaient au programme en pareille circonstance, comme par exemple de réduire ou de supprimer l’acheminement du pétrole, et même l’usage du pétrole. En revanche, s’il est question d’avancer que la destruction accélérée de la planète impose désormais un certain nombre de mesures à d’éventuels « soviets », cela me paraît parfaitement évident, et je ne vois pas qui pourrait, ou voudrait, le nier. Mais le programme de ces « soviets » n’a pas pour autant à être écrit par des « chercheurs », fussent-ils aussi honnêtes et intelligents qu’un Berlan. A chaque problème de multiples réponses peuvent être apportées, sans forcément se concurrencer entre elles, et seuls lesdits « soviets » auront à faire ces choix.

En revanche, comme d’autres parmi nous, je refuse catégoriquement d’établir la moindre équivalence entre la nécessité d’activités économiques, scientifiques ou technocratiques à démanteler, et une baisse programmée du niveau de vie individuel. Je sais très bien qu’en lisant une phrase comme celle-ci, certains lecteurs estimeront que je suis frappé de démence, et que l’on ne peut renoncer à un délire collectif qu’en faisant de même sur le plan des individus qui composent cette collectivité. Moi, il me semble plutôt que cette équation simpliste selon laquelle la société capitaliste ne serait qu’une addition d’individus fait précisément partie des illusions bien enracinées que le système de domination économique répand sur lui-même. La richesse des nations serait la richesse des propriétaires et celle de la population : tous seraient riches, ou tous seraient pauvres, dans une parfaite synchronie, avec simplement des variations quantitatives. Et le communisme, régime spartiate par excellence ? C’est renoncer à sa platine de DVD, arrêter la production des Jaguar et des Aston Martin et les remplacer par des Trabant ou des Skoda, remplacer le caviar par les Å“ufs de lump, le Lagavullin par le Johnny Walker, ou Carlos Kleiber par André Rieu, partager sa femme avec le secrétaire du Parti, fermer le chauffage et passer un deuxième pull-over, éteindre la lumière à 21 heures, etc. etc. : autant d’images d’Epinal qui ont toujours fait les choux gras de la propagande anticommuniste, et que le « communisme de guerre », c.a.d. la misère bureaucratique organisée, a efficacement soutenues. On nous parle par exemple souvent de l’empreinte écologique (notion qui a fait le tour de la planète : ecological footprint, ökologischer Fußabdruck, impronta ecologica, huella ecologica). De quoi s’agit-il vraiment ? L’exemple de l’empreinte écologique mérite à mon avis une critique approfondie que je n’ai pour le moment trouvée nulle part (et à laquelle nous devrions nous livrer). En effet, si les conclusions des écologistes radicaux se retrouvent identiquement chez les libertaires (cf. par exemple Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance, Editions du Monde Libertaire 2004), les chiffres ne font pas seulement apparaître, pour autant, d’une part des pays pauvres demeurant inférieurs à la capacité biologique existante de 1,91 ha, et d’autre part des pays développés se situant tous aux alentours de la folie américaine de 9,7 ha (là, en effet, les conclusions classiques en faveur d’une décroissance primitiviste seraient avérées et inattaquables) ; ce que ces comparaisons révèlent établit par exemple une demande moyenne en surface de 4,7 ha pour l’Allemagne (et de 5,2 ha pour la France). Les USA sont donc au double de l’Allemagne. Or, peut-on affirmer que le niveau de vie matériel d’un Américain se situe au double de la consommation d’un Allemand ? Certainement pas. Il en découle que l’empreinte écologique ne se situe pas du tout en relation directe avec le niveau de vie réel. Un examen plus précis révèle que l’empreinte écologique est mesurée comme une moyenne de l’activité nationale globale, et non pas seulement à partir d’une « activité individuelle » (au contraire : le calcul « individuel » n’est réalisé que comme division arithmétique, abstraite, de la consommation naturelle par le système, par le nombre d’individus composant une population, c.a.d. en concevant le système comme une simple addition d’individus et de consommations individuelles). Or, dans ce calcul, « l’empreinte énergie » est le facteur le plus lourd (environ 50 % de l’ensemble ). Ce facteur traduit toute l’activité économique du pays, y compris la politique des transports (abolition du transport fluvial, réduction du transport ferroviaire, priorité au transport routier), l’organisation insensée des déplacements de biens (englobement de la planète entière par une division du travail délirante), l’organisation insensée des déplacements de personnes (caractère obligatoire des migrations vacancières massives, utilisation du transport aérien quotidien pour les inepties liées à la « vie de l’entreprise » telles que conférences, séminaires, réunions). Cela, comme on voit, ne peut en aucun cas être assimilé au niveau de vie réel des individus, ce qui relève d’une mystification déjà contenue dans la définition donnée par le WWF de l’empreinte écologique : « L’empreinte écologique est une mesure de la pression qu’exerce l’homme sur la nature » – « l’homme » remplace la société dans cette définition, dans le plus pur style du discours moral. Certains textes écologiques définissent même l’empreinte en se référant explicitement au brave Crusoë, en supposant qu’il mettrait tous les soirs le feu aux forêts de son île « just for fun » – s’agissant d’un individu, il faut donc lui supposer une folie très avancée pour donner corps à un tel exemple d’excès de consommation énergétique, et pour cacher que dans la réalité, hors de toute fiction, la dépense énergétique n’est pas celle « des individus » mais celle d’un système social qui échappe de toutes parts aux jugements et aux intentions desdits individus, qu’on ne tolère justement que comme ingrédients passifs du système et de son besoin de reproduction inchangé. Tout me porte à penser qu’une fois de plus, les conceptions écologistes constituent une sorte de piège conceptuel, qui éloigne de l’ancienne critique sociale sous prétexte d’y introduire des préoccupations inédites, qui tiennent à la destruction des ressources naturelles. Bien sûr que nous, les humains, produisons tout ce qui est produit, même si c’est de façon de plus en plus indirecte : le travail mort est encore du travail. Mais nous produisons infiniment plus que ce que nous consommons, nous produisons un gigantesque environnement social qui nous pousse à consommer les miettes qu’il nous laisse. Du coup, « l’empreinte écologique » n’est plus qu’un indicateur économique de plus, et la critique ne peut se servir innocemment d’une notion aussi servile. On peut supprimer des quantités pharamineuses de production sans réduire le niveau de vie matériel. Des pans entiers de l’économie, de plus en plus importants, se réduisent à ce que Marx appelait la consommation productive, et que l’on peut résumer comme le mécanisme structurel, intégré, de la perpétuation du système de valorisation capitaliste à la production des biens les plus élémentaires. C’est bien sûr là que le scalpel de la critique doit être appliqué en premier, plutôt que de promettre des restrictions dignes du communisme de guerre léniniste : on doit s’en prendre à la composition organique qui impose à chaque produit une reproduction obligatoire du capital.

A titre d’exemple : la famine endémique, voire en cours d’accroissement, que connaissent actuellement un certain nombre de pays du Tiers-monde ne provient d’une augmentation des forces productives que pour autant que celle-ci est étroitement enrôlée par les rapports de production et par la division internationale du travail (et Brice le mentionne), mais il me paraît essentiel d’insister sur cette ce caractère captif des forces productives, et sur la prééminence du calcul économique en la matière. Ainsi, cette famine peut-elle s’expliquer par la conjonction des facteurs suivants :

• Répartition des prix du commerce mondial au profit des pays transformateurs, et au détriment des pays producteurs,
• Recyclage de l’activité du Tiers-monde dans le rôle de simple fournisseur surexploité des grands trusts agro-alimentaires occidentaux, et abandon de toute production à usage local (destruction de toute forme d’économie de subsistance, refus de toute réforme agraire donnant aux producteurs locaux la possibilité d’assurer leur survie, concentration et industrialisation des exploitations),
• Exclusion de la main d’œuvre du Tiers-monde du fait de ses salaires de misère de l’alimentation centralisée par les trusts, et contrainte des pays du Tiers-monde, grands producteurs de céréales jusqu’au début de la Seconde Guerre Mondiale, à l’achat des céréales américaines à des prix excédant leurs possibilités, céréales largement utilisées à l’alimentation d’un bétail destiné à l’exportation au lieu de permettre au céréales de nourrir la population locale,
• Soumission de l’agriculture mondiale au carcan capitaliste « d’un système hautement sophistiqué, intensif en énergie et en capitaux, conçu pour transformer une série de produits industriels en une autre série de produits industriels comestibles » (Susan George, Comment meurt l’autre moitié du monde, Laffont, 1978, p. 27),
• Hypertrophie de la « consommation productive » par rapport à la consommation directe, par l’imposition de l’appareil productif occidental et d’une rémunération de l’ensemble de ces passages obligés sur le dos des matières premières (l’absorption de céréales par le bétail plutôt que par les populations fait évidemment partie de cet aspect dans la mesure où le bétail fait aujourd’hui partie du parc mécanique spécifiquement agricole et s’oppose en cela, paradoxalement, au vivant : comme le constatait même un citoyenniste comme Jean Ziegler dans son Rapport sur le droit à l’alimentation 2004, finalement censuré par l’ONU : « En Europe, une vache laitière a en moyenne un revenu annuel supérieur à celui de la population mondiale »).

Je ne prétends pas que tous ces facteurs de sous-alimentation doivent être distingués et énumérés comme je le fais ; il me semble même qu’ils ne sont que les différents versants d’un même phénomène parfaitement redondant : la soumission des facteurs les plus éloignés à la domination réelle du capital occidental. La consommation délirante d’énergie n’est là que pour garantir que l’essentiel du prix de vente ira non pas aux « producteurs » (qui n’en sont même plus, mais simplement une sorte de combustible humain) mais aux tracteurs, aux engrais, aux pesticides, à la recherche et au traficotage génétique qui sont directement « contribués » par les trusts occidentaux.

Ainsi, les pauvres du Tiers-monde meurent de faim parce qu’on leur interdit de se nourrir eux-mêmes, et parce qu’on leur revend à prix prohibitif leur propre production « valorisée » par de multiples détours par la main de fer occidentale, visant ainsi à atteindre le cercle infernal qui est le rêve de tout marchand : extorquer un bien à quelqu’un et le lui revendre avec profit, et permettre à celui qui tient le marché de la clientèle de dicter sa volonté aux producteurs. La mise au point et la généralisation des OGM ne vient qu’achever ce processus, en confisquant à tout jamais la capacité de reproduction du vivant et en l’inféodant aux grands groupes agro-alimentaires (et tous les prétextes de « combattre la sous-alimentation » se heurtent au simple fait qu’une grande partie de la population argentine souffre de malnutrition alors que son pays est le second exportateur mondial de plantes génétiquement modifiées). Là-dedans, les forces productives n’ont à intervenir que pour garantir la réussite d’un tel projet, et rien d’autre, au point que les deux paraissent synonymes et que, comme l’écrivait Brice, la « difficulté de distinguer la croissance aliénée des forces productives des forces productives elles-mêmes » devient parfois absolue. On ne parvient même plus à imaginer, tant c’est hors de propos, ce qu’aurait pu produire la mise au service de l’agriculture de subsistance et de l’autosuffisance des pays pauvres la masse des connaissances scientifiques existantes, repensées et développées en conséquence d’un tel objectif.

Mais l’un des paradoxes insolubles du capital demeure que ses salariés et ses chômeurs sont aussi ses clients, et que son intérêt à affamer les premiers revient à tarir ses possibilités d’écoulement marchand ; il est donc passionnément intéressé par toute possibilité qui lui est laissée de dissocier producteurs et consommateurs, et s’il est vital pour lui de faire des concessions, aussi limitées que possible, en Asie, il est tout aussi vital pour lui de n’en faire aucune en Afrique, et de laisser sa population disparaître, puisqu’elle se situe hors comptabilité.

Le lien étroit, apriorique, que Brice rappelle à partir de Bounan entre le mode de pensée scientifique et la société que celui-ci exprime est tout à fait indéniable : il ne lui arrive tout simplement jamais plus d’exprimer autre chose. Le caractère purement captif de la recherche scientifique est une grande évidence. Mais si ce constat entraîne une adhésion forcément unanime, il n’en reste pas moins que ce savoir ne peut être simplement rejeté à la poubelle comme un simple phénomène idéologique. Il porte sur du réel et se vérifie dans le réel. C’est un réel dont nous ne voulons plus, la cause est entendue. La science et ses applications doivent être soumises et repensées à partir d’une volonté politique, populaire, écologique, préservant et augmentant les conditions matérielles d’une vie libre, et cette volonté doit remplacer la volonté économique d’exploitation à la base de la recherche et de l’application scientifiques à venir, elle doit devenir le schibboleth, la devise opérant le partage entre ce qui sera à accomplir ou non. Mais repenser ce savoir sera ainsi une négation déterminée, un dépassement qualitatif, pas un simple abandon, pas un reniement de l’esprit scientifique en tant que tel, et il est bien évident que Brice le pense aussi. Le véritable portrait de la misère scientifique qui nous entoure ne pourra être tracé que par ceux qui l’auront laissé derrière eux, et connaîtront une autre vie. Le degré d’intelligence de la science est étroitement déterminé par la liberté et la transparence de la vie sociale (le mensonge marchand dominant se situe exactement aux antipodes d’une telle exigence). La fusion de la science avec l’intérêt économique nous contient, et pour parler d’elle, il faut séparer ces facteurs, émanciper l’un de l’autre. Des esprits lucides d’aujourd’hui sont-ils capables d’en tracer les premiers linéaments ? On ne demande qu’à voir, mais il est dur d’être un Wilhelm Reich, et le système, comme on peut voir, ne tolère aucune expérimentation en la matière. Les divers « Tao de la physique », qui forment à présent tout un rayon des librairies, veulent en tout cas simuler l’anticipation indolore d’un tel besoin historique.

Par-dessus le marché, pour en revenir brièvement à la morale écologiste, elle oublie généralement que le « niveau de vie » des individus est lui-même matériellement conçu et exprimé selon des modèles pratiques parfaitement aberrants, où nombre d’activités n’existent qu’en tant que compensations superflues dues à la misère de fond qui domine les biographies. Tourner le dos à cette logique compensatoire ne revient donc pas à un quelconque « renoncement », mais plutôt à un désencombrement de la vie quotidienne, à un appel d’air très salutaire (sans parler d’une production de produits durables, et donc d’une diminution des besoins récurrents). Ces distinctions se retrouvent dans la différence qui me paraît essentielle entre un abandon volontaire et libre d’habitudes qui ne tiennent qu’à un mode de survie aliéné, et la contrainte bureaucratique imposant une économie de guerre : les différences économiques coïncident toujours avec les différences politiques, et il ne s’agit certes pas de simples détails. La destruction de la société marchande aura à se poser ces questions sans attendre une minute.

Si l’on met bout à bout les distinctions méthodologiques ci-dessus, je crois que ce qu’il peut y avoir de qualitatif dans le niveau de vie présent d’un habitant des pays développés s’éloigne considérablement de la fameuse « empreinte écologique ». La différence mentionnée plus haut, par exemple, entre ce qu’elle est aux USA et ce qu’elle est en Allemagne vérifie amplement une telle affirmation : si un citoyen américain était amené demain à vivre comme un citoyen allemand, il ne subirait littéralement aucune perte matérielle (plutôt le contraire). Néanmoins il réduirait l’empreinte écologique de son pays de moitié, tout simplement parce que le gâchis de l’appareil économique serait amoindri sans amputer son train de vie (allemand). Le confort matériel de l’individu ne change pas forcément d’une manière considérable si la dépense énergétique nationale est coupée en deux : cela donne à réfléchir, me semble-t-il. N’est-on pas en train de nous refaire le coup du consommateur qui serait responsable de la médiocrité des programmes de télévision et de tout le reste aussi ? Comment les écologistes doivent-ils commenter le fait que selon ce mode de raisonnement, les pays qui respectent l’empreinte écologique théoriquement tolérable (1,9 ha par habitant) sont p. ex. la Maurétanie et le Zimbabwe : faut-il ramener le mode de vie mondial à celui de ces deux pays ?…

Brice écrit : « Dans un tel contexte historique, celui d’une autonomisation sans frein de l’économie marchande, affranchie momentanément de toute limitation à sa logique autistique, ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à l’accroissement des forces productives. Bien au contraire, les rapports de production, sous le double aspect social des gestionnaires de l’économie (au nom du « développement ») et de la « force de travail » (au nom de l’emploi), constituent le principal soutien à l’accroissement insensé de la puissance productive. »  L’autonomisation possède pourtant un frein dans la société capitaliste, la production de plus-value étant basée sur l’exploitation du travail vivant, et le capital, comme l’écrit Brice aussi, ne pouvant donc supprimer le travail sans se saborder lui-même ; raison pour laquelle on pouvait écrire, même avant Debord et avant le pourrissement de l’environnement, que « le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives » (la nouveauté, comme l’écrit Debord, est qu’à cette impasse quantitative, classique depuis Marx, s’ajoute désormais l’impasse qualitative, du fait de la détérioration asymptotique du globe ). Cette contradiction est simplement indépassable, et elle exprime précisément la nécessité de maintenir les rapports de production au détriment des forces productives : je ne vois pas en quoi cela serait devenu obsolète du fait de la détérioration planétaire. Par ailleurs, nous sommes tous d’accord pour comprendre que la façon dont les forces productives sont développées au sein du système vise impérativement la conservation des rapports de production, et n’apparaît à aucun moment comme en rupture avec eux, étant intégralement à leur service, depuis leur conception jusqu’à leur mise en œuvre et même dans la reproduction du système à partir de la gestion de leur résultat. En-dehors du thème de la maladie, ceci me paraît justement l’autre grand mérite du texte de Debord : le refus de cette habituelle confusion entre le développement des forces productives et leur croissance aliénée. Si l’on diverge de cela, le texte perd la moitié de son intérêt.

Pour ce qui est du « retour à soi médiatisé par la maîtrise de la nature », je me situe délibérément dans la lignée de la pensée dialectique pour laquelle la conscience n’est pas un état momentané de la pensée, mais le produit actif d’une histoire, sans cesse rejoué : l’accès à soi passe par le développement de ses facultés, ce qui équivaut à une appropriation du monde ; ce qui se retrouve d’ailleurs à l’inverse si on prend le monde comme véritable sujet englobant, puisque celui-ci prend conscience de lui-même à travers la formation historique d’un sujet de cette connaissance pratique. Je ne partage pas l’idée d’un « accord entre soi et le milieu » qui ne se trouve pas chez Brice, mais qui se trouve souvent dans la « pensée écologiste », un tel accord relevant à mes yeux d’un phantasme, aussi bien religieux que cognitif. L’accord, s’il est conçu comme une adhésion ou une identité, est une notion pré-dialectique. Je dirais, ici aussi, que rien ne justifie de confondre l’appropriation du vivant par le vivant avec une forme aliénée, morte, de cette appropriation (quand je m’approprie un morceau de musique, il continue à appartenir à tout le monde, et quand je m’approprie une tendance de mon être, je ne prive personne de rien, bien au contraire, à tel point que cette appropriation concrète se présente comme le contraire le plus achevé de l’appropriation abstraite, l’achat). Le délire contemporain se situe entièrement dans la dimension non réflexive, dans un jusqu’auboutisme de la non réflexivité , auquel je ne crois pas qu’il faille opposer l’image statique d’une coïncidence idyllique. C’est là tout le sens de mon texte et de ma démarche en général . C’est ce côté actif et pratique, nécessairement actif et pratique, donc aussi voué à la négation historique, que les idéologies religieuses traditionnelles, pensées de l’identité, orientées vers la symbiose immobile, ne comprenaient pas et qui faisait leur faiblesse ; et c’est d’avoir profondément compris et assimilé cela qui me semble avoir été l’une des plus grandes qualités de Debord, ce en quoi il prend place dans la lignée de Héraclite, de Hegel et de Marx. Un « accord » relève de « l’être » et de la « connaissance », et de l’illusion qui est inséparable d’eux, tandis que l’appropriation relève du devenir et de la vie, en accepte les contraintes et les espoirs, parce que rien n’existe en-dehors d’eux.

La notion de maladie pose nombre de questions et notamment celle de la possible synthèse entre des orientations théoriques d’origine diverse : ce qui, a priori, ressemble plutôt à une grande qualité. Entre a) la conception de l’appropriation de soi à travers celle du monde comme logique historique, b) l’approche du vivant telle que Bounan la résume aux pages 46 et suivantes du Temps du Sida, et, enfin, c) la dialectique de la rétroaction du vivant sur lui-même que j’esquisse, il est clair que seul un effort théorique conséquent peut livrer un résultat satisfaisant. Cet effort est totalement absent de mon texte, qui se contente de faire une simple allusion à une telle synthèse. Il reste que la maladie, pour le moins, ne mène pas automatiquement à la guérison. Les maladies mènent souvent à un état pathogène définitif, voire à la mort. Echec de la réaction vivante. Question qui s’impose à mon avis : ne doit-on imaginer qu’une seule cause d’échec de cette réaction ? Je ne vois pas pourquoi. Pour ma part, j’accepte bien volontiers la première partie du raisonnement, à savoir que toute maladie exprime une lutte du vivant contre un agent pathogène. Mais pour ce qui est de la seconde partie, je pense que la situation où « les facteurs pathogènes débordent les défenses du sujet malade » n’est pas forcément la seule explication. Penser cela traduit une sorte de fidéisme absolu dans le vivant. Or le vivant dépend d’une saisie du réel qui se présente généralement d’une façon très partielle, voire « abstraite » (la perception animale l’illustre richement). Il s’agit d’un système de perception limité qui est donc à la merci d’un changement dans le réel (que la programmation instinctuelle ne parvient pas forcément à suivre) ou plus simplement encore d’une méprise structurelle à propos de leurres programmés. La « vérité » apparaît clairement dans ce contexte comme une sélection circonstanciée parmi d’innombrables « erreurs ». Le feed-back de l’environnement sur le sujet vivant est à la fois le garant de sa pérennité comme aussi la cause possible de sa disparition. Dans ce cas, à quoi revient d’écrire que « le terrain est tout sauf morbide » ? Pourquoi, en-dehors d’une hypothèse divine à laquelle ne se réfèrent ni Bounan, ni Brice ni moi, le vivant serait-il doté d’une sorte de garantie quant à la véracité de sa perception du monde ? Si l’adéquation est le fruit de l’évolution et donc d’une rétroaction de l’expérience sur la structure subjective, il n’existe pas de garantie préalable mais seulement ce « bricolage » dont parle François Jacob, bricolage dans lequel l’après-coup demeure une catégorie centrale (la vieille emprise du logique sur le chronologique). Comme disait Boris Vian dans sa chanson : « je pose ces questions, auxquelles personne ne répond, et je bois, systématiquement ».

Cette question de l’inadéquation potentielle du feed-back, ou du système de communication du vivant, me paraît parfaitement avérée au moins dans le cas où ce que nous définissons comme vivant est la société humaine. Si la société est divisée en elle-même, c’est une partie d’elle-même qui induit la rétroaction du réel et donc le résultat global qui trompe la société en tant que telle. La maladie est là, plus que partout ailleurs (comme le montrent avec beaucoup d’éloquence, à l’échelle individuelle, toutes les formes de névrose). C’est pourquoi Debord parle de « société malade ». Si on s’en tenait à la définition homéopathique, qui repose sur l’hypothèse d’un organisme vivant unifié, non clivé, cette expression serait incompréhensible, puisque cela voudrait dire que pour être « malade », la société devrait rencontrer autour d’elle des « facteurs pathogènes qui débordent ses défenses » (ce qui est fréquent, mais néanmoins « ontologiquement accidentel »). Nous sommes probablement tous d’accord pour dire au contraire que les facteurs pathogènes de la société ne lui sont pas extérieurs. Qu’ils lui sont non seulement internes, mais bien plus encore son produit le plus immédiat et le plus omniprésent. Dès lors, comment s’en tenir à une définition de la maladie qui serait moins complexe, moins dialectique et moins synthétique que celle dont je tente d’évoquer le besoin ?

Ou encore, réécrit en terminologie bounanienne : si comme je l’écrivais le noyau inducteur est le capital, si la fonction relationnelle est la production, et si la fonction métabolique est la reproduction concrète de la société elle-même, il faut bien concevoir que c’est le noyau inducteur lui-même qui est la cause du mal. Pas des facteurs pathogènes externes (autres que la propre production viciée revenant de l’extérieur). Dans la sphère de la production (qui est aussi celle de la communication puisque la production est sans cesse mise en face de ce qu’elle produit), le feed-back n’a pas lieu (on continue malgré tout les centrales nucléaires, les OGM etc.). Le beau modèle biologique semble vicié : ne faut-il pas l’adapter à l’hypothèse de l’aliénation ? CQFD. La maladie réside dans le clivage de la société, dans sa désunion, dans l’opposition entre son but (se reproduire) et son résultat (ruiner son terrain, y compris elle-même) : elle n’est « pas encore devenue homogène », comme l’écrivait excellemment Debord.

Voilà, à mon avis, des questions que Le concept de maladie a pour fonction de poser, mais pas les moyens de résoudre. Cela me semble plus important que les quelques piques lancées en passant à l’idéologie technophobe, qui n’est elle-même qu’un épiphénomène. L’essentiel est de déterminer la maladie dont la société souffre réellement, et là, je crois que l’ancien texte de Debord permet de bien situer l’orientation. On ne peut rêver à une définition des remèdes sans avoir ajusté le diagnostic.

Le 8 décembre 2004

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