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Avancer pour mieux reculer?

 

(Télécharger en format PDF : Maïdan)

 

Les événements en Ukraine constituent à la fois une répétition et un résumé de ce qui est possible dans les limites d’un « état de droit ».

Une répétition, en ce sens que tout ce qui vient de se passer rappelle fortement les épisodes du « printemps arabe » (pour ne parler que de ce qu’il y eut de plus récent dans cette catégorie). La population se rassemble spontanément par dégoût de ses gouvernants et de la domination économique que ceux-ci défendent. Elle brave les forces de l’ordre. Elle subit sans faiblir de nombreuses victimes, et se renforce même sous les coups qui lui sont infligés. Les partis politiques « d’opposition » tentent de prendre le train en marche. Leur but est de succéder aux notables installés et de justifier ce relais par quelques réformes sans conséquence. Le pouvoir sortant et le nouveau pouvoir in spe coopèrent plus ou moins pour maintenir le cadre aliéné du pouvoir politique, qui est leur élément vital commun. Chaque fois qu’il y a alternance, qu’elle soit pacifique ou violente, les anciens et les nouveaux dirigeants doivent collaborer à cela. C’est ce qu’on observe à Kiev, de façon burlesque, où l’un des « opposants » (il serait plus pertinent de parler de concurrent), l’ancien boxeur Vitali Klitschko, s’est publiquement excusé d’avoir serré la main du boucher Ianoukovitch à la fin de leurs molles tractations. Pourtant: le tyran semble avoir fui, comme en Tunisie et en Egypte, les masses occupent les palais, un coin est levé sur la corruption des dirigeants, les nuages s’entrouvrent sur un peu de transparence, tout semble possible…

Mais du fait même d’être une telle répétition, ces événements se présentent également comme un résumé : la préservation des cadres institutionnels du pouvoir (présidence, parlement, police, armée), la dépossession du peuple au nom de la démocratie est ce qui importe par-dessus tout, quel que soit le pays, l’époque, le nombre de morts. Ianoukovitch avait proclamé que les manifestants « avaient mis en cause le principe de la démocratie, selon lequel le pouvoir est conféré par des élections et non par la rue » : et il s’est trouvé des commentateurs occidentaux pour avancer qu’à cette phrase, on reconnaissait le déni démocratique typique d’un dictateur néostalinien ; mais ils oubliaient du même coup qu’à chaque conflit analogue dans nos pays, c’est exactement la même phrase qui est proférée par les hommes politiques de droite ou de gauche, tout simplement parce que ceux-ci voient là, à juste titre, la limite à ne pas franchir afin de ne pas remettre en cause leur propre existence.

Une fois de plus, des masses populaires ont risqué leur vie, elles ont d’emblée proclamé qu’elles agissaient en leur propre nom et non en faveur d’un quelconque parti politique et elles ont donc par leur action invalidé radicalement la reprise du pouvoir par de nouveaux candidats (qui, dans le cas de l’Ukraine, sont même d’anciens candidats à l’instar de Ioulia Tymochenko), reprise que par ailleurs elles vont probablement accepter. Modifier l’équilibre du pouvoir au profit du parlement et au détriment du président est totalement dérisoire. Mettre en place un gouvernement de coalition, c.à.d. une sorte d’amicale des exploiteurs du peuple et des représentants de divers oligarques, est totalement dérisoire. Tout cela est censé passer inaperçu derrière la monstruosité que représente la possibilité de conserver à la présidence, ne serait-ce que pour un temps bref, le boucher Ianoukovitch. Tout le monde va évidemment se battre contre cette monstruosité. Ce qu’il n’est pas prévu de changer, par la même occasion, c’est le pouvoir des oligarques qui fait que l’Ukraine est classée numéro 144 en indice de corruption sur 177 pays (Transparency International), autrement dit l’assujettissement du pays à une logique capitaliste encore naissante, mais déjà vermoulue ; à un capitalisme qui ne peut se présenter autrement dans l’aire anciennement soviétique que sous forme maffieuse ; à une exploitation des ressources locales par des « partenaires » économiques comme la Russie, ou par des banquiers affairistes occidentaux. Autrement dit : ce qui doit rester en place, c’est tout simplement la logique qui a mené au pouvoir un Ianoukovitch.

On ne peut que souhaiter à l’Ukraine de ne pas s’arrêter en si bon chemin, de ne pas céder aux illusions d’un pouvoir « meilleur » que l’ancien. Et de s’inspirer d’un Ukrainien remarquable, Nestor Ivanovitch Makhno, qui s’était si admirablement opposé au mensonge d’une « alternance » :

« L’homme gémit sous le poids des chaînes du pouvoir socialiste en Russie. Il gémit aussi dans d’autres pays sous le joug des socialistes unis à la bourgeoisie, ou bien sous celui de la seule bourgeoisie. Partout, individuellement ou collectivement, l’homme gémit sous l’oppression du pouvoir d’Etat et de ses folies politiques et économiques. Peu de gens s’intéressent à ses souffrances sans avoir en même temps des arrière-pensées […] Non, il ne saurait en être ainsi ! Révolte-toi, frère opprimé ! Insurge-toi contre tout pouvoir d’Etat ! Détruis le pouvoir de la bourgeoisie et ne le remplace pas par celui des socialistes et des bolchevik-communistes. Supprime tout pouvoir d’Etat et chasse ses partisans, car tu ne trouveras jamais d’amis parmi eux. »

(Makhno, Abécédaire de l’anarchiste révolutionnaire, Probouzdénié, 1932)

 

Le 22 février 2014

 

 

 

 


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