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In memoriam Paul Lafargue

 

Dans un pamphlet publié en 1886 et intitulé La religion du capital, Paul Lafargue avait décrit le capital comme une sorte de matérialisation formelle de la religion chrétienne. Son livre est resté un classique, régulièrement réédité en France mais toujours trop peu connu de nos contemporains. Il est vrai que ses qualités littéraires semblent s’être retournées contre lui : si sa verve et son éloquence, encore bien supérieures à celles du célèbre Eloge de la paresse, démontraient avec facilité la pertinence de la totalité des similitudes relevées par Lafargue entre la structure du capital et celle du monothéisme chrétien, c’était au point de faire complètement oublier le caractère réellement énigmatique de telles similitudes.

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En voulant relâcher la croyance dans les catégories économiques, et donc affaiblir la soumission à l’aliénation, Lafargue avait soulevé en passant un lièvre de taille : la théologie chrétienne, que la critique sociale avait jusqu’alors assimilée à une formation idéologique et réduite, de façon hâtive, à une simple « superstructure » faite de superstitions diverses, révélait au contraire de façon concise la structure objective de la domination économique par la valeur. Ce qui avait été pris pour un ensemble de fantaisies et de déraisons imaginaires se révélait plutôt être une description fidèle de ce qui gouverne matériellement le fonctionnement du système social. Pour quelle raison ? Tout à l’ardeur et au plaisir de son pamphlet, Lafargue ne s’est même pas posé la question.

Une récente réédition en langue allemande du livre de Lafargue 1 nous a donné l’occasion de creuser un peu le sujet, sous forme d’une postface dont nous faisons suivre un bref résumé.

Les lecteurs de Lafargue, qui l’ont vu décrire le capital comme une réalisation de la divinité, dans les termes mêmes qu’on avait de façon pluriséculaire attribués à celle-ci, ont certes goûté l’esprit dont son argumentation faisait preuve, mais en même temps, une fois dégrisés de sa lecture, ils se sont généralement dit qu’un tel rapprochement paraissait artificiel, ou simplement exagéré, et tous les « matérialistes », n’ont pas manqué d’en rester là : de constater un pur et simple procédé littéraire 2. Pour découvrir au contraire à quel point Lafargue avait raison, au-delà même de ses intentions, il fallait tourner le dos à la confusion naturaliste qui a longtemps imprégné la critique sociale, assimilant l’économie à une question de choses tangibles et de pratiques utilitaires, et il fallait reconnaître en elle, au contraire, un système d’idéalisme pratique, une théologie réellement existante et agissante. Tout ceci, il est vrai, ne veut encore rien dire si l’on ne se situe pas du côté de la valeur et de sa logique, dont l’économie n’est que le déploiement permanent, intensif et extensif. Lafargue avait parfaitement compris ce face à face, cette guerre de la valeur contre le réel, malgré les proportions encore relativement embryonnaires qu’elle revêtait alors, comparée avec ce qui se déroule désormais sous nos yeux, et il n’a pas manqué de lui donner une assise tout à fait étonnante dans sa présentation « religieuse » du capital 3. En cela, Lafargue peut probablement passer pour quelqu’un qui, avec Marx, avait le mieux compris cette domination du réel par des fantômes (« c’est le monde enchanté et inversé, le monde à l’envers où monsieur le Capital et madame la Terre, à la fois caractères sociaux, mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique »4, et, en même temps, il a été plus loin que les passages où Marx se réduisait lui-même à un simple marxiste et l’idéologie à de « simples idées ».

Quelles sont les principales similitudes entre le capital et la divinité que l’on peut relever dans le texte de Lafargue ? Résumons-les comme suit.

a) Le capital détient le pouvoir suprême en tant que logique de la valeur, il est illimité car il n’est limité par aucune détermination ni déterminé par aucune limite (de substance, de qualité ou de lieu), on ne peut le définir, comme Dieu, que de façon apophatique. Il est le vide qui régit le plein, le mort qui saisit le vif, l’abstraction toute-puissante. Il est la seule puissance absolue dans l’histoire.

b) Le pouvoir du capital tient essentiellement à son omniprésence (il est partout sans se fixer nulle part), il est le créateur de son monde en tant que son origine mais cette origine est sans cesse activement reproduite : n’ont le droit d’exister que les enfants de ce dieu, dans chaque créature le créateur se maintient et se propage de façon protéiforme, l’anticipation du profit est la condition de possibilité de toute existence, sans qu’il n’y ait aucune exception à cette règle.

c) Loin d’être seulement une substance originaire comme le fait croire l’argent, le capital possède un caractère « immatériel » du fait d’être pur mouvement logique, pure structure agissante, pur esprit se déployant lui-même.

d) Le mouvement logique du capital est une guerre au vivant, une guerre de destruction du réel, où le réel intervient comme lieu et comme objet du sacrifice, où la matière concrète est sacrifiée par et pour l’abstraction de la valeur. Le caractère sacrificatoire de la production de valeur exprime la colère divine et l’anéantissement du monde, le monde est puni par ce dieu non pas parce que le monde serait infidèle à sa loi (comme le furent Sodome et Gomorrhe) mais au contraire parce qu’il lui est fidèle.

e) Le capital réalise la religion en ce qu’il se présente de façon générale comme un acharnement à rendre immanente toute transcendance tout en conservant la transcendance à l’abri du mouvement, du devenir et de la négation : le capital est cette positivité qui veut s’asservir le pouvoir du négatif pour se maintenir lui-même à l’abri. Le (faux) devenir immanent de la transcendance réside notamment dans la production d’un monde où la morale n’est plus extérieure à la vie matérielle mais totalement inhérente à elle, au point où le réel apparaît désormais comme de la morale marchande réalisée : production d’un sujet marchand a priori soumis et domestiqué (même s’il est de surcroît exposé à un contrôle policier a posteriori de tous les instants). C’est en travaillant et en consommant qu’il honore dieu, qu’il démontre sa fidélité à la valeur et que la domination réelle succède partout à la domination formelle.

f) Selon l’expression de Hegel, le capital est le seul dieu vrai parce que le seul dieu agissant (réel, wirklich), celui dont les autres ne furent que de pâles anticipations, celui qui domine le monde non comme un maître extérieur qui surveille (même s’il le fait aussi) mais comme un maître apriorique qui engendre. Il est vrai dans la mesure où lui seul perdure, et il perdure du fait même d’user tout le reste. Le reste ne possède pas le statut de réel, le monde devient irréel quand le capital est réel. Irréel signifie alors : négligeable, et condamné.

g) Le capital n’est pas le contraire de la religion, le monde profane n’est pas le contraire du monde sacré, l’intérêt n’est pas le contraire du principe moral : y voir des contraires n’était que mensonge intéressé, illusion propagée par le mouvement des Lumières au service de la société bourgeoise. La pratique économique est la recherche du contact avec le sacré (avec la valeur), il n’y a pas opposition mais au contraire identité profonde entre religion et économie.

Voici donc en quoi le capital semble accomplir le programme établi par la religion, et en quoi la seconde paraît avoir anticipé sur le premier. Mais si une telle anticipation existe en apparence, c’est en réalité parce que la religion, loin de contempler dans une boule de cristal un système de production encore à venir, se parlait de ses propres origines, qui sont celles d’une sphère éminemment pratique, d’une économie du sacrifice, de la thésaurisation symbolique, de pratiques régies par des formes primitives de la valeur (passé dont elle transporte en elle bien des réminiscences). Donc : expliquer comment la religion, bien avant la constitution du capitalisme comme mode de production, avait pu en anticiper la forme (et d’une façon aussi complète et précise) alors que l’objet de la description (le système capitaliste) faisait encore défaut, voilà qui impose de rechercher dans le passé de la religion elle-même ce qui évoquait le système économique à venir : en quoi la religion avait été elle-même à la source de ce qui paraît au regard moderne être autre chose qu’elle, une parfaite altérité, voire même son contraire (l’activité intéressée du monde pratique). Pour le comprendre, un long détour s’impose, en remontant aussi loin dans le temps qu’il est nécessaire pour dégager l’origine religieuse des notions et des pratiques matérielles qui constituèrent l’économie. C’est la tâche que s’assigne un second volume, à paraître fin 2010 chez le même éditeur sous le titre Opfern ohne Ende (Sacrifier sans fin), remontant à diverses sources ethnographiques afin d’y retracer la similitude formelle entre formes religieuses et économiques (et, accessoirement, pour montrer en quoi un certain nombre d’auteurs modernes, faisant l’économie d’une telle recherche, n’ont pu donner de cette similitude qu’une approche superficielle et abstraite). En comprenant au contraire l’activité religieuse originaire comme pratique unitaire, à la fois matérielle et symbolique, on approche d’une forme d’aliénation qui fut la matrice de toutes les autres, et dont la cohérence inaugurale n’existe plus que fragmentée, comme le cadavre de Dieu, qui n’a pas disparu, mais s’est partout répandu, entraînant la réalité dans son propre pourrissement. De ce second tome également, nous donnerons un résumé après parution.



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