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De la musique comme champ de vérité

par Jean-Pierre Baudet

 

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« La musique est un exercice de métaphysique qui s’ignore, pendant lequel l’esprit ne sait pas qu’il est en train de philosopher »

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation

 

Même si Paul Klee jouait du violon, même si Arnold Schoenberg et Dietrich Fischer-Dieskau peignaient, ceux qui sont très sensibles à la peinture le sont souvent moins à la musique et vice-versa, comme si un développement inégal des facultés sensorielles était nécessaire pour en privilégier certaines (selon le schéma : l’accordeur de pianos est toujours aveugle). Mais s’agit-il uniquement de dispositions sensorielles, ou ne s’agit-il pas aussi de l’accord subjectif entre une forme particulière de sensibilité et ce qu’il est convenu d’appeler les fonctions du langage – si l’on veut bien étendre le terme de langage aux arts tels que peinture et musique ?

Avant d’approcher cette question à propos de la musique, rappelons tout d’abord qu’une telle interrogation peut sembler insolite.

Pour la plupart de nos contemporains, la musique relève de la sphère de « l’agréable » (de la même façon que dans les sociétés dites primitives, elle relevait de la sphère rituelle et festive, rythmant l’adhésion collective au mythe par la danse). Il y a des genres musicaux, aujourd’hui majoritaires, qui expriment et concrétisent l’idée du caractère « agréable » (ou « divertissant ») : du coup, entre l’opinion et la pratique sociale, s’établit un rapport circulaire extrêmement solide. La musique « agréable » se résume trop souvent à brosser une écoute massifiée dans le sens du poil, illustrant une approche partielle et pauvre qui ne fait pas surgir la question des fonctions du langage, au point que celle-ci, du coup, semble tout à fait superflue. Pourtant, il existe aussi une musique qui nous parle du fond de nous-mêmes et qui nous dit des choses que le langage discursif ne sait pas dire, une musique qui possède une position absolument privilégiée et unique, qui peut nous émouvoir plus que toute autre chose – justement, parce que ce n’est plus une chose du tout, mais une partie de nous, pour ne pas dire un « nous » qui est plus « nous » que « nous » (une découverte de soi, de notre intérieur, qui nous vient de l’extérieur, de quelqu’un d’autre – du musicien – et qui tisse donc un lien indissociable entre nous et nous, et entre nous et ce tiers à la fois). Wilde disait que la nature imite l’art ; on serait tenté de dire que l’amour n’est qu’une forme de ce que réussit aussi la musique : créer un unisson que rien d’autre ne peut produire. Ce qui fait que la musique à la fois nous déchire et nous console.

Souvent je me dis qu’une musique vraiment réussie est plus intelligente que tous les livres qu’on a pu écrire. C’est sans aucun doute très exagéré, mais ce qui reste, et qu’Adorno avait compris plus que tout autre, c’est que la musique a à voir avec la vérité. C’est totalement inattendu pour tous les gens qui, de bonne foi et aidés par le contexte, consomment de la musique (de la musique agréable), mais cela me paraît essentiel. Comme la musique ne désigne rien (cette fonction du langage lui fait défaut), elle intensifie les autres fonctions du langage, et en cela une musique digne de ce nom est capable de dépasser, à sa façon, le langage conceptuel.

Il est convenu (depuis Jakobson, mais le schéma évolue) de distinguer plusieurs fonctions du langage, qu’on peut transférer sur la musique : expressive (très forte en musique), conative ou incitative (même remarque), phatique (limitée dans le classique, plus présente en musique de variété), référentielle (absente en musique) et poétique (évidemment très forte en musique, comme art qui travaille sur lui-même, sur sa propre substance, de façon à la fois réflexive et créative). Les fonctions du langage sont comme les formes constitutives de la marchandise (valeur d’usage, valeur d’échange) ou comme les fonctions de la monnaie (réserve de valeur, moyen d’accumulation, unité de compte, instrument de paiement, moyen d’échange marchand) : leur combinaison produit un objet complexe, au sein duquel une relation antagonique différencie et, parfois, en vient à opposer ses composants (la valeur d’échange prend le dessus et supprime la valeur d’usage, la fonction référentielle peut étouffer les autres fonctions, la fonction de l’échange « dévalue » d’autres fonctions). « Passe-moi le beurre » est, d’une certaine façon, la mort du langage, son stade le plus pauvre, celui qui le réduit à un panneau signalisateur (aucune expression de soi, aucune réflexion sur soi, aucune création sémantique) : le langage n’y est qu’un instrument, qui se situe parmi la casserole, le tournevis et l’automobile, et qu’on ne sort de sa boîte qu’à point nommé, en cas de besoin. On s’aperçoit que les genres discursifs les plus convenus (comme donner un ordre, réciter un compte-rendu, aligner des formules de « politesse », accumuler vainement des détails descriptifs) sont comme par hasard les plus simplistes, ceux qui combinent très peu d’entre les fonctions latentes, voire n’en acceptent qu’une. La musique m’apparaît donc comme une forme supérieure d’intelligence quand elle parvient, par son travail sur soi (sur sa propre substance), par l’enchaînement qui devient le sien et qui la constitue dans son déploiement temporel, de construire un rapport à soi qui nous parle et qui nous émeut. Elle possède, dans ces cas, la dimension réflexive qui est la dimension supérieure de la pensée, ce rapport à soi qui est inclus dans le rapport au monde et qu’on ne trouve que dans la (bonne) philosophie et dans la (bonne) poésie, mais pas dans les autres formes de pensée (si on met à part un certain humour populaire, du genre titi parisien ou gamin du vieux Berlin, ou, le plus bel exemple de tous, dans l’humour juif et dans son support privilégié, la langue Yiddish).

En ce sens, je crois qu’on peut effectivement avancer que la musique a rapport à la vérité, et même un rapport qui fait douloureusement défaut à de nombreuses formes de langage (qu’il soit quotidien, banal, ou aussi bien savant et technique).

Chacune des fonctions du langage impose sa propre forme de vérité.

La fonction référentielle, la plus connue et manifestement celle que la forme de société utilitariste dans laquelle nous vivons privilégie et de loin, conçoit la vérité comme l’établissement d’une identité entre le signifiant et le référent : je dis ce qui est, et ce qui est, est ce que je dis : ma représentation du monde coïncide avec le monde ; le langage et le réel sont en harmonie ; il suffit d’employer le bon terme ; la société est divisée entre ceux qui possèdent le langage approprié, les propriétaires du monde, et ceux qui ne trouvent pas leurs mots, et ratent le monde ; la solution à tous les maux est l’enseignement et l’effort de se conformer à ce que celui-ci inculque.

La fonction expressive est tolérée, voire propagée, mais à condition de se dérouler dans les ensembles circonscrits où cette fonction est admise : parler de soi, c’est un exercice prioritairement féminin, ou homosexuel ; un « homme véritable » ne s’exprime pas, il agit ; il y a des lieux pour s’exprimer (le cabinet du psychanalyste, la conversation intime entre amis), et il y a des moments pour le faire (la crise de dépression, l’accès de colère) ; la dimension émotionnelle vient brouiller le message (référentiel), car sa « vérité » est d’apparaître comme ce qu’on est (ou comme l’apparence qu’on souhaiterait avoir) : non pas adéquation entre sujet et objet, mais entre le sujet et lui-même. Livrée à elle-même, la fonction expressive qui vise cette forme de vérité subjective menace évidemment de tomber dans la complainte nombriliste. Mais écartée du langage, elle réduit ce dernier à une négation de soi, à un statut de fantôme subjectif aride, typique d’un certain modèle de virilité.

La fonction conative (ou incitative) a pour vérité son efficacité sur autrui ; c’est le langage de l’autorité, brutale ou insidieuse, et de la hiérarchie, préexistante au message ou se réalisant à travers lui ; c’est le discours performatif des chefs, des pères sévères, des publicistes, des représentants de commerce, des dominateurs, des séducteurs grossiers et des brutes épaisses. Dans de nombreuses circonstances, aujourd’hui, on n’entend plus que cela, sous des formes plus ou moins déguisées.

La fonction phatique a pour vérité le maintien du lien entre le locuteur et l’auditeur. Il s’agit non d’une vérité donnée, trouvée, mais d’une vérité produite (comme pour la fonction conative). Nous sommes dans le vrai quand nous verrouillons la communication avec autrui, et nous en assurons. Elle relève moins d’une véritable communication que d’une méta-communication : la relation prend le pas sur le contenu, la transmission devient son propre objet. Signe manifeste, réactionnel, d’une époque où le dialogue est rompu.

Enfin, la fonction poétique est à comprendre en se référant à l’ancien grec poïesis (ποίησις), qui désignait l’acte de créer. C’est la fonction « noble », « souveraine » du langage, celle qui ne se montre servile ni devant la réalité du monde ni même devant la sienne propre. Elle met en œuvre la dimension d’ouverture et de liberté qui est inhérente au langage humain, et à lui seul. Elle met à profit l’arbitraire du signe, sa valeur métaphorique. C’est elle qui crée ce qu’il est convenu d’appeler le dialogue, la rencontre : de soi avec l’autre, de soi avec soi et de soi avec le langage. Elle est porteuse de cette force de commencement qui crée son propre espace, où la relation pourra se déployer, elle est génératrice de désir. Elle est ce carrefour où toutes les voies sont ouvertes, où le sujet et l’objet ne s’opposent plus : sa forme de vérité se situe exactement en cela. Sa vérité est un enfantement permanent, qui se fait à travers le locuteur et dont il devient lui-même récepteur. Elle est inspirée. Elle est à la portée de tous, mais ils ne sont pas au courant : pas étonnant, puisque tout complote à les convaincre du contraire.

Par ailleurs, les fonctions du langage (hormis la référentielle) peuvent se décliner en langage verbal, ou en langage du corps et de la physionomie, ce dernier établissant la continuité entre le langage humain et celui des espèces animales. A cela s’ajoute l’intonation et le son de la voix, qui se situent aux confins des deux catégories (verbal et corporel) et qui possèdent indubitablement une très grande incidence. Ces diverses formes de langage, verbal et physique, sont exclusives l’une de l’autre dans certains milieux culturels, et au contraire combinées dans d’autres, selon que le milieu s’est plus ou moins éloigné de l’animalité. Il est notoire que le monde protestant, notamment anglo-saxon, s’était identiquement éloigné de l’animalité, comme le montrent ses coutumes culinaires, et de l’expression physique ; de ce fait se répand tôt ou tard une sorte de méfiance désespérée par rapport au langage stéréotypé qui est le sien, méfiance qui ressent le besoin de renouer avec des mimiques et des attitudes corporelles, mais celles-ci, comme retour du refoulé, s’avèrent aussi stéréotypées et impersonnelles que le langage que l’on pensait pouvoir ainsi suppléer. Tout le monde en a fait l’expérience : en coupant le son du téléviseur, on reconnaît néanmoins, dans une scène prise au hasard, s’il s’agit d’une actrice américaine, car ses gestes et ses expressions faciales révèlent instantanément sa nationalité, puisqu’exprimant la même stéréotypie que le langage verbal dont ils sont l’impuissant complément.

On voit aisément ce que ces quatre approches d’une vérité impliquent pour le langage musical.

La fonction référentielle en est universellement exclue (quoi qu’en ait pu penser Richard Strauss, qui s’était vanté de pouvoir transposer une chope de bière en musique).

La fonction conative est essentiellement présente dans la musique « mercenaire », celle qui sert à autre chose et n’en est que le support : la musique de danse, quoi qu’elle puisse être belle et induire des gestes en eux-mêmes expressifs et poétiques, relève néanmoins de cette fonction. La musique militaire ou celle des lobbies d’hôtel s’y réduit entièrement. De façon plus générale, comment ne pas oublier de mentionner ce qu’est devenu « la musique » pour un nombre considérable de consommateurs : un spectacle visuel ? La médiocrité industrielle des musiques de clips ne parvient à exister que parce qu’elle s’accompagne de stéréotypes visuels qui font fantasmer leurs consommateurs. Le réflexe conditionné est tel qu’une écoute de la bande son évoque de façon automatique et détaillée l’imagerie qui va avec. La musique est devenue une bande-son. Cela fait des décennies qu’un adolescent ne peut chanter quelque chose sans mimer le geste du guitariste, qu’il n’est pas, ou du chanteur qui tient le micro, qu’il n’a pas : tout est dans l’image, qui a absorbé le besoin d’un accompagnement physique, en lui-même parfaitement compréhensible. Quand la musique parvient ainsi à imposer un comportement, nous sommes parvenus au triomphe du genre conatif.

La fonction phatique existait déjà dans la musique classique. Depuis plusieurs siècles déjà, le caractère obligatoire d’une coda en forme d’apothéose était parvenu à discréditer bon nombre d’excellentes partitions, un peu comme la scène finale du Don Giovanni de Mozart. Le pianiste Arthur Rubinstein affirmait qu’il savait toujours comment finir un concert, de façon à déchaîner les applaudissements. On peut dire que depuis cette époque, la musique est devenue furieusement rubinsteinienne, tant son début et sa fin s’adressent constamment au public, de façon souvent pataude. Pour sûr que le statut de client marchand ne peut se départir de procédés de cet acabit : le client est roi, ou plutôt doit le croire. C’est pourquoi on « fait des pauses » et on s’adresse à lui, au moyen de banalités qui tendent à vérifier, très involontairement, qu’un musicien ne doit pas savoir parler. Rien de mieux vu que la musique suffisamment simpliste pour que le public puisse reprendre le refrain, ou agiter ses bras avec ou sans briquet allumé. Même le jazz, musique pourtant moins stupide que d’autres, s’est infecté avec cette obsession, et c’est avec nostalgie qu’on se remémore ceux qui en étaient exempts, comme Bud Powell, Thelonious Monk ou le jeune Miles Davis.

La fonction expressive s’avère évidemment prédominante, quoi qu’ait pu en dire Stravinsky. Habituellement, c’est la fonction la moins absente. Même la très mauvaise musique est expressive : elle exprime très bien quelque chose de très médiocre, ou très mal quelque chose qui le serait moins (il y a donc une grande variété de possibilités). Certains ont cherché à remettre en cause cette fonction, mais cela est resté marginal. D’autres ont voulu exprimer une sorte de page blanche émotionnelle, mais c’est encore de l’expression : celle d’un vide désastreux, d’un ennui sans nom, d’une solitude indépassable – autant d’états humains authentiques, autant que le sont la jouissance ou l’euphorie.

Enfin, la fonction poétique se présente comme la fonction la plus discriminante, en musique comme dans le langage verbal. Dans les deux registres, la fonction poétique commence par l’attention portée (de façon réflexive) à la réalité objective du premier élément musical utilisé : sa sonorité, sa morphologie, son caractère équivoque, ses différentes lignes de fuite, son penchant naturel en termes d’enchaînement formel, etc. C’est selon la sensibilité de l’artiste que l’une ou l’autre de ces issues seront choisies, d’une façon prévisible ou d’une façon imprévisible, selon le sentiment qui naît à partir de l’élément. Et, de fil en aiguille, il s’agira de procéder ainsi, en se sentant libre par rapport au « penchant naturel » mis en évidence (comme, par exemple, dans la psychogéographie des situationnistes) : prendre en compte ce qui précède, devenu « le réel », mais sans en devenir l’esclave (le « travailleur », condamné à la répétition). Et, comme l’avait fait observer Günther Anders, loin de transcrire des états affectifs préexistants, la musique est capable d’inventer des tonalités émotionnelles qui n’existaient pas en-dehors d’elle. Creuser son matériau, le faire accoucher des possibles qu’il contient, choisir parmi eux, les développer dans un sens qui exprime leur nature, rester éloigné de la répétition mécanique, s’abstenir de tout formalisme, de toute règle artificielle, développer un premier accord au point d’en faire progressivement un essai, un roman, une pièce de théâtre, un parcours, un voyage, une vie. Laisser son œuvre trouver sa propre temporalité, sa scansion naturelle, déployer l’histoire qui lui est intrinsèque. Toujours prolonger l’instant, et accepter quand on ne le peut pas : le donner à entendre, à comprendre. La musique est ainsi capable d’inventer sa propre vie, de faire ce que ferait un homme débarrassé des contraintes que la société fait peser sur lui tant qu’elle ne lui appartient pas. Cette faculté d’autopoïesis est le modèle d’une production de vérité, du déploiement d’un sujet qui va vers sa propre réalisation et, simultanément, le rappel de l’absence, dans la réalité, d’une telle possibilité. Avec la disparition d’une musique capable de cela, condamnée à mener une existence muséographique, ce n’est certes pas un ferment de transformation sociale qui disparut, mais tout de même un miroir dans lequel l’homme pouvait se voir tel qu’il n’est pas, et tel qu’il pourrait être, une utopie sonore, depuis longtemps combattue par sa dégradation en luxe bourgeois.

Les musiques les plus libres sont probablement celles qui s’émancipent le plus du rythme, celles qui perçoivent et développent leur propre respiration, celles qui osent affronter le silence et lui ménager son espace. Je n’en ferai pas suivre d’exemple.

(27 mars 2016)


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