Une interprétation de l’a posteriori

par Günther ANDERS

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[L’article suivant avait été publié en 1934 par Günther Anders sous son véritable nom, Günther Stern, dans la revue Recherches philosophiques, fondée par A. Koyré, H.-Ch. Puech et A. Spaier, chez Boivin & Cie, Editeurs, rue Palatine, Paris VI°, volume IV, p. 65 à 80. La traduction française est d’Emmanuel Lévinas. Il s’agissait, comme l’indiquait l’éditeur français, de la « première moitié d’une conférence faite dans la « Kantgesellschaft », Francfort-sur-Main, en 1930 ». Nous nous sommes contentés de corriger quelques rares fautes d’orthographe. Les notes sont de l’auteur, hormis celles placées entre crochets et indiquées comme note des Amis de Némésis. Nous avons enfin traduit en français, dans le corps du texte et entre crochets, lors de leur première occurrence respective, les termes grecs utilisés par Anders, ce qui facilitera la lecture pour le non helléniste. Ces traductions n’engagent évidemment que nous. Hélas, les caractères grecs dont nous disposons ne nous ont pas permis la restitution adéquate de tous les accents et esprits. Le lecteur, qui devra y suppléer, voudra bien nous en excuser. Nous y remédierons dès que possible.]

Nous voulons partir de la situation spécifique de l’homme dans le monde pour comprendre le fait qu’il peut y avoir en général expérience pour lui. L’expérience est l’indice de cette situation spécifique ainsi que de l’intimité entre l’homme et le monde, dans la mesure même où elle exprime la communication entre eux.
Elle est, d’après Kant, une connaissance a posteriori, ce qui, du point de vue anthropologique, veut dire une connaissance après coup : l’homme est installé dans le monde de manière à l’atteindre après coup. Il « vient au monde » ; c’est qu’initialement il en est exclu. Il n’y est pas intégré et équilibré, il n’est pas taillé pour le monde. Aussi ne peut-il pas en avoir d’avance une notion matérielle. Il doit rattraper le monde qui, d’ores et déjà, a une avance sur lui.
Nous allons d’abord éclairer cette postériorité du monde, cette insuffisance d’intégration et cette extranéité de l’homme au monde en confrontant l’existence humaine avec l’existence animale, que nous n’allons, d’ailleurs, déterminer que grosso modo et rapidement.
L’on considère d’habitude l’animal comme un être instinctif qui, relativement indépendant de l’expérience et de la mémoire, est familier avec le monde où il est installé et qui, sans recourir à l’apprentissage, sait s’y comporter. Le sphex trouve sans le chercher le centre nerveux de la proie qu’il paralyse, de même que l’oiseau migrateur trouve le sud. Le monde est donné d’avance à l’animal comme le sein au nourrisson, comme l’existence d’un sexe à l’autre. C’est un monde qui n’a pas besoin d’être appris. C’est une matière donnée a priori. Cette matière anticipée est la condition de l’existence animale ; plus qu’une conditio sine qua non, elle en est comme le con-ditum, la dot de l’animal. L’animal ne vient pas au monde, son monde vient avec lui. Le principe qui régit cette « matière a priori » est aussi simple que frappant : la demande de l’animal et l’offre du monde coïncident. L’intégration spécifique de l’animal au monde pourrait être désignée par le terme « d’adéquation au besoin ». L’animal ne demande pas plus que le monde ne saurait en principe lui donner, même si la chose demandée n’est pas toujours à sa disposition. Son être est garant de l’existence de sa matière a priori comme le poumon garantit l’existence de l’air, la bouche celle de la nourriture, et la nageoire celle de l’eau.
Cette matière a priori est certes propre aussi à l’homme, à l’enfant surtout : le monde déterminé par l’homme est également garanti comme existant. Mais le fait de l’ « a priori matériel » ne détermine ni n’épuise la situation spécifique de l’homme dans le monde. La « matière a priori » de l’homme n’est précisément pas son monde propre, et n’est pas de nature à combler graduellement l’abîme qui sépare l’homme de l’animal.
Mais la matière a priori de l’animal joue en même temps le rôle de barrage. Car l’animal n’atteint et ne trouve que ce dont il porte en lui le message. Ses perceptions ne vont pas au delà du contenu déjà anticipé. La force des liens qui le rattachent à un monde déterminé, traduite dans la prescience pré-expérimentale qu’il en a, l’empêche de briser librement ses liens. A proprement parler l’animal n’apprend rien de véritablement nouveau. Il est pris dans le réseau des liens qui le rattachent au monde, il est esclave de ses anticipations. Tout ce qui leur reste extérieur échappe totalement à sa prise (comme le prouvent incontestablement les expériences de psychologie animale) ou le choque comme la surprise d’une matière réfractaire à l’élaboration, et qui ne constitue précisément pas son monde. Il ne saurait l’englober à son devenir ni, partant, en avoir souvenir. Ou encore, étrangères à ses anticipations, ces données sont « étranges » et décrivent une situation intermédiaire : l’animal est sollicité par un voisinage tout proche mais indéterminé, senti mais sans qualité, ni perçu ni incorporé à son monde familier : c’est sa ruine.
L’animal, certes, perçoit, lui aussi. Mais que signifie la perception quand elle n’est pas une expérience de l’inédit ? La matière donnée a priori présente ce défaut fondamental de rester indifférente à l’égard de sa réalisation actuelle. La totalité multiple de l’anticipé reste en quelque sorte toujours virtuelle. Certes l’anticipation prévoit les contenus susceptibles de devenir actuels. Mais elle ne décide rien sur le fait si tel ou tel élément est actuel hic et nunc. Il lui faut pour cela communiquer avec le monde qui se déplace continuellement, se mettre au pas de sa progression, avoir une expérience qui demeure « au courant ». Si l’expérience animale (par opposition à l’expérience humaine) ne fournit pas d’acquisitions nouvelles, elle n’est pas, non plus, copie pure et simple du monde a priori. C’est une liste où s’inscrit à chaque instant ce qui de l’ensemble anticipé devient présent. Puis cette perception n’est nullement perception d’un objet. Le contenu perçu n’est pas un objet distinct qui se réalise selon le schéma husserlien en comblant l’attente d’une représentation anticipée, ou intention. Le manque qui se trouve ici comblé, c’est celui du besoin, état de l’être tout entier qui dans la perception est coextensif au monde. Celui qui retourne à l’air après en avoir été privé ne le perçoit pas, ne superpose pas l’air à une représentation qu’il en aurait eue précédemment. Il est « assouvi », c’est-à-dire possède ce qu’il doit posséder et ce pour quoi il est fait. De même le contenu perçu joue pour l’animal le rôle de « l’assouvissement ».
Si l’on considère ces caractères généraux de l’a priori matériel comme expression de la matière spécifique dont l’animal est installé dans le monde, il faudra conclure que l’être instinctif est lié au monde d’une manière ferme. C’est lui-même qui est implanté dans le monde, pour prendre le mot instinct dans son sens étymologique. Ce ne sont pas les idées qui sont implantées en lui (que ce soit d’une manière incompréhensible ou sous forme d’une vieille expérience mécanisée, comme le veut Darwin). L’animal est en quelque sorte l’expression d’un certain coefficient d’intégration. Il ne faut pas partir d’un animal existant en dehors de tout rapport au monde et qui, après coup, prendrait à l’égard du monde telle ou telle attitude. Bien au contraire : un être est animal, en tant qu’il réalise dans un degré déterminé une intimité avec le tout auquel il appartient, non sans manifester en même temps par ses mouvements et le fait de son individualité une certaine liberté à l’égard du monde. Cette liberté, comparée à l’existence de la plante qui reste là où elle est enracinée, est incontestable. Mais nous n’avons pas à insister sur cette liberté. Du point de vue de la liberté humaine l’animal ne peut nous intéresser ici que par son intégration spécifique. Il faut partir de là, c’est-à-dire préciser la proportion dans laquelle un être est coextensif au monde et dans laquelle il est soi-même, pour pouvoir les déterminer comme animal ou comme homme. Chaque différence spécifique que l’on prend d’habitude pour un absolu ne saurait être interprétée que comme « index de situation », comme index de la proportion dans laquelle un être est soi-même, ou coextensif au monde, de la mesure dans laquelle il est libre, ou intégré. Le concept schellingien de la « puissance » (« Potenz ») justifie ce point de départ, puisque cette expression, dans son sens spéculatif, indique une différence ontologique, celle par exemple qui sépare le conditionné et l’inconditionné, la dépendance et l’indépendance, l’obscurité et la lumière.
A l’être possédant un a priori matériel et intégré au monde dans l’adéquation au besoin, s’oppose l’homme. Privé de matière a priori, tributaire des réalités qu’il n’est pas et qu’il lui faut réaliser au préalable, il est si étranger, si mal ajusté au monde, si détaché de lui, qu’il se pose la question étrange de la réalité du monde extérieur.
Le problème du monde extérieur, qui consiste habituellement à se demander si et comment l’homme arrive à l’expérience d’une réalité extérieure, est certainement mal posé. Certes Heidegger a montré que la vie est en général le fait « d’être d’ores et déjà installé dans le monde » (Je-schon-in-der-Welt-sein). Toutefois, il ne faut voir dans cette thèse qu’un point de départ de sa doctrine. Ses publications sur le néant la dépassent de beaucoup. Mais si l’on y voyait, comme il arrive très souvent une thèse définitive, il faudrait la combattre. Elle passerait, en effet, purement et simplement à côté du fait inquiétant de cette séculaire position du problème du monde extérieur. Elle ne cherche pas, en quelque sorte, la condition anthropologique de la question sur la réalité du monde extérieur. L’éventualité – qui donne naissance à ce problème – de ne jamais atteindre ce monde, imaginaire peut-être, est elle-même l’indice d’une situation existentielle, du fait que l’homme n’est pas dans le monde tout naturellement, qu’il y est étranger, qu’il en est détaché et libre. Indice à prendre au sérieux. Si la vie humaine consistait, en effet, à être tout naturellement installée dans le monde, la question de la réalité du monde extérieur – qui n’est pas un problème inventé, mais une véritable panique philosophique – ne saurait jamais inquiéter l’esprit humain. Des problèmes ne peuvent être ni inventés, ni réfutés. Ils témoignent toujours d’un mode d’être humain. Ils sont donc des éléments de preuve qu’on ne doit pas négliger, bien qu’il faille en user avec prudence.
Ni l’un ni l’autre point de départ ne sont donc acceptables : on ne saurait poser d’abord l’homme pour lui-même et ensuite le monde à titre de possibilité sui generis et faire d’avance de l’expérience du monde une μετάβασις είς άλλο γένος [passage d’un genre à un autre]. Mais il est tout aussi inadmissible de poser le fait « d’y avoir d’ores et déjà été » comme une proposition fondamentale sur l’homme ou la vie humaine. L’animal, lui aussi, vit d’ores et déjà dans le monde. Ce n’est que pour lui que la proposition « dans » a tout son sens. Le fait d’  « être dans le monde » est une détermination trop formelle et trop insuffisante, tout comme « le fait de ne pas y être », impliqué dans l’expression « monde extérieur ». Il s’agit d’échapper à cette alternative, de réunir en une seule catégorie la distance et l’intériorité, le dehors et le dedans, de comprendre la distance en tant que distance qui, dans le monde, sépare l’homme et le monde, et l’inhérence en tant qu’inhérence distancée. C’est encore Schelling qui dans ses recherches sur la dialectique du conditionné-inconditionnel a rendu possible, et a même fourni une telle synthèse catégoriale. Pour qu’il y ait existence conditionnée, il faut, d’après Schelling, que cette existence soit un soi-même ; autrement, la condition et le conditionné fusionneraient ; il faut donc que sur un certain plan elle soit inconditionnée. De même ici : pour que quelque chose puisse être intégré au monde, il faut qu’il le soit en tant que « soi-même » ; il lui faut un relief propre, il ne doit pas se dissoudre dans cette intégration. Aussi l’homme qui, d’une part, est bien dans le monde et en constitue même une partie , en ressort, d’autre part, d’une manière spécifique ; il ne doit le connaître qu’après coup ; il doit au préalable l’invoquer par le logos ; il n’anticipe pas sur sa matière, il en méprise l’effectivité, qui n’est que contingence, fait brut, empirisme, règne du particulier. Il dépasse par l’invention le monde qui vient et s’offre à lui. En tant que réalisateur, il est si indépendant de sa réalité, si libre à son égard, que la détermination d’ « être d’ores et déjà dedans » n’est même plus suffisante à titre de caractéristique formelle. Le problème de la liberté, voilà le motif fondamental et inexprimé, mais qui résonne derrière le problème dit du monde extérieur.
Que signifie cette liberté ? Rien de transcendantal au premier abord ; rien de moral. Et elle ne prendra pas cette signification au cours de cet exposé. Elle exprime le fait de l’individuation ou plutôt de la « dividuation » ; le fait qu’un être déterminé (l’homme) possède son être d’une manière relativement autonome et bien spéciale détaché de l’être comme Tout.
Liberté toujours relative dans la mesure où elle traduit la négation d’un certain coefficient d’intégration. Mais nous engageons par là aussi l’être comme Tout, car nous lui attribuons le pouvoir de s’aliéner soi-même par différenciation et « dividuation », par division en êtres et individus déterminés. La maturité et l’indépendance de ses produits réussis sont la rançon de sa force de production. Nous n’allons pas dépasser au cours de ces développements cette notion de liberté, ni ne toucherons à la liberté comme libre arbitre ou autonomie. Non pas que ce soient là les formes dérivées de la liberté, elles sont, au contraire, ses formes les plus aiguës. Mais l’étude exclusive de la liberté sous la forme aiguë qu’elle présente dans telle ou telle éthique (dans le néo-kantisme, etc.), a rétréci ce problème en sacrifiant le rôle propre qu’il est appelé à jouer dans la philosophie générale.
Dans la crainte de se rendre coupable d’une μετάβασις εις άλλο γένος (μετάβασις dans le domaine de la non-liberté) on ne s’est pas aperçu qu’on participait implicitement à l’άλλο γένος ; car interdire méthodiquement de franchir les limites d’un domaine donné, assurer qu’un domaine particulier peut être traité d’une manière indépendante, c’est affirmer en même temps qu’en fait, il est indépendant et isolé. Toute division en domaines, fût-elle méthodique – suppose une métaphysique négative ; métaphysique qui, malgré son programme, étant involontaire, n’est pas critique.
Nous nous refusons donc dès le début de rétrécir ainsi les horizons de la théorie de la liberté. La fonction métaphysique et prédominante de la liberté ne saurait se révéler que si on éloigne ce concept de la région où on le situe habituellement. Ici nous nous sentons encore une fois tributaires de Schelling et surtout de sa polémique contre Fichte. La notion de liberté a un sens double. Elle signifie d’abord quelque chose pour celui qui est libre ; elle est une possibilité déterminée d’être. Elle énonce, d’autre part, quelque chose sur la réalité, dont l’être libre est affranchi. Elle énonce quelque chose sur l’être total, puisqu’un être déterminé se détache de lui, n’est plus soumis à sa juridiction et dispose d’un champ de vie propre. Le point de départ du problème de la liberté est dans le fait que l’homme, étranger au monde, est détaché de lui, et livré à soi-même. La liberté n’est initialement ni une décision ni une autonomie morale.
Si l’on pose l’homme comme un être livré souverainement à soi-même, détaché et indépendant du monde, on ne saurait cependant interpréter l’expérience à laquelle nous revenons maintenant, comme un caractère purement secondaire et comme une action de sauvetage entreprise après coup. Il est interdit de déduire l’expérience de la liberté, car le critère nous manque pour déterminer le premier terme de la déduction. Qu’est-ce qui justifie ici le prius ou le posterius ? Admettre que la communication avec le monde doive contrebalancer la distance qui nous en sépare n’est qu’un préjugé. Il n’est pas impossible de s’imaginer un déséquilibre foncier de l’homme, un état où ses compensations ne seraient pas à la mesure de ses lacunes. Toutefois la communication spécifique représentée par l’expérience doit dès le début être mise sur le compte du fait humain d’être dans le monde et d’être libre à son égard et inversement. Les deux arguments, d’ordre également pragmatique, seraient valables, l’un et l’autre : il faut une expérience, car l’homme est séparé du monde ; la séparation est supportable puisque l’homme a une expérience. Ces deux arguments sont spécieux. L’a posteriori est un caractère a priori de l’homme ; l’élément de postériorité inhérent aux expériences a posteriori est inclus a priori dans l’essence de l’homme. De par son être l’homme peut avoir et aura au cours de sa vie des rapports avec le monde, tous marqués du coin de l’a posteriori. Il les « aura » – le futur ne doit pas prêter à malentendus, pourvu que l’on conçoive d’avance l’homme comme un être essentiellement temporel et possédant un avenir. Cet avenir, en tant que tel, appartient a priori à l’homme malgré l’indétermination des événements qui viendront le remplir. L’homme ne s’attend donc pas aux matériaux déterminés à l’égard desquels il est libre, mais il pressent la rencontre de l’inconnu. Ses pouvoirs a priori sont purement formels, mais c’est précisément le type d’a priori qui caractérise un être voué à une connaissance essentiellement a posteriori.
Puisque l’on ne saurait attribuer la priorité ni à la distance (liberté) ni à la communication (expérience), il faut, pour déterminer le coefficient spécifique de l’intégration de l’homme au monde à la fois distant et intégré, révéler leur simultanéité, montrer que la distance à l’égard du monde est incluse dans la communication même avec celui-ci.
Exemple : le « face-à-face » du sujet et de l’objet, l’existence d’un objet en tant que réalité jetée devant le sujet, sont habituellement posés comme faits fondamentaux de la théorie de la connaissance . Mais ces caractères sont plus qu’un index de la théorie de la connaissance, ils expriment la position de la connaissance, c’est-à-dire la position de l’homme tout entier, la simultanéité de l’inhérence et de l’écart, la liberté de l’homme dans ce monde à l’égard de ce monde. La connaissance n’est qu’une action entre d’autres qui témoignent de cette position générale. Tandis que l’animal est ballotté entre deux extrêmes – ou aucune distance ne le sépare de sa « matière a priori » ; ou absolue et infranchissable elle se creuse entre lui et une matière venue d’un au-delà étrange et imprévu – l’homme échappe à cette alternative : il y a pour lui des objets donnés à distance. C’est pourquoi l’expérience visuelle est le modèle même de l’expérience humaine : la vision est le sens de la distance κατ’ έξοχήν [par excellence]. C’est lui qui, dans le champ de l’extériorité, fixe et localise le vis-à-vis. Le vu est là, le voyant ici. L’odeur n’est jamais là-bas, il y a odeur là où je la sens. La distance n’est pas réalisée. L’expérience devient impersonnelle : situation où la polarisation du sujet et de l’objet se neutralise (« cela sent… »).
Dans la mesure où l’expérience s’applique à tout et vagabonde, capable de découverte et de curiosité, elle s’affirme comme libre, comme sans attaches avec une matière déterminée a priori qui barrerait le chemin des autres. D’après la définition négative de la connaissance a posteriori formulée par Kant, celle-ci nous apprend « que la nature de ceci est telle ou telle, mais non pas qu’il ne saurait en être autrement ». Cette définition acquiert ici un sens positif : tant que l’homme installé dans le monde y garde son indépendance pour envisager avec indifférence un revirement possible de ce monde, il l’atteint selon le mode de la connaissance a posteriori, c’est-à-dire, il peut en avoir une expérience. C’est précisément la généralité du monde de l’expérience possible et l’étendue des communications qu’il fournit après coup, qui prouvent l’indifférence qu’il inspire à l’homme.
Le monde de la « matière a priori » de l’animal est toujours son monde à lui. L’expérience de l’animal ne dépasse pas les limites des données dont son propre être lui garantit l’expérience. La nature pour lui n’est donc jamais « en soi ». Tel n’est pas le cas de l’homme. Dans la mesure où il est libre à l’égard du monde, qui lui apparaît comme étranger, indifférent, et à distance, il a l’expérience et la connaissance des êtres en soi, c’est-à-dire d’une nature. L’être naturel ne rencontre que son monde étriqué. L’être détaché de la nature, l’homme, qui n’est pas que nature, rencontre une nature.
Mais si ce pouvoir de négliger dans les choses leur appartenance au moi, et de découvrir « autre chose » en tant qu’autre chose, découle de la liberté de l’homme à l’égard du monde qui n’est pas « sien », en effet, c’est dans le θεωρείν [contemplation intellectuelle] – relation à distance avec le monde – que se trouve un indice fondamental de la liberté humaine. En disant « indice fondamental » nous nous opposons aux tentatives si fréquentes de nos jours de dénigrer la théorie pour en faire une simple dérivée – ultime et indirecte – des principes plus profonds de l’existence humaine. L’activité « théorétique » devient comme le dernier jaillissement ou la sublimation de la vitalité pure (chez Freud) ; elle devient un mode de la πράξις [l’accomplissement pratique] chez certains sociologues et aussi dans un certain sens chez Heidegger. La lutte contre l’autarchie du « théorétique » s’appuie, certes, sur des raisons légitimes, à condition toutefois de prendre la prétention autarchique de la raison pour un symptôme et non pas pour une erreur qui n’exprime rien. Mais il est tout aussi arbitraire de subordonner la théorie, fonction particulière de l’existence humaine, à la pratique, qui n’est pas une fonction moins particulière. La théorie et la pratique sont au même titre, et sans aucun droit à la préséance, des indices de la liberté. La liberté de la πράξις exprime le fait que l’homme sait compenser dans une certaine mesure son extranéité au monde et son détachement : il se crée des relations avec le monde qui, sans l’asservir aux choses, les lui soumettent. L’a priori purement formel prend le sens primitif de la priorité d’un acte qui imprime une forme au monde. En tant que homo faber l’homme façonne le monde, le change par son intervention, transporte en lui son propre devenir ; il crée en lui de nouvelles et imprévisibles espèces, constitue un monde à lui, une « superstructure » . L’homme est donc assez adapté à sa situation : il a besoin, pour vivre, d’un autre monde, il lui faut dépasser par la voie de l’invention le monde qui s’offre à lui : mais il est libre pour cela. Le monde, dont l’offre concordait avec la demande de l’animal et où l’animal était parfaitement équilibré, est au-dessous de la demande et des prétentions impossibles de l’homme : mais il est capable de combler cette insuffisance après coup (un après-coup conditionné a priori). Il est taillé pour un monde qui n’existe pas ; mais il est à même de le rattraper, de le réaliser après coup.
On ne saurait faire dériver le désintéressement et la distance spécifique qui appartiennent à la vie « théorétique », et déjà à la simple contemplation, de l’intérêt qui accompagne la formation et l’administration du monde propre à l’homme. En soustraire après coup cet intérêt ce n’est pas atteindre le désintéressement qui caractérise la théorie. La θεωρία [contemplation intellectuelle] est aussi une preuve immédiate de la liberté dans la mesure où elle exprime le fait que l’homme ne possède pas seulement le pouvoir d’être installé dans le monde de manière à en garder une certaine distance, mais qu’au-delà de ce pouvoir il est en fait d’ores et déjà installé dans le monde sous cette forme. La théorie et la pratique sont les branches même de l’arbre de la liberté : l’une et l’autre sont proprement humaines, car l’animal n’a ni théorie ni pratique.
L’animal n’a pas la pratique. Car, par opposition à la pratique humaine, qui crée toujours du nouveau, l’ouvrage de l’animal (par exemple celui des fourmis ou des araignées) est a priori prescrit tout comme sa matière. Ce qu’il fait comme ce qu’il trouve est immuable et n’admet pas le choix. Son œuvre s’accomplit comme une fonction organique. Ses créations ne sont pas à contours moins nets, ni d’une morphologie moins constante que les fruits de sa fonction reproductrice. Ses productions restent au stade de la reproduction et n’atteignent pas celui de la construction libre. Les différents éléments de la construction, si toutefois on est en droit de parler ici d’éléments, ne sont pas expérimentés autrement que dans leur appartenance réciproque et primaire, commandée par le tout à construire. Donc jamais comme matière. On pourrait objecter : l’existence même de l’animal est cause constante de modifications dans le monde ; en mangeant et en respirant il transforme une chose en une autre. Mais cette modification est, elle aussi, d’ordre vital et non pratique. Le processus n’exprime que l’assimilation : l’animal incorpore quelque chose à sa substance et cette incorporation n’est qu’un autre nom de l’intégration dont nous avons parlé, c’est-à-dire de la façon même dont le monde est là pour l’animal.
La distance que, dans le monde, l’homme garde à l’égard de celui-ci n’est pas seulement la condition du θεωρείν [contempler] et du πραττειν [agir], elle se confirme aussi dans l’expérience esthétique, pour laquelle Kant a trouvé ce nom paradoxal de « plaisir désintéressé ». Kant n’a pas posé la question, pourtant si kantienne, de la condition de la possibilité d’un tel désintéressement. Mais n’est-ce pas dans la situation fondamentale de l’homme en tant qu’ « inhérence avec distance » que se trouve la conditio sine qua non de l’esthétique ? C’est seulement à partir de là que certains problèmes de l’esthétique deviennent intelligibles, par exemple celui de la beauté de la nature. Le pouvoir d’atteindre la nature présuppose, comme nous l’avons vu, la distance que l’homme garde à l’égard du monde ; cette distance l’oblige à créer des instruments, des outils et des « effets » en général. Et c’est cette distance qui, finalement, le rend capable de créer des objets quasi-libres, les œuvres d’art, d’avoir une expérience artistique et d’éprouver le « plaisir désintéressé ».
Après avoir passé rapidement en revue les différents domaines que la liberté rend possibles, nous allons essayer d’éclaircir le sens de la liberté humaine et de l’extranéité de l’homme par rapport au monde en insistant sur des formes spéciales. Partons du « théorétique » ; voyons les faits suivants (liés les uns aux autres) : la possibilité de séparer l’existence de l’essence, dans laquelle M. Scheler (dans son ouvrage La place de l’homme dans le cosmos) nous a fait voir une prérogative humaine ; la possibilité de la négation, de la représentation et, en particulier, de la représentation de l’absence ; enfin, la possibilité du ψευδής λόγος [propos mensongers].
Faire abstraction de l’existence d’une chose, c’est en être indépendant, ne pas lui être intégré en tant qu’être, en être libre. L’animal ne vise qu’à la matière qui lui est donnée, dont l’être, conditio et conditum de sa propre existence, est aussi indubitable que celle-ci. Viser cette matière et la viser en tant qu’existant, c’est tout un : l’animal « l’a ». Il ne peut être question pour lui de détacher et d’isoler l’essence ni d’envisager le cas où la matière à laquelle il est intégré puisse ne pas exister. Il en est autrement de l’homme : il lui est relativement indifférent si l’objet qu’il peut atteindre à distance et faire ressortir d’une masse d’autres objets est ou n’est pas. Son existence n’y est pas engagée et n’en dépend pas. Si l’homme est capable de séparer par la pensée l’existence de l’essence, c’est-à-dire s’il peut former des idées et des abstractions, c’est que son existence est indépendante et libre à l’égard de l’existence et de la non-existence d’un objet déterminé ; qu’il est habitué de concevoir un monde à lui, qu’il n’existe pas encore et qui ne reçoit son existence que par lui-même. C’est donc la liberté qui est la condition de l’intention dirigée sur les essences, la condition de l’abstraction. Par là il est bien compréhensible que la représentation, contrepartie de la perception, doit être considérée, elle aussi, comme fonction de la liberté : car elle se dirige sur son objet après en avoir exclu et neutralisé l’être. Mais elle n’est qu’une formation tardive du pouvoir humain de concevoir ce qui n’est pas .
L’animal, qui, par opposition à l’homme, ne vit que dans les horizons de la matière a priori, ne comprend pas l’absence ; il n’est capable ni de la représentation, ni de recherche. Il ne cherche pas ; tout au plus peut-il, s’il lui manque quelque chose, vivre dans une déception constante de la vraie possession ; il n’agit pas pour trouver ce qui lui manque, il est agité par la privation. Mais il ne fait pas de l’absence un objet positif de la représentation. Comprendre positivement l’absence, donner un sens positif au Néant, former une image, c’est quelque chose qui n’est possible que là où un objet déterminé cesse de jouer le rôle de la condition a priori de l’existence du sujet, et où le sujet sait réaliser effectivement ce qui n’est pas. Autrement dit, comprendre l’absence suppose la perspective de la liberté humaine, où l’homme, dévoré par ses exigences impossibles d’un monde qui ne s’offre pas par lui-même, est obligé de le construire ; où, d’une façon fondamentale, il s’attend à constater l’absence de ce monde qui lui est dû, où il est capable de dépasser la réalité par la réalisation.
En se représentant d’une manière indifférente ce qui n’est pas présent, en formant des projets sur ce qui n’est pas encore, l’homme ne traduit pas toute l’originalité de son pouvoir de comprendre l’absence. Il la révèle dans son pouvoir de lâcher le présent dans l’adieu, possibilité suprême et dernière de communion avec le monde, dans le renoncement. Or, c’est en lui-même que l’homme trouve le pouvoir de s’arracher au monde. Il donne congé à ce qui passe, il reprend sa liberté tout en s’y accrochant ; tout en accompagnant ce qu’il abandonne et sans le concevoir comme fini. Certes, cet acte de tendre la main pour la retirer, cette manière de comprendre l’absence sans être à sa hauteur, mouvement contradictoire et touchant des adieux, est fondé sur le fait que l’homme, tout en étant étranger au monde, s’est commis avec les choses qui passent. Mais qu’il puisse abandonner ces choses auxquelles il a tendu la main, c’est à sa liberté qu’il le doit : aucun monde de matière a priori ne lui est donné d’avance (l’absence de telle ou telle chose n’est ni inconcevable, ni anéantissante) ; l’homme ne dépend que d’un monde donné après coup, sur lequel on ne saurait compter, car il est toujours prêt à se dérober. L’adieu n’est donc pas un fait rare et contingent entre beaucoup d’autres, ce n’est pas un exemple quelconque de la compréhension de l’absence. Dans l’effroi et la résolution de tout affronter, l’adieu est la compréhension même de l’absence. L’adieu se mêle à la possession ; la possession dure encore, mais cet « encore » annonce déjà sa fin. Dans le fait de « ne plus posséder » l’adieu demeure. On pense à un mort qui se survit parce qu’il était perdu déjà comme vivant. Puisque d’ores et déjà le monde est marqué pour l’homme par la négation, cette négation peut subsister par elle-même. « Ce qui n’est plus » devient un être, puisque l’être ne pouvait déjà pas inspirer confiance. Ce pouvoir humain de faire du μή όν [ce qui n’est pas] un όν [ce qui est], de saisir le non-être ou l’absence comme tels et de suivre les absents dans leur absence, possibilité qui apparaît dans l’adieu ou dans la piété du souvenir indique certes la liberté de l’homme à l’égard de tout contenu existant, mais ne l’épuise pas. La possibilité de transformer le όν en μή όν correspond aussi à cette liberté. Elle se réalise dans le mépris, dans la destruction, mais aussi dans le pardon qui veut effacer ce qui a été. Double possibilité qui se révèle de la manière la plus éclatante dans le pouvoir extraordinaire de mentir. L’homme peut violer le fait, se basant sur l’affirmation de son existence propre et indépendante, il peut opposer à ce qui existe une fin de non-recevoir ou de proclamer l’existence de ce qui n’existe pas ; il peut renier ce qui est (Θεαίτητος, ώ νύν έγώ διαλέυομαι, πέτεται) [Théétète, avec qui en ce moment je m’entretiens, vole]. Nous voilà amenés à l’introduction du Sophiste de Platon où le philosophe s’étonne de la possibilité du mensonge, du ψευδής λόγος, dont l’inintelligibilité provoque toute l’argumentation ultérieure sur l’ειναι του μη οντος [être du non-être] : comment se fait-il qu’on ne se contredise déjà pas par le simple fait d’énoncer « ψευδη λεγειν η δοξαζειν ουτως ειναι » [dire le faux ou bien penser que le faux est vraiment]. Cette difficulté ne saurait être levée ici, comme dans le Sophiste, par une κοινωωια ιδεων [communauté d’idées] ou une élévation du μη ον au rang du ετερον [l’autre], donc à la dignité d’ « être relatif ». Notre recherche, partie d’un point de vue anthropologique, s’engage dans une autre direction. Si le fait de pouvoir mentir est considéré comme une possibilité de l’homme (Platon parle, en effet, de la διατριβη [l’occupation] du sophiste), il nous faut maintenir ce caractère. Il n’en suit certainement pas que la constatation pure et simple du pouvoir de mentir doive soudainement, et sans discussion, être posée comme une définition de l’homme, et que tous les problèmes du non-être qui en résultent pour Platon doivent purement et simplement mis de côté. Mais si ces problèmes doivent être maintenus, ce n’est pas en tant que questions sur le μη ειναι [non-être] ou le ετερον ειναι [être autre] du λεγομενον [ce qui est dit] ; mais du λεγων [de celui qui parle], de l’homme lui-même. Le fait du ψευδής λόγος ne doit pas être compris comme μιξις [mélange] du genre μη ον au genre λογος ou δοξα [opinion], mais comme symptôme du non-être spécifique de l’homme, c’est-à-dire de son « ne pas être de ce monde-ci », ou, positivement, de sa liberté à l’égard du monde, qui se réalise ici en tant que liberté de la φασις [affirmation]et de l’αποφασις [négation] : le pouvoir pratique de transformer le monde est rejeté, pour ainsi dire, sur le domaine théorétique, dans lequel il se réalise sous la forme du mensonge.
En dernière analyse, ce que le ψευδής λόγος [discours trompeur] ou la ψευδής δοξα [fausse opinion] comporte de démenti ne repose donc pas sur le ψευδες ειναι [être faux] nettement formulé, mais sur la liberté du λογος même ; sur la liberté d’affirmer ou de nier ; donc sur le fait que l’homme est étranger au monde et qu’il se pose ainsi et doit se poser la question de l’être. Car seule la question provoque le double jeu de la φασις et de l’αποφασις. Le pouvoir d’infliger un démenti à l’être et la liberté de lui prêter ceci ou cela ne reposent pas, en fin de compte, sur le fait que le ψευδος [le faux] est positivement possible, mais sur le fait que l’homme n’est pas en possession d’un monde purement et simplement, et que, d’une manière générale, il professe sur le monde un λογος ou une δοξα ; que ce λογος (pour ainsi dire) s’impose au monde (même quand il est vrai) puisque le monde ne peut pour ainsi dire pas se refuser à être invoqué en tant que ceci ou en tant que cela. Dans cet « en tant que » germe le démenti ; et la liberté de l’homme à l’égard des contenus de ce monde. L’erreur ou le mensonge n’en est que la forme extrême et l’exploitation. Les cartes de la liberté sont alors découvertes de manière à frapper davantage l’attention. « L’erreur est quelque chose de positif en tant qu’opinion qui se sait et s’affirme et qui est professée sur ce qui n’est pas en soi », dit Hegel. Le pouvoir de modifier, de détruire et de créer implique déjà le démenti que l’homme libre de toute attache avec un être de nature déterminée inflige à la réalité. La possibilité de transformer le ον en μη ον et le μη ον en ον n’est que la conséquence de cette liberté.

Günther Stern

(Traduit par E. L.)

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