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La politique portée au tombeau par ses propres figurants

par Les Amis de Némésis

 

La tribune publiée le 24 février 2016 dans le quotidien Le Monde par 18 signataires dont Martine Aubry, Benoît Hamon et Daniel Cohn-Bendit, intitulée Sortir de l’impasse, constatait ce qui relève de l’évidence : la poursuite d’une « politique de droite » par Hollande et Valls mène au désastre électoral pour « la gauche », mais aussi à « un affaiblissement durable de la France ».

Le lendemain, le ministre des Finances Michel Sapin répondait dans l’émission Questions d’info sur LCP-France Info-AFP-Le Monde en appelant les signataires « à éviter les postures » surtout « quand on est dans une période difficile, la France comme la gauche », précisant que Martine Aubry fait partie de ceux qui « savent très bien quelles sont les difficultés de l’exercice d’un quinquennat ». Quant à Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, il pensait bon d’ajouter que « Martine Aubry n’a pas complètement assimilé la défaite des primaires ».

Ces échanges entre membres d’une même caste politique ne présentent à première lecture que peu d’intérêt. Mais ils constituent aussi un exemple très éloquent des clichés, que l’on désigne désormais comme « éléments de langage », et dont les connotations ne manquent pas d’exprimer à quel degré zéro de politique on est parvenu 1.

Le langage tenu par Michel Sapin est celui qu’à une autre époque, l’adulte tenait à l’adolescent. Ce dernier serait encore trop imprégné de désirs et d’impulsions, n’ayant pas encore évolué au contact des réalités, il lui faudrait donc « murir » et s’assagir avant que de pouvoir être pris au sérieux. En d’autres termes : quand on n’est pas encore irrémédiablement compromis avec l’ordre dominant, rebaptisé « la réalité », on est « dans la posture ». Ce discours d’inspiration familiale, classique pour tous ceux qui entendent réduire la politique à un ensemble de référence extrapolitique, non-politique voire antipolitique, permet une dévalorisation infantilisante du discours adverse, que vient ensuite renforcer une autre opération de réduction, celle qui met toute éventuelle critique sur le compte d’un état d’esprit de concurrence et de jalousie : les concurrents n’auraient pas « complètement assimilé leur défaite ».

Dans tout propos de ce genre, la thèse qui s’énonce est que la réalité se trouve du côté des gouvernants, qu’elle coïncide même avec eux, indissociablement, tandis que le contradicteur demeure prisonnier d’une subjectivité erratique, étant au mieux un rêveur innocent, au pire un rival mal intentionné. Ce qui par antiphrase s’appelle l’homme politique a tellement mutilé sa capacité naturelle de penser pour adhérer étroitement à ce qui est qu’il ne peut pas supporter qu’on vienne perturber une identification si chèrement acquise. Si quelqu’un, ou si une circonstance viennent lui rappeler la dimension du possible, dont la réalité accomplie n’est qu’une variante, généralement la moins ambitieuse, ce rappel lui apparaît comme une catastrophe, parce que s’y révèlent simultanément son impuissance et l’acceptation de cette impuissance 2. La réalité, c’est donc ce qui ne peut être changé : le rapport de forces entre classes, la soumission aux exigences du capital, le maintien d’une langue de bois ininterrompue. Et, par conséquent, ce qui rend toute politique impossible, car si le terme voulait encore dire quelque chose, ce serait de transformer le donné. A l’époque où une perspective révolutionnaire s’opposait aux positions réformistes, c.à.d. au cours des premières décennies du vingtième siècle, a succédé depuis les années 1950 celle où le réformisme restait seul en lice, avant que celui-ci, à son tour, depuis 1983, n’ait disparu à son tour, sans laisser de trace, abandonnant le terrain de la « politique » à la simple gestion quotidienne de l’ordre dominant : la gauche devenant alors un en-deçà du réformisme, la dénégation compulsive de sa prétention d’origine, l’alter ego affairé de la droite, une source d’initiatives de droite plus importante que ne le fut la droite elle-même. Cette évolution s’avère un peu moins surprenante si l’on se reporte à la seconde thèse implicite dans ce jargon.

C’est que selon ce jargon, la politique, ou même seulement un libre débat des mesures à prendre, ne seraient possibles qu’en l’absence de « crise » et de « difficultés » : donc forcément aux calendes grecques, puisque la prétendue « crise » et les soi-disant « difficultés » décrivent une situation permanente, ce sont des mots soigneusement choisis pour occulter qu’il s’agit de la marche normale du capitalisme, de façon parfaitement continue, la manifestation de cet étrange paradoxe qui veut que tout change (notamment la répartition des richesses) pour que rien ne change (notamment le pouvoir des privilégiés). C’est oublier que parmi les raisons d’être de la politique figuraient justement les « crises » et les « difficultés » : la politique étant dans ces conditions l’art de ne pas se laisser engloutir par le mouvement mécanique et autocentré d’un « destin », fut-il « économique ». En somme, le paradoxe des gouvernements (et la gauche française s’en révèle un parfait modèle) est de vouloir faire croire que la politique n’existe qu’au prix d’un renoncement à la faire exister ; et que toute « action » n’est licite qu’à la condition de renforcer ce qui existe déjà (comme en témoigne ce projet de loi), sans jamais se mettre en travers d’un chemin dont personne ne doit dévier, jusqu’au crash final. Cette quadrature du cercle, c’est aussi ce qui est censé garantir la pérennité des gouvernants : ils sont toujours inutiles, ils sont souvent nocifs, mais ils restent inamovibles. Certes, on peut se débarrasser de l’un deux, mais ce qui reste interdit, c’est de se débarrasser d’eux en tant que caste. « Vous avez voté pour nous, alors laissez-nous tranquilles », « votre droit de parole a expiré en sortant de l’isoloir ». C’est ça, la « démocratie ». D’ailleurs, qui l’a dit ? Cambadélis ? Le Guen ? En tout cas, selon eux, le succès de la pétition en ligne serait « louche », et un « déni de démocratie ». La « démocratie », très clairement, c’est : bouclez-la !

Sapin, lui, n’a pas besoin d’une loi pour se protéger du chômage : malgré sa proverbiale inefficacité, il a enchaîné les postes ministériels entre 1991 et 2016. Ce n’est pas lui, malgré son bilan désastreux, qui viendra alourdir le déficit de l’Unedic 3. On peut penser qu’une telle biographie qualifie particulièrement pour l’usage de la langue de bois, ou plutôt l’impose. Pourtant, ce n’est pas lui, mais sa nouvelle collègue Myriam El Khomri, qui a commencé sa carrière ministérielle en avalant force couleuvres en annonçant comme une « nouvelle réforme » l’instauration d’indemnités de chômage dégressives qui non seulement plongera les chômeurs dans une misère accrue (sous la pression, accepter n’importe quel poste à n’importe quel salaire) mais qui, loin d’être une nouvelle mesure, n’est que le simple remake d’une mesure analogue, adoptée en 1992 puis abandonnée en 2001 « sans avoir démontré son efficacité sur le retour à l’emploi » 4. Ce qui est présenté comme neuf et efficace s’avère en réalité ancien et inefficace, mais c’est en invoquant le mythe incessant de la « nouveauté » qu’on entend justifier des régressions sociales favorables au patronat. Mais comme on sait, la dégressivité des allocations de chômage n’est qu’un des aspects de ce fourre-tout pro-patronal (autres plats au menu : redéfinition libérale du licenciement économique, négociations salariales annuelles reportées à trois ans, limitation des indemnités de licenciement abusif, réduction de rémunération des heures supplémentaires, passage au forfait-jour, réduction des examens par la médecine du travail, réduction de la durée du repos quotidien obligatoire, facilitation d’accords d’entreprise pour augmenter le temps de travail sans augmentation de la rémunération, prise en compte pour un licenciement du seul profit dégagé par l’entreprise localement, et non à l’échelle consolidée).

Les signataires de la tribune Sortir de l’impasse rappellent aussi à propos de la déchéance de nationalité : « très vite, chacun a compris l’impasse : réservée aux binationaux, elle est contraire au principe d’égalité ; appliquée aux mono-nationaux, elle fabriquerait des apatrides. » Mais ils ne se demandent d’aucune façon pour quelle étrange raison un gouvernement veut derechef adopter une réforme constitutionnelle qui serait notoirement inefficace, contraire à l’esprit de la constitution (nationalité selon le sol et non selon le sang) et, comme ils l’indiquent, une impasse juridique lourdement évidente. On échappe ainsi à deux constatations plutôt inévitables : ce gouvernement est capable de s’enfoncer au fond d’un cul-de-sac assumé, et il ne le fait que par un sordide calcul électoral, finalement stérile, visant à conserver son électorat (à la faveur de la crainte inspirée par les attentats) et de se rallier une partie de l’électorat de droite (alors même qu’une partie de la droite prend ses distances à l’égard de cette mesure, de même aussi que certains patrons d’entreprise refusent le caractère unilatéral et défavorable aux salariés de la loi sur la réforme du travail 5). Niaiserie, esprit minable de calcul, esprits dépourvus du moindre courage, dépassement systématique de la droite sur sa droite, moyennant quoi le pays est progressivement équipé en faveur d’un futur usage de ses institutions par l’extrême-droite, que ces agissements médiocres boostent dans l’électorat.

Ainsi, diverses infirmités finissent par faire système : un souci électoraliste minable, un assujettissement si complet à la langue de bois dominante qu’il n’y a plus moyen d’en émerger 6, un autisme étranger à la réalité populaire (ne parlons même pas de la condition sous perfusion des agriculteurs, qui se suicident quotidiennement), la préoccupation de conserver ses privilèges de caste et son monopole de la parole. Dans les salons où se croisent, s’entremêlent et s’entre-épousent hommes politiques, capitaines d’industrie, vedettes médiatiques et journalistes complaisants, on a droit à la représentation ininterrompue d’un monde uni, qui s’entend bien, et où les seuls conflits repérables sont ceux liés à une concurrence généralisée dans la réussite du parcours individuel, jalousement défendu contre tous : exactement comme à Versailles, avant 89.

De la politique, il ne subsiste que cette farce dérisoire, ce complot du pouvoir aux dépens d’une foule bernée encore et toujours, de cette masse condamnée au silence public grâce à un caquetage privé permanent sur Smartphone, basse continue de ses illusions organisées. Une véritable vie politique ne serait possible que sous la forme que ces mensonges entendent par définition occulter et discréditer : celle d’une démocratie directe, décidant en continu de l’orientation donnée à la vie collective, sans être réduite au silence par des « représentants » ; et une passion partagée pour la chose publique, au-delà de la médiocrité du sujet marchand et de sa prison privée acceptée.

Cela ne peut passer que par la liquidation totale et définitive de la caste politique, et il ne faut rien attendre d’une transformation moins ambitieuse. En regard d’une suppression collective de la caste politique parasitaire, le châtiment seulement personnel demeure une faible consolation, même si la reconduction de François Hollande comme candidat de la gauche et son éventuelle réélection doivent être évités 7 pour ne pas constituer un véritable affront, insupportable, au pays tout entier (comme l’aurait été une réélection de Sarkozy en 2012 ou de Jospin en 2002). On se demande d’ailleurs comment font les syndicalistes qui vont « négocier » des « améliorations » du projet de loi El-Khomry pour s’adresser respectueusement aux ignobles figurants qui avaient concocté cette insulte collective et entendaient la faire passer en lousdé ? A ceux qui voulaient berner la population en toute discrétion, il serait plus approprié de ne demander qu’une seule chose : Dégagez ! Que se vayan todos !

 


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