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Fidélité ou recyclage (réponse aux remarques critiques de Brice M.)

Renaud d’Anglade

Fidélité ou recyclage ? Notre rapport à Marx

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Je fais suite aux remarques critiques exprimées par Brice sur mon article.

Autant une parenté facile à constater existe entre l’ensemble des textes publiés sur notre site, autant il me paraît utile de pointer ici quelques possibilités de divergence. Je parle de « divergences » pas tellement au sens de divergences « politiques » , et donc pas du tout au sens d’un reproche, que cela soit bien clair ; mais au sens d’une cohérence potentiellement défaillante dans les approches théoriques que nous exposons, ou que nous utilisons couramment, et qui menace toujours ceux qui se sentent appelés à intégrer à leur pensée une réalité nouvelle (ce qui est en soi, non seulement, une qualité, mais même une absolue nécessité). A mon sens, ces divergences potentielles tournent autour du sort que nous réservons à Marx, nous comme aussi d’autres (sauf que d’autres, souvent, ne s’en soucient guère, parce que tout se mêle indistinctement dans leur digestion syncrétique, et qu’en rejetant la discipline autoritaire, ils jettent aussi la cohérence logique). En traitant ce sujet de façon assez ramassée, comme je vais le faire, je sais que je piétine les plates-bandes de ce que Maximilien souhaitait analyser dans la suite de son article sur la technophobie, mais il avance très lentement faute de temps ; il ne m’en voudra donc pas d’aller plus vite que lui, mais de façon moins systématique et approfondie qu’il entendait le faire, et sans donc présenter les qualités qu’il estimait nécessaires.

En gros et pour résumer mon propos, je dirais que je me suis référé aux écrits de Michel Bounan parce que cet auteur, qui par ailleurs nous paraît digne d’estime, fait figure de référence sur le sujet de la maladie, mais que, toutefois, mon « cadre de référence » global demeurait Marx, comme on le devine aisément à la lecture de mon article, au point que je renvoyais l’approche « médicale » de la « maladie » au clivage de la société comme étant, en l’occurrence, sa vérité ; tandis que Brice se faisait l’écho de Bounan sur des points qui, à mon avis, se présentent plutôt comme en rupture avec Marx. Ce qui n’est pas un jugement en soi, bien sûr, et ne préjuge pas forcément de qui a raison, comme s’il y avait un « grand » théoricien d’un côté et un « petit » de l’autre, avec donc un préjugé positif s’exerçant automatiquement en faveur du premier ; mais cela mérite tout de même réflexion, et d’être exposé à la fois de façon claire et prudente, pour ne pas tomber victime d’une bifurcation conceptuelle non perçue, ou incomprise. Certaines notions, en effet, vont de soi pour Bounan, mais pas du tout du point de vue marxien. Moyennant quoi, lorsqu’il me semble avisé de faire preuve de fidélité à l’analyse marxienne, cela peut apparaître à d’autres comme un simple et bien imprudent recyclage de thèses que le temps aurait réfutées. C’est ce qu’il faut essayer de clarifier. Et il est donc très profitable d’en discuter le plus librement possible.

A travers l’ensemble de ses livres, Bounan oppose volontiers l’idée d’une disparition de toute une civilisation à celle d’une transformation de la société. La seconde approche lui paraît superficielle et médiocre, et la première, seule, lui semble prendre toute la mesure du processus en cours. Tous les mots tels que « disparition », « transformation », « société », « civilisation » ont bien sûr un poids qui leur est propre et qui oriente ce qu’on va penser à partir d’eux. Ceux que privilégie Bounan lui ont valu de passer pour une sorte de guénonien d’extrême gauche ; ou, pourquoi pas, de radical spenglerien. Même si Bounan n’entretient réellement aucun rapport de fond avec les tenants réactionnaires de la Kulturkritik tels que Guénon ou Spengler, et qu’un tel rapprochement visait simplement à le discréditer , il n’en reste pas moins qu’il écrit, comme le rappelle Brice, que « dès le moment de sa naissance, [l’organisation structurée des sociétés humaines] obéit à ses propres lois de composition interne et ne peut plus être modifiée. Elle peut seulement disparaître, après avoir affronté de nouveaux désirs et des idées nouvelles, nés de l’environnement transformé. » (Le temps du sida). La civilisation est ainsi assimilée à un organisme vivant qui naît, se développe, puis se décompose et meurt, ayant procréé, le cas échéant, un ferment capable de mener à une autre civilisation, et de poursuivre le cycle. Cette conception ancienne, avant de devenir plus précisément médicale ou biologique, était aussi bien religieuse, mythologique, logique et philosophique, sans que pour autant les frontières entre ces sphères aient jamais été rigoureuses (la pensée la plus ancienne était aussi la plus synthétique, et c’est précisément ce dont les défenseurs de la  « Tradition » sont le plus nostalgiques). Ce n’est qu’à l’époque moderne que « quelque chose » est véritablement venu s’inscrire en faux contre cette approche, qui semblait de longue date prouvée par les vestiges des civilisations disparues que découvraient un peu partout d’intrépides voyageurs. Ce « quelque chose », que l’on doit entièrement à Marx remettant Hegel sur ses pieds, n’est autre que la dialectique des forces productives et des rapports de production, laquelle coïncide largement avec la lutte des classes : l’idée que la société est intrinsèquement animée par une contradiction qui la porte à se transcender, qu’elle n’est pas faite pour mourir, qu’elle produit un sujet susceptible de « la modifier ». Est-ce compatible avec ce qu’écrit Bounan, ou est-ce foncièrement différent ?

Cette approche marxienne, qui situe la discontinuité au sein de la continuité, ou qui constitue la seconde à partir de la première, n’a strictement rien à voir, je l’ajoute tout de suite, avec le stupide progressisme qui a accompagné la montée en puissance de la classe bourgeoise, et qui « théorise » le progrès parce que cette classe voit sa pratique économique envahir la planète, et qu’elle croit qu’elle apporte la civilisation à l’Irak. L’assimiler au progressisme revient à complètement rater son contenu (c’est la confusion à laquelle se livrent, délibérément, tous les fossoyeurs du marxisme) : c’est réduire une continuité, qualitative, conflictuelle, incertaine, se basant sur la discontinuité, à une continuité mécaniste, quantitative, assurée, réfractaire à toute discontinuité. Le progressisme prétend qu’on peut « modifier la société » mais il ne vise en réalité qu’à la rapprocher encore plus de son actuel concept, qu’à changer quelques éléments superficiels afin de restaurer ou de renforcer son véritable principe directeur (l’aliénation économique) : c’est un conservatisme qui veut que cela change pour que cela ne change pas. C’est une pensée analytique qui ne s’intéresse qu’au fragment, du point de vue de la totalité existante, qui demeure, elle, dans un non-dit permanent. La pensée « civilisationnelle » (ce que les Allemands appelaient la Kulturkritik) quant à elle perçoit une unité beaucoup plus profonde de tous les éléments composant une même société, elle perçoit le Tout et elle le nomme, présentant généralement une approche autrement plus synthétique que la banalité analytique du progressisme, mais c’est au prix d’accorder à la puissante réalité synthétique qu’elle perçoit le caractère d’un phénomène d’autant plus intangible – à l’instar du randonneur qui découvrant d’une hauteur l’étendue du chemin qui lui reste à parcourir, perd courage et se sent fatigué, se « réconcilie » avec son emplacement, et « conclut » en s’immobilisant. Le jugement porté par Bounan à propos des « civilisations » est une conception à laquelle personnellement je n’adhère pas, mais dont je crois néanmoins percevoir et comprendre une certaine raison d’être : il est clair, en effet, que chaque époque se trouve façonnée, imprégnée et dirigée par un courant qui entraîne tout, et contre lequel toute opposition semble généralement vaine, du moins tant que cette phase du cycle prévaut. L’époque actuelle, par exemple, se caractérise de façon évidente par un renforcement considérable du conservatisme, dans les « idées », et de l’exploitation, dans les faits (les mêmes dirigeants dirigent l’économie, la politique, les médias : cette unité n’a donc rien de fortuit). Lorsque même un journaliste en arrive à constater que les conservateurs ont le vent en poupe aux USA et que la « gauche politique » américaine n’ose pas, comme d’ailleurs celle de la planète entière, apparaître comme elle-même (« l’acharnement des politiciens de gauche à nier leur obédience. Ils font étalage de leur conservatisme en certains domaines, de leur modération, de leur centrisme. La gauche, mais pas la droite, déteste se voir « étiquetée », c’est-à-dire appelée par son nom » ), il enregistre simplement que le courant existant rend dérisoire toute forme d’opposition, et il oublie que cette « gauche politique » ne peut plus apparaître non pas comme ce qu’elle est, mais comme ce qu’elle n’est pas : les oppositions réelles ont préalablement été supprimées, les fausses oppositions n’ont plus du tout les moyens de singer leur « nature perdue », et la fameuse « gauche » n’est en rien porteuse d’un projet différent. Elle apparaît donc exactement comme ce qu’elle est, ou, plus justement, elle est comme ce qu’elle apparaît. Je vois beaucoup plus de liens entre la position réformiste et progressiste, mentionnée plus haut, et ce conservatisme, qu’entre elle et l’esprit révolutionnaire. Le progressisme comme le conservatisme veulent sauver ce qui est, en le changeant très peu, ou pas du tout. Ils connaissent simplement quelques divergences sur la forme phénoménale, mais ils s’accordent entièrement sur le noyau nouménal. En dernière analyse, le conservatisme l’emporte forcément car le progressisme n’a pas de véritable contenu qu’il pourrait lui opposer (il lui oppose ses propres illusions, comme Marx l’avait déjà remarqué en son temps). Il y a des phases où le progressisme fait illusion, et des phases où il ne le fait plus. Actuellement, il ne le fait plus. Ce qui détermine le passage d’une phase à l’autre n’est pas aisé à déterminer (cycle économique dépressif, degré de destruction de structures sociales existantes et production d’un besoin d’identité illusoire, déception d’affrontements sociaux ayant mené à l’échec, concentration du Pouvoir dans tous les secteurs). Toujours est-il qu’il faut que le progressisme disparaisse entièrement, aille au bout de son discrédit, pour que le conservatisme triomphant suscite à nouveau une réelle remise en cause, qui ne souhaitera plus rien conserver du système existant, ni ses effets, ni même ses causes.

Bounan parle de désirs et d’idées qui survivent à une civilisation parvenue à son terme : termes intentionnellement immatériels, subjectifs, vivants, à la limite de l’intangible. Marx avait plutôt en vue des cycles internes à une même société et le mûrissement de forces productives telles que le degré des connaissances, l’évolution de la maîtrise de la nature, la désagrégation des limitations nationales et géographiques, la formation d’une classe sociale qui n’en est plus une mais représente la perspective unifiée et universelle de l’espèce . Ce qui se joue à travers la lutte des classes est comme le devenir, par étapes, d’un sujet ; une substance devenant sujet  ; la nature produisant sa conscience en produisant celui qui la transforme et donc qui la comprend ; un producteur se produisant lui-même et transformant le monde pour y parvenir . Ce n’est pas parce que notre époque ressemble par moments à la plus sinistre caricature de ces termes que ceux-ci en seraient automatiquement réfutés. Chaque caricature a un original, auquel on peut la mesurer, auquel elle se mesure elle-même en se présentant comme sa caricature (la sensibilité artistique et la sensibilité amoureuse furent les deux terrains où la perception de ce qui différencie l’original de la caricature s’était révélée de la façon la plus immédiate, mais l’histoire politique n’en est point exempte, et il serait temps d’en développer une compréhension concrète). Le mûrissement du sujet à travers les avatars de ses aliénations successives n’a rien en commun avec le respect de la Tradition à laquelle il faudrait faire retour, et pas davantage avec les fades et illusoires lampions du progressisme. Seulement, il disparaît de la vue quand sa caricature l’a remplacé, et il faut un effort inhabituel pour s’ouvrir à nouveau à sa perception.

De là découle en droite ligne toute une série de conséquences mentionnées dans ce débat.

Je relève tout d’abord dans la critique faite par Brice cette idée que l’autogestion ne peut remplacer, comme simple forme politique, le contenu de l’action à mener et notamment la nécessité de dépolluer la planète le plus radicalement possible. Il est clair que Marx ne pouvait anticiper le degré d’anéantissement et d’empoisonnement que seule l’époque contemporaine allait par la suite infliger à la planète : il restait donc, forcément, assez sec sur le sujet. Pour ce qui est de Debord, l’article La planète malade développe assez largement en quoi il était parfaitement conscient du phénomène ; et d’ailleurs Brice le rappelle lui-même. Mais Brice ferait fausse route s’il pensait que Debord réclamait simplement l’autogestion des pétroliers. Il me paraît au contraire évident que l’autogestion par des soviets de marins, que Debord envisageait comme seul antidote possible à la pollution des océans, n’impliquait pas une sorte de « nationalisation » de la démence économique (folie redoublée qui caractérise plutôt ce qui à cette époque s’appelait « l’Union de la Gauche »), mais l’abolition de celle-ci. Peut-être la formulation de Debord, dans cet article resté au stade d’ébauche, était-elle trop peu explicite, mais il me semble tout à fait improbable que le théoricien du spectacle aurait confondu la dictature réelle du prolétariat avec une sorte de domination formelle dont les années 70, justement, donnaient une illustration si risible avec l’autogestion des « Lip » et d’autres mouvements de base travaillant sans le savoir pour l’avènement de l’ignoble Mitterrand. Je ne crois pas que dans l’esprit de Debord l’intervention de conseils de marins aurait simplement imposé l’usage de navires à double coque et l’application du code ISM plus vite que ne le font les Etats bourgeois. Il est plus probable que des transformations plus ambitieuses étaient au programme en pareille circonstance, comme par exemple de réduire ou de supprimer l’acheminement du pétrole, et même l’usage du pétrole. En revanche, s’il est question d’avancer que la destruction accélérée de la planète impose désormais un certain nombre de mesures à d’éventuels « soviets », cela me paraît parfaitement évident, et je ne vois pas qui pourrait, ou voudrait, le nier. Mais le programme de ces « soviets » n’a pas pour autant à être écrit par des « chercheurs », fussent-ils aussi honnêtes et intelligents qu’un Berlan. A chaque problème de multiples réponses peuvent être apportées, sans forcément se concurrencer entre elles, et seuls lesdits « soviets » auront à faire ces choix.

En revanche, comme d’autres parmi nous, je refuse catégoriquement d’établir la moindre équivalence entre la nécessité d’activités économiques, scientifiques ou technocratiques à démanteler, et une baisse programmée du niveau de vie individuel. Je sais très bien qu’en lisant une phrase comme celle-ci, certains lecteurs estimeront que je suis frappé de démence, et que l’on ne peut renoncer à un délire collectif qu’en faisant de même sur le plan des individus qui composent cette collectivité. Moi, il me semble plutôt que cette équation simpliste selon laquelle la société capitaliste ne serait qu’une addition d’individus fait précisément partie des illusions bien enracinées que le système de domination économique répand sur lui-même. La richesse des nations serait la richesse des propriétaires et celle de la population : tous seraient riches, ou tous seraient pauvres, dans une parfaite synchronie, avec simplement des variations quantitatives. Et le communisme, régime spartiate par excellence ? C’est renoncer à sa platine de DVD, arrêter la production des Jaguar et des Aston Martin et les remplacer par des Trabant ou des Skoda, remplacer le caviar par les œufs de lump, le Lagavullin par le Johnny Walker, ou Carlos Kleiber par André Rieu, partager sa femme avec le secrétaire du Parti, fermer le chauffage et passer un deuxième pull-over, éteindre la lumière à 21 heures, etc. etc. : autant d’images d’Epinal qui ont toujours fait les choux gras de la propagande anticommuniste, et que le « communisme de guerre », c.a.d. la misère bureaucratique organisée, a efficacement soutenues. On nous parle par exemple souvent de l’empreinte écologique (notion qui a fait le tour de la planète : ecological footprint, ökologischer Fußabdruck, impronta ecologica, huella ecologica). De quoi s’agit-il vraiment ? L’exemple de l’empreinte écologique mérite à mon avis une critique approfondie que je n’ai pour le moment trouvée nulle part (et à laquelle nous devrions nous livrer). En effet, si les conclusions des écologistes radicaux se retrouvent identiquement chez les libertaires (cf. par exemple Jean-Pierre Tertrais, Du développement à la décroissance, Editions du Monde Libertaire 2004), les chiffres ne font pas seulement apparaître, pour autant, d’une part des pays pauvres demeurant inférieurs à la capacité biologique existante de 1,91 ha, et d’autre part des pays développés se situant tous aux alentours de la folie américaine de 9,7 ha (là, en effet, les conclusions classiques en faveur d’une décroissance primitiviste seraient avérées et inattaquables) ; ce que ces comparaisons révèlent établit par exemple une demande moyenne en surface de 4,7 ha pour l’Allemagne (et de 5,2 ha pour la France). Les USA sont donc au double de l’Allemagne. Or, peut-on affirmer que le niveau de vie matériel d’un Américain se situe au double de la consommation d’un Allemand ? Certainement pas. Il en découle que l’empreinte écologique ne se situe pas du tout en relation directe avec le niveau de vie réel. Un examen plus précis révèle que l’empreinte écologique est mesurée comme une moyenne de l’activité nationale globale, et non pas seulement à partir d’une « activité individuelle » (au contraire : le calcul « individuel » n’est réalisé que comme division arithmétique, abstraite, de la consommation naturelle par le système, par le nombre d’individus composant une population, c.a.d. en concevant le système comme une simple addition d’individus et de consommations individuelles). Or, dans ce calcul, « l’empreinte énergie » est le facteur le plus lourd (environ 50 % de l’ensemble ). Ce facteur traduit toute l’activité économique du pays, y compris la politique des transports (abolition du transport fluvial, réduction du transport ferroviaire, priorité au transport routier), l’organisation insensée des déplacements de biens (englobement de la planète entière par une division du travail délirante), l’organisation insensée des déplacements de personnes (caractère obligatoire des migrations vacancières massives, utilisation du transport aérien quotidien pour les inepties liées à la « vie de l’entreprise » telles que conférences, séminaires, réunions). Cela, comme on voit, ne peut en aucun cas être assimilé au niveau de vie réel des individus, ce qui relève d’une mystification déjà contenue dans la définition donnée par le WWF de l’empreinte écologique : « L’empreinte écologique est une mesure de la pression qu’exerce l’homme sur la nature » – « l’homme » remplace la société dans cette définition, dans le plus pur style du discours moral. Certains textes écologiques définissent même l’empreinte en se référant explicitement au brave Crusoë, en supposant qu’il mettrait tous les soirs le feu aux forêts de son île « just for fun » – s’agissant d’un individu, il faut donc lui supposer une folie très avancée pour donner corps à un tel exemple d’excès de consommation énergétique, et pour cacher que dans la réalité, hors de toute fiction, la dépense énergétique n’est pas celle « des individus » mais celle d’un système social qui échappe de toutes parts aux jugements et aux intentions desdits individus, qu’on ne tolère justement que comme ingrédients passifs du système et de son besoin de reproduction inchangé. Tout me porte à penser qu’une fois de plus, les conceptions écologistes constituent une sorte de piège conceptuel, qui éloigne de l’ancienne critique sociale sous prétexte d’y introduire des préoccupations inédites, qui tiennent à la destruction des ressources naturelles. Bien sûr que nous, les humains, produisons tout ce qui est produit, même si c’est de façon de plus en plus indirecte : le travail mort est encore du travail. Mais nous produisons infiniment plus que ce que nous consommons, nous produisons un gigantesque environnement social qui nous pousse à consommer les miettes qu’il nous laisse. Du coup, « l’empreinte écologique » n’est plus qu’un indicateur économique de plus, et la critique ne peut se servir innocemment d’une notion aussi servile. On peut supprimer des quantités pharamineuses de production sans réduire le niveau de vie matériel. Des pans entiers de l’économie, de plus en plus importants, se réduisent à ce que Marx appelait la consommation productive, et que l’on peut résumer comme le mécanisme structurel, intégré, de la perpétuation du système de valorisation capitaliste à la production des biens les plus élémentaires. C’est bien sûr là que le scalpel de la critique doit être appliqué en premier, plutôt que de promettre des restrictions dignes du communisme de guerre léniniste : on doit s’en prendre à la composition organique qui impose à chaque produit une reproduction obligatoire du capital.

A titre d’exemple : la famine endémique, voire en cours d’accroissement, que connaissent actuellement un certain nombre de pays du Tiers-monde ne provient d’une augmentation des forces productives que pour autant que celle-ci est étroitement enrôlée par les rapports de production et par la division internationale du travail (et Brice le mentionne), mais il me paraît essentiel d’insister sur cette ce caractère captif des forces productives, et sur la prééminence du calcul économique en la matière. Ainsi, cette famine peut-elle s’expliquer par la conjonction des facteurs suivants :

• Répartition des prix du commerce mondial au profit des pays transformateurs, et au détriment des pays producteurs,
• Recyclage de l’activité du Tiers-monde dans le rôle de simple fournisseur surexploité des grands trusts agro-alimentaires occidentaux, et abandon de toute production à usage local (destruction de toute forme d’économie de subsistance, refus de toute réforme agraire donnant aux producteurs locaux la possibilité d’assurer leur survie, concentration et industrialisation des exploitations),
• Exclusion de la main d’œuvre du Tiers-monde du fait de ses salaires de misère de l’alimentation centralisée par les trusts, et contrainte des pays du Tiers-monde, grands producteurs de céréales jusqu’au début de la Seconde Guerre Mondiale, à l’achat des céréales américaines à des prix excédant leurs possibilités, céréales largement utilisées à l’alimentation d’un bétail destiné à l’exportation au lieu de permettre au céréales de nourrir la population locale,
• Soumission de l’agriculture mondiale au carcan capitaliste « d’un système hautement sophistiqué, intensif en énergie et en capitaux, conçu pour transformer une série de produits industriels en une autre série de produits industriels comestibles » (Susan George, Comment meurt l’autre moitié du monde, Laffont, 1978, p. 27),
• Hypertrophie de la « consommation productive » par rapport à la consommation directe, par l’imposition de l’appareil productif occidental et d’une rémunération de l’ensemble de ces passages obligés sur le dos des matières premières (l’absorption de céréales par le bétail plutôt que par les populations fait évidemment partie de cet aspect dans la mesure où le bétail fait aujourd’hui partie du parc mécanique spécifiquement agricole et s’oppose en cela, paradoxalement, au vivant : comme le constatait même un citoyenniste comme Jean Ziegler dans son Rapport sur le droit à l’alimentation 2004, finalement censuré par l’ONU : « En Europe, une vache laitière a en moyenne un revenu annuel supérieur à celui de la population mondiale »).

Je ne prétends pas que tous ces facteurs de sous-alimentation doivent être distingués et énumérés comme je le fais ; il me semble même qu’ils ne sont que les différents versants d’un même phénomène parfaitement redondant : la soumission des facteurs les plus éloignés à la domination réelle du capital occidental. La consommation délirante d’énergie n’est là que pour garantir que l’essentiel du prix de vente ira non pas aux « producteurs » (qui n’en sont même plus, mais simplement une sorte de combustible humain) mais aux tracteurs, aux engrais, aux pesticides, à la recherche et au traficotage génétique qui sont directement « contribués » par les trusts occidentaux.

Ainsi, les pauvres du Tiers-monde meurent de faim parce qu’on leur interdit de se nourrir eux-mêmes, et parce qu’on leur revend à prix prohibitif leur propre production « valorisée » par de multiples détours par la main de fer occidentale, visant ainsi à atteindre le cercle infernal qui est le rêve de tout marchand : extorquer un bien à quelqu’un et le lui revendre avec profit, et permettre à celui qui tient le marché de la clientèle de dicter sa volonté aux producteurs. La mise au point et la généralisation des OGM ne vient qu’achever ce processus, en confisquant à tout jamais la capacité de reproduction du vivant et en l’inféodant aux grands groupes agro-alimentaires (et tous les prétextes de « combattre la sous-alimentation » se heurtent au simple fait qu’une grande partie de la population argentine souffre de malnutrition alors que son pays est le second exportateur mondial de plantes génétiquement modifiées). Là-dedans, les forces productives n’ont à intervenir que pour garantir la réussite d’un tel projet, et rien d’autre, au point que les deux paraissent synonymes et que, comme l’écrivait Brice, la « difficulté de distinguer la croissance aliénée des forces productives des forces productives elles-mêmes » devient parfois absolue. On ne parvient même plus à imaginer, tant c’est hors de propos, ce qu’aurait pu produire la mise au service de l’agriculture de subsistance et de l’autosuffisance des pays pauvres la masse des connaissances scientifiques existantes, repensées et développées en conséquence d’un tel objectif.

Mais l’un des paradoxes insolubles du capital demeure que ses salariés et ses chômeurs sont aussi ses clients, et que son intérêt à affamer les premiers revient à tarir ses possibilités d’écoulement marchand ; il est donc passionnément intéressé par toute possibilité qui lui est laissée de dissocier producteurs et consommateurs, et s’il est vital pour lui de faire des concessions, aussi limitées que possible, en Asie, il est tout aussi vital pour lui de n’en faire aucune en Afrique, et de laisser sa population disparaître, puisqu’elle se situe hors comptabilité.

Le lien étroit, apriorique, que Brice rappelle à partir de Bounan entre le mode de pensée scientifique et la société que celui-ci exprime est tout à fait indéniable : il ne lui arrive tout simplement jamais plus d’exprimer autre chose. Le caractère purement captif de la recherche scientifique est une grande évidence. Mais si ce constat entraîne une adhésion forcément unanime, il n’en reste pas moins que ce savoir ne peut être simplement rejeté à la poubelle comme un simple phénomène idéologique. Il porte sur du réel et se vérifie dans le réel. C’est un réel dont nous ne voulons plus, la cause est entendue. La science et ses applications doivent être soumises et repensées à partir d’une volonté politique, populaire, écologique, préservant et augmentant les conditions matérielles d’une vie libre, et cette volonté doit remplacer la volonté économique d’exploitation à la base de la recherche et de l’application scientifiques à venir, elle doit devenir le schibboleth, la devise opérant le partage entre ce qui sera à accomplir ou non. Mais repenser ce savoir sera ainsi une négation déterminée, un dépassement qualitatif, pas un simple abandon, pas un reniement de l’esprit scientifique en tant que tel, et il est bien évident que Brice le pense aussi. Le véritable portrait de la misère scientifique qui nous entoure ne pourra être tracé que par ceux qui l’auront laissé derrière eux, et connaîtront une autre vie. Le degré d’intelligence de la science est étroitement déterminé par la liberté et la transparence de la vie sociale (le mensonge marchand dominant se situe exactement aux antipodes d’une telle exigence). La fusion de la science avec l’intérêt économique nous contient, et pour parler d’elle, il faut séparer ces facteurs, émanciper l’un de l’autre. Des esprits lucides d’aujourd’hui sont-ils capables d’en tracer les premiers linéaments ? On ne demande qu’à voir, mais il est dur d’être un Wilhelm Reich, et le système, comme on peut voir, ne tolère aucune expérimentation en la matière. Les divers « Tao de la physique », qui forment à présent tout un rayon des librairies, veulent en tout cas simuler l’anticipation indolore d’un tel besoin historique.

Par-dessus le marché, pour en revenir brièvement à la morale écologiste, elle oublie généralement que le « niveau de vie » des individus est lui-même matériellement conçu et exprimé selon des modèles pratiques parfaitement aberrants, où nombre d’activités n’existent qu’en tant que compensations superflues dues à la misère de fond qui domine les biographies. Tourner le dos à cette logique compensatoire ne revient donc pas à un quelconque « renoncement », mais plutôt à un désencombrement de la vie quotidienne, à un appel d’air très salutaire (sans parler d’une production de produits durables, et donc d’une diminution des besoins récurrents). Ces distinctions se retrouvent dans la différence qui me paraît essentielle entre un abandon volontaire et libre d’habitudes qui ne tiennent qu’à un mode de survie aliéné, et la contrainte bureaucratique imposant une économie de guerre : les différences économiques coïncident toujours avec les différences politiques, et il ne s’agit certes pas de simples détails. La destruction de la société marchande aura à se poser ces questions sans attendre une minute.

Si l’on met bout à bout les distinctions méthodologiques ci-dessus, je crois que ce qu’il peut y avoir de qualitatif dans le niveau de vie présent d’un habitant des pays développés s’éloigne considérablement de la fameuse « empreinte écologique ». La différence mentionnée plus haut, par exemple, entre ce qu’elle est aux USA et ce qu’elle est en Allemagne vérifie amplement une telle affirmation : si un citoyen américain était amené demain à vivre comme un citoyen allemand, il ne subirait littéralement aucune perte matérielle (plutôt le contraire). Néanmoins il réduirait l’empreinte écologique de son pays de moitié, tout simplement parce que le gâchis de l’appareil économique serait amoindri sans amputer son train de vie (allemand). Le confort matériel de l’individu ne change pas forcément d’une manière considérable si la dépense énergétique nationale est coupée en deux : cela donne à réfléchir, me semble-t-il. N’est-on pas en train de nous refaire le coup du consommateur qui serait responsable de la médiocrité des programmes de télévision et de tout le reste aussi ? Comment les écologistes doivent-ils commenter le fait que selon ce mode de raisonnement, les pays qui respectent l’empreinte écologique théoriquement tolérable (1,9 ha par habitant) sont p. ex. la Maurétanie et le Zimbabwe : faut-il ramener le mode de vie mondial à celui de ces deux pays ?…

Brice écrit : « Dans un tel contexte historique, celui d’une autonomisation sans frein de l’économie marchande, affranchie momentanément de toute limitation à sa logique autistique, ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à l’accroissement des forces productives. Bien au contraire, les rapports de production, sous le double aspect social des gestionnaires de l’économie (au nom du « développement ») et de la « force de travail » (au nom de l’emploi), constituent le principal soutien à l’accroissement insensé de la puissance productive. »  L’autonomisation possède pourtant un frein dans la société capitaliste, la production de plus-value étant basée sur l’exploitation du travail vivant, et le capital, comme l’écrit Brice aussi, ne pouvant donc supprimer le travail sans se saborder lui-même ; raison pour laquelle on pouvait écrire, même avant Debord et avant le pourrissement de l’environnement, que « le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives » (la nouveauté, comme l’écrit Debord, est qu’à cette impasse quantitative, classique depuis Marx, s’ajoute désormais l’impasse qualitative, du fait de la détérioration asymptotique du globe ). Cette contradiction est simplement indépassable, et elle exprime précisément la nécessité de maintenir les rapports de production au détriment des forces productives : je ne vois pas en quoi cela serait devenu obsolète du fait de la détérioration planétaire. Par ailleurs, nous sommes tous d’accord pour comprendre que la façon dont les forces productives sont développées au sein du système vise impérativement la conservation des rapports de production, et n’apparaît à aucun moment comme en rupture avec eux, étant intégralement à leur service, depuis leur conception jusqu’à leur mise en œuvre et même dans la reproduction du système à partir de la gestion de leur résultat. En-dehors du thème de la maladie, ceci me paraît justement l’autre grand mérite du texte de Debord : le refus de cette habituelle confusion entre le développement des forces productives et leur croissance aliénée. Si l’on diverge de cela, le texte perd la moitié de son intérêt.

Pour ce qui est du « retour à soi médiatisé par la maîtrise de la nature », je me situe délibérément dans la lignée de la pensée dialectique pour laquelle la conscience n’est pas un état momentané de la pensée, mais le produit actif d’une histoire, sans cesse rejoué : l’accès à soi passe par le développement de ses facultés, ce qui équivaut à une appropriation du monde ; ce qui se retrouve d’ailleurs à l’inverse si on prend le monde comme véritable sujet englobant, puisque celui-ci prend conscience de lui-même à travers la formation historique d’un sujet de cette connaissance pratique. Je ne partage pas l’idée d’un « accord entre soi et le milieu » qui ne se trouve pas chez Brice, mais qui se trouve souvent dans la « pensée écologiste », un tel accord relevant à mes yeux d’un phantasme, aussi bien religieux que cognitif. L’accord, s’il est conçu comme une adhésion ou une identité, est une notion pré-dialectique. Je dirais, ici aussi, que rien ne justifie de confondre l’appropriation du vivant par le vivant avec une forme aliénée, morte, de cette appropriation (quand je m’approprie un morceau de musique, il continue à appartenir à tout le monde, et quand je m’approprie une tendance de mon être, je ne prive personne de rien, bien au contraire, à tel point que cette appropriation concrète se présente comme le contraire le plus achevé de l’appropriation abstraite, l’achat). Le délire contemporain se situe entièrement dans la dimension non réflexive, dans un jusqu’auboutisme de la non réflexivité , auquel je ne crois pas qu’il faille opposer l’image statique d’une coïncidence idyllique. C’est là tout le sens de mon texte et de ma démarche en général . C’est ce côté actif et pratique, nécessairement actif et pratique, donc aussi voué à la négation historique, que les idéologies religieuses traditionnelles, pensées de l’identité, orientées vers la symbiose immobile, ne comprenaient pas et qui faisait leur faiblesse ; et c’est d’avoir profondément compris et assimilé cela qui me semble avoir été l’une des plus grandes qualités de Debord, ce en quoi il prend place dans la lignée de Héraclite, de Hegel et de Marx. Un « accord » relève de « l’être » et de la « connaissance », et de l’illusion qui est inséparable d’eux, tandis que l’appropriation relève du devenir et de la vie, en accepte les contraintes et les espoirs, parce que rien n’existe en-dehors d’eux.

La notion de maladie pose nombre de questions et notamment celle de la possible synthèse entre des orientations théoriques d’origine diverse : ce qui, a priori, ressemble plutôt à une grande qualité. Entre a) la conception de l’appropriation de soi à travers celle du monde comme logique historique, b) l’approche du vivant telle que Bounan la résume aux pages 46 et suivantes du Temps du Sida, et, enfin, c) la dialectique de la rétroaction du vivant sur lui-même que j’esquisse, il est clair que seul un effort théorique conséquent peut livrer un résultat satisfaisant. Cet effort est totalement absent de mon texte, qui se contente de faire une simple allusion à une telle synthèse. Il reste que la maladie, pour le moins, ne mène pas automatiquement à la guérison. Les maladies mènent souvent à un état pathogène définitif, voire à la mort. Echec de la réaction vivante. Question qui s’impose à mon avis : ne doit-on imaginer qu’une seule cause d’échec de cette réaction ? Je ne vois pas pourquoi. Pour ma part, j’accepte bien volontiers la première partie du raisonnement, à savoir que toute maladie exprime une lutte du vivant contre un agent pathogène. Mais pour ce qui est de la seconde partie, je pense que la situation où « les facteurs pathogènes débordent les défenses du sujet malade » n’est pas forcément la seule explication. Penser cela traduit une sorte de fidéisme absolu dans le vivant. Or le vivant dépend d’une saisie du réel qui se présente généralement d’une façon très partielle, voire « abstraite » (la perception animale l’illustre richement). Il s’agit d’un système de perception limité qui est donc à la merci d’un changement dans le réel (que la programmation instinctuelle ne parvient pas forcément à suivre) ou plus simplement encore d’une méprise structurelle à propos de leurres programmés. La « vérité » apparaît clairement dans ce contexte comme une sélection circonstanciée parmi d’innombrables « erreurs ». Le feed-back de l’environnement sur le sujet vivant est à la fois le garant de sa pérennité comme aussi la cause possible de sa disparition. Dans ce cas, à quoi revient d’écrire que « le terrain est tout sauf morbide » ? Pourquoi, en-dehors d’une hypothèse divine à laquelle ne se réfèrent ni Bounan, ni Brice ni moi, le vivant serait-il doté d’une sorte de garantie quant à la véracité de sa perception du monde ? Si l’adéquation est le fruit de l’évolution et donc d’une rétroaction de l’expérience sur la structure subjective, il n’existe pas de garantie préalable mais seulement ce « bricolage » dont parle François Jacob, bricolage dans lequel l’après-coup demeure une catégorie centrale (la vieille emprise du logique sur le chronologique). Comme disait Boris Vian dans sa chanson : « je pose ces questions, auxquelles personne ne répond, et je bois, systématiquement ».

Cette question de l’inadéquation potentielle du feed-back, ou du système de communication du vivant, me paraît parfaitement avérée au moins dans le cas où ce que nous définissons comme vivant est la société humaine. Si la société est divisée en elle-même, c’est une partie d’elle-même qui induit la rétroaction du réel et donc le résultat global qui trompe la société en tant que telle. La maladie est là, plus que partout ailleurs (comme le montrent avec beaucoup d’éloquence, à l’échelle individuelle, toutes les formes de névrose). C’est pourquoi Debord parle de « société malade ». Si on s’en tenait à la définition homéopathique, qui repose sur l’hypothèse d’un organisme vivant unifié, non clivé, cette expression serait incompréhensible, puisque cela voudrait dire que pour être « malade », la société devrait rencontrer autour d’elle des « facteurs pathogènes qui débordent ses défenses » (ce qui est fréquent, mais néanmoins « ontologiquement accidentel »). Nous sommes probablement tous d’accord pour dire au contraire que les facteurs pathogènes de la société ne lui sont pas extérieurs. Qu’ils lui sont non seulement internes, mais bien plus encore son produit le plus immédiat et le plus omniprésent. Dès lors, comment s’en tenir à une définition de la maladie qui serait moins complexe, moins dialectique et moins synthétique que celle dont je tente d’évoquer le besoin ?

Ou encore, réécrit en terminologie bounanienne : si comme je l’écrivais le noyau inducteur est le capital, si la fonction relationnelle est la production, et si la fonction métabolique est la reproduction concrète de la société elle-même, il faut bien concevoir que c’est le noyau inducteur lui-même qui est la cause du mal. Pas des facteurs pathogènes externes (autres que la propre production viciée revenant de l’extérieur). Dans la sphère de la production (qui est aussi celle de la communication puisque la production est sans cesse mise en face de ce qu’elle produit), le feed-back n’a pas lieu (on continue malgré tout les centrales nucléaires, les OGM etc.). Le beau modèle biologique semble vicié : ne faut-il pas l’adapter à l’hypothèse de l’aliénation ? CQFD. La maladie réside dans le clivage de la société, dans sa désunion, dans l’opposition entre son but (se reproduire) et son résultat (ruiner son terrain, y compris elle-même) : elle n’est « pas encore devenue homogène », comme l’écrivait excellemment Debord.

Voilà, à mon avis, des questions que Le concept de maladie a pour fonction de poser, mais pas les moyens de résoudre. Cela me semble plus important que les quelques piques lancées en passant à l’idéologie technophobe, qui n’est elle-même qu’un épiphénomène. L’essentiel est de déterminer la maladie dont la société souffre réellement, et là, je crois que l’ancien texte de Debord permet de bien situer l’orientation. On ne peut rêver à une définition des remèdes sans avoir ajusté le diagnostic.

Le 8 décembre 2004

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Autour du texte « Le concept de maladie » de Renaud d’Anglade

par Brice M.

 

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De Bhopal en Tchernobyl, les catastrophes industrielles survenues ces trente dernières années n’ont fait que confirmer le tableau de l’effondrement d’un monde, ce Triomphe de la mort bruegélien, que Debord avait commencé à tracer au début des années 70, dans La véritable scission comme dans La planète malade. La cartographie du territoire de l’aliénation s’est dans l’intervalle considérablement précisée, bien qu’elle soit le plus souvent établie à la façon même dont la science parcellaire a entrepris de bouleverser et de reconstruire le monde : par secteurs séparés. Quant à la pensée qui prétendait s’opposer à tout cela, elle n’a pas échappé non plus à cette fragmentation. L’université est bien sûr le principal lieu d’usinage de cette critique émiettée, frappée d’aveuglement : un Mandosio  ou un Barillon  ne sont que l’expression concentrée de cette « déconstruction » de l’ancienne compréhension globale de l’histoire. Dans ce contexte, La planète malade vient opportunément rappeler que « ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. »  Cette publication permet aussi de souligner que les proclamations nostalgiques en faveur d’étapes antérieures de ce même processus perdent de vue que celles-ci ne conduisaient à rien d’autre qu’à notre monde actuel . C’est pourtant l’étourderie systématique que commettent ceux qui se réclament de la « civilisation rurale », du « vieux passé amical » des « campagnes des années trente », au prix d’incroyables libertés prises avec la vérité historique (entre autres « à peu près », celui-ci : « la civilisation villageoise qui s’était perpétuée à peu près inchangée depuis le néolithique » ).
C’est donc le mérite de Debord d’avoir non seulement diagnostiqué la maladie, mais d’avoir reconnu la profondeur de ses racines. Renaud d’Anglade l’a rappelé avec raison et plus encore, a su dire les enjeux véritables de La planète malade, contre les déformations intéressées que d’aucuns donnent de la pensée de Debord, l’amalgamant un peu vite à la critique anti-industrielle. Ceci étant rappelé préalablement, il reste à examiner la proposition centrale de Debord : la « lutte contre la pollution » « ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes. » Je crois qu’à cet égard l’important effort théorique de Debord est, malgré tout, le produit des avancées et des limites de son époque (aucun homme n’est meilleur que son temps, pas même un Debord, et « les théories sont faites pour mourir dans la guerre du temps », comme il le rappelait lui-même lucidement). Ainsi, lorsqu’il affirme que « les navires déverseront immanquablement leur pétrole tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins », il est assez éloigné des objectifs plus radicaux dont le désastre de notre époque a contribué à faire naître le besoin pratique et la formulation théorique : « Les compagnies pétrolières n’auront pas indéfiniment à payer les conséquences des marées noires. Elles auront à disparaître. » (Le temps du sida). Ici, la disparition ne se réduit pas à « l’expropriation des expropriateurs » et à l’autogestion des pétroliers ; ceux-ci devront rejoindre les poubelles de l’histoire. Plus généralement, si Debord a bien exposé, dès les années 70, le centre même de la question dans sa généralité (attaquer dans ses racines mêmes le système productif), beaucoup de contestataires actuels, quand ils ne tombent pas dans les chausse-trappes anti-industrielles et en dépit de l’approfondissement théorique que permettait le passage d’une trentaine d’années, sous-estiment la profondeur du renversement épistémologique qu’implique plus particulièrement une telle transformation . C’est cela maintenant qu’il convient d’évoquer brièvement ici.
Dans la situation actuelle, d’Anglade a raison de rappeler que la pensée mécanique régresse « vers la vocation de médiocrité limitative qui a toujours constitué le noyau de toutes les morales répressives. Ce face à face n’est pas nouveau. » Cependant, indépendamment du fait que « les curés de toutes les chapelles moisies » en profitent sans conteste pour la ramener, force est de reconnaître que cette limitation n’est plus seulement subjective mais objective. Elle est d’abord celle du vivant, dont le cancer économique prétend faire abstraction. La rationalité marchande purement instrumentale méconnaît entièrement la cohérence du vivant. L’idéologie scientifique moderne est, en effet, un mode de pensée, édifié sur la base des rapports marchands, qui reconnaît la nature non comme sujet mais uniquement comme stock de matières premières, bref comme « capital » à exploiter et à faire fructifier (en intensifiant ses rendements et, maintenant, en le recombinant) ou comme machine constituée de pièces détachables à réparer et à manipuler (hétérogreffes et artificialisation intégrale de la reproduction, par exemple) – dans ce dernier cas, l’exaltation de certains contestataires devant la « liberté » offerte de s’affranchir de la « limite génétique des variations possibles de l’appareil inducteur » (Bounan) en dit long sur leur séparation d’avec leur propre nature de sujets vivants, et leur familiarité de pensée avec la volonté d’assujettissement total du vivant qui en est le fondement. C’est aussi ce mode de conscience forgé dans les rapports marchands qui est à l’origine du projet étroitement historique, de la production industrielle d’hydrogène (énergie appelée à remplacer les combustibles fossiles), commun au capital (Air liquide, leader mondial sur ce marché émergent) comme à certains utopistes (Rifkin) – nouvelle frontière repoussée toujours plus loin d’un développement quantitatif dont personne ne songe à demander le sens et la fonction.
C’est bien une même conscience qui a façonné l’idéologie scientifique marchande, ses usages et ses terrains d’application, ou, en d’autres termes, la manifestation exotérique de la puissance sociale aliénée. La recherche scientifique actuelle n’est pas liée au mode de production capitaliste accidentellement (par sa subordination au complexe médico-pharmaceutique, notamment) ; elle lui est consubstantielle. En matière de « biotechnologie » ou de fission nucléaire, principes et applications sont indissociables , et la science mécaniste est liée à la société marchande tout autant que « la médecine chamanique est liée aux sociétés pillardes, la théogonique au “despotisme oriental”, et les théories humorales à l’organisation féodale. » (Michel Bounan). La domination a toujours cherché à naturaliser son oppression, en affirmant la neutralité de son instrumentation théorique et pratique, qui sert pourtant son développement exclusif. En réalité, les idées scientifiques dominantes, hier comme aujourd’hui, sont les idées de la classe dominante.

Dans un tel contexte historique, celui d’une autonomisation sans frein de l’économie marchande, affranchie momentanément de toute limitation à sa logique autistique, ce ne sont plus les rapports de production qui résistent à l’accroissement quantitatif des forces productives. Bien sûr, le fait que la production de plus-value soit basée sur l’exploitation du travail vivant constitue un frein au développement productif du capitalisme moderne. Mais il n’en reste pas moins vrai que le remplacement du travail vivant par le travail mort conduit à une inflation de la productivité tellement rapide que le capital a entrepris d’épuiser les ressources naturelles avant même de rencontrer sa contradiction absolue. Au-delà d’un seuil historique, qui est précisément le moment présent, il devient difficile de distinguer la croissance aliénée des forces productives des forces productives elles-mêmes. C’est ainsi que les rapports de production, sous le double aspect social des gestionnaires de l’économie (au nom du « développement ») et de la « force de travail » (au nom de l’emploi), constituent le principal soutien à l’accroissement insensé de la puissance productive. C’est celui-ci qui est responsable du retour de la disette, non comme perspective liée au projet social chimérique d’une société marchande non industrielle et aux proclamations bucoliques qui l’accompagnent, mais comme aboutissement du mode de production capitaliste. Un homme sur quatre ne mange pas à sa faim et vingt mille enfants en meurent quotidiennement, sans compter les famines épisodiques, en Ethiopie comme au Soudan (dans une telle situation, considérée sous l’angle de la satisfaction des besoins élémentaires, la condition des Bochimans du Kalahari décrite par Sahlins n’a assurément rien à envier à celle de nombreux Africains aujourd’hui). Force est de reconnaître que la disette est déjà là – à moins de succomber à un point de vue étroitement occidental, comme si cette sous-alimentation chronique n’était pas le produit achevé et l’autre face terrifiante du mode de production capitaliste le plus avancé, mais une anomalie exotique et la conséquence d’une arriération de certains pays, dits par inversion en voie de développement, dans leur course pour attraper le train de la modernisation marchande. Cette disette n’est pas un spectre menaçant lié à un très improbable retour en arrière mais la condamnation absolue de cette société marchande et la retombée réelle de son illusoire progressisme messianique, qui promettait, grâce à l’essor de l’industrie et du commerce, une alimentation en quantité et en qualité suffisante pour tous.
D’autre part, l’exploitation capitaliste du vivant (qu’il s’agisse de la nature intérieure ou extérieure à l’homme) accroît la désertification, affecte dangereusement le monde végétal et en vient à constituer une menace gravissime contre la possibilité même de l’autoreproduction de l’espèce (15 % des couples sont d’ores et déjà stériles en Europe, de l’aveu même des scientifiques membres de l’Artac, association française pour la recherche thérapeutique anti-cancéreuse, signataires de l’Appel de Paris du 7 mai 2004 ; et selon le rapport Human impact of man-made chemicals, le déclin du nombre de spermatozoïdes est de -50 % en deux générations). Tout converge donc vers la stérilisation intégrale de la vie par la marchandise et annonce des disettes plus formidables encore, auxquelles la science spectaculaire entend répondre illusoirement avec toujours plus de réification (nécrotechnologies et parachèvement de l’artificialisation totale de la reproduction), préparant des perturbations de la biosphère et des pathologies imprévisibles.
Une société homogène ne penserait sans doute pas son rapport avec la nature en termes de « domination » et de « puissance », conceptions qui, faut-il le rappeler, sont nées et se sont développés en Occident, avant de s’étendre au monde entier, dans un type de société bien particulier, où la marchandise en est venue à se soumettre tous les aspects de la vie (à commencer par les passions et les projets que la conscience peut former), chose qui ne s’était jamais vue, non plus que les préoccupations originales qui l’accompagnent (par exemple, la valeur du travail) . Ce « retour à soi médiatisé par la maîtrise de la nature » n’est pas, en tout cas, ce que la théorie du sujet vivant de Bounan permet d’augurer. Tout au contraire, « l’image bien différente que l’idéologie scientifique se fait du vivant depuis trois siècles a fondé l’ensemble des démarches médicales, diverses entreprises de “domination de la nature” et d’asservissement de l’homme lui-même. » Bien que le plus souvent décriées, par l’organisation dominante de la vie et ceux qui lui donnent leur adhésion enthousiaste, et bien qu’elles soient fréquemment mystifiées, ce sont de toutes autres conceptions que l’on voit se dessiner aujourd’hui fondées sur la compréhension de la dynamique du vivant, conceptions qu’une fréquente méprise, plus ou moins honnête, mais toujours prisonnière de sa stérile opposition « avant/après », confond avec une quelconque idolâtrie passée. « La science est à réinventer » (Le temps du sida). Cette réinvention ne produira une pleine compréhension du vivant, et des résultats pratiques originaux, qu’avec l’effondrement des conditions sociales qui interdisent toutes les recherches (médicales, par exemple) et un aménagement du monde en ce sens.
Comme le rappelle Anselm Jappe à propos de l’esthétique d’Adorno, « dans l’art, la maîtrise des objets ne vise pas à se soumettre la nature mais à la réintégrer : “Par la domination du dominant, l’art révise de fond en comble la domination de la nature.” (Théorie esthétique) L’art, en tant qu’“antithèse sociale de la société” (Théorie esthétique), propose des exemples d’un possible emploi des moyens de la société pour un rapport avec la réalité qui ne serait pas de domination et de violence : “Par le seul fait qu’elles existent, les œuvres postulent l’existence d’une réalité inexistante, et elles entrent de ce fait en conflit avec l’inexistence réelle de celle-ci.” (Théorie esthétique) Alors que la production matérielle est dirigée exclusivement vers l’accroissement qualitatif, l’art, dans son “irrationalité”, doit représenter les fins qualitatives (tel que le bonheur de l’individu) que le rationalisme des sciences considère comme “irrationnelles” (Théorie esthétique). À travers son “inutilité” […] l’œuvre libère la nature de son statut de simple instrument et moyen. » (L’avant-garde inacceptable) L’on sait qu’Adorno s’est malheureusement résigné au peu de réalité de l’art. Il reviendrait à une société fondée sur des « forces productives esthétiques » de réaliser cette réalité inexistante, et à ses artistes sans œuvres d’élaborer les connaissances et d’expérimenter les comportements qui y concourraient ; ce qu’Adorno se représentait comme libération « de l’activisme, de la planification, de la volonté qu’on impose, de l’assujettissement », « ne rien faire comme une bête”, se laisser aller au fil de l’eau et regarder tranquillement le ciel » (Minima Moralia) – en un mot, lâcher tout et partir à la dérive.

 

Le 1er décembre 2004

 

Une traduction italienne a été réalisée et publiée par le groupe Nautilus et se trouve aux pages 43 à 46 du texte suivant: A proposito del testo Il concetto di malattia.

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis I

Paris, le 16 avril 2004

 

Chers amis,

 

Krisis est en crise. C’est ce qu’on apprend sur Internet. Voici donc quelques aperçus à ce sujet.

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Depuis son origine, l’association Krisis était menée par Robert Kurz, Roswitha Scholz, Ernst Lohoff, Franz Schandl, Norbert Trenkle et Claus-Peter Ortlieb. Elle avait succédé en 1989 à la revue Marxistische Kritik. Parmi les auteurs, on trouve deux noms connus du public français, Guillaume Paoli (Les chômeurs bienheureux) et Anselm Jappe (Guy Debord, Les aventures de la marchandise). Le fondateur et auteur le plus prolixe (mais aussi le plus riche en inspiration et le plus tranchant dans le ton) était Robert Kurz.

Voici que, contrairement à d’autres groupes où l’individu ou les individus qui se trouvent à l’origine de l’activité commune sont aussi ceux qui parviennent à conserver la haute main sur l’ensemble et à se défaire d’éventuels rivaux ou d’orientateurs indésirables, Krisis vient de contraindre à partir Kurz, Scholz, Ortlieb et quelques autres.

Ce n’est certes pas un tremblement de terre, mais les groupes ayant produit ces dernières deux décennies, comme Krisis, des analyses généralement lisibles ou discutables, et parfois même enrichissantes ou stimulantes ne sont pas légion, c’est un euphémisme. Si l’on ajoute à une attention ainsi motivée pour Krisis le fait qu’une scission dans un milieu qui se veut radical est toujours un phénomène qu’il convient de regarder de près, car étant un parfait thermomètre du degré d’avancement et de radicalisation (ou non) de l’atmosphère intellectuelle du moment, nous aurons les deux raisons qui me poussent à recenser ici, très brièvement, les arguments produits de part et d’autre, dans la formulation exprimée par chacun (du moins à ce jour). A noter qu’aucune réaction des deux principaux intéressés, Kurz et Scholz, n’est actuellement disponible sur Internet.

 

Arguments Bellgart, Lohoff, Schandl, Trenkle, Wedel :

a) Longtemps, Krisis était resté un petit groupe centré sur Nuremberg, son succès a apporté une diversification naturelle, surtout depuis le Manifeste contre le travail, et depuis un rapprochement avec le Kritischer Kreis à Vienne. Les fondateurs Kurz et Scholz n’étaient pas faits pour accepter cette diversification, et souhaitaient conserver un rôle central devenu impossible. Ces fondateurs assuraient à la fois la rédaction, la publication, l’organisation de séminaires, le contact avec les participants ponctuels, la gestion de l’association. Trenkle et Lohoff refusaient de plus en plus la tendance propre à Kurz de durcir les fronts de façon exagérée (reproche repoussé par ce dernier), et souhaitaient favoriser l’extension du groupe, son influence sur les milieux et médias de gauche, et sur l’Université.

b) Détérioration des relations personnelles par suite des conflits grandissants, jusqu’à une aversion personnelle caractérisée. Il est reproché à Kurz, personnellement, de s’être aigri contre ses anciens compagnons, de les avoir diffamés sur un plan interne et poursuivis de ses projections et obsessions complotistes et paranoïaques (il voyait en face de lui s’organiser un Volkssturm, une levée en masse), et d’avoir trouvé ou plutôt inventé comme prétexte à ses craintes et à ses haines un comportement du clan adverse qualifié de conjuration « MWW » (masculin blanc occidental), à l’encontre des théories développées par Scholz à propos du lien entre la logique de la valeur et la position masculine (Abspaltungstheorie). Pour finir, Kurz a accusé les autres de tolérance envers l’antisémitisme. C’est donc Kurz qui voulait éjecter ses adversaires, et qui s’est trouvé éjecté lui-même.

c) Lohoff, Schandl et Trenkle prétendent avoir toujours recherché la médiation et le rapprochement, jusqu’à plus soif (ils se reprochent de ne pas avoir réagi plus tôt et de ne pas avoir refusé le chantage au rôle « indispensable » de Kurz et de Scholz). Finalement, ils invitent Kurz et Scholz à quitter provisoirement le Comité de Rédaction (décision approuvée par la majorité du Directoire, qui nomme un Comité provisoire jusqu’à l’Assemblée des membres le 3 avril 2004, laquelle entérine cette décision avec une courte majorité). Ortlieb et quelques autres se solidarisent avec Kurz et Scholz qui partent fonder une association et revue de leur côté, avec laquelle Lohoff et Cie prétendent vouloir rester en contact. Ils rejettent toute idée de « phantasmes d’exclusion », de « décrets » et d’ « ultimatums », les insultes comme les vexations.

 

Arguments von Bosse, Haarmann, Hausinger, Ortlieb

a) Kurz et Scholz ont été traités en malades mentaux comme dans une stratégie policière. Leurs adversaires se seraient référés à la notion d’ « état d’exception » propagée par le théoricien nazi Carl Schmitt. La majorité de la Rédaction a été réduite au silence sous la menace de « partager la faute ».

Le meurtre du père a été une nouvelle fois considéré comme acte d’émancipation.

b) Le fondement du désaccord réside dans le fait que la Abspaltungstheorie est restée depuis 12 ans comme un corps étranger au sein de Krisis, et son auteur (R. Scholz) une épine dans le pied de la confrérie masculine. Après le départ de Haarmann, Hausinger et Scholz, il ne reste plus une seule femme dans Krisis, les hommes sont enfin entre eux ! Maintenant, ces derniers vont enfin pouvoir retourner à une critique suffisamment atténuée pour sauver des éléments de « l’universalisme androcentriste » et pour minimiser l’importance de  l’antisémitisme.

c) Les conflits théoriques auraient pu être développés, mais Lohoff et Cie ont préféré recourir aux problèmes relationnels et à leur solution « administrative ». L’éviction de Kurz, Scholz et autres a eu lieu contre la volonté de la majorité des membres du Comité de Rédaction et du Cercle de Coordination. Cette éviction a finalement porté sur une majorité des rédacteurs. Il s’agit d’un putsch réalisé avec l’appui de l’Association de Promotion (Förderverein) jusqu’ici composée de membre passifs, mais qui signe comme instance juridiquement responsable de la publication. Deux des trois Membres du Directoire, nommés à titre honorifique et gracieux il y a des années, se sont laissé manipuler par une tendance minoritaire de la Rédaction. Lors de l’Assemblée, ils se sont imposés à la majorité présente à l’aide de pleins pouvoirs établis par les absents.

Kurz & Cie vont fonder une nouvelle revue dans laquelle la critique de l’Abspaltung sera poussée plus loin.

A mesure qu’on lit l’argumentation réciproque, on note que Krisis s’était organisée de façon très germanique : a) un Comité de Rédaction, b) un « Konditionsklub der Krisis » (KOK) réunissant de façon prétendument « informelle » les personnes les plus actives, c) deux cercles de discussion « informels » (le terme « informel » revient souvent, comme si le caractère formel était une qualité à la fois douteuse mais réelle), d) un Directoire de l’Association (Vereinsvorstand), e) un Cercle de Coordination, et f) une Association de Promotion. Notre liste s’arrête là, mais c’est peut-être par pure ignorance d’autres instances qui existeraient encore… De même, Krisis recourt fréquemment à la levée de fonds parmi son auditoire pour financer ses diverses activités, dont les séminaires quasi-universitaires sont probablement les plus coûteuses. Dans un récent éditorial (octobre 2003), Kurz écrivait lui-même : « Pour ce faire, nous avons besoin bien plus que par le passé de ton / vôtre engagement financier, organisationnel et personnel. Ce qu’il nous faut, c’est une série de dons individuels substantiels pour gagner une base financière de départ améliorée de manière à développer une démarche plus offensive. Ce qu’il nous faut, ce sont des adhérents et des soutiens plus nombreux recrutés dans le vaste cercle de nos lecteurs de même qu’une augmentation des cotisations régulières. Ce qu’il nous faut, c’est une masse significative d’abonnés supplémentaires, que ne peuvent nous apporter que les lectrices et lecteurs de Krisis et de Streifzüge. Ce qu’il nous faut, c’est des gens qui soutiennent nos ventes, qui apportent des finances institutionnelles, des invitations d’orateurs – intervenants ou se rendent utiles d’autres manières (p. ex. par l’ouverture de possibilités éditoriales, par des pressions exercées sur des positions rédactionnelles ou institutionnelles de gauche). Ce qu’il nous faut, ce sont des médiateurs qui fondent des cercles de lecture, qui profitent de circonstances diverses pour faire référence à la critique de la valeur et créer le lien avec Krisis. Donc : prendre position ! Nous encourager ! Faire des dons ! Merci. » Comme on constate, Krisis est déjà devenu un appareil dépendant de sa situation financière, à l’instar d’un syndicat ou d’un parti. De même, selon de vieilles conceptions trotskistes, Krisis entend phagocyter les institutions et la gauche sans craindre le moins du monde d’en faire progressivement partie.

Le formalisme est déjà tel qu’il permet en Assemblée Extraordinaire des subterfuges « démocratiques » qu’on n’accepte plus guère dans un Parlement bourgeois (utilisation des votes d’absents).

A noter également que dans les deux sens ce sont des positions inconscientes qui sont relevées comme expliquant le comportement de l’adversaire : pour ses opposants, Kurz est simplement devenu paranoïaque, imaginant des attaques et s’acharnant sur les ennemis qu’il croit ainsi avoir identifiés. Mais Kurz et Scholz comprennent eux aussi l’action menée par Lohoff & Cie comme déterminée par leur misogynie, et leur besoin de conserver la théorie « entre hommes ». N’excluons pas une troisième possibilité : ils ont peut-être raison tous les deux. Ce qui serait encore le plus grave.

En quoi consiste, enfin, la fameuse Abspaltungstheorie qui aurait fâché tout ce monde de façon irréconciliable ?

C’est sur quoi je reviendrai dans un prochain épisode.

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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Lettre à propos de la scission du groupe Krisis II

Paris, le 13/05/2004

 

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Chers amis,

 

Voici comme convenu le résultat de mes lectures. J’ai d’ailleurs découvert en passant que non seulement, comme j’avais écrit, Schandl, Lohoff et Trenkle écrivaient dans une revue du Parti Stalinien Autrichien (KPÖ), mais que Kurz lui-même était coutumier de publier, au moins depuis 1991, des articles dans le Neues Deutschland, l’ancien organe officiel du Parti Stalinien est-allemand (SED), et proche, depuis la chute du mur, du Parti Stalinien rénové (PDS). Je veux bien admettre que ces quotidiens ont le mérite de publier ainsi des textes qui ne présentent effectivement aucune complaisance avec la ligne directrice des Partis concernés, mais je ne vois pas comment on peut justifier une collaboration avec eux. Non seulement les membres de Krisis ne semblent pas bouder l’Université, mais ils ne boudent même pas la Presse stalinienne. Il convient donc, malgré l’intérêt indéniable des sujets abordés et les qualités de la façon dont ils sont traités, de considérer l’activité de Krisis et la façon dont elle s’inscrit concrètement dans le contexte institutionnel avec beaucoup de prudence, voire de méfiance.

Venons-en à l’Abspaltung. Pour aborder cette question, je me baserai sur la lecture des cinq articles suivants, que je ne traduis pas in extenso mais dont je résume ce que je perçois comme étant leurs grandes orientations :

1. Roswitha Scholz, Der Wert ist der Mann (La valeur c’est l’homme), 1992,

2. Robert Kurz, Geschlechtsfetischismus (Fétichisme des sexes), 1992,

3. Norbert Trenkle, Differenz und Gleichheit (Différence et égalité), 1992,

4. Ernst Lohoff, Sexus und Arbeit (Sexe et travail), 1992,

5. Roswitha Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis (Valeur et rapport entre les sexes), 1999.

Scholz a également publié en 1999 un livre, Le sexe du capitalisme, que je n’ai pas lu, dans lequel elle développe ce même sujet.

En préambule : en allemand, Abspaltung signifie de façon courante « séparation, division, scission », d’une façon telle que ce n’est pas le résultat (le séparé, le divisé, le scindé) qui est envisagé, mais plutôt le processus [la séparation/division/scission en actes, séparer/diviser/scinder (spalten) de (ab)]. Par ailleurs, la Spaltung désigne déjà, par exemple, la division du sujet (en instances psychiques séparées) dans la terminologie freudienne et psychiatrique en général (Kurz rappelle d’ailleurs l’origine psychanalytique du terme). Dans les textes publiés par Krisis sur le sujet, l’expression complète est Wert-Abspaltung, ce qui vise à mettre en relation directe, intégrée, l’abstraction due à la valeur et la séparation entre deux séries, sexuées, d’attitudes et de réalités humaines. Je formule le second point avec une certaine prudence, car si cette séparation entre attitudes (entre rôles) coïncide très souvent avec son substrat naturel (les deux sexes), ce n’est pas une règle dépourvue d’exceptions, et cela tend même à se relativiser, comme nous allons voir.

Les articles 1 à 4 ont d’ailleurs été publiés dans le même numéro de Krisis, ce qui souligne à la fois le caractère concerté des publications de Krisis mais aussi la façon consensuelle d’aborder la division entre les sexes (consensus que Kurz et ses partisans s’acharnent par ailleurs à nier, au moins maintenant).

 

1. R. Scholz, Der Wert ist der Mann

C’est là, probablement, l’article et l’auteur qui ont lancé le sujet.

L’auteur commence par constater une impasse théorique : « le lien entre capitalisme et patriarcat est toujours un problème non résolu ». Cette impasse est attribuée à l’emploi par les féministes d’un marxisme « du travail » (d’affirmation et de maintien du travail) et des « classes sociales ». C’est en somme une analyse insuffisante (insuffisamment marxiste, au sens de Postone et de la critique de la valeur) qui ne permettait pas d’unifier la théorie, d’y englober le problème sexiste. L’analyse traditionnelle, sous toutes ses formes, demeure soumise à la notion de travail, et celle-ci ne permet pas de traiter la question de façon satisfaisante.

Le travail abstrait, en effet, est un « principe fondamentalement masculin, qui s’accompagne de rapports asymétriques entre les sexes, i.e. de la domination des hommes ». Scholz poursuit : « ma critique porte également sur le fait qu’en se référant au caractère fétichiste de la société marchande, on a contourné voire consciemment nié le concept de patriarcat (et donc le caractère dominateur d’un rapport entre les sexes ayant adopté la forme valeur) ». Scholz entend par là que la critique de la marchandise (comme exemple de théorie faite par et pour les hommes, surtout si elle est basée sur une acceptation de la catégorie « supra-historique » du travail), peut tendre à effacer la domination sexuelle qu’elle traite comme faisant partie du passé. A l’universalisme faussement asexué de la marchandise, la critique radicale ne fait qu’opposer un autre faux universalisme, qui prolonge le précédent. « Le problème peut trouver son expression la plus pointue dans l’alternative suivante : le travail abstrait et la valeur sont-ils à comprendre dans leur rapport constitutif et donc dans leur noyau essentiel comme un principe masculin, ou bien faut-il une nouvelle fois introduire une hiérarchie conceptuelle selon laquelle la composante sexuelle se voit attribuer une fonction secondaire comme simple « problème dérivé ou de passage au concret » ? ». Les choix conceptuels à effectuer n’étaient pas clairs chez Krisis, du moins en 1992, à en croire la remarque suivante : « Dans la discussion chez Krisis, du moins jusqu’à il y a peu, le concept de fétiche a été utilisé à l’encontre les concepts de domination et de patriarcat ». La neutralité trompeuse inhérente à la critique théorique de la marchandise serait la suivante : « tous les rapports fétichistes placent l’homme et la femme face à face, mais ils comprennent les deux autant l’un que l’autre. Les hommes ne détiennent pas des postes de commande patriarcaux en tout arbitraire, ils ne font plutôt qu’exécuter sur le dos des femmes le rapport de force fétichiste qui préexiste à leur propre action. La contrainte qu’ils exercent sur les femmes n’a donc pas son origine dans la volonté masculine, mais dans un principe synthétique qui préexiste toujours déjà à ces « dominateurs ». […] L’idée que c’est le rapport entre les sexes lui-même qui structure centralement ce « principe synthétique social » ne peut ainsi même pas faire surface, alors que c’est cela même, selon moi, qui explique le patriarcat de la forme-valeur. » Mais si Scholz insiste sur le lien entre la forme-valeur et l’impulsion patriarcale des hommes, elle contredit aussi ce qui précède en ajoutant : « A mes yeux, la domination est essentiellement dépourvue de sujet, ce qui revient à dire que les supports de la domination eux-mêmes ne sont pas des sujets auto-conscients, mais qu’ils agissent au sein d’un cadre historique qui se constitue inconsciemment en tant que socialité. L’absence de sujet de la valeur renvoie à l’absence de subjectivité de l’homme, qui dans les institutions culturelles et politiques façonnant l’histoire met en branle, comme initiateur dominant et comme « faiseur », des mécanismes qui commencent aussitôt à mener une vie qui leur est propre et qui ne dépend plus de lui ».

Scholz précise qu’il s’agit, avec son article, « d’une esquisse encore grossière, à laquelle il faut attribuer un caractère provisoire en tant que concept ».

Sans donc qu’on sache très bien, à ce stade, si c’est plutôt le patriarcat qui a recouru à la forme-valeur ou si c’est cette dernière qui impose une forme sexuée à sa domination, Scholz précise le caractère historiquement spécifique de cette unité (laquelle coule de source, puisque le passage au capitalisme industriel ne s’est fait qu’en Occident) : « un patriarcat au sens de la détermination patriarcale de rapports sociaux par le travail abstrait et par la valeur n’est typique que de la société occidentale. C’est donc cette dernière sur laquelle il faut concentrer l’analyse. Ma thèse s’exprime pour l’essentiel comme suit : dans la socialisation par la valeur, la contradiction fondamentale entre substance (contenu, nature) et forme (valeur abstraite) se caractérise par une spécification sexuelle. Tout le contenu sensoriel qui ne se résorbe pas dans la forme abstraite de la valeur et qui demeure cependant une condition nécessaire à la reproduction sociale se trouve délégué aux femmes (tout ce qui relève de la sensualité ou de l’émotion, etc.). »  Scholz fait ici allusion à une opposition conceptuelle qui parrainait effectivement la totalité des métaphysiques anciennes, dont la plus récente et la plus claire est celle d’Aristote, et qui traduisait indubitablement l’opposition patriarcale aux vieilles religions « matriarcales » (opposition dont le mythe d’Œdipe fut une ultime réminiscence, comme mise hors-la-loi de l’inceste maternel et comme mise à mort de la Sphinge dévorante). L’ensemble des fonctions vitales reléguées dans l’ombre et refoulées vers la féminité est un thème central dans la théorie de l’Abspaltung, puisque cet ensemble témoigne simultanément du caractère masculin du travail, et de l’incapacité du travail et de la marchandise à recouvrir la totalité des fonctions vivantes. C’est là le rebut, et pourtant c’est là aussi l’essentiel : pas de vie sans ce qui est ainsi frappé de clandestinité ou de mépris. On pourrait dire que le prolétaire est l’exploité de l’économie et que la femme est le prolétaire de la société. Le caractère masculin du travail se présente d’une façon assez évidente (« la spécialisation qui caractérise nos métiers et notre civilisation en général est par nature même masculine. Elle n’a en effet rien d’un aléa externe, mais n’est possible qu’en raison de cette faculté psychologique profonde de l’esprit masculin : de se contracter / concentrer en vue d’une performance particulière, unilatérale, qui se sépare de la personnalité d’ensemble de telle sorte que l’activité concrète spécialisée et la personnalité subjective vivent chacun pour soi une vie à part. Toute division du travail poussée produit une séparation entre le sujet et sa performance, cette dernière devient partie d’un ensemble objectif, elle se conforme aux exigences d’une totalité impersonnelle, tandis que les mouvements subjectifs et internes de l’être humain forment un monde qui leur est propre et mènent pour ainsi dire une existence privée »). Mais là où Scholz voit une part irréductible de l’activité humaine devenue « féminine », les perspectives marchandes d’une colonisation achevée de la vie privée et de résorption marchande ne me paraissent pas aussi faibles que ce que Scholz affirme.

La séparation entre travail masculin (abstrait, économique) et tâches féminines (domestiques, gratuites) se recoupe évidemment « avec la division entre sphère publique et sphère privée ». De cela, Scholz déduit que « l’on pourrait dire en simplifiant beaucoup : la séparation en sphères distinctes d’une part, et le patriarcat d’autre part se rapportent l’une à l’autre d’une façon réciproque. Moins la sphère publique est développée, moins le patriarcat comme phénomène social global sort de l’indifférenciation et de la confusion. Et inversement : plus le rapport de valeur est développé et plus la vie privée et la vie publique se scindent, plus la structure patriarcale gagne en netteté ». Précisons toutefois que la sphère publique, dans cette approche, est l’activité économique (l’échange, le commerce) et, accessoirement, ce qu’on a appelé la sphère politique (c.à.d. la gestion étatique de la vie économiquement déterminée). Nous y reviendrons en conclusion, car c’est là une faiblesse centrale de l’argumentation de Krisis. Ce qui n’est nullement équivoque ou contestable, en revanche, c’est bien la constitution d’une sphère privée (privée de tout, comme disaient justement les situationnistes), dépouillé de dimension politique et en cours de colonisation par la marchandise. Cette existence privée que les Grecs méprisaient fort justement (la vie à laquelle on a retiré l’humanité, la politique, la philosophie, la poésie), et à laquelle ils avaient condamné leurs femmes et leurs esclaves, se définit toujours négativement : comme ce qui ne possède plus ce qu’on lui a retiré et érigé en sphères séparées (masculines). Pour un Arabe, par exemple, qui n’aime pas le travail et qui aime l’oisiveté, le travail fait essentiellement partie de la sphère domestique ; d’ailleurs, il suffit de se promener dans des villes orientales pour voir que l’écrasante majorité du travail en tous genres est fourni par les femmes, en dépit de leur lamentable effacement de la vie publique. Pour un Occidental, le travail représente au contraire l’existence publique. On a ainsi sous la main les différentes façons de s’accommoder de la servitude : on l’abandonne à d’autres, qu’on exploite (les femmes), et on conserve à ce prix une certaine lucidité, très chèrement payée par la moitié féminine de l’humanité ; ou bien on partage la misère, et on fait de nécessité vertu : on sait que le mâle anglo-saxon pense faire partie des élus qui seront sauvés parce qu’ils auront vécu en esclaves heureux de l’être. L’actuel conflit entre « Occident » et « Orient » ne se réduit pas à cela, il s’en faut, mais en tout cas cette dimension n’en est pas absente non plus.

La Grèce antique (et Athènes plus encore que le reste) occupe évidemment une place de choix dans l’histoire de l’Abspaltung comme la conçoit Scholz, avec une révolution bourgeoise prématurée, avec une « rationalité virile et marchande », avec sa monétarisation inaugurale (reprise des Lydiens), avec son juridisme (qui s’imposera comme pensée dominante figée chez les Romains), avec son invention de la politique (masculine) : cette lecture unilatérale (bien que compréhensible, d’un point de vue féministe) ne laisse évidemment rien subsister du noyau rationnel politique que la Grèce avait elle-même inventé (p. ex. la capacité réflexive, l’invention de la volonté, le dégagement des contraintes matérielles) et qu’une lecture plus dialectique doit être capable de dégager et de prolonger. Chez Scholz, le Moyen Age européen s’en sort mieux, car si l’on met à part la conservation d’une image négative de la femme dans l’Eglise, le retour à une économie rurale semble profiter aux femmes, du moins selon cet auteur. Mais, comme elle ne peut omettre de le remarquer, « la sphère publique se réduisait presque entièrement à l’Eglise ». Avec cela, tout me semble être dit. Du fait de s’en tenir à une histoire purement occidentale, la perspective adoptée par Scholz reste à mon avis tendancieuse, comme je le développerai brièvement en conclusion : son approche du patriarcat reste bornée au monde marchand moderne et à ses rares anticipations (grecques), moyennant quoi le patriarcat lui apparaît comme quasiment consubstantiel du monde marchand. La déformation qui en résulte me semble regrettable, d’autant plus regrettable que comme nous verrons plus loin, elle n’est pas du tout indispensable à la préservation du noyau rationnel de sa théorie, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause.

Un autre moment historique ayant mené à la situation actuelle est amplement mis en relief par Scholz (il s’agit de la fin du Moyen Age et de la chasse aux sorcières) : « pour que la rationalité masculine moderne puisse s’imposer, faisant suite et même dépassant l’héritage antique, la femme et ce qu’elle représente (le sensuel, le diffus, l’imprévisible, le contingent) durent littéralement être déblayés. Il ne s’agissait donc pas seulement d’exproprier les femmes au profit des hommes en matière de savoir médical empirique etc. mais cette évolution exprimait aussi une conception radicalement autre du rapport à la nature. […] Le sabbat des sorcières, le contrat avec Satan et la copulation avec les démons ne furent inventés qu’à la fin du Moyen Age. […] Ce qui apparut comme une menace contre la modernité masculine montante, ce n’était pas seulement l’ensemble des connaissances naturalistes dont disposaient les sages-femmes médiévales, mais les caractéristiques « féminines » en général, telles que le patriarcat les avait fixées. Au Moyen Age, le contrôle des affects et des pulsions était généralement faible : on mangeait et on buvait littéralement jusqu’à tomber de table, on déféquait et urinait en tout lieu et devant témoins etc. Dorénavant, ce ne furent pas les règles de  bienséance à table qui durent changer, le contrôle de soi individuel devint aussi la condition d’une compréhension scientifique rationnelle de la nature et de la société en général ; car pour atteindre ce but, il importe de prendre des distances avec les objets de désir, ce qui présuppose un contrôle du sentiment. […] La crainte devant ses propres pulsions et affects s’exprima par la dénonciation des femmes. […] La sorcière se trouve au carrefour de l’évolution historique menant l’exploitation de la nature à une forme systématique. […] On constate ainsi que la vieille image de la chasse aux sorcières comme dernier épisode de « l’obscurité médiévale » n’a réellement rien de pertinent. C’est au contraire d’un premier phénomène de modernité dont il s’agit, d’un préalable sanglant à la montée moderne d’une rationalité masculine. […] De la sorte, et en dépit de son opposition au progrès, l’Eglise joua le rôle d’un bourreau au service des premières formes de modernisation. En témoigne également le fait que la croyance aux sorcières ne provint pas de régions agricoles mais au contraire des régions les plus industriellement développées et les plus intellectuellement avancées en Europe. […] Le mouvement des Lumières, comme étape suivante de modernisation patriarcale et favorable à la forme-valeur put donc condamner la chasse aux sorcières avec une indignation sincère surtout parce que ce « travail » là avait déjà été accompli ».  Cette chasse aux sorcières est un épisode historique qui me tient particulièrement à cœur (depuis que, il y a déjà fort longtemps, je vis avec émerveillement le Dies irae de Dreyer), et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces réflexions de Scholz me plaisent tout particulièrement. Curieusement, ce sujet est traité en Allemagne par tout un courant d’historien(ne)s, mais sauf erreur, pas en France.

A partir de la Réforme, « la campagne violente menée contre la « féminité » se révéla comme tendance à domestiquer la femme en tant que « créature naturelle » et à la conduire comme représentante de la nature vers un mode d’existence apprivoisé, domestiqué, patriarcalement contrôlé », épousant en cela le mouvement général allant vers la réalisation pratique d’une conception scientifique de domination de la nature.

La Réforme puis la laïcisation ne firent que traduire les impératifs économiques, l’installation et la généralisation du travail abstrait comme fondement de la valeur. A mesure que l’homme imposait aux femmes la loi qu’il subissait lui-même, celle de devenir simple force de travail, il ne disposa bientôt plus que de cette sphère privée étriquée, et accrut sa propre dépendance de la moiteur rassurante d’un « foyer ». A mesure que son « existence publique » se réduisait au travail, la vie privée devint une prison partagée, une privation à deux. C’est ainsi que toutes les sphères particulières perdirent leur propre consistance initiale. L’abstraction n’épargne rien. Scholz cite à titre d’exemple la désexualisation des femmes, devenue monnaie courante à l’époque bourgeoise, alors qu’au cours des époques précédentes, les femmes étaient au contraire présentées, notamment par les curés, comme une sorte de monstre de sensualité, insatiables, délurées, supports du vice et de la concupiscence. Chez les Grecs aussi, d’ailleurs, et l’amour des jeunes garçons apparaît souvent comme à la fois une exaltation passionnelle et une sorte de repos physique : ce qui a probablement créé le sens courant d’amour « platonique ». Les éphèbes étaient considérés comme moins usants que les femmes (peut-être aussi qu’ils étaient moins sujets du désir et plus objets du désir que les femmes…).

Ce qui fut ainsi superficiellement perçu et décrit comme embourgeoisement (et qui s’explique par la domination de la vie sociale par le travail) devait tôt ou tard s’étendre au prolétariat, qui avait quelque temps continué à mener une vie « immorale », à l’image des désordres du passé.

Au 20e siècle, Scholz note la destruction de l’équilibre fragile et médiocre qui s’était instauré. Les contraintes de l’économie ont entrepris la destruction du peu de stabilité qui restait. Les impératifs de la mobilité, du marché du travail ont fait du couple une sorte d’idéal de plus en plus hors d’atteinte, comme ultime monade de sociabilité. Dans la vie d’un individu, se succèdent désormais des périodes de couple, de famille, de célibat, d’habitat collectif, et ce dans un ordre de succession parfaitement aléatoire. En revanche, Scholz critique chez divers auteurs l’acception abstraite, non sexuée de cette individualité résiduelle : « on ne voit pas que cet « individu abstrait » ne peut pas du tout se débarrasser de ses connotations sexuelles, puisque constitué par la forme-valeur, et en raison du fait que la valeur elle-même (le caractère marchand de la société) s’est constituée sur un terrain sexuel ». La solitude, en effet, n’abolit pas les stigmates dominants. L’asymétrie sexuelle restera jusqu’au bout constitutive du monde de la valeur.

Scholz conclut son article en notant que « cette forme devenue obsolète [la forme-valeur] ne peut cependant être dépassée sans que l’identité masculine soit elle-même abolie. […] Le « problème féministe » est tout sauf un problème simplement féministe. […] Non pas seulement parce que les femmes sont la moitié de l’humanité (raison qui paraîtrait déjà en elle-même suffisante), mais parce que le problème féministe exprime aujourd’hui la crise de la structure globale de la société. Les crises mondiales sociales et écologiques sont le produit des potentiels anti-sensuels de la forme-valeur, devenus purement destructifs. Ceux-ci résultent en fait de l’Abspaltung patriarcale, qui forme le fondement de l’ensemble à la fois sur un plan historique et sur un plan structurel. […] Le dépassement du patriarcat est simultanément celui de la forme marchande fétichiste, car cette forme a pour fondement la division (Abspaltung) patriarcale. L’objectif révolutionnaire se situe plutôt du côté d’une forme plus élevée de civilisation, où hommes et femmes parviennent à construire eux-mêmes leur histoire au-delà du fétichisme et de ses structures sexistes ».

 

2. R. Kurz, Geschlechtsfetischismus

L’article de Kurz est contemporain de celui de Scholz. Il en épouse d’emblée le contenu, et comme on sait maintenant, les deux auteurs ont fait cause commune non seulement dans le développement de la « théorie de l’Abspaltung » mais même dans le fait de lui assigner un rôle central dans la théorie et dans la pratique de Krisis.

Kurz note que les revendications féministes bornées ont généralement coïncidé avec le retrait des perspectives révolutionnaires chez les hommes. Il s’agit dans les deux cas de problématiques d’intégration. Kurz fait suivre une présentation ironique des valses-hésitations féministes entre « égalité » et « différence » dont le caractère stérile était de longue date prévisible. Globalement, les féministes s’opposent aux hommes, mais pas au caractère sexiste de la valeur. Pour les féministes, la marchandise et l’économie sont distinctes du patriarcat, et seul ce dernier provoque la colère des féministes. Comme chez les théoriciens masculins ex-révolutionnaires, il s’agit de tourner le dos à la « grande théorie » (considérée de surcroît comme masculine) et de se concentrer sur des « niches » idéologiques qui traduisent immanquablement une volonté d’intégration (Kurz ne fait pas le parallèle avec les homosexuels, ce qui est pourtant évident). Or, ceux qui prennent la marchandise pour « androgyne » permettent qu’une fois de plus l’homme pourra parler au nom de l’humanité : la division sexuelle relève selon eux d’une sphère particulière, comme l’économie, la culture, la religion. Dans la pensée séparée et spécialisée, les causes et les effets sont confondus, toute causalité réelle est insensibilisée. Pour la théorie de l’Abspaltung, au contraire, la forme marchande et sa division sexuelle sont à la base des autres catégories. Le clivage fondamental est tel qu’il se situe au moment même et dans la formation même de la forme marchande : la sphère féminine n’est pas un domaine inhérent à la sphère marchande, mais elle est ce qui est autre que la sphère marchande, ce que celle-ci doit exclure de son champ pour exister en tant que telle, son « contraire immanent » (son extériorité interne, si l’on peut dire). La division sexuelle est donc aussi fondamentale que la domination marchande, c’est pourquoi « le concept d’Abspaltung doit bénéficier du même rang théorique que celui de la forme marchande en tant que telle, dont il nie dès lors l’universalité absolue. L’Abspaltung est « l’autre » ou la face cachée de la société marchande : non pas un sous-ensemble, mais son contraire immanent, ce qui n’a pas la forme marchande au sein de la société marchande ». Cette définition pose à mon avis une question quelque peu plus générale : que peut-on désigner comme « contraire » de la forme marchande ? Ce qui a été jusqu’à ce jour subsumé dans la clandestinité et le cynisme pragmatiques de la « féminité » n’est pas ce qui succède historiquement à la domination marchande mais au contraire une partie de ce qui la précédait. La domination marchande s’est saisie de la société féodale et en a détruit méthodiquement une partie après l’autre, pour s’assimiler chaque fragment une fois sorti de son contexte et livré à la faiblesse catégorique d’un isolement inédit. La fragmentation est la stratégie courante et méthodique qui livre chaque réalité au marché, à la nécessité d’une solution marchande. Dans ce contexte, la marchandise avance de façon évidemment inégale. A chaque stade de son développement, la myopie ordinaire pense que le nec plus ultra est désormais atteint, ou en cours de l’être, on demeure aveugle au fait que cette forme historique d’inventaire ne se contente pas d’inventorier ce qui est mais en bouleverse pas à pas la réalité de façon à produire de nouvelles réalités, anciennement insoupçonnées (notamment par fragmentation). Aucun de ces fragments ne peut être qualifié de « contraire » de la marchandise. On peut tout au plus parler de ce qui n’est pas encore marchand, de ce qui est en cours de le devenir. Le contraire de la marchandise, c’est ce qu’on peut lui opposer, c’est ce qui s’oppose soi-même réellement, en soi et pour soi, à la marchandise. Rien de tel n’existe, et rien de tel ne peut exister au sein de la société marchande, c.à.d. sans s’opposer réellement et catégoriquement. Le prolétariat industriel a failli assumer ce rôle, mais le passage de l’en-soi au pour-soi a comme on sait posé quelques problèmes, que la marchandise s’est empressée d’exploiter, après divers affrontements armés et après la formation temporaire d’une classe sociale de substitution assurant la pérennité du capitalisme sous une forme étatique spécialement concoctée pour les besoins de la cause. Depuis lors, les avis sont partagés, mais généralement aussi démunis les uns que les autres : la visibilité d’un contraire a semble-t-il disparu (pas pour autant la possibilité d’un contraire). Mais il paraît insensé de conférer à un fragment évanescent du tout le rôle du contraire. Miser sur la part maudite de la féminité (Kurz –Scholz) c’est comme Vaneigem miser sur la qualité du vécu, ou comme Os Cangaceiros miser sur les vandales de banlieue : c’est plus ou moins « sympathique ».  Or, je ne crois pas que Krisis ait développé une stratégie revenant à miser réellement sur cette « extériorité interne ». N’y croient-ils pas eux-mêmes ? Il faut ajouter que pour Krisis, il ne s’agit précisément pas d’un fragment. « Il ne s’agit pas d’un reste, mais de « l’autre moitié », du côté officieux de la vie. Les éléments ayant fait l’objet de la scission (Abspaltung) sont en réalité un espace gigantesque de reproduction ». « La femme n’est pas « l’autre sujet », mais le « non-sujet », la représentation de l’informe, de ce qui ne peut être saisi par la forme masculine d’abstraction ». Bref, c’est un continent inconnu, à la fois immense et non répertorié, le genre de découverte rare qui permet évidemment de grands espoirs… Ce continent comprend ce qui n’est pas (encore) devenu marchand : « Le « féminin » défini par la scission, ce qui dans la société marchande ne porte pas la forme marchande, est une partie et un moment de la totalité sociale et apporte ainsi un démenti la prétention à la totalité de la forme marchande ».

Kurz critique Krisis comme n’ayant pas fait suffisamment de place à la théorie de l’Abspaltung, tout en concédant ensuite que « il y a peu, le théorème de l’Abspaltung n’existait pas encore »… Selon lui, « c’est un nœud dans la formation théorique qui vient d’éclater », et il faut s’attendre dans l’avenir immédiat à « une guerre froide durable » (compte tenu de la résistance des théoriciens mâles à la révolution théorique inaugurée par Scholz).

Kurz estime que le fameux théorème est de nature à combler le fossé entre la critique de l’économie marchande et le terrain psychanalytique, mais il n’en donne aucun début d’illustration (on pourrait par exemple imaginer une redéfinition de la castration masculine comme privation de la dimension féminine, comme certains pionniers homosexuels révolutionnaires, avocats de l’androgynie, l’avaient jadis envisagé, et donc de la « virilité » comme résultat de cette castration). En revanche, Kurz s’oppose d’avance aux tentatives d’assimiler le côté féminin à la valeur d’usage (comme face « sensorielle » de la marchandise). De la sorte, la scission resterait interne à la forme marchande, de même que la valeur d’usage conserverait son illusoire positivité, que lui confèrent nombre de marxistes superficiels, qui en cela encore prennent la suite des Lumières bourgeoises. « La valeur d’usage est aussi peu que le « travail » un levier ontologique permettant de dépasser la logique d’abstraction réelle de la forme marchande. Si pour le sens commun la valeur d’usage représente la réalité sensorielle, consommable de la marchandise, le besoin concret, etc., ce n’est qu’au prix d’une confusion entre la catégorie de la circulation et celle de la consommation. En effet, la marchandise n’est valeur d’usage que là où on n’en fait pas réellement usage, où on ne la consomme pas, autrement dit pendant sa circulation, pendant son existence comme élément du marché. « L’usage » n’existe à ce stade qu’en tant que simple potentialité, et même que potentialité abstraite. Car pour la marchandise comme objet du marché, il ne s’agit que de sa potentialité d’usage, indépendamment de tout usage réel. En tant que valeur d’usage, le produit se trouve affublé d’un statut d’utilité abstraite tant qu’il est extérieur à la sphère de la consommation. En cela, la valeur d’usage elle-même reste une catégorie fétichiste, abstraite et économique. » En réalité, le caractère illusoire, purement économique, de la valeur d’usage ne réside pas seulement dans un tour de passe-passe inhérent à la succession des sphères économique (circulation – consommation) mais il tient à la domination même de la valeur d’échange sur la valeur d’usage (la logique de condottiere mise en relief par Debord en 1967), domination qui devient de plus en plus sensible et évidente tant augmente le nombre d’objets marchands dont l’existence n’a un « usage » que pour ceux qui les vendent, et tant la médiocrité voire la nocivité qualitatives réfutent concrètement l’illusion d’un usage indépendant de l’échange. Le caractère abstrait de la « sensualité » marchande, déjà analysé par Marx (et que Kurz rappelle), est devenu manifeste, et ne dépend plus d’un raisonnement théorique élaboré. Autant, donc, Kurz refuse l’assimilation du féminin à la valeur d’usage (qui n’est elle-même qu’une catégorie économique), autant il promeut l’assimilation du féminin à ce dont la valeur d’usage n’était qu’une désignation erronée : à la réalité sensorielle, au moment de la consommation dont l’animalité sort irrémédiablement de la sphère économique et aussi de la théorie marxiste (Kurz parle à ce propos de terra incognita, de chambre interdite). [On retourne donc au continent déjà évoqué plus haut, dont on attend avec impatience la cartographie. Un « continent » qui me fait d’ailleurs passablement penser à la spécialisation de la littérature poétique depuis le début du 19e siècle pour parler du sentiment vécu, d’une façon de plus en plus codifiée, tandis que la vie réelle, à mesure qu’elle se soumet à l’économie, proscrit toute perception et toute capacité d’expression dudit vécu : autant de constatations que l’IS faisait à ses débuts, à la suite des surréalistes, et qui en sont plutôt restées là. La clandestinité du vécu demeure ce terrain à la fois gigantesque et pourtant sans cesse amoindri, telle une forêt amazonienne sombrant sous les coups de pelleteuses et de scies électriques. Sa matière brute ne connaît que deux types de destin : se voir condamnée au silence, ou devoir se convertir à cette langue de bois qu’est l’idiome marchand (une conversion qui n’est pas de pure forme, du genre « Paris vaut bien une messe », mais une transformation de fond, une altération substantielle de sa réalité). Je ne sais pas si au terme d’une savante analyse tout cela pourrait être assimilé à la part du féminin dans la logique de la valeur, mais il me semble en tout cas acquis que c’est bien de cet ensemble qu’il s’agit, touchant à la fois femmes et hommes, très au-delà du travail domestique.] Mais tout en renvoyant le féminin à la réalité sensorielle (au-delà de l’abstraction qu’est la valeur d’usage), Kurz ne manque pas de préciser que la part féminine ne « représente pas la forme concrètement sociale, libérée, mais bien plutôt « l’Autre » de la forme elle-même, c.a.d. l’informe ». S’il en est bien ainsi, c’est que la marchandise a bien fait son travail, n’a laissé à l’extérieur de l’usine qu’un tas de ferraille en vrac, et que ce n’est pas avec cela qu’on va déstabiliser l’ensemble. Alors ? « Ce n’est pas ce qui a été séparé par la scission qui doit être mobilisé (ce serait la logique de la « différence »), pas plus qu’il ne s’agit de le liquider en virilisant la femme et en faisant d’elle un sujet marchand abstrait, (ce serait la logique de « l’égalité »). C’est la scission en elle-même qu’il faut supprimer (aufheben) ». Objections ?

Kurz fait suivre une présentation de rôles et d’attitudes sexués, dans un clivage axé sur la présence et l’absence des signes de sensualité. Ce partage a longtemps été aussi simple que ce que Kurz indique, mais il est clair que désormais, surtout dans les jeunes générations, l’homme se présente aussi souvent comme objet du désir que les femmes, et en arrive par conséquent à réifier son apparence en accumulant les signes de la désirabilité marchande (Kurz le mentionne également, un peu plus loin). On pourrait dire qu’à mesure que le travail se désintègre de fait, il cesse dans une certaine proportion d’être le pivot d’identification central des hommes, et que ces derniers se soucient désormais d’être consommés ; tout ceci se passant dans le même temps qu’un certain accès des femmes à une position « masculine », tant dans le travail que dans la consommation (le problème de la businesswoman américaine est sans doute de vouloir être tout à la fois, enfin tout ce qui existe dans son monde : sujet et objet de désir marchand). Cessant de coïncider avec les sexes réels, les rôles sexuels se diffusent de façon de plus en plus « démocratique » (dès qu’il y a égalité, on sait qu’elle porte forcément sur la misère). A la vieille logique opposant un sujet individuel à un objet individuel, on voit succéder une massification opposant plusieurs millions d’objets à un sujet central, imaginaire : le marché.

Par suite, Kurz en arrive inéluctablement à des réflexions sur la nature de la richesse. Dans un chapitre intitulé Misère du luxe capitaliste, il rappelle que la première forme de richesse est la libre disposition du temps, quantitativement (ne pas travailler) et qualitativement (avoir un temps réellement libre, c.à.d. libre des compulsions aliénées). « C’est pourquoi la guerre contre les « faux besoins » n’était pas fausse, et n’est pas achevée. Ce qui était faux, c’était l’opposition réactionnaire aux forces productives comme telles, la fixation contre le côté techno-industriel de la société marchande généralisée, sans mettre radicalement en cause la forme de cette dernière ». La richesse au sens qualitatif ne peut évidemment être définie en termes d’accumulation quantitative. Au contraire, le dénuement sensoriel peut être à l’occasion une forme de richesse, s’il est librement décidé et voulu pour des raisons personnelles. Des périodes de dénuement voulu sont d’autant plus probables qu’elles interviendraient à la sortie de la folie accumulative actuelle. Le ralentissement du rythme de vie en lui-même, par exemple, peut faire office de réveil salutaire après l’indigestion de précipitation qui garantit au quidam actuel la perte assurée de toute identité.

Contre toute vraisemblance, Kurz persiste à nier la possibilité de mercantiliser des rapports sociaux tels que soutien familial, solidarité dans le besoin, éducation des enfants, etc. L’argument qu’il avance consiste essentiellement à mettre en avant le sentiment de misère que cette mercantilisation engendre : mais a-t-on jamais vu le progrès de la marchandise reculer devant des sentiments ? Et n’a-t-on pas compris que le fait d’engendrer des malheurs est pour la marchandise la condition sine qua non de sa reproduction à l’infini, sous forme de nouvelles prothèses complémentaires ?

 

3. N. Trenkle, Differenz und Gleichheit

L’article de Trenkle ne prend pas explicitement position relativement à la thèse de l’Abspaltung, mais on ne peut pas dire que son contenu s’y oppose. Il s’agit en fait d’une analyse de l’idéologie de l’égalité telle qu’elle a rebondi dans le féminisme des années 80, ce qui est très compatible avec la thèse de Scholz puisque les féministes avaient repris à leur compte une des formes idéologiques les plus courantes de l’Aufklärung bourgeoise et donc masculine.

Trenkle développe les contradictions entre l’égalitarisme formel et programmatique de la société marchande, et la nécessité du maintien d’inégalités réelles, contradictions indépassables dans le cadre social existant, et il souligne le caractère pernicieux de l’équivalence implicite et omniprésente entre l’augmentation de l’égalité (qui reste forcément abstraite) et l’instauration de la liberté (qui est une notion forcément concrète).

Il note que « « l’autre » de l’égalité, ce n’est donc pas l’inégalité mais ce sont les éléments sensoriels et émotionnels de la subjectivité humaine tombés sous le coup de la scission (abgespaltene), ne pouvant être subsumés par l’abstraction » et il précise que ces éléments « se situent essentiellement sur le parcours de la différence sexuelle »..

Il reprend ensuite les distinctions habituelles entre sphère publique et sphère privée, et ajoute que dans la société marchande, « la pression nivélatrice ne s’arrête pas devant la différence sexuelle, elle s’attache au contraire à transformer l’hétérogénéité produite par elle-même entre hommes et femmes en une homogénéité de la monade monétaire abstraite ». Est-ce cela qui a été ressenti par Kurz et Scholz comme s’opposant à la nature masculine de la valeur ? Pourtant, Trenkle communie dans le constat d’une « impossibilité de résoudre l’opposition entre sexes dans les catégories d’une émancipation bourgeoise ».

Trenkle évoque les individus qui, fourvoyés et troublés par les nouvelles synthèses comportementales (de syncrétisme sexuel) cherchent à nouveau refuge dans les clichés plus anciens, et il cite cette phrase d’une certaine Christina Thürmer-Roth (on reconnaît généralement les auteurs féministes allemandes à l’usage quasi obligatoire d’un double patronyme) : « la virilité et la féminité sont des maladies sexuelles d’origine historique. L’addition de l’une et de l’autre ne débouche pas sur une guérison, mais sur un développement de la maladie et sur la production de symptômes sans cesse nouveaux et inattendus ».

A noter en passant quelques piques méritées pour l’inénarrable Luce Irigaray, quelques compliments pour Olympe de Gouges, et ici aussi des polémiques contre le féminisme récent, qui a abandonné la critique sociale de fond.

 

4. E. Lohoff, Sexus und Arbeit

Selon Scholz, Lohoff refuse la catégorie de patriarcat. En tout cas, son texte offre d’indéniables qualités dont voici quelques échantillons.

Lohoff relève d’abord l’incapacité de la part du féminisme de relier critique du patriarcat et critique du capitalisme, puis sa plongée dans l’apologie fragmentaire de la « féminité » (de la « nouvelle maternité » au culte de la sorcière).

Puis il relève à son tour l’inféodation du féminisme à l’idéologie du travail, lequel demeure le critère central positivement reconnu. Mais cette critique, parfaitement évidente, lui fait rejeter toute idée de division sexuelle du travail, pour quelque époque que ce soit. « Car si le mode de division du travail doit constituer la suprématie de l’homme sur la femme, la catégorie du travail doit évidemment être aussi ancienne que la subordination de la femme à l’homme, et elle doit de plus avoir formé dans toutes les circonstances historiques la médiation décisive entre les humains. Pourtant, ces deux présupposés ne sont pas aussi évidents qu’il y paraissent. »  Ensuite, Lohoff développe longuement une critique de la notion de travail sur laquelle je reviens plus loin, et qui est excellente. Mais parlons tout d’abord de la pertinence de la « division sexuelle du travail ». On sait ce que les anthropologues ont voulu désigner par cette expression, et cela compte plus, à mon avis, que le choix de l’expression. On peut en effet établir de façon très assurée que dans l’ensemble des comportements masculins et féminins dans les sociétés anciennes, le travail proprement dit ne représentait qu’une partie de chaque ensemble, et probablement une partie subordonnée. Il est clair que chaque rôle social comprenait, comportait des tâches productives, il est clair également qu’il ne se résumait pas à ces tâches, il est clair enfin que c’était plutôt l’inverse : que chaque tâche productive s’inscrivait dans la totalité du rôle social et ne prenait son sens que dans cette totalité. C’est là la notion indispensable d’une activité « embedded » dans la culture qui fit la fortune de Polanyi en tant que « découverte » après avoir relevé de la plus simple évidence avant le passage du rouleau compresseur économiste. Quelle que soit l’importance que l’on accepte d’attribuer ou non au travail dans chacun de ces rôles, le fait est que, d’une part, toute forme de vie sociale a du, à ce jour, organiser sa reproduction matérielle d’une façon historiquement déterminée, et que, d’autre part, ce travail constituait un critère très spécifique et discriminatoire desdits rôles, sans aucune confusion possible. Parler de division sexuelle du travail comme première forme de division du travail (et qui est toujours d’une relative actualité) n’a donc rien de ridicule du tout. Si l’on admet cela, on doit aussi accepter que le travail sexuellement divisé a joué un rôle actif et dominant dans la formation et dans la transformation des rôles sexuels et des structures élémentaires de la parenté, en incluant dans cela l’ensemble des comportements symboliques, sociaux, religieux et familiaux de chacun des deux sexes. L’activité productive, toute incluse qu’elle était dans la totalité du comportement, constituait l’enracinement pratique de chaque rôle, et sa lente mais inéluctable transformation commandait à la reproduction du comportement global. En simplifiant quelque peu, on peut avancer que la création de sociétés matriarcales ou patriarcales répondait à la nature et à la division du travail dominants, et donc aussi au sexe de ceux ou celles qui l’assumaient. Le maintien de cette approche marxiste classique n’est absolument pas incompatible avec le refus d’appliquer la catégorie moderne de travail, indistinctement, à l’ensemble des sociétés anciennes, bien au contraire, puisqu’il ne s’agit pas de travail abstrait, de travail en général, d’économie marchande, mais d’un labeur concret, intégré à une réalité sociale ; par contre, l’abandon de cette approche mènerait à une indistinction culturaliste pré-marxiste.

Après avoir pris note relativement à la « division sexuelle du comportement productif », j’en arrive maintenant à la façon dont Lohoff développe son rejet du travail. S’agissant de ce rejet, je ne peux qu’approuver chaudement la façon dont Lohoff s’en explique, et notamment à propos du « travail » en Grèce antique. « Dans les conditions archaïques le travail n’existait pas du tout comme tel, comme sphère séparée des autres manifestations de la vie sociale ; dans les formations sociales antiques et féodales on ne peut en parler que de façon très relative. Plus nous remontons dans l’histoire, plus le métabolisme immédiat avec la nature est partie intégrante de représentations magiques et traversé par la prise en compte de l’ordre parental, et d’autant moins il s’avère possible de distiller à partir de cet ensemble un phénomène particulier appelé « travail ». […] L’extraction du travail d’un ensemble indistinct ne date pas du commencement de l’évolution historique, elle est au contraire un résultat particulièrement tardif du processus de différenciation historique. Elle correspond au moment où la valeur a réussi à s’imposer ». Ensuite, Lohoff cite de nombreux extraits de l’excellente anthologie de Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne (Armand Colin, 1972) traduite en allemand, et qu’on n’a vu citer par aucun des plus redoutables révolutionnaires français des dernières décennies. Disons en résumé que le résultat de cette anthologie raisonnée était de démontrer que la Grèce classique avait passé son temps à lutter contre la montée de l’économie et comment elle l’a fait, ce qui est évidemment un de ses plus grands titres de gloire. Cette anthologie est à mes yeux le complément indispensable, concrètement vérifié, des thèses de Hannah Arendt, inspirées d’Aristote, formulées dans La Condition de l’homme moderne, que Lohoff cite également, et il faut rendre hommage à la fois au bon goût dont il témoigne dans le choix des sources et à sa capacité à aller à l’essentiel. De Arendt Lohoff reproduit la citation suivante, qui est centrale : « La différenciation se fait entre une vie ouverte au monde extérieur et une vie passée à l’intérieur de la maisonnée. Seule la vie dans le monde est digne d’un être humain ; d’une division du travail, il ne pourrait s’agir que si les hommes et femmes étaient de façon égale des êtres humains, et une telle égalité entre eux était justement impensable » (citation qui ne prend tout son sens pour nous, misérables modernes, que si l’on tient compte de ce que Arendt écrit plus loin dans le même ouvrage : que la sphère publique moderne n’est qu’économique, c.à.d. du travail, c.à.d. le contraire de la vie publique, un faux être public, de sorte que le monde moderne n’est qu’une gigantesque « maisonnée » obscurantiste et étouffante). Lohoff ajoute que l’origine de la hiérarchie sociale entre hommes et femmes dans la polis était probablement à chercher dans la sphère militaire, la polis étant initialement une communauté de hoplites. Lohoff situe ce mépris grec pour le travail et l’utilitaire dans une « première poussée de socialisation », ce qui me paraît faux : Lohoff oublie que le monde politique grec ne succède pas à un mode de vie tribal africain, par exemple, mais à une longue période féodale tombée en ruines. Ce qui caractérisait entre autres l’exemple grec classique dans son unicité (et pourtant Lohoff le mentionne de façon détaillée dans une note), c’est d’avoir conservé, laïcisé et démocratisé un point de vue aristocratique tout en proscrivant la reconstitution de la domination féodale, comme l’ont développé avec bonheur des historiens tels que Werner Jaeger (Païdeïa) ou H.D.F. Kitto (The Greeks). Sans ce passé et sans ce rapport au passé, la Grèce n’aurait jamais développé son mépris du travail et de l’intérêt particulier (elle aurait par exemple repoussé le travail manuel, et préféré le commerce, comme dans le monde arabe, qui ne fit qu’une semi-critique du travail). Lohoff cite ce passage de L’Odyssée dont je ne me souvenais pas et qui vaut son pesant d’or : « La pire injure que subit Ulysse lorsque déguisé en mendiant il retourne à Ithaque est de se voir proposer un travail par l’un des prétendants qui assiègent sa femme Pénélope. Même pour un mendiant, il n’y a pas de pire insulte. Une telle infamie ne peut qu’être vengée par une mise à mort, une coutume que l’humanité moderne ne pratique malheureusement plus ». Pour définir le monde moderne par rapport au monde grec, Lohoff conclut ainsi : « Très éloigné d’affirmer, en tant que généralité abstraite, l’abstraction privée, la res publica n’a que mépris pour l’intérêt financier autosuffisant et pour la perspective privée. Aux yeux des modernes, la politique doit créer un espace pour l’homme privé et sa pursuit of happiness, dans l’optique antique celui qui recherche de façon conséquente son bonheur privé se prive lui-même de toute dignité humaine et se place au ban de la communauté. Le citoyen [en français dans le texte] lutte pour la liberté de l’homo œconomicus, tandis que l’antique zoon politikon ne vise qu’à limiter l’action de cet être méprisable. Nous nous méprenons considérablement sur l’auto-apothéose du zoon politikon si nous l’interprétons comme préfiguration de la citoyenneté moderne. » Hélas, Lohoff ajoute à cette distinction particulièrement pertinente que le point de vue antique se laisse comprendre comme héritier d’archaïsmes tribaux. Non seulement, si tel était le cas, on serait facilement amené à regretter les archaïsmes tribaux, mais, surtout, le degré de réflexion caractéristique de la période classique montre on ne peut plus clairement qu’il ne s’agissait nullement d’une attitude « innée », atavique, irréfléchie, telle qu’on a pu la manifester dans nombre d’exemples orientaux ou africains (il s’agit alors toujours d’un diktat religieux, à cent lieues d’un exposé raisonné et discuté), mais bien plutôt d’une sagesse acquise et délibérée, argumentée, rencontrant la contradiction et habituée à lui faire face. La polis rejouait sans cesse sa nature et son existence, et se maintenait grâce à ses propres ressources actuelles (ce qui fit aussi sa faiblesse, comme de tout ce qui est vivant et seulement vivant, et qui ne peut compter sur la pesanteur du mort). Un auteur abondamment cité par Lohoff, Christian Meier, résume fort bien la question : « parce que les Grecs n’étaient pas des bourgeois, ils pouvaient devenir des citoyens ». Il y a en effet incompatibilité radicale entre les deux, et le monde moderne, d’avoir confondu les deux, mérite la première place au palmarès de la sottise monstrueuse. Les Athéniens avait décidé de profiter du bien-être qu’apportaient les marchands, mais ils refusaient à ceux-ci la dignité de citoyen : équilibre précaire visant à conjurer la montée de l’infâme chrématistique dans laquelle Platon puis Aristote reconnurent le déclin menaçant le monde politique. Quand donc Lohoff écrit : « quand le citoyen ne se rapporte pas encore de façon complémentaire au bourgeois, et que sa prédominance ne repose que sur le développement insuffisant de ce dernier, le citoyen n’est pas encore un citoyen », il oublie que le danger était déjà présent, reconnu et largement identifié à Athènes, et qu’il faut être masochiste pour attendre un « développement suffisant du bourgeois » : mieux vaut l’empêcher et être citoyen avant que de ne plus pouvoir l’être. Si ce monde a péri, c’est d’avoir accepté la marchandise et refusé les marchands, c’est d’avoir pratiqué la citoyenneté et vécu d’esclaves et de femmes asservies, c’est de s’être querellé sans fin et d’avoir tendu la nuque aux Empires naissants. Ce n’est pas d’avoir empêché la montée du bourgeois !

A ce renvoi au monde antique Lohoff fait suivre de nombreuses remarques contre le travail dont une grande proportion est entrée dans la composition du Manifeste contre le travail. La prédominance progressive du travail lui apparaît comme entraînant celle du rationalisme et de l’esprit masculin, de sorte que la domination du travail et la domination de l’homme deviennent indissociables. Pour ce qui est des féministes, il note : « Au lieu de comprendre le travail comme viol de l’être humain et de la nature, elles revendiquent la notion de travail pour les sphères auxquelles elle est refusée ». Le féminisme continue donc le fétichisme du travail, tandis que « les tâches de la ménagère portent sur ce qui n’a pas de place dans le monde du travail social. Le travail ménager n’est pas un sous-ensemble du système du travail social, il se rapporte à ce dernier comme son complément ». Bref, identité avec la ligne Kurz – Scholz.

Après une longue et souvent savoureuse description satirique de la vie privée, du sentiment de propreté (élément obsessionnel central de la quotidienneté en Allemagne), de la prétendue intimité, du couple, de l’enfant, Lohoff conclut que « la machine à valorisation capitaliste menace d’étouffer sous le poids passif des conditions de survie indispensables qui ne peuvent se manifester dans une société reposant sur la médiation par la valeur que comme travail improductif et comme charge financière » : bref, la survie du système économique grâce à ce qu’il ne contient pas est ce qui le condamne, « un problème insoluble à l’intérieur d’une logique de la valeur ». Tandis que les femmes entrent dans la regrettable égalité de la misère du travail et de la marchandise, elles conservent néanmoins la plus grosse part de la condition clandestine de la reproduction du système.

 

5. R. Scholz, Wert und Geschlechterverhältnis

Dans un jargon néo-universitaire pas toujours supportable (auf der theoretischen Meta-Ebene, « sur le méta-plan théorique »), Scholz brasse un certain nombre d’idées pas toujours très originales et relevant le plus souvent de la redite.

Scholz reprend sa théorie de la Wert-Abspaltung en résumant qu’elle est « une tentative de comprendre la valeur et le rapport entre sexes sur un même plan d’abstraction comme un rapport d’ensemble dialectiquement médiatisé ».  En cela, elle situe ses réflexions comme faisant suite à la « théorie sociale d’Adorno » et à la critique de la valeur et du travail faite par Krisis.

Scholz estime que le rapport asymétrique entre les sexes est un phénomène récent, ayant pris toute son ampleur avec le déploiement de la forme marchande ; ce qui est évidemment une vue en contradiction avec l’acception courante. Scholz attribue cela au fait que dans le monde marchand, les femmes sont confinées à la sphère dévalorisée de la reproduction et du ménager (généralisation de la famille bourgeoise nucléaire, division de la vie sociale en vie publique et vie privée), alors que précédemment, les femmes agissaient davantage « comme les hommes ». Rien de nouveau, donc, par-rapport à ses écrits plus anciens.

Ce qui porte désormais le sceau de la féminité ne se borne pas aux travaux de la maternité et de l’entretien domestique, il s’agit aussi bien de sentiments et d’attitudes (capacité émotionnelle, sensualité, témoignages de gentillesse) qui ne sont pas pris en compte par la catégorie de travail (répartition des activités en fonction du travail abstrait). Ces activités sont « l’ombre portée du travail » (au sens du « côté obscur »). Les concepts marxiens, précise Scholz, ne seraient pas à même de cerner ces phénomènes. Le travail (masculin) repose sur l’économie du temps de travail, tandis que le « travail » féminin repose sur la dépense de temps (l’activité féminine serait, ajoutons-nous, demeuré plus proche de la dépense et du don). Or, je ne vois pas en quoi cette constatation relève d’une découverte. L’opposition entre la norme économique du travail et le caractère dispendieux et exubérant de l’activité « gratuite » est bien connue depuis longtemps. Quant à la féminité comme refoulé de l’identification masculine à la norme économique, elle est comprise ainsi depuis le début du 20ème siècle, et elle existait déjà, certes sous une forme moins « épurée », à l’époque biblique : la propriété patriarcale n’a pas attendu la production capitaliste de marchandises pour codifier le comportement sexué, et ce que Scholz développe comme relevant de la théorie critique est de longue date exposé élogieusement par les idéologues du patriarcat. Dans la barbarie de leur despotisme, les patriarches juifs n’étaient certes pas seuls, mais parmi les plus extrémistes, à condamner la femme à être un « terrain fertile » que le sexe de l’homme vient labourer ; la philosophie d’Aristote opposait elle aussi la forme (active) à la substance (passive), et tout le monde sait de quoi cette conception était un « reflet ». Les textes chinois les plus anciens parlent le même langage, sans parler du corpus coranique. Quand Scholz développe en long et en large cette antithèse sexuée en l’attribuant au capitalisme moderne, elle oublie complètement que c’est précisément la critique féministe des années 60 et 70 qui, du fait de l’ampleur dans le temps et dans l’espace du phénomène sexiste, avait dû élargir la critique du capitalisme à celle du patriarcat, dont le capitalisme n’était que le dernier avatar.

« La valeur c’est l’homme », écrit donc Scholz, croyant fonder ainsi sa thèse du caractère moderne d’une telle équivalence, et sans réaliser que la valeur (marchande) n’est elle-même que le long aboutissement (et détournement) de formes « primitives » de « valeur ». L’identité entre l’homme et ce qui est socialement valorisé est infiniment antérieure à la valeur marchande (capitaliste), et la théorie ne doit donc pas faire violence aux faits historiques. La domination masculine est de très loin plus ancienne que la domination économique moderne.

En fait, l’origine du problème avait déjà été parfaitement décrite (à mon avis) par un auteur qui n’est hélas plus recevable aux yeux de Krisis. Il s’agit d’Engels, un auteur que Brice aime bien, qui écrivait de façon très lumineuse : « [dans la phase inférieure de la barbarie] la division du travail est purement naturelle [naturwüchsig] ; elle consiste dans la division entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, chasse et pêche, procure la matière première pour l’alimentation ainsi que les outils nécessaires. La femme s’occupe de l’habitation, de la préparation de la nourriture et de l’habillement, fait la cuisine, tisse, coud. Chacun des deux est maître dans son domaine : l’homme dans la forêt, la femme à la maison. Chacun est propriétaire des outils qu’il fabrique et utilise : l’homme possède les armes, les instruments de chasse et de pêche, la femme possède l’ensemble des objets domestiques. […] En Asie les hommes découvrirent des espèces animales qu’ils purent domestiquer et, une fois domestiquées, élever et faire se reproduire. […] Certaines tribus plus évoluées – des Aryens, des Sémites, peut-être déjà des Touraniens  – érigèrent en activité principale l’élevage et la reproduction de troupeaux. Les tribus pastorales entreprirent de se distinguer de la masse des peuples barbares : première grande division sociale du travail. […] [Grâce aux produits de l’élevage] un échange régulier devint possible. […] Nous ne savons pas encore de quelle façon les troupeaux passèrent de la propriété collective de la tribu ou du clan (gens) à celle des chefs de famille respectifs. […] Avec l’importance de l’activité pastorale et des nouvelles richesses en découlant l’organisation familiale fut soumise à une révolution. La recherche du gain [Erwerb]  avait toujours été le fait de l’homme, c’est lui qui produisait les moyens de s’y livrer et qui les possédait. Or les troupeaux devinrent les nouveaux moyens économiques, et la domestication initiale comme aussi l’élevage ensuite furent l’œuvre de l’homme. C’est lui qui possédait les bêtes, c’est lui qui posséda aussi ce qui fut gagné en échange des bêtes, les marchandises et les esclaves. Tout le surplus que l’activité économique produisait dès lors revint aux hommes ; les femmes participaient aux agréments que cela procurait, mais n’en partageaient pas la propriété. Le chasseur et le guerrier « sauvages » se contentaient, « à la maison », d’un second rôle, après les femmes ; le pasteur, apparemment plus « pacifique », mais s’appuyant sur sa richesse, s’empressa d’occuper la première place et relégua la femmes à la seconde. […] La même raison qui avait assuré à la femme son ancienne domination, le fait qu’elle se cantonne aux travaux domestiques, fondait à présent la domination masculine même sur le plan domestique : le travail domestique féminin disparut sous l’activité économique de l’homme ; cette dernière était tout, celui-là n’étant qu’un supplément insignifiant. » (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, MEW 21, passim, traduction par ma pomme).

Dans ces pages, je trouve qu’Engels avait déjà tout dit, et toutes les moqueries de Krisis sur le marxisme primaire (« marxisme du travail ») s’avèrent d’assez faible portée. Un auteur aussi discrédité par les néo-marxistes qu’Engels (discrédit qui commença en Allemagne dans les années 70 sous prétexte qu’Engels aurait été le « mentor de la social-démocratie allemande », et donc le premier « marxiste », avant de céder sa place à la funeste série des Kautsky, Bebel, Plekhanov, Lénine e tutti quanti) fournit une approche historique beaucoup plus satisfaisante que les élucubrations théoriques parfois inutilement « difficiles » par lesquelles Krisis entend « explorer » un terrain supposé « nouveau », parce qu’au lieu de se baser sur une analyse purement structurale de la valeur, Engels préfère se référer à la genèse historique du phénomène, et ce sur une échelle de temps suffisamment vaste. On ne peut s’empêcher de penser que la « difficulté » de « l’innovation théorique » en la matière s’explique surtout par le fait que ce n’en est pas une, et qu’on ne fait que créer cette difficulté en voulant obstinément considérer qu’il s’agit d’une réalité spécifiquement moderne. Toute la difficulté vient à mon sens de la volonté d’ignorer les antécédents, qui étaient pourtant capables d’imposer la thèse et de réduire les (éventuelles) divergences. Ce qu’on peut et doit faire, au contraire, c’est prolonger,  approfondir et nuancer l’analyse d’Engels, car du fait de l’ignorer, une théorie se condamne à des difficultés et à des errances inutiles. On doit par exemple prolonger (et modifier) l’analyse d’Engels par rapport aux régions du globe où le cours de l’histoire n’a pas mené directement de l’époque « sauvage » (chasseurs, cueilleurs) à l’économie pastorale, mais a plutôt débouché de façon progressive sur la sédentarisation et une production néolithique de subsistance, parfaitement compatible avec une division sexuelle « équilibrée » du travail et de la vie sociale. Cela veut dire qu’il faut retracer dans ces zones-là (qui furent probablement majoritaires) le mode d’accumulation spécifique des premières formes de richesse et de leur incidence sur la division sexuelle du travail.

Il me semble à première vue qu’ici ce n’est pas l’échange « privé » qui a mené à un début d’accumulation de valeur (capital commercial du patriarche sémitique par exemple) mais plutôt une formation progressive de l’Etat qui a organisé l’activité productive par la mise en valeur de régions fluviales (« despotisme hydraulique ») et qui a mené à la constitution d’un « trésor » centralisé (Chine, Mésopotamie, Egypte). Ce n’est donc pas directement la division sexuelle du travail qui a joué ici le rôle de pivot d’un renversement, mais bien le caractère collectif de la propriété, qui s’est sédimenté entre des mains particulières (abandon de la souveraineté). La civilisation proto-urbaine anatolienne (Çatal Hüyük ) semble par exemple avoir connu une période pluriséculaire plutôt « matriarcale » et précédant la formation de l’Etat et de la propriété monarchique qui s’établissait dans les empires hydrauliques, ce qui mène certains historiens à imaginer que cette transformation aurait forcément été due à l’intrusion de peuplades nomades, patriarcales et guerrières (indo-européennes), qui apportèrent le mal de l’extérieur. L’explication, dont la vérification paraît difficile compte tenu des faibles témoignages d’une époque si ancienne et totalement dépourvue d’écriture, ne comporte pas la qualité dialectique de celle d’Engels, et repose sur l’hypothèse de sociétés structurées et relativement développées dont l’équilibre fut détruit par des hordes très minoritaires, extérieures à la communauté sociale envisagée. On a vu des exemples, plus récemment, avec l’arrivée des conquistadors en Amérique.. Mais les Espagnols disposaient d’une avance technique et militaire certaine sur les Amérindiens, et s’en sont pris à des sociétés déjà despotiques, tandis que les cavaliers qui envahissent l’Anatolie étaient infiniment plus frustes que des peuplades déjà urbanisées et avaient en face d’eux des regroupements qu’on peut présumer non despotiques. On peut donc s’interroger sur la façon dont cet envahisseur aura été accueilli, sur les contradictions et les ferments de déstabilisation qu’il aura rencontré in situ, facilitant la fâcheuse transformation qui allait se produire. Quoi qu’il en soit, la perte d’un équilibre de la division sexuelle du travail se fait dans cette version aussi au profit des hommes, mais à la différence de la généalogie de Morgan et d’Engels, l’accent est mis davantage sur la guerre et sur la centralisation (phénomènes étatiques) que sur l’échange marchand comme modèle spécifique du rapport masculin au monde. Tout ce que j’écris là de façon très improvisée ne mérite même pas d’être qualifié d’ébauche, simplement d’incitation à creuser dans ce sens.

Mais ce qui compte, c’est que l’identité entre activité masculine et activité économique est en tout cas bien plus ancienne que l’état « civilisé » lui-même, et, comme le rappelle Engels, fondée dans l’organisation « sauvage » ; ce qui a changé au fil du temps, c’est non pas la division sexuelle du travail elle-même, mais la montée de l’activité « externe » (extérieure à la maisonnée) en sphère économique séparée, ce qui a entraîné un renversement de sens du travail domestique (ce qui était conçu comme fondement et comme totalité – cf. la propriété domestique matriarcale – est devenu un à-côté plus ou moins clandestin). Mais cette transformation date des sociétés pastorales (selon les contrées), en tout cas de plusieurs millénaires avant l’ère chrétienne. On peut donc en effet écrire que « la valeur c’est l’homme » (mes remarques ne visent qu’à accréditer cette analyse de Krisis, tout en modifiant sa dimension temporelle), mais, précisément, au sens où la domination masculine fut parfaitement concomitante avec l’apparition des premières formes marchandes d’échange et de valeur (les formes de valeur encore plus anciennes, issues de la sphère du sacré « sauvage », ne possédaient pas encore ce caractère étroitement masculin, avant leur détournement par la richesse monétaire ou pré-monétaire). N’oublions pas que les bêtes d’élevage furent elles-mêmes la forme monétaire concrète de ces époques et que le caractère marchand était donc redondant avec l’activité pastorale : celui qui possédait les bêtes ne possédait pas seulement l’accès à l’échange, mais il possédait la médiation échangiste elle-même, le concept même de l’échange. On pourrait, à partir de là, tenter une chronologie des périodes de renforcement « sexiste » en fonction de la prépondérance de l’activité économique (échangiste) ou militaire et étatique, moyennant quoi il est en effet possible de trouver, comme le fait Krisis, des moments d’accalmie sexiste (très relatifs) au Moyen Age européen sans que cela ne vienne en quoi que ce soit invalider le mouvement d’ensemble, et en dépit de l’erreur que commet Krisis de penser que la division sexuelle du travail a été « équilibrée » jusqu’à une date récente, comme si l’existence concomitante du patriarcat et de la marchandise exogène n’avaient pas suffi à abolir cet équilibre, et attendaient pour ce faire l’apparition de l’échange endogène. Si l’anatomie du capitalisme moderne est la clé pour l’anatomie de temps plus anciens, c’est bien au sens où tous les phénomènes ayant pris naissance avec l’échange exogène se concentrent et se renforcent avec l’échange endogène (c.à.d. avec la naissance du capitalisme industriel et du travail salarié), qui leur donne toute leur étendue possible.

Le dépassement de la division sexuelle du travail n’est donc pas une perspective que la société marchande moderne aurait entrepris d’entraver, mais dont elle a au contraire commencé à poser pratiquement les prémisses. Le fait que la société capitaliste reconduise, jusque dans ses fondements les plus essentiels, dans ses données structurelles les plus élémentaires (reconnaissance du travail économiquement productif, non-reconnaissance du travail non-marchand), une condamnation des femmes au travail domestique et donc économiquement et socialement « clandestin » (quelle que soit par ailleurs l’implication concomitante des femmes dans le « vrai travail ») n’enlève rien, en tant qu’obstacle interne, au fait que les femmes ont commencé à émerger massivement de la sphère domestique et entendent, évidemment, ne pas y retourner (et cela, indubitablement, est en soi une remise en cause de l’histoire patriarcale tout entière). Il est clair qu’une société qui ne connaît plus d’autre sphère publique que celle du travail (qui, par nature, n’en est pas une, comme l’a magistralement rappelé Hannah Arendt – voir supra ) ne peut émanciper les femmes, puisque cette émancipation signifierait par définition l’accès à une sphère authentiquement publique, qui n’existe pas (pas plus pour les hommes, évidemment), elle ne peut que les faire travailler, de sorte que de nombreuses femmes sont désormais doublement exploitées, une fois « officiellement », une fois « clandestinement ».

Le clivage entre les sexes est donc d’une part condamné à perdurer, dans la mesure où sa suppression aurait pour condition ce qui ne peut se produire au sein de la société capitaliste (l’abolition du travail, de la valeur et de la marchandise), et d’autre part à se transformer en profondeur, dans la mesure où les activités humaines encore non soumises à la domination marchande sont impérativement promises à un tel destin (dont il est préférable de ne pas sous-estimer la probabilité, comme le fait Krisis). Les rôles sexuels sont donc indéniablement soumis à de profondes transformations. Certains disparaissent purement et simplement (le pater familias en est l’exemple le plus évident). Ceux qui s’étaient montré plus résistants que d’autres sont en train, pour survivre, de se dissocier de leur réalité sexuelle d’origine : la promotion en cours de familles homosexuelles, par exemple, illustre à merveille que « père » et « mère » peuvent rester des rôles sociaux sans pour autant émaner d’une homme et d’une femme (mais cette dissociation du substrat « naturel » implique aussi la transformation de leur contenu : les parents d’aujourd’hui ne jouent plus du tout le même rôle que précédemment, ils n’initient plus l’enfant à une société dont ils seraient eux-mêmes le modèle, mais ils s’initient au contraire eux-mêmes, grâce à l’enfant, à une société dont le modèle est « l’enfant », c.à.d. le consommateur sans cesse mis à jour dans « ses » goûts). De même, la sous-traitance des activités sexuelles ou familiales n’en est qu’à ses débuts, et la transformation en « services » de ce que la marchandise a encore à coloniser ne s’arrêtera pas de si tôt, comme Krisis le croit, car l’invention du « service » va constamment de pair avec la transformation du « sujet », comme l’avait parfaitement bien compris Anders en 1956 – un auteur que Krisis n’a pas du tout assimilé, ce qui permet à ce benêt de Jappe d’écrire encore en 1998 que « c’est d’ailleurs à partir de la radio, et non de la télévision, que Horkheimer et Adorno (La dialectique de la raison) et Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme) ont élaboré dans les années 1940 leurs critiques des mass media » (Politique du spectacle et spectacle de la politique, in : L’avant-garde inacceptable, Léo Scheer 2004, p. 25). Ainsi, à propos d’Anders, Jappe se trompe à la fois de décennie et de média. Anders entrera au contraire dans l’histoire comme un remarquable critique de l’aliénation médiatique pendant les années 50, à commencer par celle de la télévision.

Krisis partage avec d’autres tendances avancées ce qu’il est convenu d’appeler la « critique de la politique ». La politique étant de ce fait, en soi et pour soi, assimilée à la sphère spécialisée que le capitalisme a consacré à la simulation d’une direction (et même d’une direction « démocratique ») de la société, il ne reste plus de mot pour concevoir une vie sociale émancipée qui se situerait au-delà de la domination économique (que Krisis appelle domination du travail). Chez Krisis, on rejette, évidemment, l’idée stupide selon laquelle l’entrée des femmes sur le marché du travail serait leur émancipation, et on s’oppose à toutes les sottises féministes sur le sujet. On rejette également l’idée dérisoire que leur émancipation serait « complétée » par leur participation (paritaire ou non) aux sphères dites « politiques ». Du côté de ces stupidités là, on fait donc table rase, comme il convient. Mais une fois cela avancé, on est bien embarrassé pour parler d’autre chose. On en est réduit à définir l’émancipation des femmes (et celle des hommes, puisqu’il ne peut s’agit que d’une seule et même chose) comme on définissait Dieu dans les religions initiatiques : il (elle) n’est pas ceci, il (elle) n’est pas cela. Mais une définition purement négative de l’émancipation ne peut suffire, même s’il est vrai (et en cela les religions initiatiques n’avaient pas tort sur un plan logique, à ceci près qu’elles refusaient de nommer un créateur inexistant, et donc impensable de ce fait) que l’universel ne peut pas être nommé puisqu’il ne peut pas être particularisé. Une vie émancipée ne peut par principe même être définie en termes de sphères séparées, dans la mesure où l’émancipation réside précisément dans l’abolition des sphères séparées, mais, pour la concevoir, on est contraint de recourir, avec prudence et discernement, à des notions antérieures dont le noyau rationnel pointait dans la bonne direction, et qui du coup ne méritent pas forcément d’être assimilées à leur forme particularisée. On aura compris que la politique est, aux yeux des Amis de Némésis, une telle notion, que nous lui attribuons des qualités exploratoires certaines, et que son dépassement est une tâche à préparer théoriquement, alors que sa suppression théorique pure et simple serait plutôt le prélude à une catastrophe pratique. Ce n’est pas ici le lieu pour insister sur ce point, mais il paraissait impossible de ne pas le rappeler, puisque son absence dans le cheminement théorique de Krisis engendre le sentiment d’une grande difficulté théorique qui me semble pourtant artificielle, ainsi que les apories que je relève (et d’autres aussi, à n’en pas douter).

Pour conclure, je ne sais évidemment pas s’il faut prendre au sérieux comme racine de la scission de Krisis la controverse que Kurz affirme à propos de la théorie de l’Abspaltung. Mais il est clair que si c’était le cas, ce serait d’autant plus déplorable, voire risible, puisque cette théorie ne mérite pas qu’on l’accepte ou qu’on la repousse, mais qu’on la corrige, qu’on la débarrasse des mystères artificiels dont on l’entoure et de son prétendu caractère inédit, et qu’on la traite avec davantage de lucidité conceptuelle et historique.

 

 

Amitiés,

 

Jean-Pierre

 

 


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