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De la musique comme champ de vérité

par Jean-Pierre Baudet

 

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« La musique est un exercice de métaphysique qui s’ignore, pendant lequel l’esprit ne sait pas qu’il est en train de philosopher »

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation

 

Même si Paul Klee jouait du violon, même si Arnold Schoenberg et Dietrich Fischer-Dieskau peignaient, ceux qui sont très sensibles à la peinture le sont souvent moins à la musique et vice-versa, comme si un développement inégal des facultés sensorielles était nécessaire pour en privilégier certaines (selon le schéma : l’accordeur de pianos est toujours aveugle). Mais s’agit-il uniquement de dispositions sensorielles, ou ne s’agit-il pas aussi de l’accord subjectif entre une forme particulière de sensibilité et ce qu’il est convenu d’appeler les fonctions du langage – si l’on veut bien étendre le terme de langage aux arts tels que peinture et musique ?

Avant d’approcher cette question à propos de la musique, rappelons tout d’abord qu’une telle interrogation peut sembler insolite.

Pour la plupart de nos contemporains, la musique relève de la sphère de « l’agréable » (de la même façon que dans les sociétés dites primitives, elle relevait de la sphère rituelle et festive, rythmant l’adhésion collective au mythe par la danse). Il y a des genres musicaux, aujourd’hui majoritaires, qui expriment et concrétisent l’idée du caractère « agréable » (ou « divertissant ») : du coup, entre l’opinion et la pratique sociale, s’établit un rapport circulaire extrêmement solide. La musique « agréable » se résume trop souvent à brosser une écoute massifiée dans le sens du poil, illustrant une approche partielle et pauvre qui ne fait pas surgir la question des fonctions du langage, au point que celle-ci, du coup, semble tout à fait superflue. Pourtant, il existe aussi une musique qui nous parle du fond de nous-mêmes et qui nous dit des choses que le langage discursif ne sait pas dire, une musique qui possède une position absolument privilégiée et unique, qui peut nous émouvoir plus que toute autre chose – justement, parce que ce n’est plus une chose du tout, mais une partie de nous, pour ne pas dire un « nous » qui est plus « nous » que « nous » (une découverte de soi, de notre intérieur, qui nous vient de l’extérieur, de quelqu’un d’autre – du musicien – et qui tisse donc un lien indissociable entre nous et nous, et entre nous et ce tiers à la fois). Wilde disait que la nature imite l’art ; on serait tenté de dire que l’amour n’est qu’une forme de ce que réussit aussi la musique : créer un unisson que rien d’autre ne peut produire. Ce qui fait que la musique à la fois nous déchire et nous console.

Souvent je me dis qu’une musique vraiment réussie est plus intelligente que tous les livres qu’on a pu écrire. C’est sans aucun doute très exagéré, mais ce qui reste, et qu’Adorno avait compris plus que tout autre, c’est que la musique a à voir avec la vérité. C’est totalement inattendu pour tous les gens qui, de bonne foi et aidés par le contexte, consomment de la musique (de la musique agréable), mais cela me paraît essentiel. Comme la musique ne désigne rien (cette fonction du langage lui fait défaut), elle intensifie les autres fonctions du langage, et en cela une musique digne de ce nom est capable de dépasser, à sa façon, le langage conceptuel.

Il est convenu (depuis Jakobson, mais le schéma évolue) de distinguer plusieurs fonctions du langage, qu’on peut transférer sur la musique : expressive (très forte en musique), conative ou incitative (même remarque), phatique (limitée dans le classique, plus présente en musique de variété), référentielle (absente en musique) et poétique (évidemment très forte en musique, comme art qui travaille sur lui-même, sur sa propre substance, de façon à la fois réflexive et créative). Les fonctions du langage sont comme les formes constitutives de la marchandise (valeur d’usage, valeur d’échange) ou comme les fonctions de la monnaie (réserve de valeur, moyen d’accumulation, unité de compte, instrument de paiement, moyen d’échange marchand) : leur combinaison produit un objet complexe, au sein duquel une relation antagonique différencie et, parfois, en vient à opposer ses composants (la valeur d’échange prend le dessus et supprime la valeur d’usage, la fonction référentielle peut étouffer les autres fonctions, la fonction de l’échange « dévalue » d’autres fonctions). « Passe-moi le beurre » est, d’une certaine façon, la mort du langage, son stade le plus pauvre, celui qui le réduit à un panneau signalisateur (aucune expression de soi, aucune réflexion sur soi, aucune création sémantique) : le langage n’y est qu’un instrument, qui se situe parmi la casserole, le tournevis et l’automobile, et qu’on ne sort de sa boîte qu’à point nommé, en cas de besoin. On s’aperçoit que les genres discursifs les plus convenus (comme donner un ordre, réciter un compte-rendu, aligner des formules de « politesse », accumuler vainement des détails descriptifs) sont comme par hasard les plus simplistes, ceux qui combinent très peu d’entre les fonctions latentes, voire n’en acceptent qu’une. La musique m’apparaît donc comme une forme supérieure d’intelligence quand elle parvient, par son travail sur soi (sur sa propre substance), par l’enchaînement qui devient le sien et qui la constitue dans son déploiement temporel, de construire un rapport à soi qui nous parle et qui nous émeut. Elle possède, dans ces cas, la dimension réflexive qui est la dimension supérieure de la pensée, ce rapport à soi qui est inclus dans le rapport au monde et qu’on ne trouve que dans la (bonne) philosophie et dans la (bonne) poésie, mais pas dans les autres formes de pensée (si on met à part un certain humour populaire, du genre titi parisien ou gamin du vieux Berlin, ou, le plus bel exemple de tous, dans l’humour juif et dans son support privilégié, la langue Yiddish).

En ce sens, je crois qu’on peut effectivement avancer que la musique a rapport à la vérité, et même un rapport qui fait douloureusement défaut à de nombreuses formes de langage (qu’il soit quotidien, banal, ou aussi bien savant et technique).

Chacune des fonctions du langage impose sa propre forme de vérité.

La fonction référentielle, la plus connue et manifestement celle que la forme de société utilitariste dans laquelle nous vivons privilégie et de loin, conçoit la vérité comme l’établissement d’une identité entre le signifiant et le référent : je dis ce qui est, et ce qui est, est ce que je dis : ma représentation du monde coïncide avec le monde ; le langage et le réel sont en harmonie ; il suffit d’employer le bon terme ; la société est divisée entre ceux qui possèdent le langage approprié, les propriétaires du monde, et ceux qui ne trouvent pas leurs mots, et ratent le monde ; la solution à tous les maux est l’enseignement et l’effort de se conformer à ce que celui-ci inculque.

La fonction expressive est tolérée, voire propagée, mais à condition de se dérouler dans les ensembles circonscrits où cette fonction est admise : parler de soi, c’est un exercice prioritairement féminin, ou homosexuel ; un « homme véritable » ne s’exprime pas, il agit ; il y a des lieux pour s’exprimer (le cabinet du psychanalyste, la conversation intime entre amis), et il y a des moments pour le faire (la crise de dépression, l’accès de colère) ; la dimension émotionnelle vient brouiller le message (référentiel), car sa « vérité » est d’apparaître comme ce qu’on est (ou comme l’apparence qu’on souhaiterait avoir) : non pas adéquation entre sujet et objet, mais entre le sujet et lui-même. Livrée à elle-même, la fonction expressive qui vise cette forme de vérité subjective menace évidemment de tomber dans la complainte nombriliste. Mais écartée du langage, elle réduit ce dernier à une négation de soi, à un statut de fantôme subjectif aride, typique d’un certain modèle de virilité.

La fonction conative (ou incitative) a pour vérité son efficacité sur autrui ; c’est le langage de l’autorité, brutale ou insidieuse, et de la hiérarchie, préexistante au message ou se réalisant à travers lui ; c’est le discours performatif des chefs, des pères sévères, des publicistes, des représentants de commerce, des dominateurs, des séducteurs grossiers et des brutes épaisses. Dans de nombreuses circonstances, aujourd’hui, on n’entend plus que cela, sous des formes plus ou moins déguisées.

La fonction phatique a pour vérité le maintien du lien entre le locuteur et l’auditeur. Il s’agit non d’une vérité donnée, trouvée, mais d’une vérité produite (comme pour la fonction conative). Nous sommes dans le vrai quand nous verrouillons la communication avec autrui, et nous en assurons. Elle relève moins d’une véritable communication que d’une méta-communication : la relation prend le pas sur le contenu, la transmission devient son propre objet. Signe manifeste, réactionnel, d’une époque où le dialogue est rompu.

Enfin, la fonction poétique est à comprendre en se référant à l’ancien grec poïesis (ποίησις), qui désignait l’acte de créer. C’est la fonction « noble », « souveraine » du langage, celle qui ne se montre servile ni devant la réalité du monde ni même devant la sienne propre. Elle met en œuvre la dimension d’ouverture et de liberté qui est inhérente au langage humain, et à lui seul. Elle met à profit l’arbitraire du signe, sa valeur métaphorique. C’est elle qui crée ce qu’il est convenu d’appeler le dialogue, la rencontre : de soi avec l’autre, de soi avec soi et de soi avec le langage. Elle est porteuse de cette force de commencement qui crée son propre espace, où la relation pourra se déployer, elle est génératrice de désir. Elle est ce carrefour où toutes les voies sont ouvertes, où le sujet et l’objet ne s’opposent plus : sa forme de vérité se situe exactement en cela. Sa vérité est un enfantement permanent, qui se fait à travers le locuteur et dont il devient lui-même récepteur. Elle est inspirée. Elle est à la portée de tous, mais ils ne sont pas au courant : pas étonnant, puisque tout complote à les convaincre du contraire.

Par ailleurs, les fonctions du langage (hormis la référentielle) peuvent se décliner en langage verbal, ou en langage du corps et de la physionomie, ce dernier établissant la continuité entre le langage humain et celui des espèces animales. A cela s’ajoute l’intonation et le son de la voix, qui se situent aux confins des deux catégories (verbal et corporel) et qui possèdent indubitablement une très grande incidence. Ces diverses formes de langage, verbal et physique, sont exclusives l’une de l’autre dans certains milieux culturels, et au contraire combinées dans d’autres, selon que le milieu s’est plus ou moins éloigné de l’animalité. Il est notoire que le monde protestant, notamment anglo-saxon, s’était identiquement éloigné de l’animalité, comme le montrent ses coutumes culinaires, et de l’expression physique ; de ce fait se répand tôt ou tard une sorte de méfiance désespérée par rapport au langage stéréotypé qui est le sien, méfiance qui ressent le besoin de renouer avec des mimiques et des attitudes corporelles, mais celles-ci, comme retour du refoulé, s’avèrent aussi stéréotypées et impersonnelles que le langage que l’on pensait pouvoir ainsi suppléer. Tout le monde en a fait l’expérience : en coupant le son du téléviseur, on reconnaît néanmoins, dans une scène prise au hasard, s’il s’agit d’une actrice américaine, car ses gestes et ses expressions faciales révèlent instantanément sa nationalité, puisqu’exprimant la même stéréotypie que le langage verbal dont ils sont l’impuissant complément.

On voit aisément ce que ces quatre approches d’une vérité impliquent pour le langage musical.

La fonction référentielle en est universellement exclue (quoi qu’en ait pu penser Richard Strauss, qui s’était vanté de pouvoir transposer une chope de bière en musique).

La fonction conative est essentiellement présente dans la musique « mercenaire », celle qui sert à autre chose et n’en est que le support : la musique de danse, quoi qu’elle puisse être belle et induire des gestes en eux-mêmes expressifs et poétiques, relève néanmoins de cette fonction. La musique militaire ou celle des lobbies d’hôtel s’y réduit entièrement. De façon plus générale, comment ne pas oublier de mentionner ce qu’est devenu « la musique » pour un nombre considérable de consommateurs : un spectacle visuel ? La médiocrité industrielle des musiques de clips ne parvient à exister que parce qu’elle s’accompagne de stéréotypes visuels qui font fantasmer leurs consommateurs. Le réflexe conditionné est tel qu’une écoute de la bande son évoque de façon automatique et détaillée l’imagerie qui va avec. La musique est devenue une bande-son. Cela fait des décennies qu’un adolescent ne peut chanter quelque chose sans mimer le geste du guitariste, qu’il n’est pas, ou du chanteur qui tient le micro, qu’il n’a pas : tout est dans l’image, qui a absorbé le besoin d’un accompagnement physique, en lui-même parfaitement compréhensible. Quand la musique parvient ainsi à imposer un comportement, nous sommes parvenus au triomphe du genre conatif.

La fonction phatique existait déjà dans la musique classique. Depuis plusieurs siècles déjà, le caractère obligatoire d’une coda en forme d’apothéose était parvenu à discréditer bon nombre d’excellentes partitions, un peu comme la scène finale du Don Giovanni de Mozart. Le pianiste Arthur Rubinstein affirmait qu’il savait toujours comment finir un concert, de façon à déchaîner les applaudissements. On peut dire que depuis cette époque, la musique est devenue furieusement rubinsteinienne, tant son début et sa fin s’adressent constamment au public, de façon souvent pataude. Pour sûr que le statut de client marchand ne peut se départir de procédés de cet acabit : le client est roi, ou plutôt doit le croire. C’est pourquoi on « fait des pauses » et on s’adresse à lui, au moyen de banalités qui tendent à vérifier, très involontairement, qu’un musicien ne doit pas savoir parler. Rien de mieux vu que la musique suffisamment simpliste pour que le public puisse reprendre le refrain, ou agiter ses bras avec ou sans briquet allumé. Même le jazz, musique pourtant moins stupide que d’autres, s’est infecté avec cette obsession, et c’est avec nostalgie qu’on se remémore ceux qui en étaient exempts, comme Bud Powell, Thelonious Monk ou le jeune Miles Davis.

La fonction expressive s’avère évidemment prédominante, quoi qu’ait pu en dire Stravinsky. Habituellement, c’est la fonction la moins absente. Même la très mauvaise musique est expressive : elle exprime très bien quelque chose de très médiocre, ou très mal quelque chose qui le serait moins (il y a donc une grande variété de possibilités). Certains ont cherché à remettre en cause cette fonction, mais cela est resté marginal. D’autres ont voulu exprimer une sorte de page blanche émotionnelle, mais c’est encore de l’expression : celle d’un vide désastreux, d’un ennui sans nom, d’une solitude indépassable – autant d’états humains authentiques, autant que le sont la jouissance ou l’euphorie.

Enfin, la fonction poétique se présente comme la fonction la plus discriminante, en musique comme dans le langage verbal. Dans les deux registres, la fonction poétique commence par l’attention portée (de façon réflexive) à la réalité objective du premier élément musical utilisé : sa sonorité, sa morphologie, son caractère équivoque, ses différentes lignes de fuite, son penchant naturel en termes d’enchaînement formel, etc. C’est selon la sensibilité de l’artiste que l’une ou l’autre de ces issues seront choisies, d’une façon prévisible ou d’une façon imprévisible, selon le sentiment qui naît à partir de l’élément. Et, de fil en aiguille, il s’agira de procéder ainsi, en se sentant libre par rapport au « penchant naturel » mis en évidence (comme, par exemple, dans la psychogéographie des situationnistes) : prendre en compte ce qui précède, devenu « le réel », mais sans en devenir l’esclave (le « travailleur », condamné à la répétition). Et, comme l’avait fait observer Günther Anders, loin de transcrire des états affectifs préexistants, la musique est capable d’inventer des tonalités émotionnelles qui n’existaient pas en-dehors d’elle. Creuser son matériau, le faire accoucher des possibles qu’il contient, choisir parmi eux, les développer dans un sens qui exprime leur nature, rester éloigné de la répétition mécanique, s’abstenir de tout formalisme, de toute règle artificielle, développer un premier accord au point d’en faire progressivement un essai, un roman, une pièce de théâtre, un parcours, un voyage, une vie. Laisser son œuvre trouver sa propre temporalité, sa scansion naturelle, déployer l’histoire qui lui est intrinsèque. Toujours prolonger l’instant, et accepter quand on ne le peut pas : le donner à entendre, à comprendre. La musique est ainsi capable d’inventer sa propre vie, de faire ce que ferait un homme débarrassé des contraintes que la société fait peser sur lui tant qu’elle ne lui appartient pas. Cette faculté d’autopoïesis est le modèle d’une production de vérité, du déploiement d’un sujet qui va vers sa propre réalisation et, simultanément, le rappel de l’absence, dans la réalité, d’une telle possibilité. Avec la disparition d’une musique capable de cela, condamnée à mener une existence muséographique, ce n’est certes pas un ferment de transformation sociale qui disparut, mais tout de même un miroir dans lequel l’homme pouvait se voir tel qu’il n’est pas, et tel qu’il pourrait être, une utopie sonore, depuis longtemps combattue par sa dégradation en luxe bourgeois.

Les musiques les plus libres sont probablement celles qui s’émancipent le plus du rythme, celles qui perçoivent et développent leur propre respiration, celles qui osent affronter le silence et lui ménager son espace. Je n’en ferai pas suivre d’exemple.

(27 mars 2016)


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Heidegger, encore

par Les Amis de Némésis

 

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Avec le deuxième volume consacré par Emmanuel Faye et son équipe à Heidegger (Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne 2014), on peut dire que s’accumulent avec célérité tous les arguments nécessaires pour enfin prendre la mesure du caractère nazi de ce prétendu philosophe. Etrangement, la profession philosophique qui, surtout en France, avait bâti sa propre activité sur des bases aussi douteuses, et qui menace désormais faillite, était restée sourde aux contributions les plus anciennes qui, pourtant, avaient révélé très tôt non pas l’antisémitisme désormais avéré du « Maître », mais le caractère à la fois trompeur et national-socialiste de sa pensée toute entière (Günther Anders, dans de nombreuses contributions écrites entre 1936 et 1954, seulement partiellement traduites en français, et Theodor Adorno dans son célèbre texte de 1964, Le jargon de l’authenticité).

L’ambiance mi-figue mi-raisin qui s’est emparée de la corporation rappelle l’incertitude des passagers du Titanic : que va-t-on pouvoir emporter dans les canots de sauvetage ? Parviendra-t-on à laisser à bord de la future épave l’encombrant antisémitisme afin de sauver le corps de la doctrine, supposé moins pesant et séparable de cette « grosse bêtise » (l’expression, on le sait, est de Heidegger) ? Les heideggériens de souche (qualificatif utilisé à dessein) ont épuisé toutes leurs munitions, qui consistaient essentiellement dans le traficotage de la traduction, dans la préservation dans le secret de l’impublié des textes les plus inquiétants, et dans une mauvaise foi alimentée par leurs propres zones d’ombre, tandis que ceux qui mastiquent avec dégoût et répugnance les citations les plus indéfendables tentent à présent de faire de « l’erreur » et de « l’errance » la dernière qualité commercialisable du rusé menteur de Todtnauberg, alors même qu’il devient lumineux qu’il n’y eut ni erreur ni errance, mais seulement une difficulté majeure liée à la disparition du régime nazi : le sujet de l’histoire heideggérienne ayant sombré avec la chancellerie du Reich, le discours devait devenir nettement plus brumeux encore, tourner sur lui-même pour perdurer. Le programme de publication mis en place par Heidegger montre très clairement qu’il réservait le meilleur pour la fin, c.à.d. misait sur une lointaine résurrection du parti auquel il avait adhéré avec tant d’enthousiasme, pensant qu’une époque viendrait où le lecteur (germanique) pourrait à nouveau se montrer réceptif au véritable contenu de « l’effort de pensée » fourni par l’introducteur du nazisme dans la philosophie.

Si nous revenons aujourd’hui, très brièvement et très modestement sur ce sujet, c’est uniquement pour relever une interrogation qui nous paraît faire défaut, étrangement, dans la littérature consacrée à ces questions, et nous concevons ces quelques lignes comme un simple post-scriptum à l’excellent article, très éloquent, de François Rastier, Heidegger aujourd’hui – ou le Mouvement réaffirmé, qui étudie le langage de Heidegger comme exemple de la célèbre LTI (Lingua Tertii Imperii, selon l’expression de Viktor Klemperer).

Les travaux d’Emmanuel Faye et de ses collaborateurs ont rassemblé un beau nombre de citations où l’on voit Heidegger appliquer les catégories « fondamentales » de sa « pensée » aux actions les plus terre-à-terre et les plus méprisables de l’engeance nazie. Des exemples ? En voici trois, tirés de l’article de Rastier, où nous avons mis l’élément de boursouflure « ontologique » en italiques :

  • « Die Grundmöglichkeiten des urgermanischen Stammeswesens auszuschöpfen und zur Herrschaft zu bringen » (« épuiser totalement et mener jusqu’à la domination les possibilités fondamentales de l’essence de la souche originellement germanique »),
  • « Le principe de l’institution d’une sélection raciale est métaphysiquement nécessaire »
  • « Wenn das Flugzeug freilich den Führer von München zu Mussolini nach Venedig bringt, dann geschieht Geschichte » (« Quand un avion conduit le Führer de Münich à Venise pour y rencontrer Mussolini, il est évident que l’histoire advient »).

Le « destin spirituel de l’Occident », ce n’est pas un membre harnaché des S.A. qui en parlait à longueur de pages, mais le mage de la Forêt-Noire.

A partir de là, il nous semble utile de se livrer à une petite méditation sur ce que l’on pourrait appeler la « dérive conceptuelle ». Pour mieux comprendre, prenons un exemple qui se situe aux antipodes de Heidegger. Les concepts mis en œuvre par Marx, par exemple, ne se soutenaient que dans une lumière critique. A aucun moment, Marx ne s’est départi de ce point de vue critique, y compris par rapport au mouvement réel qu’il contribuait pourtant à faire naître, et qui paraissait le plus proche de lui (l’Association internationale des travailleurs, puis la social-démocratie allemande). On peut bien sûr discuter à perte de vue pour savoir qui avait raison, sur tel ou tel point, entre Marx et Bakounine, ou entre Marx et Lassalle, mais si une chose est sûre, c’est qu’à aucun moment on n’a vu Marx parler d’un « parti dialectique », ou d’une « science matérialiste », ou de dérives positives, non-critiques, de cette espèce (il a été jusqu’à préciser qu’il « n’était pas marxiste », quand l’étiquette commença à circuler). Pour voir advenir de telles monstruosités conceptuelles, une telle compromission de la théorie critique devant des réalités elles-mêmes pleinement inhérentes à une société non émancipée, il fallut attendre Lénine, surtout sur le tard, puis un Staline, enfin parvenu aux manettes. Depuis l’instauration de régimes bureaucratiques manifestement non communistes, le terme communiste devint un mensonge obligatoire, constant, du type : dosim repetatur (pour reprendre l’ironie freudienne de cette expression), au point de désigner ainsi l’ultra-capitalisme chinois actuel. La caricature de la pensée de Marx fut mise en circulation par ceux qui avaient définitivement enterré l’intention émancipatrice que cette pensée avait portée : par ses ennemis.

Autre exemple : malgré ses déraillements épisodiques pour opposer à la faiblesse décadente du christianisme et au despotisme de cette maladie une nouvelle force, innocente, éprise de la vie, Nietzsche ne peut à aucun moment être imaginé apporter sa caution à un régime prussien dont il méprisait la grossièreté, ni à l’Etat en général, « monstre froid parmi les monstres froids », et encore moins à un Etat nazi qui fut à l’Etat prussien ce que le dégueulis est au crachat. Pourtant, on le sait, les antisémites nazis crurent pouvoir brandir la figure héroïque du solitaire de Sils-Maria, bien qu’il détestât violemment les antisémites.

Gardons à l’esprit ce genre de « mésaventures de l’esprit », ce genre de destin historique, et revenons aux citations heideggériennes ci-dessus. Constatons d’abord que, dans ce cas, le philosophe n’a pas eu besoin d’une déviation stalinienne, ou d’une usurpation hitlérienne : il s’est chargé lui-même de la sale besogne. Si trahison il y avait, elle venait de lui. Mais dire cela, qui n’est déjà pas un détail, c’est encore rester très en-deçà de ce qui nous occupe ici.

Car il ne s’agit, avec Heidegger, d’aucune sorte de dérive ou de trahison. Nulle prostitution du concept : il faut bien éviter d’adresser au recteur éphémère de l’Université de Fribourg un tel reproche, lequel cache en son sein une excuse par trop visible.

Ses concepts sont nés avec et pour cet usage, ils décrivaient une vision du monde que l’accès au pouvoir des nazis promettait de réaliser. Lorsque Heidegger profère ces phrases, qui seraient pour le plus modeste professeur de philosophie d’un lycée de province la plus grande honte de sa discipline, il est chez lui, il foule son sol, celui dont il nous rabattait les oreilles. L’extraordinaire et ridicule boursouflure de son style révèle à quel point ses concepts ne rechignent pas à pareil usage. A quel point cet usage leur est conforme. A quel point ces manies grandiloquentes servent à tresser une couronne à la plus méprisable des politiques. Anders et Adorno l’avaient bien pressenti, sans disposer alors des preuves accablantes qui, semble-t-il, manquaient aussi à Arendt pour se désolidariser d’un amant si mal choisi. Cette lacune est désormais comblée.

Or, un concept qui se laisse utiliser de la sorte ne peut être un concept. Son usage signe son vide. Il relève de la pure et simple esbroufe, et il prouve concrètement que son auteur le conçoit et le manipule comme tel.

C’est d’autant plus une honte consommée de voir l’intelligentsia se gargariser de « penseurs » dont l’amitié et la solidarité pour le nazisme relèvent d’une telle évidence 1.]

 

 

 

 


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