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Intégration sociale et désintégration mentale

Intégration sociale et désintégration mentale (Phénoménologie de l’informatique domestique)
L’informatique propagée à l’échelon domestique, c’est le modèle de l’amplification artificielle des besoins ; ou encore la négation, techniquement entérinée, d’une élaboration et d’une maturation personnelle du besoin. A rebours d’une telle maturation surgit, comme dans un miroir grossissant, une masse de besoins pré-satisfaits et prédigérés, quantitativement illimités et, nonobstant l’idéologie de l’interactivité, s’offrant à la consommation passive, à l’absorption mécanique. Certes, en démocratie marchande, rien n’oblige juridiquement à consommer tout cela, ni à s’y conformer. Mais ce qui est vrai juridiquement ne l’est ni socialement, ni économiquement.
Au plan technique, cette hypertrophie des possibles, aujourd’hui intégrée dans l’ordinateur domestique, dans le soit-disant “outil informatique”. En réalité le summum de la logique machinique avec tout ce qu’elle comporte d’intrinsèquement autoritaire — est probablement l’une des origines de tous les dysfonctionnements qui caractérisent son fonctionnement normal, sous forme de pannes, d’erreurs ou d’effets imprévus. Dysfonctionnements sans commune mesure avec ce qui existe par ailleurs dans le monde des appareils domestiques dont pourtant le devenir-camelote n’a cessé de se parfaire depuis le jour même de leur invention. Pour le dire de façon sereine et philosophique, le principe de la maintenance est donc consubstantiel à la substance informatique.
Ce que disant, je n’ignore pas que l’une des passions, et non des moindres, suscitées par ces super-machines réside dans le goût abstrait pour leur domestication, dans l’ambition individuelle de leur appropriation totale, dans une sorte de rivalité narcissique dénaturée. Entreprise aussi indéterminée qu’infinie. Promenade labyrinthique et constructions de situations techniques dans lesquelles vont se découvrir et s’inventer — c’est-à-dire être fabriqués — de nouveaux besoins et désirs. Le contraire même d’un développement organique de la sensibilité. L’addiction parfaite. On frémit à l’idée d’une humanité dont une part croissante de la sensibilité, de la subjectivation esthétique, se trouve d’ores et déjà redevable de cet univers. Car face à l’hyper-rationalisme de la machine, c’est en réalité à une néo-magie, sinon à la simple débilité mentale, que se trouve renvoyé l’individu. Ce sont tantôt des ordres, tantôt des rituels ou formules hermétiques qui sont émis ou intimés en direction de l’usager — qu’en souvenir de Günther Anders il serait plus juste d’appeler l’usagé. Bien évidemment, ces formules, rituels et commandements de toute nature ne sont pas de l’informatique à l’état pur — laquelle n’est que de la logique binaire –, ils n’en sont qu’une traduction, qu’une mise en expression — sans doute parmi bien d’autres possibles –, conçues donc par des individus, par des subjectivités dont on peut du même coup mesurer le délabrement de la sensibilité et l’étendue de la passion pour l’aliénation. Car la logique et les modes d’expression propagés par les programmes informatiques à usage domestique apparaissent, pour qui n’a pas encore perdu tout instinct de liberté, comme une véritable pédagogie de la soumission.
Pour commencer, il s’agit de se familiariser avec un univers de questions absurdes, à un degré tel que leur incongruité finit par ne plus apparaître. Une nouvelle version de votre logiciel est disponible. Voulez-vous la télécharger? Pour quoi faire? Aucune importance. Il faut obéir au Progrès, c’est-à-dire au permanent bouleversement technologique. Dans l’univers du cybernanthrope, la question du sens est forclose — ainsi que l’avait, dès 1967, bien anticipé Henri Lefebvre, hommage lui soit sur ce point rendu. On ne saura donc jamais rien des avantages ou inconvénients de ce nouveau programme, dont toute la vertu se résume dans le seul fait d’être plus récent que le précédent. Par ailleurs, cette question à première vue innocente est en réalité pleine de subtilités technologiques et de roublardises économiques. En réalité, il faut obtempérer. Car, à force de refus répétés, en s’obstinant à ne pas suivre le Progrès, on court le risque de se retrouver, le jour où l’on se défait d’un (trop) vieil ordinateur, gros jean comme devant, c’est-à-dire avec des documents (“des fichiers”) que le nouveau a désappris à lire — le pauvre, on lui a sûrement infligé, à lui aussi, la méthode globale! Pour le bonheur de l’économie, il existe des entreprises spécialisées dans la résolution de ce genre de problèmes — problèmes créés de toutes pièces, soit dit en passant — et qui se feront un plaisir de vous facturer leurs services à hauteur de leurs mérites… Donc, un logiciel, conforme à vos éventuels besoins, devenu avec le temps familier et commode à utiliser est, très vite, décrété dépassé par la raison économique, celle qui règle le rythme et le tempo de la rotation du capital.
Cette dictature du nouveau n’est en vérité qu’un des masques de la tyrannie marchande, parvenue à imposer dans le domaine informatique des normes d’obsolescence qui défient l’imagination et qu’elles rêvent évidemment d’étendre à l’ensemble de la production industrielle. Rien qu’en provenance des USA, ce sont chaque année 50 millions d’ordinateurs qui atterrissent dans les déchetteries africaines! Dans le petit milieu des techniciens en informatique, c’est une attitude très distinguée que de se gausser d’une unité centrale ou d’un logiciel déjà vieux d’un an ! A propos d’un logiciel subitement déréglé, son fabricant, appelé à la rescousse, n’eut qu’à rétorquer que ce produit n’était plus supporté (sic!) depuis déjà longtemps, qu’il n’existait plus sur le marché et qu’il n’était donc pas question, pour lui, d’apporter le moindre début de solution au problème. Bref ce qui n’est plus sur le marché est totalement irréel, voilà un des nouveaux principes ontologiques sur lequel l’humanité nouvelle est priée, ou plutôt sommée de se régler. Avec l’ordinateur domestique, la valeur marchande a trouvé un promoteur qui dépasse en perfection ce que l’automobile, pour prendre une des marchandises fétiches du capitalisme de consommation, était déjà parvenue à instituer dans le genre engrenage de la dépense et soumission au fabricant. On sait par exemple comment les moteurs dernier cri sont conçus pour rendre difficile et hasardeuse l’intervention d’un vulgaire quidam, laquelle intervention ferait d’ailleurs sauter l’éventuelle garantie du constructeur. Mais, pour l’heure, on n’a pas encore vu un garagiste décréter un véhicule irréparable sous prétexte qu’il n’est plus à la vente ; à ce rythme du progrès de l’insolence marchande, on va finir par vénérer ces constructeurs automobiles qui ont encore des pièces détachées pour des voitures vieilles de vingt cinq ans !
Remarquons au passage, dans une ambiance digne du château de Kafka ou d’une nouvelle de Beckett, la banalisation d’informations délivrées dans un patois absurde. Ainsi : les erreurs suivantes se sont produites à l’ouverture de ce document : alerte à l’importation, police manquante — suivies, contre toute attente, de l’injonction : continuez!
A vrai dire, tout ceci n’est jamais que vitupérations énoncées d’un point de vue qui, d’avoir eu pour lui quelque évidence il y a encore une ou deux décennies, est aujourd’hui relayé par une toute autre perspective. Car la conception instrumentale de l’informatique, en tant que moyen avantageux pour la transmission des informations et des idées — quoi que l’on pense par ailleurs de la dépendance ainsi créée à l’égard de fabricants tout puissants –, une telle conception somme toute traditionnelle est aujourd’hui en recul. Elle est relayée par l’univers télécommunicationnel, qui n’est plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Un monde nouveau qui, d’être épuré, ou plutôt amoindri au plan sensoriel, n’est pas pour autant débarrassé des avanies du monde d’avant! La téléphonie mobile y occupe également une place de choix. La solitude réelle, associée à une non moins réelle incapacité à la supporter, constitue un mélange typique de l’individualisme contemporain et psychologiquement explosif. Le téléphone mobile se présente comme un remède à la chose et comme bon nombre de remèdes conçus par la rentabilité, il entérine le mal, sinon l’aggrave.
Des mines hagardes et des regards hébétés, des yeux rivés sur des claviers de téléphone portatifs, des bouches qui parlent, ou plutôt vocifèrent toutes seules dans les rues, des oreilles reliées par des fils à un système de perfusion sonore qui semble devenu vital, voilà le spectacle qu’offre aujourd’hui la plupart des grandes villes. C’est sûrement, pour le dire comme le parti des Verts, une révolution en matière de communication. Les mêmes s’inquiètent pourtant des menaces pour la santé des utilisateurs et des personnes dont l’habitat jouxte les antennes relais de la téléphonie mobile. A quoi d’autres répondent que, de toute façon, l’exposition des personnes est considérablement moindre au voisinage des stations de base que lors d’une conversation avec un mobile collé à l’oreille, et par ailleurs, qui veut le plus veut aussi le moins : il y a en France 22 millions de propriétaires de téléphone portable qui se révèlent soucieux et exigeants en terme de couverture du réseau, autrement dit partisans de fait de la multiplication des antennes et du brouillard électromagnétique qu’elles génèrent. (Extraits d’une réunion du conseil municipal de la ville de Strasbourg en avril 2003).
La nouvelle vie télécommunicative est donc assistée par la téléphonie mobile et permanente et par l’ordinateur, lui-même en cours d’intégration au téléphone. Ce n’est donc rien moins que le principe de la concurrence qui s’est introduit au sein du concept de monde. Ou plutôt, le nouveau monde télécommunicationnel est en passe de devenir l’essentiel, le monde ancien, celui accessible à un système sensoriel non équipé, relégué au rang du dérisoire — déchet abandonné à ceux qui, en dépit de sacrifices et privations, ne peuvent pécuniairement s’élever jusqu’au monde essentiel ; ou, pour quelques-uns, n’en éprouvent pas l’envie. Ses promoteurs en ont conçu l’expression de fracture numérique, laquelle traduit bien la division entre le primordial et l’inférieur. Le monde phénoménal, non-télécommunicationnel, est en effet bien vulgaire, puisqu’en principe accessible à tout un chacun sans autres médiations que les formes de la sensibilité et les catégories de l’intellect, soit de tout ce qui façonne, ou aura jusqu’à présent façonné un monde humain. Autrement dit, tout ce qui, dans certains courants de la philosophie occidentale a été subsumé sous le concept de transcendantal, dont les déterminations, pour multiples et divergentes qu’elles aient pu être, ont toutes en commun de mettre en avant ce qui fait que pour l’homme il existe un monde en tant que monde humain. La question de savoir si tous ces anciens moules de l’expérience du monde sont innés ou acquis, inhérents à une supposée nature humaine ou produits par l’histoire n‘a pas ici à être tranchée. Car, de toute manière, naturels ou historiques, transcendantaux ou empiriques, peu importe : ces conditions de l’expérience du monde excèdent toujours la sphère du seul individu, lequel ne s’y rapporte que comme à une sorte de bien commun. Et, par ailleurs, même si l’inégalité sociale peut ici avoir quelque mot à dire et moduler leur accomplissement en chaque individu, le transcendantal — les moules de l’expérience, les conditions de possibilité du monde — était resté jusqu’à ce jour affligé d’une tare incommensurable : la gratuité.
Le fait de pouvoir s’échanger des courriers par la voie électronique, d’avoir accès à tel ou tel document sur l’Internet ou d’y effectuer telle ou telle opération jugée fastidieuse dans le monde réel n’a en soi rien d’exorbitant. On peut simplement s’inquiéter des conditions psychotechniques dans lesquelles tout cela s’effectue. Mais s’il n’y avait que cela, il serait exagéré de parler d’un nouveau monde télécommunicationnel et d’un néo-type humain — celui que Henri Lefebvre désignait sous le nom de cybernanthrope. Reste que mettre l’accent, comme on le fait parfois, sur les avantages et les conforts de la vie électroniquement équipée masque passablement l’effarante mutation déjà amorcée et qui fait que pour un nombre croissant de gens, le monde essentiel est désormais celui du cyberespace. A ce point, il ne s’agit plus d’outils, d’avantages pratiques, de médium ou de médiations : le médium est devenu la réalité. Un million sept cents mille d’internautes jouent, achètent, s’informent et se rencontrent dans Second Life. D’autres univers se préparent. (Le Monde, 3 et 4 décembre 2006). On n’est déjà plus dans l’univers du jeu — aussi débilitants, inquiétants et déréalisants que soient bon nombre — mais dans celui d’une réalité dissociée, avec un deuxième monde et une seconde vie, dans laquelle il faut imaginer pouvoir trouver tout ce que l’autre vie et le bas-monde n’ont pas procuré. Toujours est-il qu’évalué selon le critère de l’utopie, le nouveau monde apparaît d’une indigence sidérante et comme un clone monstrueusement simplifié de l’ancien. Certains se contentent de regarder ce qui se passe, d’autres achètent un espace, y construisent leur maison ou leurs boutiques pour vendre des objets de leur création. D’autres cherchent l’âme sœur ou l’aventure virtuelle d’un soir(??). Une véritable mini-société qui dispose même d’une monnaie : le linden dollar(357 pour 1 euro). En octobre, plus de 230000 euros ont été dépensés par jour à l’intérieur de Second Life…. Le profil des utilisateurs, en moyenne des trentenaires, est de plus en plus large, avec notamment l’arrivée de projets d’entreprises… L’expérience est en tout cas potentiellement assez lucrative pour que de grandes sociétés veuillent ne pas rater le coche. Nissan, Coca-cola, Toyota, Reebock, les chaînes NBC, MTV y organisent des”évènements”. Reuters y a ouvert un bureau de presse. Dell y propose de construire à la carte son ordinateur. L’objet, bel et bien réel, est ensuite envoyé à domicile. (On notera donc, qu’en ce qui concerne le monde des affaires, le lien avec le”réel” n’est pas entièrement rompu!) IBM va déjà plus loin. Son PDG a annoncé vouloir investir 10 millions de dollars dans ce secteur. L’entreprise a acheté dans Second Life une demi-douzaine d’îles privées accessibles uniquement par code d’accès (!!). La multinationale veut notamment évaluer les possibles applications de cet outil (!!) dans des domaines aussi divers que la formation à distance, la médecine, le marketing, la finance. “Nous n’en sommes qu’aux prémices de tout ce qui peut se développer dans ces mondes” estime Catherine Smith, directrice du marketing de Linden Lab (le concepteur du projet).
On me pardonnera, je l’espère, la longueur de cette citation cauchemardesque. A propos de la pseudo-nouvelle vie dans le cybermonde, un auteur japonais — Osamu Yoshino — a parlé d’expropriation transcendantale et de chemin vers l’autisme. On ne saurait mieux dire. Ajoutons que l’expropriation prend ici la forme d’une dépossession radicale de l’imaginaire, avec la constitution d’une utopie radicalement négative, qui se donne comme une hypostase de ce que le monde”réel”recèle de pire. Quant à la vie — au sens transcendantal dont en parle un philosophe comme Michel Henry–, elle est évacuée au profit de monstrueux artifices. Car la seule jouissance qui apparaît licite dans le nouveau monde de l’utopie négative — en regard duquel tous les arrières- mondes des religions élaborées jusqu’ici au cours de l’histoire de l’humanité apparaissent comme un stade très sommaire et très insuffisant d’aliénation mentale –, la seule jouissance désormais permise est d’ordre purement narcissique : l’effort pseudo-hédonique et réellement désespéré pour se doter de nouvelles identités — autres apparences et personnalités. On peut observer le même phénomène à l’œuvre dans une autre contrée du cybermonde appelée My Space, lequel procure un parfait environnement aux adolescents pour jouir d’une communication qu’ils ne trouvent pas dans leur foyer.. (Le septuagénaire australien Robert Murdoch est aujourd’hui à la tête du plus grand site Internet au monde, avec plus de 100 millions d’inscrits, tous jeunes. Et l’accord qu’il vient de signer avec l’autre géant du secteur, Google, qui lui rapportera 900 millions de dollars sur quatre ans, montre qu’il avait vu juste. La France adolescente est mûre pour le concept de My Space, qui compte déjà quelques avatars francophones et autres dans le pipeline. On aura reconnu le style de Libération, en l’occurrence dans son édition des 19 et 20 août 2006. A cette occasion, on voit aussi apparaître une nouvelle race de psychologue, puisqu’il en est maintenant qui préconisent les effets profitables de la dissociation psychoïde et du retrait de la réalité : Ils utilisent My Space comme un moyen de tester différentes identités qu’ils auraient à assumer en face à face à l’école ou ailleurs. My Space fournit une opportunité en or de mener cette exploration sans les conséquences du monde réel, selon l’avis éclairé d’un certain Larry D. Rosen, professeur de psychologie en Californie (c’est moi qui souligne).
Il serait injuste de ne pas rappeler que la manière tantôt placide, tantôt frivole dont les journaux racontent la transformation de la planète en gigantesque hôpital de jour a été préparée, depuis belle lurette, dans le domaine des idées. Dès les années 1970, les philosophes moléculaires Gilles Deleuze et Félix Guattari — dont, au-delà de leur packaging subversif, la complicité d’idées avec le nouvel esprit du capitalisme n’est plus à démontrer — avaient vu le vent venir et concluaient que le plan d’immanence doit se substituer au champ transcendantal issu des philosophies de Kant et de Husserl — vieux concept de l’humanité devenu obsolète. Le chaos chaotise et défait dans l’infini toute consistance, s’écriaient-ils encore en 1991 (Qu’est-ce que la philosophie p.45, Editions de Minuit) et de vanter les mérites du glissement d’une organisation à une autre et de la formation d’une désorganisation, progressive et créatrice.
De toutes les inventions cyber, celle qui décroche la palme dans le domaine du progrès vers l’autisme de masse aura conduit, en cette fin d’année 2006, plusieurs internautes de la capitale française à en venir aux mains pour s’arracher un des dizaines de milliers d’exemplaires de gondoles mises sur le marché. La Wii est une console de jeu d’un genre nouveau, sensoriel, fondé sur la reconnaissance des mouvements. Tout est dans sa manette, une télécommande sans fil capable de reproduire les gestes du bras et/ou de la main, cela en interaction avec l’écran où est diffusée l’image dont elle a le contrôle. En clair : la Wii permet de jouer dans son salon au tennis, au golf, au bowling, à la boxe, à l’escrime.. en mimant les gestes adéquats. Et même à la pêche à la ligne. Une vibration avertissant du moment où il convient de ferrer, confortablement calé dans son canapé, l’improbable poisson. (On imagine l’ambiance qui doit ainsi régner dans certains intérieurs!). Avec la Wii, l’individu gagne en apparente liberté. De mouvement, s’entend. Il se coupe du monde, du toucher et de la chaleur de ses congénères… Ainsi le joueur de Wii, faisant ses gammes au royaume du virtuel, peut manifestement être tout à ses sensations (Le Monde du 6 décembre 2006). Parmi les innombrables simplifications et rapetissements qu’institue l’entrée dans le monde du virtuel, la réduction de toutes formes de sentir à la seule sensation — elle-même simplifiée, au demeurant – – en est une des plus remarquables. Tout ce qui, dans la sensibilité, s’inscrit dans l’ordre de la durée, de la maturation, donc de l’élaboration, de l’histoire individuelle, tout ce qui ne trouve pas sa satisfaction ou son obturation dans le champ du consommable est littéralement forclos. Dans les paradis virtuels, la constitution marchande de l’existant est portée à son comble, ayant balayé tout ce qui dans l’ici-bas la ralentit, la tempère, la freine ou lui fait encore obstacle. L’illusion subjectiviste, l’impression que ressent l’individu monadique de constituer son monde y atteint le niveau de l’hallucination. La tabula rasa du cybermonde est l’utopie en cours de réalisation d’un capitalisme devenu littéralement dément et qui expérimente là ce qui n’est rien moins que la solution finale : l’éradication de l’humanitas de l’homme, comme humanité potentielle qui n’a jamais été aussi éloignée de sa réalisation.
J’emploie ici le mot latin humanitas car le terme français d’humanité se confond facilement avec toutes sortes d’humanitarismes qui ne sont pas ici de mon propos. Un de mes amis, par ailleurs lecteur attentif de mes écrits, m’a fait part de son étonnement de voir surgir cette notion d’humanitas. Lui répondre m’amène à ajouter cette brève digression philosophique.
L’émergence du concept de sujet dans la pensée occidentale s’est accomplie à l’âge classique. Elle fut comme un écho philosophique dans la gestation de l’individu bourgeois, lequel individu offre par ailleurs une double dimension : d’un côté, l’affirmation au moins idéelle sinon effective d’une autonomie individuelle ; d’un autre côté, et bien réels quant à eux, les principes de séparation et de concurrence posés comme fondements — ou absence de fondements — de la vie en société. C’est dans ce contexte théorique et social que, par exemple, la question du pourquoi et du comment de l’existence d’autrui a pu faire irruption et devenir assez rapidement un problème philosophique classique, lequel eut sans doute bien dérouté un penseur de l’Antiquité, pour qui l’existence de l’autre n’était encore ni une question, ni même un sujet d’étonnement, mais tout simplement une évidence. Au plan proprement théorique, le germe de la bulle narcissique, si patente dans la constitution subjective contemporaine, ne date donc pas d’aujourd’hui mais renvoie aux origines mêmes de la conception et de la transformation bourgeoise de l’homme et du monde.
Au demeurant, chacun de ces deux aspects de la subjectivité moderne est l’un à l’égard de l’autre dans une relation potentiellement conflictuelle. Leur destin politique en est d’ailleurs une illustration. Si le principe de l’autonomie individuelle a pu s’émanciper de ses origines bourgeoises et, par exemple, inspirer les idées libertaires au sein d’un mouvement socialiste1 parfois tenté par le précepte autoritaire et la négation communautaire des singularités, séparation et concurrence restent en revanche totalement immanents au monde bourgeois. Ils ont suscité deux genres d’idée régulatrice : l’une endogène — c’est la main invisible des libéraux –, l’autre exogène — l’Etat comme dépassement de la guerre de tous contre tous.
Pour en rester au seul plan théorique, le concept de sujet connut lui aussi deux destins qu’il importe de distinguer. Dès l’époque des Lumières, l’empirisme anglo-saxon le livra, clés en mains si l’on peut dire, aux forces du marché, en dissolvant totalement dans la solution empirique la question de la subjectivité. Sur le continent et notamment en Allemagne, région d’Europe alors moins engagée dans la transformation capitaliste de la vie, le concept de sujet transcendantal qui lui fut opposé, apparaît rétrospectivement, et sous certains aspects, comme une sorte de résistance idéelle à ladite transformation. Avec le sujet kantien de l’idéalisme transcendantal, si la pratique scientifique moderne se voit fondée philosophiquement, elle ne l’est cependant pas sous l’angle de l’utilitarisme marchand. Quant aux maximes morales de la raison pratique — cette morale qui, d’avoir les mains pures, n’a précisément pas de mains, comme on a pu le lui reprocher –, si elles ne constituent pas un rejet actif du monde économique naissant, elles lui sont quant même réticentes, de par la manière dont elles oblitèrent tout rapport à autrui de nature utilitaire ou pragmatique.
1 Le mot s’entend ici au sens qu’il avait au 19e siècle, lorsque, au-delà des divergences entre ses différents courants et sensibilités, il avait valeur d’opposition irréductible au capitalisme conquérant.
Si l’on retient du transcendantal le principe de la condition subjective de possibilité d’un monde, on a pu dire, non sans quelque raison d’ailleurs, que le monde de la modernité bourgeoise y trouve là sa sublimation sinon sa justification philosophique. Ce n’est néanmoins qu’un aspect du sens que l’on peut donner au moment philosophique kantien. Cette notion de transcendantal, écartée par l’historicisme hégélien, a connu — au début du 20e siècle — une résurgence avec la pensée phénoménologique de Husserl, accompagnée d’un glissement de sens qui met cette fois l’accent, non seulement sur la constitution subjective du monde, mais aussi sur ce qui en découle quant au mode d’apparition, pour la conscience, des objets et du monde. Avec la phénoménologie husserlienne, se dessine aussi une certaine forme de résistance idéelle au cours du monde, lequel n’est cependant appréhendé que sous l’angle de l’impérialisme scientifique, alors que la domination du capitalisme et de l’abstraction économique ne se trouve pas prise en compte. C’est néanmoins sur cette toile de fond théorique du sujet husserlien et du mode d’apparition des objets dans le vécu de la conscience — la vie phénoménologique en tant qu’elle n’est pas réductible à l’univers quantitatif que la science érige en seule réalité – qu’un auteur comme Günther Anders a pu, dans son livre L’obsolescence de l’homme, développer une critique du monde moderne dont la radicalité demeure encore aujourd’hui remarquable, même si là encore la critique de l’abstraction économique n’est que sous-jacente. Mais son analyse phénoménologique du devenir-abstrait du monde et des transformations profondes dans le mode d’apparition des objets pour la conscience contemporaine est quasiment sans équivalent. Anders non plus n’était pas empressé d’évacuer la question de l’humanitas, estimant sans doute que le cours des choses ne s’en chargeait que trop bien.
Considérant ce qui précède — le transcendantal dans sa double détermination de condition de possibilité subjective du monde et de mode d’apparition des objets à la conscience –, le Nouveau Monde — ce virtuel dans lequel on est fermement convié à se réfugier — est aussi celui d’un néo- transcendantal, devenu à la fois d’ordre technique et marchand : le monde des logiciels. Le calcul binaire qui sous-tend cet univers induit en effet une logique nouvelle qui est à la réalité informatique et au monde virtuel comme du transcendantal – c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de monde virtuel et de procédés informatiques. Si, autant que faire se peut, l’on en reste à l’informatique à usage restreint — en tant qu’outil d’information et de transmission –, le degré d’expropriation transcendantale est faible. Il se ramène simplement au caractère dans un premier temps déroutant de l’univers logiciel, le temps que l’on s’y fasse. Mais, comme on a pu le voir, l’univers télécommunicationnel n’est déjà plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Et pour un habitant du nouveau monde, dont l’esprit viendrait à se confondre avec le néo-transcendantal, c’est le monde réel et son irréductibilité à la logique binaire qui court le risque de devenir déroutant. On peut se demander si certains individus ne sont pas d’ores et déjà dans cette situation.
Par ailleurs, la manière dont le néo-réel se donne à la perception n’est pas strictement homogène à la manière dont le réel, bien que déjà très mécanisé, nous apparaît. Le néo-réel est profondément déqualifié, au sens d’appauvri en qualités sensibles, lesquelles sont remplacées quantitativement par une abondance d’ersatz, de situations, de déplacements rapides, d’effets spéciaux etc., sur le même mode qu’un arôme de synthèse cherche à masquer la simplification de ses composants par l’intensification de quelques-uns. Tout se passe donc comme si du transcendantal s’était détaché de nous pour se fixer dans des logiciels d’accès, lesquels ne sont jamais que des traductions en langage « humain » de codifications mathématiques de type binaire. Or la logique binaire, avec son rythme oui-non (0-1), n’est ni la logique formelle, ni, encore moins, une logique dialectique. Et, enfin, les logiciels d’accès s’éloignent de la simple forme de l’outil — aussi contestable qu’elle puisse souvent être — pour devenir mode d’accès à une néo-réalité — laquelle n’est par ailleurs qu’une caricature appauvrie et aggravée du monde réel.
Le capitalisme est donc parvenu à vendre du transcendantal. C’est là un exploit qu’il faut saluer tant il en dit long sur la déroute de ceux qui pouvaient, ou peuvent encore concevoir la vie autrement.

par Michel Le Gris

 

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L’informatique propagée à l’échelon domestique, c’est le modèle de l’amplification artificielle des besoins ; ou encore la négation, techniquement entérinée, d’une élaboration et d’une maturation personnelle du besoin. A rebours d’une telle maturation surgit, comme dans un miroir grossissant, une masse de besoins pré-satisfaits et prédigérés, quantitativement illimités et, nonobstant l’idéologie de l’interactivité, s’offrant à la consommation passive, à l’absorption mécanique. Certes, en démocratie marchande, rien n’oblige juridiquement à consommer tout cela, ni à s’y conformer. Mais ce qui est vrai juridiquement ne l’est ni socialement, ni économiquement.

Au plan technique, cette hypertrophie des possibles, aujourd’hui intégrée dans l’ordinateur domestique, dans le soit-disant “outil informatique”. En réalité le summum de la logique machinique avec tout ce qu’elle comporte d’intrinsèquement autoritaire — est probablement l’une des origines de tous les dysfonctionnements qui caractérisent son fonctionnement normal, sous forme de pannes, d’erreurs ou d’effets imprévus. Dysfonctionnements sans commune mesure avec ce qui existe par ailleurs dans le monde des appareils domestiques dont pourtant le devenir-camelote n’a cessé de se parfaire depuis le jour même de leur invention. Pour le dire de façon sereine et philosophique, le principe de la maintenance est donc consubstantiel à la substance informatique.

Ce que disant, je n’ignore pas que l’une des passions, et non des moindres, suscitées par ces super-machines réside dans le goût abstrait pour leur domestication, dans l’ambition individuelle de leur appropriation totale, dans une sorte de rivalité narcissique dénaturée. Entreprise aussi indéterminée qu’infinie. Promenade labyrinthique et constructions de situations techniques dans lesquelles vont se découvrir et s’inventer — c’est-à-dire être fabriqués — de nouveaux besoins et désirs. Le contraire même d’un développement organique de la sensibilité. L’addiction parfaite. On frémit à l’idée d’une humanité dont une part croissante de la sensibilité, de la subjectivation esthétique, se trouve d’ores et déjà redevable de cet univers. Car face à l’hyper-rationalisme de la machine, c’est en réalité à une néo-magie, sinon à la simple débilité mentale, que se trouve renvoyé l’individu. Ce sont tantôt des ordres, tantôt des rituels ou formules hermétiques qui sont émis ou intimés en direction de l’usager — qu’en souvenir de Günther Anders il serait plus juste d’appeler l’usagé. Bien évidemment, ces formules, rituels et commandements de toute nature ne sont pas de l’informatique à l’état pur — laquelle n’est que de la logique binaire –, ils n’en sont qu’une traduction, qu’une mise en expression — sans doute parmi bien d’autres possibles –, conçues donc par des individus, par des subjectivités dont on peut du même coup mesurer le délabrement de la sensibilité et l’étendue de la passion pour l’aliénation. Car la logique et les modes d’expression propagés par les programmes informatiques à usage domestique apparaissent, pour qui n’a pas encore perdu tout instinct de liberté, comme une véritable pédagogie de la soumission.

Pour commencer, il s’agit de se familiariser avec un univers de questions absurdes, à un degré tel que leur incongruité finit par ne plus apparaître. Une nouvelle version de votre logiciel est disponible. Voulez-vous la télécharger? Pour quoi faire? Aucune importance. Il faut obéir au Progrès, c’est-à-dire au permanent bouleversement technologique. Dans l’univers du cybernanthrope, la question du sens est forclose — ainsi que l’avait, dès 1967, bien anticipé Henri Lefebvre, hommage lui soit sur ce point rendu. On ne saura donc jamais rien des avantages ou inconvénients de ce nouveau programme, dont toute la vertu se résume dans le seul fait d’être plus récent que le précédent. Par ailleurs, cette question à première vue innocente est en réalité pleine de subtilités technologiques et de roublardises économiques. En réalité, il faut obtempérer. Car, à force de refus répétés, en s’obstinant à ne pas suivre le Progrès, on court le risque de se retrouver, le jour où l’on se défait d’un (trop) vieil ordinateur, gros jean comme devant, c’est-à-dire avec des documents (“des fichiers”) que le nouveau a désappris à lire — le pauvre, on lui a sûrement infligé, à lui aussi, la méthode globale! Pour le bonheur de l’économie, il existe des entreprises spécialisées dans la résolution de ce genre de problèmes — problèmes créés de toutes pièces, soit dit en passant — et qui se feront un plaisir de vous facturer leurs services à hauteur de leurs mérites… Donc, un logiciel, conforme à vos éventuels besoins, devenu avec le temps familier et commode à utiliser est, très vite, décrété dépassé par la raison économique, celle qui règle le rythme et le tempo de la rotation du capital.

Cette dictature du nouveau n’est en vérité qu’un des masques de la tyrannie marchande, parvenue à imposer dans le domaine informatique des normes d’obsolescence qui défient l’imagination et qu’elles rêvent évidemment d’étendre à l’ensemble de la production industrielle. Rien qu’en provenance des USA, ce sont chaque année 50 millions d’ordinateurs qui atterrissent dans les déchetteries africaines! Dans le petit milieu des techniciens en informatique, c’est une attitude très distinguée que de se gausser d’une unité centrale ou d’un logiciel déjà vieux d’un an ! A propos d’un logiciel subitement déréglé, son fabricant, appelé à la rescousse, n’eut qu’à rétorquer que ce produit n’était plus supporté (sic!) depuis déjà longtemps, qu’il n’existait plus sur le marché et qu’il n’était donc pas question, pour lui, d’apporter le moindre début de solution au problème. Bref ce qui n’est plus sur le marché est totalement irréel, voilà un des nouveaux principes ontologiques sur lequel l’humanité nouvelle est priée, ou plutôt sommée de se régler. Avec l’ordinateur domestique, la valeur marchande a trouvé un promoteur qui dépasse en perfection ce que l’automobile, pour prendre une des marchandises fétiches du capitalisme de consommation, était déjà parvenue à instituer dans le genre engrenage de la dépense et soumission au fabricant. On sait par exemple comment les moteurs dernier cri sont conçus pour rendre difficile et hasardeuse l’intervention d’un vulgaire quidam, laquelle intervention ferait d’ailleurs sauter l’éventuelle garantie du constructeur. Mais, pour l’heure, on n’a pas encore vu un garagiste décréter un véhicule irréparable sous prétexte qu’il n’est plus à la vente ; à ce rythme du progrès de l’insolence marchande, on va finir par vénérer ces constructeurs automobiles qui ont encore des pièces détachées pour des voitures vieilles de vingt cinq ans !

Remarquons au passage, dans une ambiance digne du château de Kafka ou d’une nouvelle de Beckett, la banalisation d’informations délivrées dans un patois absurde. Ainsi : les erreurs suivantes se sont produites à l’ouverture de ce document : alerte à l’importation, police manquante — suivies, contre toute attente, de l’injonction : continuez!

A vrai dire, tout ceci n’est jamais que vitupérations énoncées d’un point de vue qui, d’avoir eu pour lui quelque évidence il y a encore une ou deux décennies, est aujourd’hui relayé par une toute autre perspective. Car la conception instrumentale de l’informatique, en tant que moyen avantageux pour la transmission des informations et des idées — quoi que l’on pense par ailleurs de la dépendance ainsi créée à l’égard de fabricants tout puissants –, une telle conception somme toute traditionnelle est aujourd’hui en recul. Elle est relayée par l’univers télécommunicationnel, qui n’est plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Un monde nouveau qui, d’être épuré, ou plutôt amoindri au plan sensoriel, n’est pas pour autant débarrassé des avanies du monde d’avant! La téléphonie mobile y occupe également une place de choix. La solitude réelle, associée à une non moins réelle incapacité à la supporter, constitue un mélange typique de l’individualisme contemporain et psychologiquement explosif. Le téléphone mobile se présente comme un remède à la chose et comme bon nombre de remèdes conçus par la rentabilité, il entérine le mal, sinon l’aggrave.

Des mines hagardes et des regards hébétés, des yeux rivés sur des claviers de téléphone portatifs, des bouches qui parlent, ou plutôt vocifèrent toutes seules dans les rues, des oreilles reliées par des fils à un système de perfusion sonore qui semble devenu vital, voilà le spectacle qu’offre aujourd’hui la plupart des grandes villes. C’est sûrement, pour le dire comme le parti des Verts, une révolution en matière de communication. Les mêmes s’inquiètent pourtant des menaces pour la santé des utilisateurs et des personnes dont l’habitat jouxte les antennes relais de la téléphonie mobile. A quoi d’autres répondent que, de toute façon, l’exposition des personnes est considérablement moindre au voisinage des stations de base que lors d’une conversation avec un mobile collé à l’oreille, et par ailleurs, qui veut le plus veut aussi le moins : il y a en France 22 millions de propriétaires de téléphone portable qui se révèlent soucieux et exigeants en terme de couverture du réseau, autrement dit partisans de fait de la multiplication des antennes et du brouillard électromagnétique qu’elles génèrent. (Extraits d’une réunion du conseil municipal de la ville de Strasbourg en avril 2003).

La nouvelle vie télécommunicative est donc assistée par la téléphonie mobile et permanente et par l’ordinateur, lui-même en cours d’intégration au téléphone. Ce n’est donc rien moins que le principe de la concurrence qui s’est introduit au sein du concept de monde. Ou plutôt, le nouveau monde télécommunicationnel est en passe de devenir l’essentiel, le monde ancien, celui accessible à un système sensoriel non équipé, relégué au rang du dérisoire — déchet abandonné à ceux qui, en dépit de sacrifices et privations, ne peuvent pécuniairement s’élever jusqu’au monde essentiel ; ou, pour quelques-uns, n’en éprouvent pas l’envie. Ses promoteurs en ont conçu l’expression de fracture numérique, laquelle traduit bien la division entre le primordial et l’inférieur. Le monde phénoménal, non-télécommunicationnel, est en effet bien vulgaire, puisqu’en principe accessible à tout un chacun sans autres médiations que les formes de la sensibilité et les catégories de l’intellect, soit de tout ce qui façonne, ou aura jusqu’à présent façonné un monde humain. Autrement dit, tout ce qui, dans certains courants de la philosophie occidentale a été subsumé sous le concept de transcendantal, dont les déterminations, pour multiples et divergentes qu’elles aient pu être, ont toutes en commun de mettre en avant ce qui fait que pour l’homme il existe un monde en tant que monde humain. La question de savoir si tous ces anciens moules de l’expérience du monde sont innés ou acquis, inhérents à une supposée nature humaine ou produits par l’histoire n‘a pas ici à être tranchée. Car, de toute manière, naturels ou historiques, transcendantaux ou empiriques, peu importe : ces conditions de l’expérience du monde excèdent toujours la sphère du seul individu, lequel ne s’y rapporte que comme à une sorte de bien commun. Et, par ailleurs, même si l’inégalité sociale peut ici avoir quelque mot à dire et moduler leur accomplissement en chaque individu, le transcendantal — les moules de l’expérience, les conditions de possibilité du monde — était resté jusqu’à ce jour affligé d’une tare incommensurable : la gratuité.

Le fait de pouvoir s’échanger des courriers par la voie électronique, d’avoir accès à tel ou tel document sur l’Internet ou d’y effectuer telle ou telle opération jugée fastidieuse dans le monde réel n’a en soi rien d’exorbitant. On peut simplement s’inquiéter des conditions psychotechniques dans lesquelles tout cela s’effectue. Mais s’il n’y avait que cela, il serait exagéré de parler d’un nouveau monde télécommunicationnel et d’un néo-type humain — celui que Henri Lefebvre désignait sous le nom de cybernanthrope. Reste que mettre l’accent, comme on le fait parfois, sur les avantages et les conforts de la vie électroniquement équipée masque passablement l’effarante mutation déjà amorcée et qui fait que pour un nombre croissant de gens, le monde essentiel est désormais celui du cyberespace. A ce point, il ne s’agit plus d’outils, d’avantages pratiques, de médium ou de médiations : le médium est devenu la réalité. Un million sept cents mille d’internautes jouent, achètent, s’informent et se rencontrent dans Second Life. D’autres univers se préparent. (Le Monde, 3 et 4 décembre 2006). On n’est déjà plus dans l’univers du jeu — aussi débilitants, inquiétants et déréalisants que soient bon nombre — mais dans celui d’une réalité dissociée, avec un deuxième monde et une seconde vie, dans laquelle il faut imaginer pouvoir trouver tout ce que l’autre vie et le bas-monde n’ont pas procuré. Toujours est-il qu’évalué selon le critère de l’utopie, le nouveau monde apparaît d’une indigence sidérante et comme un clone monstrueusement simplifié de l’ancien. Certains se contentent de regarder ce qui se passe, d’autres achètent un espace, y construisent leur maison ou leurs boutiques pour vendre des objets de leur création. D’autres cherchent l’âme sœur ou l’aventure virtuelle d’un soir(??). Une véritable mini-société qui dispose même d’une monnaie : le linden dollar(357 pour 1 euro). En octobre, plus de 230000 euros ont été dépensés par jour à l’intérieur de Second Life…. Le profil des utilisateurs, en moyenne des trentenaires, est de plus en plus large, avec notamment l’arrivée de projets d’entreprises… L’expérience est en tout cas potentiellement assez lucrative pour que de grandes sociétés veuillent ne pas rater le coche. Nissan, Coca-cola, Toyota, Reebock, les chaînes NBC, MTV y organisent des”évènements”. Reuters y a ouvert un bureau de presse. Dell y propose de construire à la carte son ordinateur. L’objet, bel et bien réel, est ensuite envoyé à domicile. (On notera donc, qu’en ce qui concerne le monde des affaires, le lien avec le”réel” n’est pas entièrement rompu!) IBM va déjà plus loin. Son PDG a annoncé vouloir investir 10 millions de dollars dans ce secteur. L’entreprise a acheté dans Second Life une demi-douzaine d’îles privées accessibles uniquement par code d’accès (!!). La multinationale veut notamment évaluer les possibles applications de cet outil (!!) dans des domaines aussi divers que la formation à distance, la médecine, le marketing, la finance. “Nous n’en sommes qu’aux prémices de tout ce qui peut se développer dans ces mondes” estime Catherine Smith, directrice du marketing de Linden Lab (le concepteur du projet).

On me pardonnera, je l’espère, la longueur de cette citation cauchemardesque. A propos de la pseudo-nouvelle vie dans le cybermonde, un auteur japonais — Osamu Yoshino — a parlé d’expropriation transcendantale et de chemin vers l’autisme. On ne saurait mieux dire. Ajoutons que l’expropriation prend ici la forme d’une dépossession radicale de l’imaginaire, avec la constitution d’une utopie radicalement négative, qui se donne comme une hypostase de ce que le monde”réel”recèle de pire. Quant à la vie — au sens transcendantal dont en parle un philosophe comme Michel Henry–, elle est évacuée au profit de monstrueux artifices. Car la seule jouissance qui apparaît licite dans le nouveau monde de l’utopie négative — en regard duquel tous les arrières- mondes des religions élaborées jusqu’ici au cours de l’histoire de l’humanité apparaissent comme un stade très sommaire et très insuffisant d’aliénation mentale –, la seule jouissance désormais permise est d’ordre purement narcissique : l’effort pseudo-hédonique et réellement désespéré pour se doter de nouvelles identités — autres apparences et personnalités. On peut observer le même phénomène à l’œuvre dans une autre contrée du cybermonde appelée My Space, lequel procure un parfait environnement aux adolescents pour jouir d’une communication qu’ils ne trouvent pas dans leur foyer.. (Le septuagénaire australien Robert Murdoch est aujourd’hui à la tête du plus grand site Internet au monde, avec plus de 100 millions d’inscrits, tous jeunes. Et l’accord qu’il vient de signer avec l’autre géant du secteur, Google, qui lui rapportera 900 millions de dollars sur quatre ans, montre qu’il avait vu juste. La France adolescente est mûre pour le concept de My Space, qui compte déjà quelques avatars francophones et autres dans le pipeline. On aura reconnu le style de Libération, en l’occurrence dans son édition des 19 et 20 août 2006. A cette occasion, on voit aussi apparaître une nouvelle race de psychologue, puisqu’il en est maintenant qui préconisent les effets profitables de la dissociation psychoïde et du retrait de la réalité : Ils utilisent My Space comme un moyen de tester différentes identités qu’ils auraient à assumer en face à face à l’école ou ailleurs. My Space fournit une opportunité en or de mener cette exploration sans les conséquences du monde réel, selon l’avis éclairé d’un certain Larry D. Rosen, professeur de psychologie en Californie (c’est moi qui souligne).

Il serait injuste de ne pas rappeler que la manière tantôt placide, tantôt frivole dont les journaux racontent la transformation de la planète en gigantesque hôpital de jour a été préparée, depuis belle lurette, dans le domaine des idées. Dès les années 1970, les philosophes moléculaires Gilles Deleuze et Félix Guattari — dont, au-delà de leur packaging subversif, la complicité d’idées avec le nouvel esprit du capitalisme n’est plus à démontrer — avaient vu le vent venir et concluaient que le plan d’immanence doit se substituer au champ transcendantal issu des philosophies de Kant et de Husserl — vieux concept de l’humanité devenu obsolète. Le chaos chaotise et défait dans l’infini toute consistance, s’écriaient-ils encore en 1991 (Qu’est-ce que la philosophie p.45, Editions de Minuit) et de vanter les mérites du glissement d’une organisation à une autre et de la formation d’une désorganisation, progressive et créatrice.

De toutes les inventions cyber, celle qui décroche la palme dans le domaine du progrès vers l’autisme de masse aura conduit, en cette fin d’année 2006, plusieurs internautes de la capitale française à en venir aux mains pour s’arracher un des dizaines de milliers d’exemplaires de gondoles mises sur le marché. La Wii est une console de jeu d’un genre nouveau, sensoriel, fondé sur la reconnaissance des mouvements. Tout est dans sa manette, une télécommande sans fil capable de reproduire les gestes du bras et/ou de la main, cela en interaction avec l’écran où est diffusée l’image dont elle a le contrôle. En clair : la Wii permet de jouer dans son salon au tennis, au golf, au bowling, à la boxe, à l’escrime.. en mimant les gestes adéquats. Et même à la pêche à la ligne. Une vibration avertissant du moment où il convient de ferrer, confortablement calé dans son canapé, l’improbable poisson. (On imagine l’ambiance qui doit ainsi régner dans certains intérieurs!). Avec la Wii, l’individu gagne en apparente liberté. De mouvement, s’entend. Il se coupe du monde, du toucher et de la chaleur de ses congénères… Ainsi le joueur de Wii, faisant ses gammes au royaume du virtuel, peut manifestement être tout à ses sensations (Le Monde du 6 décembre 2006). Parmi les innombrables simplifications et rapetissements qu’institue l’entrée dans le monde du virtuel, la réduction de toutes formes de sentir à la seule sensation — elle-même simplifiée, au demeurant – – en est une des plus remarquables. Tout ce qui, dans la sensibilité, s’inscrit dans l’ordre de la durée, de la maturation, donc de l’élaboration, de l’histoire individuelle, tout ce qui ne trouve pas sa satisfaction ou son obturation dans le champ du consommable est littéralement forclos. Dans les paradis virtuels, la constitution marchande de l’existant est portée à son comble, ayant balayé tout ce qui dans l’ici-bas la ralentit, la tempère, la freine ou lui fait encore obstacle. L’illusion subjectiviste, l’impression que ressent l’individu monadique de constituer son monde y atteint le niveau de l’hallucination. La tabula rasa du cybermonde est l’utopie en cours de réalisation d’un capitalisme devenu littéralement dément et qui expérimente là ce qui n’est rien moins que la solution finale : l’éradication de l’humanitas de l’homme, comme humanité potentielle qui n’a jamais été aussi éloignée de sa réalisation.

J’emploie ici le mot latin humanitas car le terme français d’humanité se confond facilement avec toutes sortes d’humanitarismes qui ne sont pas ici de mon propos. Un de mes amis, par ailleurs lecteur attentif de mes écrits, m’a fait part de son étonnement de voir surgir cette notion d’humanitas. Lui répondre m’amène à ajouter cette brève digression philosophique.

L’émergence du concept de sujet dans la pensée occidentale s’est accomplie à l’âge classique. Elle fut comme un écho philosophique dans la gestation de l’individu bourgeois, lequel individu offre par ailleurs une double dimension : d’un côté, l’affirmation au moins idéelle sinon effective d’une autonomie individuelle ; d’un autre côté, et bien réels quant à eux, les principes de séparation et de concurrence posés comme fondements — ou absence de fondements — de la vie en société. C’est dans ce contexte théorique et social que, par exemple, la question du pourquoi et du comment de l’existence d’autrui a pu faire irruption et devenir assez rapidement un problème philosophique classique, lequel eut sans doute bien dérouté un penseur de l’Antiquité, pour qui l’existence de l’autre n’était encore ni une question, ni même un sujet d’étonnement, mais tout simplement une évidence. Au plan proprement théorique, le germe de la bulle narcissique, si patente dans la constitution subjective contemporaine, ne date donc pas d’aujourd’hui mais renvoie aux origines mêmes de la conception et de la transformation bourgeoise de l’homme et du monde.

Au demeurant, chacun de ces deux aspects de la subjectivité moderne est l’un à l’égard de l’autre dans une relation potentiellement conflictuelle. Leur destin politique en est d’ailleurs une illustration. Si le principe de l’autonomie individuelle a pu s’émanciper de ses origines bourgeoises et, par exemple, inspirer les idées libertaires au sein d’un mouvement socialiste* parfois tenté par le précepte autoritaire et la négation communautaire des singularités, séparation et concurrence restent en revanche totalement immanents au monde bourgeois. Ils ont suscité deux genres d’idée régulatrice : l’une endogène — c’est la main invisible des libéraux –, l’autre exogène — l’Etat comme dépassement de la guerre de tous contre tous.

Pour en rester au seul plan théorique, le concept de sujet connut lui aussi deux destins qu’il importe de distinguer. Dès l’époque des Lumières, l’empirisme anglo-saxon le livra, clés en mains si l’on peut dire, aux forces du marché, en dissolvant totalement dans la solution empirique la question de la subjectivité. Sur le continent et notamment en Allemagne, région d’Europe alors moins engagée dans la transformation capitaliste de la vie, le concept de sujet transcendantal qui lui fut opposé, apparaît rétrospectivement, et sous certains aspects, comme une sorte de résistance idéelle à ladite transformation. Avec le sujet kantien de l’idéalisme transcendantal, si la pratique scientifique moderne se voit fondée philosophiquement, elle ne l’est cependant pas sous l’angle de l’utilitarisme marchand. Quant aux maximes morales de la raison pratique — cette morale qui, d’avoir les mains pures, n’a précisément pas de mains, comme on a pu le lui reprocher –, si elles ne constituent pas un rejet actif du monde économique naissant, elles lui sont quant même réticentes, de par la manière dont elles oblitèrent tout rapport à autrui de nature utilitaire ou pragmatique.

Si l’on retient du transcendantal le principe de la condition subjective de possibilité d’un monde, on a pu dire, non sans quelque raison d’ailleurs, que le monde de la modernité bourgeoise y trouve là sa sublimation sinon sa justification philosophique. Ce n’est néanmoins qu’un aspect du sens que l’on peut donner au moment philosophique kantien. Cette notion de transcendantal, écartée par l’historicisme hégélien, a connu — au début du 20e siècle — une résurgence avec la pensée phénoménologique de Husserl, accompagnée d’un glissement de sens qui met cette fois l’accent, non seulement sur la constitution subjective du monde, mais aussi sur ce qui en découle quant au mode d’apparition, pour la conscience, des objets et du monde. Avec la phénoménologie husserlienne, se dessine aussi une certaine forme de résistance idéelle au cours du monde, lequel n’est cependant appréhendé que sous l’angle de l’impérialisme scientifique, alors que la domination du capitalisme et de l’abstraction économique ne se trouve pas prise en compte. C’est néanmoins sur cette toile de fond théorique du sujet husserlien et du mode d’apparition des objets dans le vécu de la conscience — la vie phénoménologique en tant qu’elle n’est pas réductible à l’univers quantitatif que la science érige en seule réalité – qu’un auteur comme Günther Anders a pu, dans son livre L’obsolescence de l’homme, développer une critique du monde moderne dont la radicalité demeure encore aujourd’hui remarquable, même si là encore la critique de l’abstraction économique n’est que sous-jacente. Mais son analyse phénoménologique du devenir-abstrait du monde et des transformations profondes dans le mode d’apparition des objets pour la conscience contemporaine est quasiment sans équivalent. Anders non plus n’était pas empressé d’évacuer la question de l’humanitas, estimant sans doute que le cours des choses ne s’en chargeait que trop bien.

Considérant ce qui précède — le transcendantal dans sa double détermination de condition de possibilité subjective du monde et de mode d’apparition des objets à la conscience –, le Nouveau Monde — ce virtuel dans lequel on est fermement convié à se réfugier — est aussi celui d’un néo- transcendantal, devenu à la fois d’ordre technique et marchand : le monde des logiciels. Le calcul binaire qui sous-tend cet univers induit en effet une logique nouvelle qui est à la réalité informatique et au monde virtuel comme du transcendantal – c’est-à-dire ce sans quoi il n’y aurait pas de monde virtuel et de procédés informatiques. Si, autant que faire se peut, l’on en reste à l’informatique à usage restreint — en tant qu’outil d’information et de transmission –, le degré d’expropriation transcendantale est faible. Il se ramène simplement au caractère dans un premier temps déroutant de l’univers logiciel, le temps que l’on s’y fasse. Mais, comme on a pu le voir, l’univers télécommunicationnel n’est déjà plus de l’ordre de l’outil, mais du monde. Et pour un habitant du nouveau monde, dont l’esprit viendrait à se confondre avec le néo-transcendantal, c’est le monde réel et son irréductibilité à la logique binaire qui court le risque de devenir déroutant. On peut se demander si certains individus ne sont pas d’ores et déjà dans cette situation.

Par ailleurs, la manière dont le néo-réel se donne à la perception n’est pas strictement homogène à la manière dont le réel, bien que déjà très mécanisé, nous apparaît. Le néo-réel est profondément déqualifié, au sens d’appauvri en qualités sensibles, lesquelles sont remplacées quantitativement par une abondance d’ersatz, de situations, de déplacements rapides, d’effets spéciaux etc., sur le même mode qu’un arôme de synthèse cherche à masquer la simplification de ses composants par l’intensification de quelques-uns. Tout se passe donc comme si du transcendantal s’était détaché de nous pour se fixer dans des logiciels d’accès, lesquels ne sont jamais que des traductions en langage « humain » de codifications mathématiques de type binaire. Or la logique binaire, avec son rythme oui-non (0-1), n’est ni la logique formelle, ni, encore moins, une logique dialectique. Et, enfin, les logiciels d’accès s’éloignent de la simple forme de l’outil — aussi contestable qu’elle puisse souvent être — pour devenir mode d’accès à une néo-réalité — laquelle n’est par ailleurs qu’une caricature appauvrie et aggravée du monde réel.

Le capitalisme est donc parvenu à vendre du transcendantal. C’est là un exploit qu’il faut saluer tant il en dit long sur la déroute de ceux qui pouvaient, ou peuvent encore concevoir la vie autrement.

* Le mot s’entend ici au sens qu’il avait au 19e siècle, lorsque, au-delà des divergences entre ses différents courants et sensibilités, il avait valeur d’opposition irréductible au capitalisme conquérant.

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Günther Anders : De l’anthropologie négative à la philosophie de la technique (première partie)

 

par Jean-Pierre Baudet

 

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« De quelle façon la vie traite-t-elle le monde ? Si nous voulons le comprendre, nous ne devons pas établir de théories sur le monde, nous ne devons pas faire usage des facultés de l’esprit pour formuler des vérités sur le monde – à l’instar, par exemple, d’une thèse de sciences naturelles –, mais nous devons amener l’esprit à connaître ce qu’il fait déjà, ce qu’il vise déjà, alors même qu’il est inconsciemment « à l’œuvre » : en dépit de sa nature, qui consiste à rendre étranger le monde et à l’aliéner [entfremden], l’esprit théorique fera mieux, sans même viser à de plus hautes prétentions, de parcourir ses réalisations préthéoriques, celles dans lesquelles il fait son apparition, afin de faire la lumière sur ses ambitions naturelles. »

 

Günther Anders, Présentation de la philosophie allemande actuelle et de sa préhistoire (exposé fait en 1933 chez Gabriel Marcel, UH, p. 14)

 

« Il n’a probablement jamais existé de mouvement historique qui, autant que le conformisme triomphant, aura réussi à réaliser le principe de la contre-révolution : principe selon lequel on parvient à mobiliser contre eux-mêmes des hommes privés de liberté et ce sous la bannière même de la liberté. […] Si on nous traite avec une certaine modération, ce n’est là qu’un stigmate de notre défaite. »

 

Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Tome II (AM II, p. 269)

 

 

S’il a été décidé de publier sur ce site deux articles de jeunesse de Günther Anders (il était âgé de 28 ans lors de leur rédaction), Une interprétation de l’a posteriori et Pathologie de la liberté, ce n’est assurément pas que nous surestimions ces textes. Il est bien clair que leur contenu n’est pas de nature à transformer l’intelligence critique de notre époque, même si l’on ne peut jamais exclure, par principe, qu’un lecteur puisse un jour, de leur lecture, tirer des déductions fructueuses ou leur apporter des développements inattendus. Ces articles, en somme, nous paraissent très représentatifs des impasses rencontrées dans les années 1920 et 1930 par la philosophie universitaire, impasses que Sartre a tenté par la suite, avec un succès des plus éphémères, d’habiller en lucidité dernier cri (Anders a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises la dette que Sartre aurait eue envers lui, et le silence que ce dernier aurait entretenu au sujet de son « emprunt »). On pourra donc, si l’on veut, qualifier notre publication de purement muséographique, et c’est une critique que nous voulons bien accepter. Mais là, pourtant, n’est pas notre propos. Anders a connu en effet, tout récemment, une notoriété très tardive en France, basée essentiellement sur la traduction et publication de son ouvrage principal, Die Antiquiertheit des Menschen, ou, en français : L’obsolescence de l’homme. Cette notoriété paraît à la fois méritée et incertaine. Méritée, car personne ne pourra contester la profondeur d’un grand nombre d’analyses faites par Anders dans ce livre. Incertaine, car l’auteur reste fort peu connu et la toile de fond sur laquelle venaient s’inscrire les analyses de ce livre manque donc de relief et de couleur. Il paraissait souhaitable, dans ce contexte, d’apporter davantage d’informations au lecteur français, et que celui-ci en sache plus sur les origines intellectuelles d’Anders, de façon à pouvoir se prononcer avec plus de recul et de perspective sur une question qui nous paraît très peu négligeable : dans quelle mesure les analyses faites par Anders visaient-elles encore ce qu’on a appelé la critique sociale ? Si la publication des deux articles cités pouvait répondre à cette attente, au moins partiellement, elle aurait rempli sa fonction. Certains trouveront bien sûr la question posée ci-dessus superflue, la réponse leur paraissant évidente. Je leur laisse bien volontiers cette certitude, que je préfère ne pas partager. La critique sociale peut évidemment se nourrir de toute sorte d’examens, y compris des analyses qui ne l’avaient pas pour objectif (c’est même sans nul doute hors d’elle qu’elle trouve sa plus riche substance, plutôt que dans l’aride stérilité de ses partisans), mais la question qui se pose est de déterminer en quoi de telles implications étaient visées, et en quoi la présence ou l’absence de telles visées déterminait l’analyse elle-même. Car si la critique sociale peut se retrouver en tout et se nourrir de tout, il demeure préférable qu’elle ne soit pas dupe de la façon dont ses aliments sont cuisinés, et qu’elle rende aux ingrédients leur goût propre, qu’une sauce arbitraire étouffait.
Les commentaires que je fais suivre poursuivent le même objectif que cette publication, et l’accompagnent. Comme on pourra constater, il ne s’agit en aucune manière d’une étude savante ou exhaustive des deux articles publiés. D’ailleurs, les tâcherons universitaires ne manqueront pas, conformément à leur vocation, d’étudier en détail les vertus comparées de « l’anthropologie philosophique » d’Anders et de l’existentialisme sartrien (il en existe déjà une première approche sous forme d’une étude publiée par Christophe David et intitulée Falsche Zwillingsbrüder : Günther Anders und Jean-Paul Sartre, in : Dirk Röpcke, Raimund Bahr : Geheimagent der Masseneremiten – Günther Anders, Edition Art & Science, 2002). D’autres chercheront probablement à situer Anders par rapport aux divers courants phénoménologiques, et quelqu’un pensera peut-être utile (pourquoi pas ?) de déterminer en quoi la formation personnelle d’Anders par Husserl (ce dernier admirait le talent de son étudiant pour les descriptions phénoménologiques) aura bénéficié aux analyses critiques des médias, de la vie quotidienne et de la technique auxquelles il se livrera plus tard. Mon propos sera beaucoup plus modeste, et restera étroitement centré sur l’évolution de la pensée d’Anders elle-même : sur l’approche qui était la sienne avant qu’il ne fut parvenu à une « philosophie de la technique », et sur la manière dont cette dernière est venue ensuite s’articuler sur elle. Certains ont cru bon de remarquer qu’avec Anders, on n’avait pas affaire à un marxiste qui se serait spécialisé dans la critique de la technique, mais au contraire à quelqu’un qui aurait en quelque sorte « rejoint la critique sociale par ses propre moyens ». La question qu’il convient alors d’élucider est donc celle-ci : de quels moyens s’agissait-il, et en quoi ont-ils déterminé le résultat ?
Pour ce faire, je ne saurais mieux introduire mon propos qu’en exposant brièvement dans quelles circonstances s’est faite en France la publication de L’obsolescence de l’homme, car ces circonstances annonçaient et illustraient à leur manière la force et la faiblesse de ce livre, comme aussi les hésitations qu’on peut éprouver relativement à son caractère de critique sociale.

 

I. Une découverte tardive

 

En 1987, Klaus Bittermann, éditeur à Berlin, m’avait fait part de son estime pour cet ouvrage écrit en 1956 et, selon lui, injustement éclipsé depuis lors par les productions de l’Ecole de Francfort 1. Peu après, ayant lu le livre et découvert l’étendue de ses qualités, je fus reconnaissant à mon ami allemand d’alors de me l’avoir signalé, mais je restais aussi déçu par la pesanteur scolaire avec laquelle Anders concevait et exposait ses idées. Lorsque dans la foulée, un Français vivant en Allemagne m’adressa un échantillon de la traduction qu’il avait entreprise de l’ouvrage, traduction qui d’ailleurs me semblait encore aggraver les défauts stylistiques d’Anders, je me contentai de transmettre cet échantillon aux Editions Gérard Lebovici en joignant l’adresse du traducteur, et, pour faciliter à l’éditeur un accès au texte malgré les piètres qualités de la traduction proposée, j’ajoutai quelques pages traduites par mes propres soins (Lettre du 29 octobre 1987). Cette maison d’édition était dirigée alors, après l’assassinat de son fondateur, par la veuve de ce dernier, Floriana Lebovici, laquelle refusa la publication, le fit savoir directement au traducteur, mais m’en tint également informé, avec la courtoisie qui ne la quittait jamais. Prenant acte de cette décision, je transmis le 14 septembre 1988 à plusieurs amis, parmi lesquels Floriana Lebovici et Guy Debord, un Résumé épuratoire en français du premier tome de la Antiquiertheit afin qu’ils aient une connaissance plus complète du contenu du livre. On pouvait lire de façon limpide et exhaustive, dans la Correspondance avec Guy Debord publiée par Jean-François Martos, quelles suites à la fois fâcheuses et dérisoires résultèrent d’une telle initiative, avant que cette Correspondance ne fut interdite et retirée de la vente sur intervention de la veuve Debord, qui, comme on sait, préfère publier chez le marchand d’armes Lagardère, en héritière monopolistique, une « Correspondance » qui n’en est pas une, mais quelque chose de systématiquement et de délibérément mutilé (mais si l’on veut simplement ériger la statue d’une sorte d’idole erratique et solitaire, ne convient-il pas, en effet, de ne conserver qu’un monologue irréel que ne vient jamais inspirer, alimenter ou troubler la voix d’autrui ?).
Quand on connaît quelque peu cette histoire, on ne peut donc manquer d’être surpris, et pas seulement surpris, en lisant dans l’édition du livre d’Anders faite finalement en 2002 par un éditeur nommé Ivrea – qui n’est autre que les anciennes Editions Gérard Lebovici, désormais dirigées par un héritier Lebovici et noyautées par l’Encyclopédie des Nuisances – que la date tardive de sa publication serait imputable à la « traditionnelle lenteur de l’édition française en matière de traductions » (Note de l’Editeur, p. 7). En s’exprimant de la sorte, c’est délibérément que les Editeurs induisent le lecteur en erreur, puisque le caractère tardif de la notoriété du livre d’Anders n’eut rien, en réalité, de la fatalité invoquée, et ne fut nullement causé par la prétendue lenteur générale de la traduction en France. Si Anders n’avait pas été publié quatorze ans plus tôt, ce ne fut pas faute d’avoir été connu : ce fut bien plutôt du fait d’avoir été explicitement refusé ; ce qui, on en conviendra sans peine, n’est pas tout à fait la même chose. Mais ce mensonge prend une saveur toute particulière si l’on s’aperçoit que l’éditeur qui allègue à présent une ignorance éditoriale plus ou moins générale et ontologique n’est pas n’importe lequel, mais celui-là même qui avait jadis refusé ladite publication. Son apparente critique des mœurs du monde de l’édition en général n’est ainsi qu’une bien pitoyable opération de diversion visant à camoufler ses propres revirements ; et la sévérité qu’il affecte sur un plan général n’exprime rien d’autre qu’une bien réelle couardise à l’égard de ses véritables motifs. Cet éditeur, s’il est spécialement bien placé pour connaître l’étendue du mensonge qu’il propage, profère aussi une sorte de mensonge total, puisqu’il ment à la fois objectivement (sur les motifs du retard) et subjectivement (sur sa responsabilité en la matière). Comme tous les menteurs, c’est sur l’ignorance d’autrui qu’il mise, pensant pouvoir s’abriter derrière elle pour avancer les contrevérités qui l’arrangent, et cette ignorance est grandement favorisée par la disparition du livre de Martos. Si l’on veut comprendre quelque chose à cet imbroglio, il est préférable ne pas perdre de vue qu’entre temps, Ivrea avait changé de mentor, et que cet éditeur, comme son nouveau mentor, ne voulaient plus, désormais, entendre parler d’une certaine époque, pour des raisons qu’ils ne voulaient pas exposer non plus. Moyennant quoi, s’il paraît en effet établi que l’édition en France présente de graves travers, il semble non moins évident que la maison d’édition qui se cachait derrière une telle généralité n’avait, quant à elle, vraiment plus aucune leçon à donner en la matière. Ainsi la maladresse préparait-t-elle à sa façon le chemin de l’évidence : l’époque de la fierté était bien révolue, avec tout ce qui l’avait justifiée.

Il est vrai, pour ne pas nous montrer incomplets, qu’Ivrea ajoutait à ce premier motif un second, guère plus convaincant, qui consistait à invoquer la « difficulté du texte » : or, l’édition française n’a jamais craint de publier Adorno, Husserl, Heidegger ou même Sloterdijk, autrement dit des auteurs infiniment plus difficiles à lire qu’Anders, qui, pour être pesant, ne présente jamais la moindre obscurité. L’ajout de ce second motif, risible même aux yeux d’un lecteur néophyte, achevait de révéler le grand embarras dans lequel se trouvait l’éditeur Ivrea, embarras dont on peut dire qu’il était devenu une sorte de milieu naturel permanent pour quelqu’un qui voulait se réclamer de ses fondateurs tout en reniant sans cesse les exigences qui les avaient si brillamment distingués.
Ce qu’il convient de retenir à ce stade, c’est donc que les interdictions des veuves arrangent les cachotteries des technophobes, même quand les deux, vraisemblablement, se détestent ; et l’inverse tout aussi bien : on pourra regarder cela dans le sens que l’on voudra, c’est évidemment l’ensemble de la corporation des dissimulateurs qui bénéficie de chacune de leurs manigances respectives, dans une cour sans miracles où le mensonge reste sans conteste le vice le mieux partagé.
Mais ces petites misères, qu’on aurait tort de tenir pour purement anecdotiques, ne manquent pas d’exprimer un contenu plus général. A propos de l’ouvrage d’Anders, qui s’est vu vilipendé puis loué successivement par le même éditeur, se posait et se pose toujours, en effet, la question que j’ai retenue comme mobile du présent examen : s’agit-il effectivement d’un livre de critique sociale ? Il semble en tout cas clair que, quelle que soit la réponse que l’on jugera appropriée, c’est bien cette question qui valut au livre d’Anders, d’abord, un refus, puis, ensuite, une publication : le livre d’Anders n’avait évidemment pas changé d’un iota, mais la perspective de son éditeur français, elle, avait manifestement fait volte-face et, de même, son appréciation du livre. La publication qu’il avait refusée, au motif probable qu’il ne s’agissait pas de véritable critique sociale (si l’on en croit les commentaires méprisants de Debord au sujet d’Anders), il la décida quatorze ans plus tard en prétendant que c’en était bien (en tout cas selon ses nouveaux critères, définis par des mentors technophobes). Or, il me paraît stérile de se contenter de l’une comme de l’autre de ces positions. Une étude plus fouillée permet d’adopter un point de vue mieux fondé, sans s’arrêter à ces revirements ; il est malheureusement devenu fréquent de constater que le destin de la parole intelligente suit presque toujours le même parcours : essuyer d’abord un refus, puis être promue au service d’une mauvaise cause ; mais rien de cela ne doit nous dissuader de discuter avec ce qui a mérité d’être pensé : c’est à cela que veut contribuer le présent examen.
Car avant d’être devenu un « philosophe de la technique », Anders existait déjà. Qu’elles aient été abandonnées, modifiées ou conservées, ses positions théoriques d’alors ont pesé sur la suite. Les deux articles que nous publions donneront au lecteur français la possibilité de juger par lui-même, ce qui paraît indispensable. Une autre source d’information disponible dans notre langue, source particulièrement remarquable, est le petit ouvrage A propos de la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, paru aux éditions Sens & Tonka en 2002 : Anders fut en effet l’auteur de la critique la plus précoce, la plus lucide et la plus légitimement féroce de l’esbroufe philosophique heideggérienne ; et tout ce qu’il rejetait chez son ancien professeur indiquait assez clairement, a contrario, ce qu’on peut considérer comme définissant ses propres positions.
S’il ne saurait être question de réduire les positions exprimées par Anders à partir des années 1950 à celles qui étaient les siennes dans les années 1920 et 1930, ce qui serait à la fois malhonnête, ridicule et stérile, il ne serait pas davantage plausible de faire comme s’il s’agissait de deux hommes différents, qui se seraient succédés de façon plus ou moins contingente ; ou d’un homme que les événements extérieurs auraient réussi, en raison de leur « surdimensionnement » (le nazisme, Auschwitz, Hiroshima), à transformer de fond en comble. Il faut bien plutôt, comme toujours, retrouver la continuité dans la discontinuité, et le devenir dans son résultat – ce qui restitue à Anders sa réalité de penseur, au-delà des blâmes et des éloges.

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Addendum de 2014

relatif aux relations entre Guy Debord et L’obsolescence de l’homme

 

Anders publie son livre Die Antiquiertheit des Menschen (L’obsolescence de l’homme) en 1956.

La même année, les premières pages du chapitre Le monde comme fantôme et matrice sont traduites en anglais et publiées dans la revue américaine Dissent.

La traduction en anglais est l’œuvre de Norbert Guterman. Guterman était un philosophe lié à Henri Lefebvre, et traduisait couramment en anglais des textes de l’allemand, du polonais ou du français. Nécessairement, on est en droit de penser que le livre d’Anders était connu de ce cercle, et qu’il avait paru suffisamment important pour que Guterman en fasse la promotion aux Etats-Unis. Il ne semble pas, néanmoins, qu’à cette époque la lecture du livre ait été ébruitée sur le marché français de l’édition, dans un livre, une traduction, un article critique, un recensement, ou une revue (on a pu penser qu’Anders avait un côté paranoïaque, mais cela semble aussi erroné que dans le cas de Rousseau: on l’a beaucoup pillé, comme l’a fait Sartre, mais sans jamais le citer).

Or Lefebvre et Debord étaient très proches en 1960 et 1962, et ils discutaient abondamment de leurs lectures et de leurs projets.

Il est donc fort vraisemblable que Debord, qui ne lisait pas l’allemand, eut connaissance d’Anders par le biais de ces conversations, peut-être à l’occasion de cette traduction anglaise.

Dans le livre d’Anders, comme tous ses lecteurs peuvent constater, tout le chapitre Le monde comme fantôme et matrice contient des analyses très proches des chapitres 1 et 3 de La société du spectacle. Une parenté très grande est manifeste, beaucoup plus grande par exemple qu’entre le livre de Debord et L’image de Boorstin. Mais s’agissant du terme même de spectacle, le livre d’Anders ne le contient nullement. Jean-Pierre Voyer a essayé d’affirmer le contraire en citant le terme Schauspiel (spectacle au sens d’une représentation théâtrale), qui apparaît vers la fin du chapitre cité plus haut, mais il est clair que le terme y est utilisé une seule fois et de façon anodine, en aucun cas comme s’il s’agissait d’un concept majeur. Dans toutes ces pages, on peut estimer que le raisonnement d’Anders mène à un tel concept, mais qu’il ne le formule pas.

A ceci, il convient à mon sens d’ajouter trois remarques :

La première : le terme de spectacle apparaît dès 1957 dans le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale de Debord, dans l’Internationale situationniste dès 1960 (IS n° 5, p. 4), puis commence à se développer en concept avec le Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire rédigé par Raoul Vaneigem et Attila Kotanyi en 1961 (IS n° 6, p. 16 – 17), ensuite dans un rapport d’orientation présenté la même année par Vaneigem à la cinquième conférence de l’IS à Göteborg (IS n° 7, p. 26 – 27). Le spectacle réapparait dans la Réponse à une enquête du Centre d’Art Socio-Expérimental signée Martin, Strijbosch, Vaneigem et Viénet en décembre 1963 (IS n° 9, p. 42), puis dans l’article Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande en mars 1966 (IS n° 10, p. 3), écrit mais non signé par Debord, enfin de façon courante dans le n° 11, publié en 1967, dans lequel paraît également un chapitre du livre de Debord publié à peu près en même temps (La séparation achevée, p. 43). Autant dire que la formation du concept résultait d’un travail collectif et durable, commencé dès 1957, avant de culminer dans le livre par lequel Debord lui a donné sa pleine maturité.

La seconde : Anders n’abordait que l’aspect subjectif de la question, celui du spectateur, et de l’industrie médiatique qui produit ce spectateur, mais sans jamais élargir le cercle, comme le firent l’IS et Debord, à la structure de classes de la société, à l’économie marchande, à l’urbanisme et au temps de son époque (Debord était éminemment influencé par Lukács, en aucun cas Anders).

La troisième : on ne peut éviter de poser la question si ce qui apparaît ainsi comme un inaboutissement chez Anders en était vraiment un : en d’autres termes, si le spectacle est la seule ou la meilleure façon de conceptualiser (de totaliser) les analyses faites par Anders, par Debord et par quelques autres. Anders peut paraître avoir raté sa conceptualisation finale, mais il peut aussi ne pas avoir été intéressé par ce mode de conceptualisation. Il ne s’agissait de rien de moins que de définir une nouvelle phase dans l’histoire de la domination par le capital et la marchandise, qu’Anders perçut comme une véritable mutation anthropologique.

Pour clore ce sujet, je ne me priverai pas d’apprendre à ceux qui ont cru avoir détecté la présence du concept de spectacle chez Anders, que ce dernier a effectivement utilisé le terme, mais ailleurs, dans une conférence prononcée en 1960, éditée par Beck en 1980 dans le tome II de L’obsolescence de l’homme, (longtemps non traduite en français et finalement publiée en 2012 par les Editions Fario) : « Nous sommes dépouillés de la capacité de distinguer réalité et apparence. Lorsque l’apparence est présentée de façon réaliste, comme c’est souvent le cas dans des émissions radiophoniques ou télévisuelles, alors à l’inverse la réalité prend l’allure d’une apparence, d’une simple représentation [Darbietung] puisque comme retransmission elle s’écoute et se regarde comme apparence. Lorsque la scène a pris l’apparence du monde, le monde se transforme en scène, donc se transforme en simple spectaculum [en latin dans le texte] qu’il n’est pas nécessaire de prendre au sérieux. A partir de là toute l’accumulation d’images dans notre vie est une technique d’illusionnisme parce qu’elle nous donne et qu’elle est destinée à nous donner l’illusion que nous voyons la réalité. La sensation de spectaculum [en latin dans le texte] que produit la réalité une fois placée sur le meuble de télévision engendre provoque en contrecoup une infection de la réalité elle-même : le fait que Kennedy et Nixon se soient laissés maquiller pour leur dernière émission télévisée prouve qu’ils n’étaient pas seulement attendus par le public comme un show, mais qu’ils se considéraient eux-mêmes comme des acteurs » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 252, ma traduction).  Si Anders utilise donc très précisément le terme de spectacle, et s’il parle même d’une succession continue de spectacula (Antiquiertheit des Menschen II, p. 253), c’est toujours avec les  mêmes limitations que dans son premier volume, autrement dit sans vouloir en faire un concept. A tort, ou à raison, mais c’est un autre débat.

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II. La toile de fond animale

 

Anders s’est exprimé lui-même, de façon répétée, sur son évolution. Ainsi a-t-il souvent cru bon de plaider la thèse de l’abandon pur et simple de son projet de jeunesse (visant à édifier une « anthropologie matérialiste »), jugé trop « philosophique » devant l’urgence de combattre les menaces de l’actualité (mise au point et utilisation de bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki, guerre et massacre de populations au Viet-Nam), alors même que pendant toute sa vie il continuera à se référer positivement aux positions qu’il avait jadis développées (dans Pathologie de la liberté) à propos du caractère « indéterminé » de l’homme ; et on ne peut lire Anders, quelle que soit la période de sa vie, sans garder à l’esprit qu’il n’a jamais révisé ou rejeté ce point de vue « existentiel ». Anders se contentera en fait de récuser, cette fois catégoriquement, son ancienne tentative d’analyser la situation de l’homme par comparaison avec la vie animale, mais sa critique ne se révèle nullement satisfaisante puisque Anders, s’il repoussait la vie animale comme terme de comparaison, lui substituait simplement le « règne de la technique » comme correspondant aux conditions de vie réelles de l’homme, comme s’il suffisait de substituer une grille de lecture à une autre. Or, les grilles de lecture sont également arbitraires et non dialectiques si elles sont apportées de l’extérieur, et si elles ne traduisent pas les phases objectives successives d’une même évolution : si l’anatomie de l’homme est capable d’expliquer l’anatomie du singe, c’est uniquement parce que la première résulte de la seconde. C’est en se transformant que la réalité se « lit » elle-même, qu’elle prescrit ses propres « grilles de lecture ». Néanmoins, il n’est pas inutile de s’attarder sur cette autocritique d’Anders, dont la clarté est parfaitement trompeuse ; c’est par cela que je vais commencer, en espérant montrer que la « grille de lecture » animale était, malgré tout, capable de receler d’autres pistes que celles retenues par lui. Voici, tout d’abord, une traduction de ce passage rétrospectif, traduction amendée pour donner toute sa place à un terme qu’Anders reprend intentionnellement à cinq reprises et dont l’insistance disparaît dans la traduction française publiée :
« Si l’auteur avait défini l’homme comme « non fixé », « indéfini »2, « non achevé » dans son écrit de 1930 L’homme comme étranger au monde (publié sous le titre Pathologie de la liberté dans les Recherches philosophiques en 1936) – bref, comme « être libre et impossible à définir » , comme un être qui ne se définit et ne se laisse définir que par ce qu’il fait chaque fois de lui-même (et Sartre n’a pas manqué de formuler un peu plus tard son credo dans des termes très proches), il s’était agi dans les deux cas d’une tentative tardive d’obscurcir ce fait, pourtant déjà existant à l’époque, d’une « interversion entre le sujet de la liberté et celui de l’absence de liberté » en surévaluant une approche philosophique et anthropologique de la liberté. Si de telles définitions semblent plausibles, c’est du fait de se rapporter, comme presque dans toute anthropologie non théologique, à la condition animale comme toile de fond [Folie] comparative, et se fonde sur l’hypothèse préconçue que « l’animal » (qui est déjà une abstraction inventée ad hoc) est prisonnier du destin de son espèce, donc dépourvu de liberté. On se dispensait évidemment de vérifier cette hypothèse, qui passait pour évidente (en grande partie du fait de la tradition théologique). – Aujourd’hui, le choix de cette toile de fond [Folie] me paraît douteux. D’une part parce qu’il me semble philosophiquement téméraire d’utiliser, pour définir l’homme, une toile de fond [Folie] qui ne coïncide pas avec celle qui caractérise effectivement l’existence humaine : car pour finir, nous ne vivons pas sur la toile de fond [Folie] de la vie des abeilles, des crabes et des chimpanzés, mais sur celle d’usines d’ampoules électriques et d’appareils radio. D’autre part, sur le plan d’une philosophie de la nature, la confrontation entre « homme » et « animal » me semble inacceptable : l’idée que l’espèce humaine à elle seule puisse être considérée comme le pendant3, doté d’un poids égal, de plusieurs milliers d’espèces et de genres animaux, infiniment différents entre eux, et qu’on puisse traiter ces milliers d’espèces comme constituant en bloc un type de vie animale traduit tout simplement une mégalomanie anthropocentrique. La fable des fourmis qui, en fréquentant leurs Universités, apprennent à distinguer « les plantes, les animaux et les fourmis » devrait, en tant que mise en garde contre une telle immodestie cosmique, figurer en exergue à tout manuel d’ « anthropologie philosophique ». – Si en revanche, au lieu du monde animal, on porte son choix sur la toile de fond [Folie] qui est effectivement celle sur laquelle fait fond l’existence humaine (le monde des produits fabriqués par l’homme), l’image de « l’homme » s’en trouve immédiatement modifiée : son caractère singulier s’évanouit en même temps que l’article défini, et, avec lui, sa liberté. » (Antiquiertheit des Menschen I, p. 327, ou Obsolescence de l’homme, p. 50).
Le terme dont nous avons ainsi mis en relief la répétition, au mépris de toute élégance littéraire, est le mot Folie. L’étymologie du terme le situe du côté de la feuille (latin : folium). Dans l’usage courant, il s’agit d’une feuille (servant parfois d’emballage), plus ou moins transparente, et à travers laquelle on voit se profiler la forme de l’objet considéré. Cet objet est ainsi regardé « à la lumière de », « à travers », ce qui fait de la feuille une « grille de lecture ». Par extension, la Folie est une sorte de « cache éclairant », d’ « arrière-plan », de « toile de fond » apte à donner du sens (traduction que j’ai retenue ci-dessus), un « ensemble de référence » par rapport auquel on va pouvoir « lire » un élément isolé en quête de coordonnées englobantes et d’une signification structurelle. La portée de l’idée d’une Folie est donc à la fois englobante et dissociante. Ce double sens ne doit pas être perdu, un peu comme dans celui d’Aufhebung (négation et conservation). L’ensemble de référence se distingue de l’objet considéré mais aussi le contient.
Bref, Anders prend l’existence humaine à la fois comme un cas particulier de la vie animale et aussi comme opposée à elle. La vie humaine peut être comparée à la vie animale, mais précisément pour en être différenciée (deux opérations mentales qui se conditionnent mutuellement). Ce procédé permettait de se référer à une altérité 4 (d’où l’insistance du terme « Folie ») pour distinguer l’originalité de la condition humaine, et pour fonder ainsi les tentatives d’une « anthropologie philosophique ». Max Scheler avait inauguré la même orientation dans un livre paru en 1928 qu’Anders cite à plusieurs reprises, Die Stellung des Menschen im Kosmos (traduit en français sous le titre La situation de l’homme dans le monde). Mais avant même d’être devenu l’assistant de Scheler en 1926 (et donc d’avoir connu ces recherches de près), puis d’avoir tenté de s’inscrire au doctorat avec Tillich en 1929, Anders avait déjà suivi l’enseignement de Heidegger en 1925 et n’avait pu manquer de s’initier aux réflexions de ce dernier à propos de la vie comme forme d’accès au monde. En prenant appui sur les analyses de Karl Ernst von Baer, Hans Driesch et, surtout, Jakob von Uexküll, Heidegger avait repris leur contenu pour le reformuler à sa manière : ainsi par exemple dans ses cours professés à Fribourg en 1929 – 1930, sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik – Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (traduction française : Les concepts fondamentaux de la métaphysique – monde, finitude, solitude, Gallimard 1992). L’ontologie heideggérienne, pourtant si éloignée de toute considération naturaliste, n’avait donc pas craint d’exploiter à sa façon les conclusions de la biologie et de l’éthologie de son temps. Quoi qu’on doive penser des conclusions, inégales ou médiocres, auxquelles messieurs les philosophes parvenaient, le caractère décevant de leur récolte provenait davantage des réductions aprioriques avec lesquelles ils abordaient la question que de la méthode comparative elle-même : à la suite de Scheler, Anders subordonnait la recherche anthropologique à une idée préconçue de « liberté » propre à « l’homme » qui, pour l’essentiel, déterminait, voire condamnait la suite du raisonnement : Anders le rappelle lui-même, en évoquant la fameuse « interversion entre le sujet de la liberté et celui de l’absence de liberté », mais, au moment où il écrit cela, Anders ne réalise plus qu’il aurait suffi de renoncer à cet élément purement idéologique pour dégager quelques pistes, qu’il avait négligées à l’époque, à partir du terrain qui avait été le sien, et que ces pistes l’auraient mené dans une tout autre direction, susceptibles de réhabiliter quelque peu le paradigme naturaliste 5. On ne risque guère de se tromper en avançant que ces omissions auront pesé lourd, par la suite, dans la formation de la pensée d’Anders. On peut donc être tenté de revenir sur cette « toile de fond » animale afin de raviver quelques orientations plausibles, passées à l’époque sous silence, en retournant à la source principale de toutes ces spéculations : Jakob von Uexküll.

Un concept central d’Uexküll était le cercle fonctionnel : « Chaque action, avec sa composante perceptive et active, imprime sa signification à tout objet neutre et en fait dans chaque milieu un porteur de signification rattaché au sujet. Etant donné que chaque action commence par la production d’un caractère perceptif et se termine en conférant un caractère actif au même porteur de signification, on peut parler d’un cercle fonctionnel qui relie le porteur de signification au sujet. Les cercles fonctionnels les plus importants par leur signification et qui se rencontrent dans la plupart des milieux sont : le cercle écologique, celui de la nourriture, celui de l’ennemi et celui du sexe. En prenant place dans un cercle fonctionnel, chaque porteur de signification devient complément d’un sujet animal » 6. Le cercle fonctionnel est un cercle en tant qu’il unit « sujet » et « objet », et aussi en tant qu’il garantit le caractère circulaire, répétitif, des fonctions qu’il comprend (perception / action), préservant ainsi son unité. « Même le réflexe le plus simple est une conduite perceptive-active. […] On peut même dire que le cercle fonctionnel est un cercle de signification dont la tâche consiste en la mise en valeur des porteurs de signification » 7. Le cercle fonctionnel est un dispositif de conversion d’une perception en action grâce à l’instrumentalisation d’un milieu identifié à l’aide de porteurs de signification et constitué par eux.
L’objectif était d’aborder le phénomène vivant d’une manière qui s’éloignait à la fois de l’idéalisme et du spiritualisme (l’ « âme » dominant et impulsant le corps), du mécanisme (l’organisme comme assemblage d’organes dotés de facultés propres, comme appareil consistant en un montage plus ou moins sophistiqué) et de toute hypostase d’une réalité et d’une indépendance solipsistes du « sujet » individuel, d’origine cartésienne. Heidegger reprit chez Uexküll la théorie des cercles fonctionnels et les rebaptisa « cercles de désinhibition ». Le concept négatif de désinhibition fonctionnait chez Heidegger comme celui de dévoilement (Entbergung : vérité), par analogie avec l’aletheia grecque (structure que l’on retrouve aussi dans une langue aussi peu philosophique et aussi peu spéculative que l’anglais, avec le terme de disclosure) : nous laissons aux spécialistes le soin de vérifier dans quelle mesure ce rapprochement n’aura pas contribué, de façon importante, à la formation de la théorie heideggérienne en général (Sein und Zeit a été publié en 1929, et donc rédigé exactement en même temps que Heidegger se livrait à la lecture des biologistes cités ci-dessus, jamais mentionnés dans son ouvrage). Cette pensée heideggérienne de la dé-couverte, en analysant le caractère limité de l’accès animal au monde et en maintenant simultanément la réalité multiple du monde, en arrive à considérer que le fond commun de l’animalité n’est pas la perception du monde, mais l’absence de cette perception. Le fond de la désinhibition serait donc l’inhibition, contrairement à la vue naïve qui prend la manifestation pulsionnelle générale pour le fond positif de toute inhibition, forcément sectorielle. En réalité, au-delà de cette vue naïve et de son renversement trompeur par Heidegger, il faut d’abord, pour que l’animal perçoive et prenne en compte, que quelque chose se passe pour ouvrir un passage et pour intégrer un morceau de réel au dispositif vivant, pour lui conférer une place dans la structure de « l’accaparement » : condition positive de la possibilité subjective de perception et d’action déjà amplement mise en avant par Nietzsche. L’activité perception – action ne fait fond ni sur une ouverture générale et indistincte au monde, ni sur une mystérieuse « inhibition » universelle, mais sur la nécessité d’un répondant en soi, dans l’être vivant, qui corresponde à ses fonctions vitales. N’est perçu que ce qui fait système avec un besoin de métabolisme interne, et le prolonge. Il n’est pas question d’un système de perception qui se ferme (ce qui définit une inhibition), mais d’un système de perception déterminé par l’activité vivante. Toute perception du monde, même au stade le plus primitif, est ouverture de soi, mais aussi fermeture de soi sur le fragment nouvellement accepté : c’est l’assimilation animale, ingestion d’un fragment de réel, mais aussi imbrication accrue de sujet vivant dans le cercle fonctionnel, dans l’unité que forme le rapport sujet – objet. Ce que Heidegger nommait à la suite d’Uexküll le cercle ou l’encerclement est une notion à la fois biologique et écologique, la sphère d’interaction programmée entre le sujet individuel et son milieu, une connexion en réalité plus proche de la pulsion partielle que du sujet comme unité vivante (le sujet naît, biologiquement, autour de la pulsion partielle). La coupure apparente (la séparation) entre le sujet animal et son milieu fait oublier que la « vraie » frontière est ailleurs : elle passe autour du cercle fonctionnel, elle est coupure entre ce qui fait partie de l’unité relationnelle sujet – objet (le milieu) et ce qui ne le fait pas (l’environnement). Simultanément, cette unité fonctionnelle est aussi fortement inclusive au sens où elle subsume tous ses éléments comme moments d’un processus, au-delà de l’unité qu’est l’être vivant : tous ses éléments sont conditionnés par leur corrélat à l’intérieur du cercle, impensables sans lui. De plus, l’être vivant « possède » son cercle fonctionnel en même temps qu’il fait partie du cercle fonctionnel d’autres espèces : par exemple, le prédateur devient proie sans qu’il y ait aucun lien fonctionnel entre ses propres proies et ses propres prédateurs, sans que ses proies et ses prédateurs fassent partie d’un même cercle, sans qu’il soit médiation active entre eux à l’intérieur d’un même cercle – l’animal est structurellement déchiré entre les cercles fonctionnels qui le touchent, et il n’est pas si absurde d’imaginer une proie continuant à brouter pendant qu’elle a déjà commencé à être dévorée par son prédateur (on pense à la photo du supplice chinois que le Dr. Borel avait remise à Bataille, et au supplicié plongé dans l’extase par une forte absorption préalable d’opium : l’être vivant est un sujet unifié en soi, mais pas encore pour soi 8. Ce n’est pas par hasard que cette présence simultanée de deux cercles fonctionnels extérieurs l’un à l’autre – situation incompatible avec l’unicité du sujet humain – est une source comique inépuisable, mais toujours porteuse d’une amertume sans fin.

Les « cercles fonctionnels » tels que définis par Uexküll en termes de « signification » induisent une compréhension de la vie animale à partir d’un phénomène de communication qui garantit l’insertion du sujet vivant dans un milieu « signifiant » dont il dépend entièrement : la présence et l’absence des objets du milieu parlent de façon immédiate à l’animal qui leur répond en agissant 9. La communication s’établit au sens où une sélection d’éléments dans le réel assure la vie (et la nature biologique) d’un être que l’on peut, ou que l’on doit même, considérer comme parasitaire par rapport au milieu comportant ces éléments (tout en proscrivant toute connotation péjorative du terme « parasitaire », qui indique simplement que le « sujet » dépend de l’ « objet », naît à partir de lui). La forme parasitaire se présente toujours comme une forme d’appropriation limitée du réel : l’environnement (réel) y est ignoré au profit d’une sélection du milieu (fonctionnel). L’appropriation ne peut même se produire, initialement, qu’à la faveur de ce caractère restreint. Une sélection du milieu dans le cadre de l’environnement peut être définie comme une transformation de la chose (réelle) en objet (fonctionnel) – à condition de préciser que cette transformation qui crée l’objet crée aussi, du même coup, le sujet. A rebours de toute métaphysique du sujet, ce n’est pas le sujet qui crée l’objet mais l’objet qui crée le sujet (qui contient virtuellement la possibilité de différents sujets, c.à.d. de différents parasites). Le sujet se définit comme un parasite déterminé de l’objet 10. Le caractère dépendant, parasitaire, est évidemment synonyme du caractère restreint de l’appropriation, et tend à se relativiser si l’appropriation gagne en extension et en profondeur, quand elle passe par exemple de la négation simple à la négation productive (quand la transformation de l’objet se substitue à sa destruction).
De quelle sorte d’ « objet » s’agit-il ? D’un objet qu’il convient de distinguer de l’objet réel, qu’il est préférable de spécifier conceptuellement en l’appelant la « chose »11. L’objet est à prendre comme une chose (mais aussi bien comme un fragment de chose, ou au contraire comme un assemblage de choses12 perçu comme porteur de signification par le sujet ; de la même façon que le sujet est l’unité vivante qui perçoit et constitue l’objet, en vue d’interagir avec lui. « Objet » et « sujet » sont définis par un même cercle de signification, c.à.d. par un mode de relation existant entre eux : une fois sorti de ce cercle, il n’existe plus ni objet ni sujet. Dans les réflexions qui suivent, les termes « chose » et « objet » auront donc toujours le sens ainsi défini. Aussi ne sera-t-il pas possible d’adhérer à la terminologie qui était, par exemple, celle de Scheler et qui portait à prendre l’objet pour la chose, à voir l’objet se constituer en s’éloignant de la pulsion (inconséquence terminologique qu’on retrouve aussi chez celui qui en avait pourtant développé la réfutation de fait : Uexküll). En s’éloignant de sa détermination par la pulsion, en surdéterminant, en enrichissant et en raffinant la pulsion, en constituant son « objet » en « chose », en « fait », en réalité concrète, le sujet de la pulsion se constitue lui-même en être vivant concret. Ou bien le concept d’ « objet » désigne le terme logique d’une synthèse pulsionnelle, le reflet objectif du sujet de la pulsion, ou bien il n’a pas de raison d’être, sauf à passer pour l’encombrant synonyme d’une foule d’autres vocables.

Dès lors qu’on accepte ces notions, élémentaires dans la logique instaurée par Uexküll, on est amené à constater que, ici aussi en opposition avec l’un des mythes théoriques les plus tenaces en Occident (celui qui se plaît à opposer la « faculté d’abstraction » humaine au « sens concret » de la vie animale)13, ce n’est pas l’être humain qui crée l’abstraction, mais bien la vie animale. La constitution de l’environnement en milieu est un acte d’abstraction par excellence, et n’est même que cela. L’animal abstrait (déduit) de l’environnement réel un certain nombre d’éléments qu’il compose, du fait même de vivre sa vie, en milieu, c.a.d. en un système, plus ou moins pauvre, de stimuli et de porteurs de signification : ce sera là « l’essentiel », le vital, ce à quoi se réduit la perception et, le cas échéant, la conscience (Uexküll écrit même, en pastichant Aristote, que « c’est seulement la liaison plus ou moins étroite du porteur de signification avec le sujet qui permet de séparer les caractères en dominants (essentia) et secondaires (accidentia) »)14. Chaque animal, pourrait-on ajouter, est à l’origine d’une conception de la vie et d’une conception du monde, que nous pourrions lire et étudier si l’animal était doué d’un langage articulé compréhensible par nous : sa vie n’est qu’une Weltanschauung. Elle abstrait des éléments qu’elle compose en un système 15 qui produit et soutient la réalité concrète du sujet. Considéré en sens inverse, on peut dire que chaque qualité d’une chose est en mesure de se constituer un sujet, à travers lequel elle va exister pour soi (ce qui, généralement, implique sa destruction). L’être vivant qui passe sous la branche où s’est nichée la tique n’intéresse pas du tout cette dernière : elle n’étudiera jamais le mouton ou l’homme dans leur réalité multiple, c.à.d. concrète. Elle se contentera de repérer que ce qui passe est velu et possède du sang chaud, et se laissera choir sur son objet. Sous l’arbre habité par la tique ne passent que des porteurs de poil et de sang chaud, c.à.d. des êtres abstraits (de la réalité concrète desquels elle fait abstraction). La vie prélève sur le monde ce qu’il lui faut pour exister, et l’animal se réduit lui-même à la somme des abstractions qu’il fait : l’objet détermine le sujet, mais il s’agit bien de l’objet, pas de la chose (l’objet étant la chose travaillée par le sujet, ajustée à sa mesure) : en d’autres termes, c’est le cercle fonctionnel qui s’autoconstitue en tant que relation, en constituant dans un même mouvement « sujet » et « objet ». La vie a commencé, nous dit-on de façon unanime, avec des êtres simples (monocellulaires, par exemple) : ce qui signifie, du point de vue abordé par Uexküll, que le sujet commence à exister comme le parasite le plus simple et le plus borné, comme le devenir vivant d’un mécanisme d’abstraction en particulier (l’aliment détermine son prédateur). L’évolution des espèces se présente comme la complexification de l’être vivant, qui va de pair avec celle de son (ses) objet(s). Le monde naturel n’est riche et complexe qu’en tant qu’engrenage de logiques abstraites, confrontées les unes aux autres, et forcées, par cette confrontation, à élargir le cadre de l’abstraction, à intégrer dans son cercle fonctionnel des éléments de plus en plus variés, en fonction des obstacles rencontrés. Le concret ne se présente que comme résultant d’une grande quantité d’abstractions, comme résultant de la contrainte d’abandonner l’abstraction comme limite structurelle16. Le mouvement énoncé par Hegel tendant à la formation du concret à partir de l’abstraction ne porte pas sur la pensée seulement, mais sur les rapports réels entre les êtres vivants, et donc sur leur constitution subjective. C’est par ce mouvement général d’abstraction que les êtres vivants s’interpénètrent et que « sujet » et « objet » en viennent à exister.
Si la mise en communication du vivant avec le vivant ne débouche que médiatement, et progressivement, sur la perception et la reconnaissance du concret (du vivant en tant que tel), elle est par là même le moment où la réalité naturelle commence à jeter les fondements d’une existence pour soi. Si l’existence pour soi est médiatisée et passe par la reconnaissance, la vie naturelle n’y accède, paradoxalement, que par la médiation de l’être qui s’est le plus distingué de l’abstraction naturelle, l’homme17. De cela, Anders donnera une formulation trop naïve en écrivant, aussi tard qu’en 1959 : « Etre interprété [gedeutet werden] et se donner une expression claire [sich deutlich machen], seul le vivant en est capable. Pour la bonne raison que seul le vivant s’exprime [sich äußert]. Seul ce qui s’exprime [Äußerungen] se laisse interpréter. […] Et la plupart veut être interprété, n’existe qu’en vue de cela. Le vivant s’exprime déjà pour la simple raison qu’il n’est pas autarcique, et ne peut exister qu’en communiquant [in Verständigung] avec d’autres êtres vivants, que A ne peut exister sans B et B sans A » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 420). Cette approche n’a pas grande originalité et reste en-deçà des implications de l’approche d’Uexküll. Si la signification et l’interprétation sont assurément indissociables de l’expression et de la communication inhérentes au vivant, indispensables à sa survie et, au-delà de sa survie particulière, à la manifestation du vivant comme rapport de la nature à soi, la communication naturelle se présente presque toujours à sens unique : d’un objet vers un sujet, mais cette action de l’objet sur le sujet, qui est fondamentale et logiquement antérieure au sujet, se borne à un être-là, à une disponibilité, à un en soi. Elle ne prend pas, ou presque jamais, la forme d’une action réciproque, où l’objet serait porté à créer son image, son reflet, sa confirmation, sa réflexion dans le sujet18 : cette communication là, la seule qui soit achevée, est réservée à la sphère de l’humain (à cet égard, l’humain apparaît indéniablement comme une promesse, même si elle n’est encore qu’esquissée), elle a besoin d’un sujet suffisamment complexe et évolué pour que l’objet puisse y produire son reflet actif, se rapprocher de sa réalité de chose sur un plan réflexif. La communication animale demeure abstraite. Ce n’est qu’avec l’homme que le rapport à soi de la nature devient, potentiellement, existence pour soi. L’histoire humaine peut, à certains égards, être conçue comme réalisation progressive (et résistible) de cette potentialité.
De même, le temps comme dimension universelle du réel ne peut apparaître que de façon limitée dans la vie animale, à propos du besoin. Anders, phénoménologue jusqu’au bout, a pu écrire : « Le temps n’existe que parce que nous sommes des êtres de besoin » (Antiquiertheit des Menschen II, p. 343). C’est là une idée récurrente chez Anders, que l’on retrouve comme fil conducteur dans ses critiques d’Heidegger (p. ex. dans Nihilisme et existence, in : Über Heidegger, p. 64), et aussi un exemple typique de sentence par laquelle Anders à la fois indique une bonne direction, et écourte abruptement le raisonnement (en le bornant, malgré lui, à une limitation philosophique classique). En effet, la perception du temps prend naissance dans celle du besoin (du manque), circonstance essentielle que la philosophie (notamment heideggérienne) néglige. Cela ne signifie nullement, pour autant, que la réalité du temps se réduise à celle du besoin. En effet, on peut dire à rebours que nous ne connaissons des besoins, plus profondément, que parce que nous existons dans le temps : nos besoins relèvent intrinsèquement d’un rapport au monde qui nous permet de persévérer dans notre être en durant à travers le temps. C’est la dimension du temps, le déploiement et en même temps l’usure du vivant dans le temps, qui détermine le besoin d’une reconstitution périodique. A la différence des objets inertes, le temps ne contient pas seulement le vivant de l’extérieur mais palpite et agit de l’intérieur du vivant. Au lieu de suivre le subjectivisme propre à la phénoménologie et de s’en contenter, il paraîtrait plus adéquat, et moins incomplet, d’écrire : « nous ne percevons le temps qu’à travers le besoin parce que le besoin est la marque concrète de notre existence dans le temps » : c’est à travers le besoin que nous retrouvons le temps qui était aussi à l’origine, alpha et oméga de l’ensemble. Bref, nous percevons le temps du fait du désordre que le temps crée en nous, nous percevons le temps par sa réalité subjective, le besoin c’est le temps19. Un peu plus loin (p. 353), Anders détaille le phénomène en ajoutant la dimension spatiale ; l’objet du besoin est absent sur un plan spatial. Nous savons qu’il existe, mais il est ailleurs. L’espace nous sépare de lui. Nous découvrons et percevons l’espace à travers l’objet manquant, à travers l’existence de son absence, à travers la forme positive de sa négation (en l’occurrence son éloignement). En revanche, l’action qui va nous permettre de combler notre besoin n’est pas séparée de nous par l’espace, elle est séparée de nous par le temps (nous allons chasser notre proie, nous ne la posséderons qu’une fois la chasse terminée : c’est une question de temps, puisque nous agissons, forcément, dans le temps). La situation de besoin (le manque) est donc la situation (l’état de l’organisme vivant) qui nous introduit aussi bien à l’espace qu’au temps20. Le moment du contentement (la satisfaction du besoin) semble abolir l’espace et le temps, puisque ces deux dimensions apparaissent comme coextensives à l’état de tension21. Mais cette analyse phénoménologique reste un leurre dans la mesure où elle oublie d’ajouter que l’état de tension, inhérent au manque, ne doit précisément son existence qu’au fait que le temps et l’espace nous séparent conjointement de la satisfaction du besoin, et que le temps se révèle le facteur dominant du fait d’engendrer en nous la reproduction du besoin (l’usure du vivant et son métabolisme permanent). Cette analyse confond la condition d’existence du besoin avec le produit de sa perception. Nous percevons, comme manquant, l’objet qui promet de mettre fin à cette perception. Nous nous sentons momentanément sous l’emprise du temps et voulons y mettre un terme : mais même si périodiquement ce retour à l’inconscience réussit, le temps demeure, et notre processus d’usure aussi. Si d’ailleurs l’objet du besoin semble être l’objet qui va être ingéré, sous une forme ou sous une autre, pour mettre fin à la tension, et donc à la perception, l’objet véritable du besoin est cette suppression de la perception, la suppression de la perception du temps et de l’espace (la reconstitution complète du cercle fonctionnel). Si par exemple la découverte et la consommation de l’objet laissent subsister la perception du temps ou de l’espace (menace qui survient ou s’intensifie avec l’existence humaine), la satisfaction ne sera que partielle : conjurer cette satisfaction frustrante sera tout le sens du vieux mythe du Liebestod, comme aussi celui de la mise à mort sacrificielle, comme aussi le fantasme d’une accumulation « totale ». Hormis ces formes de consommation de l’objet comme suppression du temps et de l’espace par la mort (ou par une complétude forcément illusoire), une satisfaction non partielle mais se reproduisant dans le temps et dans l’espace (se conciliant temps et espace en tant que dimensions maintenues et affirmées) représenterait effectivement, pour l’existence humaine, la réconciliation du vivant avec le monde : le vivant ne serait alors plus contraint de se limiter à une abstraction du monde pour connaître le plaisir, et donc de se réduire lui-même à une abstraction, il disposerait d’une géographie du plaisir dans laquelle chaque objet s’enchaînerait par contagion qualitative (c’est le sens profond des formes orgiaques ou délirantes, érotomaniaques ou poétiques, qui peinent à sortir du quantitatif). Alors, l’objet particulier ne rabattrait pas le désir, mais au contraire lui ouvrirait une suite indéfinie. Dans la vie animale, l’abstraction se borne à viser la destruction, notamment la destruction de la perception du temps, et l’approche phénoménologique du temps à partir du besoin et de l’oubli du temps à partir de la satisfaction du besoin, que l’on retrouve chez Anders, n’exprime pour finir que cette perspective animale. Seuls l’animal ou le dieu, êtres condamnés à l’abstraction, peuvent croire abolir le temps, tandis que la perspective qui maintient le temps est celle de l’homme, elle est la liberté et la servitude de cet animal qui tend au dépassement de l’abstraction.
Si partant de là, quelque chose devait définir l’être humain, ce serait assurément d’être l’animal le moins abstrait de tous, puisque celui qui est virtuellement concerné par tout ce qui existe, celui dont le milieu s’élargit à l’environnement, celui à qui tout peut parler. Cet élargissement ne se fait pas par une sorte de miracle de la conscience, mais selon une logique qui permet à l’être humain de produire non seulement son habitat, comme l’abeille, la fourmi, le castor ou certaines variétés d’oiseaux, mais tout ce qui entre dans sa vie, tout ce qui constitue son monde, sa réalité même22 En lui, l’abstraction qui caractérise le vivant en général devient pleinement active : elle finit par devenir elle-même concrète en produisant le monde de l’homme tout entier, qui précède l’individu et lui survit, et qui s’élargit sans cesse. A notre époque, nous avons abordé de la façon la plus inquiétante et la plus indéniable cet élargissement du milieu humain à l’environnement tout entier : le saccage de la planète révèle, de la plus mauvaise façon, à quel point l’homme est abstraction et négation en actes. La logique infinie de la médiation transforme tout l’environnement en milieu. C’est une situation inédite, au regard de l’histoire naturelle, que l’on découvre comme aboutissement du développement de ce que Scheler appelait, par rapport à la vie animale, la « tradition de comportement ». A la suite des éthologues, Scheler avait défini dans le comportement animal une zone intermédiaire entre le comportement individuel et la réalité instinctuelle propre à l’espèce, qu’il appelait la « tradition de comportement ». Contrairement à l’instinct, génétiquement programmé et demeurant le lieu d’inscription des cercles fonctionnels, s’ouvre ici une sphère ouverte à l’expérimentation et à la transmission de ses résultats (réflexes conditionnés). Dès l’apparition de la capacité de mémoire, conséquence immédiate de l’existence de l’arc réflexe (ou d’une séparation entre le système sensoriel et le système moteur), cette sphère « s’associe à l’imitation des actes et des mouvements, suscitée par l’expression des émotions et les signaux des congénères. « Imitation » et « copie » sont seulement des spécialisations de cette tendance à la répétition, qui s’applique d’abord aux comportements et aux vécus du sujet lui-même, et qui représente pour ainsi dire le primum movens de toute mémoire reproductive. C’est seulement par l’association de ces deux phénomènes que se constitue le fait si important de la « tradition » : celle-ci ajoute à l’hérédité biologique une dimension toute nouvelle de détermination du comportement animal par le passé de l’espèce ; mais d’autre part il faut la distinguer très nettement de tout souvenir conscient et spontané relatif à quelque chose de révolu (anamnesis) et de toute transmission fondée sur des signes, sources et documents. Tandis que ces dernières sortes de transmission ne sont propres qu’à l’homme, la « tradition » apparaît déjà dans les hordes, les bandes et autres formes de sociétés animales. Ici également le troupeau « apprend » ce que les pionniers montrent, et il peut le transmettre aux générations à venir. La tradition déjà rend possible un certain « progrès ». Cependant tout vrai développement humain repose essentiellement sur une élimination progressive de la tradition »23. A partir de ce genre de constatations, il était évidemment tentant de passer immédiatement à cette « élimination de la tradition » qui ressemblait à une liberté spécifiquement humaine : c.à.d. aussi à cette « indétermination » qui hantait Anders. Mais c’était aller beaucoup trop vite en besogne : car dans la sphère animale, la tradition comportementale demeure purement subjective, tandis qu’avec le monde humain, elle adopte une forme objective qui modifie en profondeur la situation. La fixation des « cercles de comportement et de signification » sous formes de structures sociales, matérielles autant que symboliques, organise en système objectif l’ensemble des abstractions et les fait exister d’une façon totalement distincte des individus. L’individu humain n’apparaît nullement comme indéterminé face à la détermination instinctuelle animale, mais ses déterminations existent indépendamment de lui, lui font face, tout en requérant de lui qu’il trouve en elles son être, sa « nature », son « identité ». Potentiellement, l’humanité s’est approprié ses déterminations, du fait de les produire ; sa « liberté » face aux déterminations naturelles est présente d’emblée, à l’origine même de son histoire, mais elle ne peut venir à elle-même et rejoindre son concept qu’une fois que sa « nature » ne lui est pas seulement extérieure, mais aussi soumise. La vie humaine devait donc être caractérisée non pas par l’indétermination, mais par un statut inédit de la détermination et par un rapport inédit à elle ; comme l’indiquait à sa façon la dernière phrase de la citation de Scheler, l’hypothèse d’une « liberté » ne pouvait se développer qu’à partir de ces déterminations, et de leur négation elle-même déterminée (la forme humaine de « tradition » ne progresse que par la capacité permanente de s’écarter de la tradition ; la société ne vit qu’en révolutionnant sans cesse ses bases, même si le rythme lent de cette transformation a été jusqu’à la faire oublier). Par conséquent, l’idée d’une « liberté » ou d’une « indétermination » de l’homme (synonymes pour Anders) ne découlait aucunement des prémisses dont il partait, et qu’il traitait avec négligence : bien au contraire, la négation déterminée n’a rien à voir avec une quelconque « liberté indéterminée ». Mais aux yeux d’Anders, et par suite de l’insuffisante prise en compte des prémisses naturalistes dont il disposait, celles-ci risquaient de ramener l’homme à une simple forme de vie animale ou, au contraire, et en réaction contre une telle déchéance, à le glorifier comme un deus ex machina24. En réaction contre ces deux résultats inacceptables, Anders préféra affubler l’animal humain d’une qualité qui serait à la fois une force et une faiblesse, d’un statut ontologique d’exception : l’indétermination, la non-adéquation au monde, en d’autres termes la « liberté ». Mais cette orientation, qui fut ensuite exploitée par Sartre et par l’existentialisme, privait Anders de toute pensée relative à la dimension spécifiquement humaine de la médiation, et de la mesure concrète du terrain d’où pourrait émerger une liberté concrète, méritant une telle qualification25.
Dans le cas de l’espèce humaine, la sphère de la « tradition de comportement » prend ainsi un relief tout particulier. Les mécanismes d’abstraction et d’appropriation, la transformation de l’environnement en milieu se coagulent et se solidifient sous forme de structure sociale, de mode de production, de mode de communication, d’une sphère, donc, qui existe indépendamment des individus et qu’on a pu, non sans raison, qualifier de « seconde nature ». A l’inverse du patrimoine génétique, dont on affirme qu’il ne connaît pas d’interaction avec l’environnement (sélection darwinienne des espèces), le monde humain, c.à.d. la structure de relations et de techniques sociales produit (détermine) la collectivité humaine autant qu’il est produit (fabriqué) par elle. Plusieurs logiques temporelles s’imbriquent : le déploiement dans le temps de la contradiction entre le patrimoine collectif (comme somme de savoir, de pouvoir, d’aspirations et de désirs, de techniques et de possibles divers) et l’accès des sujets individuels à ce patrimoine, qui est aussi leur « cité » (ce qui équivaut au degré de développement des individus) ; l’évolution de l’appropriation du monde sur la base des obstacles et des occasions rencontrés (feedback de l’environnement), et la façon d’en tenir compte ; et, enfin, la nécessité irrépressible d’une mise en adéquation entre les forces, les modes et les rapports de production (dialectique interne au système visant à assurer sa cohérence et sa pérennité). La première contradiction correspond grossièrement à une sphère qu’on peut qualifier de politique, la seconde à ce que l’on classe comme technique et la troisième comme ce qu’on décrit comme social. Mais ces termes, compte tenu du caractère partisan et usé de leur emploi, ne rendent que très imparfaitement compte de leur vérité générale : ils imposent bien plutôt une identité figée et supposée immuable des limites qu’une époque impose à chacune d’entre elles, et qu’elle entend perpétuer (au point qu’il est souvent préférable pour la critique de recourir à une périphrase ou à une description concrète qu’à l’usage de ces « concepts » stérilisants). Le capitalisme se caractérise par exemple par la formation d’une sphère dominante qualifiée d’économique, qui résulte d’un blocage délibéré du processus social (maintien du capital, de la marchandise et du travail malgré un degré de développement technique qui a déjà rendu ces formes obsolètes et même dangereuses) en même temps qu’un blocage équivalent dans l’évolution politique (confiscation des capacités et des facultés collectives et individuelles d’accéder à une compréhension d’ensemble et à une domination concertée et rationnelle des choix à faire à chaque instant) et dans la mise en œuvre des techniques (abstraction des réponses de l’environnement, et retour involontaire – et désastreux – à une logique de « sélection naturelle » mettant en danger la préservation de l’espèce). Les trois dynamiques n’existent jamais de façon indépendante l’une de l’autre, et forment une seule et même ligne d’évolution. Si une formation sociale existante a tendance à se perpétuer telle quelle, et à figer chacun des trois termes, cela est encore plus vrai des modes d’interaction entre les trois. A notre époque, la première sphère est devenue quasiment invisible, tant l’économie comme fusion mystificatrice entre le social et le technique impose cette élimination (un accès massif des individus aux savoirs et aux pouvoirs serait totalement incompatible avec le maintien de l’infantilisante « civilisation marchande »). Ainsi, si l’on peut dire que dans le monde animal, l’individu est sacrifié à l’espèce, il suffit de constater que la vie de l’espèce et celle de l’individu coïncident (à l’exception de certaines situations limites) pour conclure que l’individu y est finalement « sacrifié » à l’individu. Dans la société humaine telle que nous la connaissons, tout a changé puisque les individus dans leur intégralité sont différents de la société, et sont collectivement instrumentalisés par cette dernière, qui elle-même ne bénéficie qu’à quelques-uns d’entre ces individus. La généralité vivante n’est plus identique avec le mode d’existence réel. L’être collectif s’est scindé. La réalité humaine est partie du côté de la société, et s’oppose aux individus vivants. La prise collective sur le monde physique est plus grande que jamais, mais elle n’est celle de personne puisqu’elle est aussi, indissociablement, prise sur l’ensemble des individus. Sous la forme de la marchandise, les sujets individuels ne reçoivent que le prix, invariablement dérisoire, de leur privation, et de leur acceptation de cette privation : tout doit continuer sans eux, contre eux, et, s’il le faut, jusqu’à l’élimination définitive des protagonistes, pour que cette situation perdure.
Quant à la dialectique entre forces, modes et rapports de production, on peut en dire que les forces de production26 sont la mesure exacte du degré d’appropriation du monde, et donc du degré de développement de l’espèce constituée en société. Les rapports de production, eux, sont l’expression concrète de la façon dont cette appropriation du monde s’offre ou se refuse à l’ensemble des individus. La séparation de l’individu avec l’espèce est la résultante exacte de la façon dont l’appropriation du monde se refuse à l’espèce, son baromètre le plus fidèle. Tout ce qui se passe derrière le dos des individus traduit l’insuffisance de leur développement, le caractère figé et « fatidique » de cette insuffisance. Quand les cercles fonctionnels ne portent plus sur une chose naturelle transformée en objet, mais sur la sphère de la médiation elle-même, en tant que système de production et de transformation des objets, la pauvreté de l’individu ne se laisse plus définir, comme chez l’animal, par la pauvreté de ses rapports fonctionnels à la chose mais par la pauvreté de ses rapports à ses médiations, à ses semblables, et, pour finir, à soi-même. Les travers, désormais lourdement constatables, des rapports à la « chose » et au « donné » naturels découlent de ceux qui grèvent les rapports sociaux proprement dits : c’est le reflux nauséabond de la misère sociale sur la nature, la contamination généralisée par la logique de la dépossession.

Si donc Anders avait prolongé dans le sens de ce qui précède l’approche faite par Uexküll, il aurait été contraint de se poser la question de savoir comment situer l’abstraction qui caractérise la société (c.à.d. le monde de l’homme) par rapport à ce que l’on peut difficilement s’abstenir de qualifier d’abstraction naturelle. On aurait par là débouché sur la façon pratique dont l’homme se dissocie de l’animal (et dont il se rend possible, ou impossible, lui-même). Car dans le cas de l’individu humain, ce n’est pas dans le monde naturel qu’il puise selon ses impulsions pour donner satisfaction à ses besoins, comme on l’imagine dans l’hypothèse rabâchée de l’homme « primitif », c’est plutôt son mode de vie, socialement défini, qui produit (ou symboliquement ou pratiquement) l’objet qui fera de lui un « sujet », et qui, pour ce faire, puise dans la généreuse, mais non illimitée réserve des biens de la nature. Loin d’accéder à une sorte de liberté dont l’animal serait privé, l’individu cède son statut de « sujet » à un assemblage social qui le guide pas à pas, qui se comporte en véritable sujet, plus ou moins efficacement caché, du processus. La première différence, qui saute aux yeux, tient au fait que la relation de l’animal au monde (naturel) n’existe pas sous une autre forme que sous celle de ses propres organes biologiques. Le foie, l’estomac, la dentition, l’œil, l’ouïe – il n’existe pas un seul organe qui ne révèle de quelle façon cet animal va vivre, peut vivre, doit vivre. Jusque là, aucune différence avec l’animal humain. Mais, tant qu’il s’agit de l’animal, la liste s’arrête là. Une fois qu’on a recensé sa morphologie, ses organes, son anatomie, on sait tout de lui, et il n’y a plus rien d’autre à inventorier : cette liste est la liste des formes matérielles de son rapport au monde naturel, le versant subjectif de ses cercles de signification et de son milieu. S’agissant de l’animal humain, la liste ne fait en revanche que commencer quand elle a énuméré les organes : il faut ajouter la totalité des objets matériels et des rapports sociaux existants pour combler l’énoncé des formes matérielles des rapports au monde (la liste des médiations). La médiation s’est étendue au point d’absorber sujet et objet : elle s’est substituée aux cercles de signification et a réalisé leur tendance à accoupler de façon apparemment indissoluble sujet et objet. Comme on dit depuis bien longtemps : l’aliénation sociale a remplacé la servitude naturelle. Un inventaire de ces médiations établit immédiatement qu’il ne s’agit que dans une proportion sans cesse réduite de cas d’un rapport au monde naturel, et qu’un nombre croissant de ces médiations ne relève plus seulement du moyen mais représente plutôt un objectif : la nature n’intervient plus qu’en fournisseur passif en matière première et en énergie de ce système autocentré. Cette logique « fétichiste », qu’Anders relèvera et commentera de façon abondante dans les années cinquante (« le moyen devient le but du but »), ne se caractérise pas simplement par une rupture « monstrueuse » ou « déviante » avec la nature, comme le croient certains nostalgiques d’un retour à une nature fantasmée, mais maintient au contraire l’état de limitation animal (l’animal comme condamné à son mode d’abstraction), sous une forme désormais aliénée : comme limitation autoproduite. L’animal qui aurait envie de connaître le monde plus qu’il ne le fait ne peut évidemment pas se rebeller contre ses organes, qui sont ses limites. Mais l’homme non seulement peut, mais doit se rebeller contre ses organes extérieurs (pour reprendre une expression du jeune Marx) dès que ceux-ci, qu’il passe son temps à produire, à entretenir et à développer, échappent à sa volonté. La sphère de la médiation persévère dans son être, et se soustrait au destin habituel des métabolismes naturels où tout, pour exister, doit aussi disparaître. C’est en créant un monde de médiations solidifiées que l’homme se retrouve face à un monde persistant d’objets et de symboles, initialement tissés dans la substance naturelle du monde, qui reflètent, matérialisent et illustrent ses propres tendances : mais alors, le gigantesque cercle fonctionnel social a défini et imposé ces tendances, et c’est à ce prix que le monde ne lui parle plus que de « lui-même ».
Anders avait cru dépasser le point de vue philosophique par le recours à la vie animale, par exemple en reprochant à Heidegger d’avoir oublié la faim derrière le souci27, critique « matérialiste » qui reste sur le plan du pragmatisme bourgeois élémentaire. S’il ne fait aucun doute que le grand guignol conceptuel d’Heidegger restait à la merci d’une critique aussi simple, il n’en demeure pas moins que le point de vue exprimé par Anders manque lui aussi son objet, qui n’est pas l’animalité comme nature, mais l’histoire humaine et sa production comme prolongement et négation, à la fois, de l’histoire naturelle28.
Le texte qui en a donné le meilleur aperçu, les Manuscrits de 1844 de Marx, ne fut publié qu’en 1932, c.à.d. entre la conférence tenue par Anders à la Kantgesellschaft en 1930 et la publication d’une traduction française de cette conférence en 1934. Anders, peu porté à lire Marx à cette époque (mais l’a-t-il réellement lu par la suite ?), n’avait évidemment pas connaissance de ce texte, dans lequel on trouve le passage suivant : « Un être [Wesen] qui n’a pas sa nature en-dehors de lui n’est pas un être naturel, ne participe pas à l’être [Wesen] de la nature. Un être qui n’a pas d’objet [Gegenstand] en-dehors de lui n’est pas un être objectif [gegenständlich]. Un être qui n’est pas lui-même objet pour un être tiers n’a pas d’être pour objet, c.à.d. ne se comporte pas de façon objective [gegenständlich], son être n’est pas objectif. Mais un être sans objectivité est un non-être, un monstre [Unwesen]. […]Dès que je possède un objet, celui-ci me possède en retour comme son objet. Au contraire, un être dépourvu de rapport à l’objet est un être irréel, privé de sensorialité, seulement pensé et imaginé, une créature de l’abstraction. Etre doué de sens, c.à.d. être réel, signifie être objet des sens, objet sensible, donc avoir des objets sensibles en-dehors de soi, des objets relevant de sa sensorialité. Etre doté de sensorialité, c’est connaître la souffrance [leidend]. L’homme en tant qu’être objectif [gegenständlich] et doté de sens est donc un être qui souffre et, parce que capable de ressentir sa souffrance [sein Leiden], un être passionné [leidenschaftliches]. La passion [en français dans le texte] est la force essentielle de l’homme tendant énergiquement vers son objet. Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est un être naturel humain ; c.à.d. un être existant pour lui-même, donc un être générique, qui doit se confirmer et s’activer en tant qu’être générique aussi bien dans son être que dans son savoir. Les objets humains ne sont donc pas les objets de nature, tels qu’il se présentent de façon immédiate, de même que la sensorialité humaine, telle qu’elle est dans l’immédiateté, objectivement, n’est pas la sensorialité humaine, l’objectivité humaine. Ni la nature objective ni la nature subjective n’existent d’une façon immédiatement adéquate à l’être humain. Et de même que tout ce qui est naturel doit d’abord venir à exister, l’homme possède son acte de naissance, l’histoire, qui est pour lui un acte de naissance connu et donc capable de se dépasser en tant que tel. L’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme. »29. Ces dernières lignes indiquent on ne peut plus clairement que si la nature de l’homme n’existe pas « de façon immédiatement adéquate », c’est qu’elle est sa propre création dans et par l’histoire. La nature humaine n’est pas une donnée instinctuelle préétablie, pas plus qu’un grand vide en quête d’un remplissage aléatoire, mais un résultat qui coïncide avec son procès, une négation déterminée de sa propre insuffisance, un mouvement s’éloignant de l’abstraction et de la pauvreté et dirigé vers la création du concret comme richesse en déterminations. La liberté n’est pas l’absence de détermination mais la profusion de déterminations. Le caractère aliéné des déterminations existantes a produit leur discrédit (un peu comme le travail peut discréditer l’activité), et, de ce fait, la conscience critique en arrive à oublier que le degré d’ouverture au monde est en même temps, nécessairement, accumulation de déterminations, à condition d’en conserver la maîtrise (ne serait-ce que pour empêcher l’une d’entre elles d’étouffer les autres). La pensée moderne à évidemment horreur de ce genre d’idée puisqu’elle ne connaît que le contraire : immédiateté, et absence de maîtrise. Cette non-pensée peut à la rigueur s’accommoder de l’idée faisandée des « racines », en espérant bénéficier de conditions favorables à la reconstitution instantanée, dans un micro-ondes de l’esprit, d’un concentré de bonheur atavique ; mais elle recule devant l’idée d’un procès en cours, la confond avec la production d’un happy end à la fin des temps et qualifie de théologie cachée tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’idée d’une progression : on peut invoquer comme circonstance atténuante pour un tel aveuglement ce à quoi ont ressemblé les « progrès » vendus par la marchandise depuis un siècle, mais les circonstances atténuantes d’une erreur ne remplacent pas la vérité.
Dans une forme aliénée de société, comme dans la vie animale, c’est le cercle de signification qui dicte sa loi, et non pas un « sujet » qui dominerait un « objet ». De même que dans le monde animal, le mangeur apparaît comme une prolifération réflexive de la substance mangée, une forme aliénée de société réduit ses prétendus « sujets » aux porteurs passifs des rites dominants, à l’émanation transitoire, dénuée de volonté, du système d’échange en place. « Comme il n’y a pas de sensation sans impulsion et sans commencement d’action motrice, il est nécessaire qu’il n’y ait pas de système de sensations là où manque le système moteur (capture active de la proie, choix sexuel spontané) » écrivait Scheler dans une perspective naturaliste (Situation de l’homme dans le monde, p. 27). Mais ce principe de concordance entre la formation des organes de perception et l’activité motrice, universellement admis30, signifie aussi que la sensorialité accompagne l’activité pratique du sujet et se limite à elle, et avec le passage de la vie animale à l’homme, elle se concentre sur la sphère de la médiation, et se constitue comme immédiatement sociale. C’est en cela que le processus d’hominisation demeure inachevé, inachèvement dont les fondements, le mouvement et les produits demeuraient intégralement absents des publications d’Anders en 1934 et 1937. L’existence et l’importance de la médiation lui apparaîtront par la suite, mais sans aucun lien avec ce qui précède, comme venues d’ailleurs.

 

— A suivre —

 

Nous nous sommes toujours servi des textes originaux, en allemand. Il convient néanmoins de rappeler au lecteur français les traductions françaises disponibles relativement aux textes cités :

Günther ANDERS, 
L’obsolescence de l’homme,
 Ivrea / EdN
 2002

Günther ANDERS,
 A propos de la pseudo-concrétude de la philosophie d’Heidegger, Sens & Tonka 
2002

 


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Une interprétation de l’a posteriori

par Günther ANDERS

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[L’article suivant avait été publié en 1934 par Günther Anders sous son véritable nom, Günther Stern, dans la revue Recherches philosophiques, fondée par A. Koyré, H.-Ch. Puech et A. Spaier, chez Boivin & Cie, Editeurs, rue Palatine, Paris VI°, volume IV, p. 65 à 80. La traduction française est d’Emmanuel Lévinas. Il s’agissait, comme l’indiquait l’éditeur français, de la « première moitié d’une conférence faite dans la « Kantgesellschaft », Francfort-sur-Main, en 1930 ». Nous nous sommes contentés de corriger quelques rares fautes d’orthographe. Les notes sont de l’auteur, hormis celles placées entre crochets et indiquées comme note des Amis de Némésis. Nous avons enfin traduit en français, dans le corps du texte et entre crochets, lors de leur première occurrence respective, les termes grecs utilisés par Anders, ce qui facilitera la lecture pour le non helléniste. Ces traductions n’engagent évidemment que nous. Hélas, les caractères grecs dont nous disposons ne nous ont pas permis la restitution adéquate de tous les accents et esprits. Le lecteur, qui devra y suppléer, voudra bien nous en excuser. Nous y remédierons dès que possible.]

Nous voulons partir de la situation spécifique de l’homme dans le monde pour comprendre le fait qu’il peut y avoir en général expérience pour lui. L’expérience est l’indice de cette situation spécifique ainsi que de l’intimité entre l’homme et le monde, dans la mesure même où elle exprime la communication entre eux.
Elle est, d’après Kant, une connaissance a posteriori, ce qui, du point de vue anthropologique, veut dire une connaissance après coup : l’homme est installé dans le monde de manière à l’atteindre après coup. Il « vient au monde » ; c’est qu’initialement il en est exclu. Il n’y est pas intégré et équilibré, il n’est pas taillé pour le monde. Aussi ne peut-il pas en avoir d’avance une notion matérielle. Il doit rattraper le monde qui, d’ores et déjà, a une avance sur lui.
Nous allons d’abord éclairer cette postériorité du monde, cette insuffisance d’intégration et cette extranéité de l’homme au monde en confrontant l’existence humaine avec l’existence animale, que nous n’allons, d’ailleurs, déterminer que grosso modo et rapidement.
L’on considère d’habitude l’animal comme un être instinctif qui, relativement indépendant de l’expérience et de la mémoire, est familier avec le monde où il est installé et qui, sans recourir à l’apprentissage, sait s’y comporter. Le sphex trouve sans le chercher le centre nerveux de la proie qu’il paralyse, de même que l’oiseau migrateur trouve le sud. Le monde est donné d’avance à l’animal comme le sein au nourrisson, comme l’existence d’un sexe à l’autre. C’est un monde qui n’a pas besoin d’être appris. C’est une matière donnée a priori. Cette matière anticipée est la condition de l’existence animale ; plus qu’une conditio sine qua non, elle en est comme le con-ditum, la dot de l’animal. L’animal ne vient pas au monde, son monde vient avec lui. Le principe qui régit cette « matière a priori » est aussi simple que frappant : la demande de l’animal et l’offre du monde coïncident. L’intégration spécifique de l’animal au monde pourrait être désignée par le terme « d’adéquation au besoin ». L’animal ne demande pas plus que le monde ne saurait en principe lui donner, même si la chose demandée n’est pas toujours à sa disposition. Son être est garant de l’existence de sa matière a priori comme le poumon garantit l’existence de l’air, la bouche celle de la nourriture, et la nageoire celle de l’eau.
Cette matière a priori est certes propre aussi à l’homme, à l’enfant surtout : le monde déterminé par l’homme est également garanti comme existant. Mais le fait de l’ « a priori matériel » ne détermine ni n’épuise la situation spécifique de l’homme dans le monde. La « matière a priori » de l’homme n’est précisément pas son monde propre, et n’est pas de nature à combler graduellement l’abîme qui sépare l’homme de l’animal.
Mais la matière a priori de l’animal joue en même temps le rôle de barrage. Car l’animal n’atteint et ne trouve que ce dont il porte en lui le message. Ses perceptions ne vont pas au delà du contenu déjà anticipé. La force des liens qui le rattachent à un monde déterminé, traduite dans la prescience pré-expérimentale qu’il en a, l’empêche de briser librement ses liens. A proprement parler l’animal n’apprend rien de véritablement nouveau. Il est pris dans le réseau des liens qui le rattachent au monde, il est esclave de ses anticipations. Tout ce qui leur reste extérieur échappe totalement à sa prise (comme le prouvent incontestablement les expériences de psychologie animale) ou le choque comme la surprise d’une matière réfractaire à l’élaboration, et qui ne constitue précisément pas son monde. Il ne saurait l’englober à son devenir ni, partant, en avoir souvenir. Ou encore, étrangères à ses anticipations, ces données sont « étranges » et décrivent une situation intermédiaire : l’animal est sollicité par un voisinage tout proche mais indéterminé, senti mais sans qualité, ni perçu ni incorporé à son monde familier : c’est sa ruine.
L’animal, certes, perçoit, lui aussi. Mais que signifie la perception quand elle n’est pas une expérience de l’inédit ? La matière donnée a priori présente ce défaut fondamental de rester indifférente à l’égard de sa réalisation actuelle. La totalité multiple de l’anticipé reste en quelque sorte toujours virtuelle. Certes l’anticipation prévoit les contenus susceptibles de devenir actuels. Mais elle ne décide rien sur le fait si tel ou tel élément est actuel hic et nunc. Il lui faut pour cela communiquer avec le monde qui se déplace continuellement, se mettre au pas de sa progression, avoir une expérience qui demeure « au courant ». Si l’expérience animale (par opposition à l’expérience humaine) ne fournit pas d’acquisitions nouvelles, elle n’est pas, non plus, copie pure et simple du monde a priori. C’est une liste où s’inscrit à chaque instant ce qui de l’ensemble anticipé devient présent. Puis cette perception n’est nullement perception d’un objet. Le contenu perçu n’est pas un objet distinct qui se réalise selon le schéma husserlien en comblant l’attente d’une représentation anticipée, ou intention. Le manque qui se trouve ici comblé, c’est celui du besoin, état de l’être tout entier qui dans la perception est coextensif au monde. Celui qui retourne à l’air après en avoir été privé ne le perçoit pas, ne superpose pas l’air à une représentation qu’il en aurait eue précédemment. Il est « assouvi », c’est-à-dire possède ce qu’il doit posséder et ce pour quoi il est fait. De même le contenu perçu joue pour l’animal le rôle de « l’assouvissement ».
Si l’on considère ces caractères généraux de l’a priori matériel comme expression de la matière spécifique dont l’animal est installé dans le monde, il faudra conclure que l’être instinctif est lié au monde d’une manière ferme. C’est lui-même qui est implanté dans le monde, pour prendre le mot instinct dans son sens étymologique. Ce ne sont pas les idées qui sont implantées en lui (que ce soit d’une manière incompréhensible ou sous forme d’une vieille expérience mécanisée, comme le veut Darwin). L’animal est en quelque sorte l’expression d’un certain coefficient d’intégration. Il ne faut pas partir d’un animal existant en dehors de tout rapport au monde et qui, après coup, prendrait à l’égard du monde telle ou telle attitude. Bien au contraire : un être est animal, en tant qu’il réalise dans un degré déterminé une intimité avec le tout auquel il appartient, non sans manifester en même temps par ses mouvements et le fait de son individualité une certaine liberté à l’égard du monde. Cette liberté, comparée à l’existence de la plante qui reste là où elle est enracinée, est incontestable. Mais nous n’avons pas à insister sur cette liberté. Du point de vue de la liberté humaine l’animal ne peut nous intéresser ici que par son intégration spécifique. Il faut partir de là, c’est-à-dire préciser la proportion dans laquelle un être est coextensif au monde et dans laquelle il est soi-même, pour pouvoir les déterminer comme animal ou comme homme. Chaque différence spécifique que l’on prend d’habitude pour un absolu ne saurait être interprétée que comme « index de situation », comme index de la proportion dans laquelle un être est soi-même, ou coextensif au monde, de la mesure dans laquelle il est libre, ou intégré. Le concept schellingien de la « puissance » (« Potenz ») justifie ce point de départ, puisque cette expression, dans son sens spéculatif, indique une différence ontologique, celle par exemple qui sépare le conditionné et l’inconditionné, la dépendance et l’indépendance, l’obscurité et la lumière.
A l’être possédant un a priori matériel et intégré au monde dans l’adéquation au besoin, s’oppose l’homme. Privé de matière a priori, tributaire des réalités qu’il n’est pas et qu’il lui faut réaliser au préalable, il est si étranger, si mal ajusté au monde, si détaché de lui, qu’il se pose la question étrange de la réalité du monde extérieur.
Le problème du monde extérieur, qui consiste habituellement à se demander si et comment l’homme arrive à l’expérience d’une réalité extérieure, est certainement mal posé. Certes Heidegger a montré que la vie est en général le fait « d’être d’ores et déjà installé dans le monde » (Je-schon-in-der-Welt-sein). Toutefois, il ne faut voir dans cette thèse qu’un point de départ de sa doctrine. Ses publications sur le néant la dépassent de beaucoup. Mais si l’on y voyait, comme il arrive très souvent une thèse définitive, il faudrait la combattre. Elle passerait, en effet, purement et simplement à côté du fait inquiétant de cette séculaire position du problème du monde extérieur. Elle ne cherche pas, en quelque sorte, la condition anthropologique de la question sur la réalité du monde extérieur. L’éventualité – qui donne naissance à ce problème – de ne jamais atteindre ce monde, imaginaire peut-être, est elle-même l’indice d’une situation existentielle, du fait que l’homme n’est pas dans le monde tout naturellement, qu’il y est étranger, qu’il en est détaché et libre. Indice à prendre au sérieux. Si la vie humaine consistait, en effet, à être tout naturellement installée dans le monde, la question de la réalité du monde extérieur – qui n’est pas un problème inventé, mais une véritable panique philosophique – ne saurait jamais inquiéter l’esprit humain. Des problèmes ne peuvent être ni inventés, ni réfutés. Ils témoignent toujours d’un mode d’être humain. Ils sont donc des éléments de preuve qu’on ne doit pas négliger, bien qu’il faille en user avec prudence.
Ni l’un ni l’autre point de départ ne sont donc acceptables : on ne saurait poser d’abord l’homme pour lui-même et ensuite le monde à titre de possibilité sui generis et faire d’avance de l’expérience du monde une μετάβασις είς άλλο γένος [passage d’un genre à un autre]. Mais il est tout aussi inadmissible de poser le fait « d’y avoir d’ores et déjà été » comme une proposition fondamentale sur l’homme ou la vie humaine. L’animal, lui aussi, vit d’ores et déjà dans le monde. Ce n’est que pour lui que la proposition « dans » a tout son sens. Le fait d’  « être dans le monde » est une détermination trop formelle et trop insuffisante, tout comme « le fait de ne pas y être », impliqué dans l’expression « monde extérieur ». Il s’agit d’échapper à cette alternative, de réunir en une seule catégorie la distance et l’intériorité, le dehors et le dedans, de comprendre la distance en tant que distance qui, dans le monde, sépare l’homme et le monde, et l’inhérence en tant qu’inhérence distancée. C’est encore Schelling qui dans ses recherches sur la dialectique du conditionné-inconditionnel a rendu possible, et a même fourni une telle synthèse catégoriale. Pour qu’il y ait existence conditionnée, il faut, d’après Schelling, que cette existence soit un soi-même ; autrement, la condition et le conditionné fusionneraient ; il faut donc que sur un certain plan elle soit inconditionnée. De même ici : pour que quelque chose puisse être intégré au monde, il faut qu’il le soit en tant que « soi-même » ; il lui faut un relief propre, il ne doit pas se dissoudre dans cette intégration. Aussi l’homme qui, d’une part, est bien dans le monde et en constitue même une partie , en ressort, d’autre part, d’une manière spécifique ; il ne doit le connaître qu’après coup ; il doit au préalable l’invoquer par le logos ; il n’anticipe pas sur sa matière, il en méprise l’effectivité, qui n’est que contingence, fait brut, empirisme, règne du particulier. Il dépasse par l’invention le monde qui vient et s’offre à lui. En tant que réalisateur, il est si indépendant de sa réalité, si libre à son égard, que la détermination d’ « être d’ores et déjà dedans » n’est même plus suffisante à titre de caractéristique formelle. Le problème de la liberté, voilà le motif fondamental et inexprimé, mais qui résonne derrière le problème dit du monde extérieur.
Que signifie cette liberté ? Rien de transcendantal au premier abord ; rien de moral. Et elle ne prendra pas cette signification au cours de cet exposé. Elle exprime le fait de l’individuation ou plutôt de la « dividuation » ; le fait qu’un être déterminé (l’homme) possède son être d’une manière relativement autonome et bien spéciale détaché de l’être comme Tout.
Liberté toujours relative dans la mesure où elle traduit la négation d’un certain coefficient d’intégration. Mais nous engageons par là aussi l’être comme Tout, car nous lui attribuons le pouvoir de s’aliéner soi-même par différenciation et « dividuation », par division en êtres et individus déterminés. La maturité et l’indépendance de ses produits réussis sont la rançon de sa force de production. Nous n’allons pas dépasser au cours de ces développements cette notion de liberté, ni ne toucherons à la liberté comme libre arbitre ou autonomie. Non pas que ce soient là les formes dérivées de la liberté, elles sont, au contraire, ses formes les plus aiguës. Mais l’étude exclusive de la liberté sous la forme aiguë qu’elle présente dans telle ou telle éthique (dans le néo-kantisme, etc.), a rétréci ce problème en sacrifiant le rôle propre qu’il est appelé à jouer dans la philosophie générale.
Dans la crainte de se rendre coupable d’une μετάβασις εις άλλο γένος (μετάβασις dans le domaine de la non-liberté) on ne s’est pas aperçu qu’on participait implicitement à l’άλλο γένος ; car interdire méthodiquement de franchir les limites d’un domaine donné, assurer qu’un domaine particulier peut être traité d’une manière indépendante, c’est affirmer en même temps qu’en fait, il est indépendant et isolé. Toute division en domaines, fût-elle méthodique – suppose une métaphysique négative ; métaphysique qui, malgré son programme, étant involontaire, n’est pas critique.
Nous nous refusons donc dès le début de rétrécir ainsi les horizons de la théorie de la liberté. La fonction métaphysique et prédominante de la liberté ne saurait se révéler que si on éloigne ce concept de la région où on le situe habituellement. Ici nous nous sentons encore une fois tributaires de Schelling et surtout de sa polémique contre Fichte. La notion de liberté a un sens double. Elle signifie d’abord quelque chose pour celui qui est libre ; elle est une possibilité déterminée d’être. Elle énonce, d’autre part, quelque chose sur la réalité, dont l’être libre est affranchi. Elle énonce quelque chose sur l’être total, puisqu’un être déterminé se détache de lui, n’est plus soumis à sa juridiction et dispose d’un champ de vie propre. Le point de départ du problème de la liberté est dans le fait que l’homme, étranger au monde, est détaché de lui, et livré à soi-même. La liberté n’est initialement ni une décision ni une autonomie morale.
Si l’on pose l’homme comme un être livré souverainement à soi-même, détaché et indépendant du monde, on ne saurait cependant interpréter l’expérience à laquelle nous revenons maintenant, comme un caractère purement secondaire et comme une action de sauvetage entreprise après coup. Il est interdit de déduire l’expérience de la liberté, car le critère nous manque pour déterminer le premier terme de la déduction. Qu’est-ce qui justifie ici le prius ou le posterius ? Admettre que la communication avec le monde doive contrebalancer la distance qui nous en sépare n’est qu’un préjugé. Il n’est pas impossible de s’imaginer un déséquilibre foncier de l’homme, un état où ses compensations ne seraient pas à la mesure de ses lacunes. Toutefois la communication spécifique représentée par l’expérience doit dès le début être mise sur le compte du fait humain d’être dans le monde et d’être libre à son égard et inversement. Les deux arguments, d’ordre également pragmatique, seraient valables, l’un et l’autre : il faut une expérience, car l’homme est séparé du monde ; la séparation est supportable puisque l’homme a une expérience. Ces deux arguments sont spécieux. L’a posteriori est un caractère a priori de l’homme ; l’élément de postériorité inhérent aux expériences a posteriori est inclus a priori dans l’essence de l’homme. De par son être l’homme peut avoir et aura au cours de sa vie des rapports avec le monde, tous marqués du coin de l’a posteriori. Il les « aura » – le futur ne doit pas prêter à malentendus, pourvu que l’on conçoive d’avance l’homme comme un être essentiellement temporel et possédant un avenir. Cet avenir, en tant que tel, appartient a priori à l’homme malgré l’indétermination des événements qui viendront le remplir. L’homme ne s’attend donc pas aux matériaux déterminés à l’égard desquels il est libre, mais il pressent la rencontre de l’inconnu. Ses pouvoirs a priori sont purement formels, mais c’est précisément le type d’a priori qui caractérise un être voué à une connaissance essentiellement a posteriori.
Puisque l’on ne saurait attribuer la priorité ni à la distance (liberté) ni à la communication (expérience), il faut, pour déterminer le coefficient spécifique de l’intégration de l’homme au monde à la fois distant et intégré, révéler leur simultanéité, montrer que la distance à l’égard du monde est incluse dans la communication même avec celui-ci.
Exemple : le « face-à-face » du sujet et de l’objet, l’existence d’un objet en tant que réalité jetée devant le sujet, sont habituellement posés comme faits fondamentaux de la théorie de la connaissance . Mais ces caractères sont plus qu’un index de la théorie de la connaissance, ils expriment la position de la connaissance, c’est-à-dire la position de l’homme tout entier, la simultanéité de l’inhérence et de l’écart, la liberté de l’homme dans ce monde à l’égard de ce monde. La connaissance n’est qu’une action entre d’autres qui témoignent de cette position générale. Tandis que l’animal est ballotté entre deux extrêmes – ou aucune distance ne le sépare de sa « matière a priori » ; ou absolue et infranchissable elle se creuse entre lui et une matière venue d’un au-delà étrange et imprévu – l’homme échappe à cette alternative : il y a pour lui des objets donnés à distance. C’est pourquoi l’expérience visuelle est le modèle même de l’expérience humaine : la vision est le sens de la distance κατ’ έξοχήν [par excellence]. C’est lui qui, dans le champ de l’extériorité, fixe et localise le vis-à-vis. Le vu est là, le voyant ici. L’odeur n’est jamais là-bas, il y a odeur là où je la sens. La distance n’est pas réalisée. L’expérience devient impersonnelle : situation où la polarisation du sujet et de l’objet se neutralise (« cela sent… »).
Dans la mesure où l’expérience s’applique à tout et vagabonde, capable de découverte et de curiosité, elle s’affirme comme libre, comme sans attaches avec une matière déterminée a priori qui barrerait le chemin des autres. D’après la définition négative de la connaissance a posteriori formulée par Kant, celle-ci nous apprend « que la nature de ceci est telle ou telle, mais non pas qu’il ne saurait en être autrement ». Cette définition acquiert ici un sens positif : tant que l’homme installé dans le monde y garde son indépendance pour envisager avec indifférence un revirement possible de ce monde, il l’atteint selon le mode de la connaissance a posteriori, c’est-à-dire, il peut en avoir une expérience. C’est précisément la généralité du monde de l’expérience possible et l’étendue des communications qu’il fournit après coup, qui prouvent l’indifférence qu’il inspire à l’homme.
Le monde de la « matière a priori » de l’animal est toujours son monde à lui. L’expérience de l’animal ne dépasse pas les limites des données dont son propre être lui garantit l’expérience. La nature pour lui n’est donc jamais « en soi ». Tel n’est pas le cas de l’homme. Dans la mesure où il est libre à l’égard du monde, qui lui apparaît comme étranger, indifférent, et à distance, il a l’expérience et la connaissance des êtres en soi, c’est-à-dire d’une nature. L’être naturel ne rencontre que son monde étriqué. L’être détaché de la nature, l’homme, qui n’est pas que nature, rencontre une nature.
Mais si ce pouvoir de négliger dans les choses leur appartenance au moi, et de découvrir « autre chose » en tant qu’autre chose, découle de la liberté de l’homme à l’égard du monde qui n’est pas « sien », en effet, c’est dans le θεωρείν [contemplation intellectuelle] – relation à distance avec le monde – que se trouve un indice fondamental de la liberté humaine. En disant « indice fondamental » nous nous opposons aux tentatives si fréquentes de nos jours de dénigrer la théorie pour en faire une simple dérivée – ultime et indirecte – des principes plus profonds de l’existence humaine. L’activité « théorétique » devient comme le dernier jaillissement ou la sublimation de la vitalité pure (chez Freud) ; elle devient un mode de la πράξις [l’accomplissement pratique] chez certains sociologues et aussi dans un certain sens chez Heidegger. La lutte contre l’autarchie du « théorétique » s’appuie, certes, sur des raisons légitimes, à condition toutefois de prendre la prétention autarchique de la raison pour un symptôme et non pas pour une erreur qui n’exprime rien. Mais il est tout aussi arbitraire de subordonner la théorie, fonction particulière de l’existence humaine, à la pratique, qui n’est pas une fonction moins particulière. La théorie et la pratique sont au même titre, et sans aucun droit à la préséance, des indices de la liberté. La liberté de la πράξις exprime le fait que l’homme sait compenser dans une certaine mesure son extranéité au monde et son détachement : il se crée des relations avec le monde qui, sans l’asservir aux choses, les lui soumettent. L’a priori purement formel prend le sens primitif de la priorité d’un acte qui imprime une forme au monde. En tant que homo faber l’homme façonne le monde, le change par son intervention, transporte en lui son propre devenir ; il crée en lui de nouvelles et imprévisibles espèces, constitue un monde à lui, une « superstructure » . L’homme est donc assez adapté à sa situation : il a besoin, pour vivre, d’un autre monde, il lui faut dépasser par la voie de l’invention le monde qui s’offre à lui : mais il est libre pour cela. Le monde, dont l’offre concordait avec la demande de l’animal et où l’animal était parfaitement équilibré, est au-dessous de la demande et des prétentions impossibles de l’homme : mais il est capable de combler cette insuffisance après coup (un après-coup conditionné a priori). Il est taillé pour un monde qui n’existe pas ; mais il est à même de le rattraper, de le réaliser après coup.
On ne saurait faire dériver le désintéressement et la distance spécifique qui appartiennent à la vie « théorétique », et déjà à la simple contemplation, de l’intérêt qui accompagne la formation et l’administration du monde propre à l’homme. En soustraire après coup cet intérêt ce n’est pas atteindre le désintéressement qui caractérise la théorie. La θεωρία [contemplation intellectuelle] est aussi une preuve immédiate de la liberté dans la mesure où elle exprime le fait que l’homme ne possède pas seulement le pouvoir d’être installé dans le monde de manière à en garder une certaine distance, mais qu’au-delà de ce pouvoir il est en fait d’ores et déjà installé dans le monde sous cette forme. La théorie et la pratique sont les branches même de l’arbre de la liberté : l’une et l’autre sont proprement humaines, car l’animal n’a ni théorie ni pratique.
L’animal n’a pas la pratique. Car, par opposition à la pratique humaine, qui crée toujours du nouveau, l’ouvrage de l’animal (par exemple celui des fourmis ou des araignées) est a priori prescrit tout comme sa matière. Ce qu’il fait comme ce qu’il trouve est immuable et n’admet pas le choix. Son œuvre s’accomplit comme une fonction organique. Ses créations ne sont pas à contours moins nets, ni d’une morphologie moins constante que les fruits de sa fonction reproductrice. Ses productions restent au stade de la reproduction et n’atteignent pas celui de la construction libre. Les différents éléments de la construction, si toutefois on est en droit de parler ici d’éléments, ne sont pas expérimentés autrement que dans leur appartenance réciproque et primaire, commandée par le tout à construire. Donc jamais comme matière. On pourrait objecter : l’existence même de l’animal est cause constante de modifications dans le monde ; en mangeant et en respirant il transforme une chose en une autre. Mais cette modification est, elle aussi, d’ordre vital et non pratique. Le processus n’exprime que l’assimilation : l’animal incorpore quelque chose à sa substance et cette incorporation n’est qu’un autre nom de l’intégration dont nous avons parlé, c’est-à-dire de la façon même dont le monde est là pour l’animal.
La distance que, dans le monde, l’homme garde à l’égard de celui-ci n’est pas seulement la condition du θεωρείν [contempler] et du πραττειν [agir], elle se confirme aussi dans l’expérience esthétique, pour laquelle Kant a trouvé ce nom paradoxal de « plaisir désintéressé ». Kant n’a pas posé la question, pourtant si kantienne, de la condition de la possibilité d’un tel désintéressement. Mais n’est-ce pas dans la situation fondamentale de l’homme en tant qu’ « inhérence avec distance » que se trouve la conditio sine qua non de l’esthétique ? C’est seulement à partir de là que certains problèmes de l’esthétique deviennent intelligibles, par exemple celui de la beauté de la nature. Le pouvoir d’atteindre la nature présuppose, comme nous l’avons vu, la distance que l’homme garde à l’égard du monde ; cette distance l’oblige à créer des instruments, des outils et des « effets » en général. Et c’est cette distance qui, finalement, le rend capable de créer des objets quasi-libres, les œuvres d’art, d’avoir une expérience artistique et d’éprouver le « plaisir désintéressé ».
Après avoir passé rapidement en revue les différents domaines que la liberté rend possibles, nous allons essayer d’éclaircir le sens de la liberté humaine et de l’extranéité de l’homme par rapport au monde en insistant sur des formes spéciales. Partons du « théorétique » ; voyons les faits suivants (liés les uns aux autres) : la possibilité de séparer l’existence de l’essence, dans laquelle M. Scheler (dans son ouvrage La place de l’homme dans le cosmos) nous a fait voir une prérogative humaine ; la possibilité de la négation, de la représentation et, en particulier, de la représentation de l’absence ; enfin, la possibilité du ψευδής λόγος [propos mensongers].
Faire abstraction de l’existence d’une chose, c’est en être indépendant, ne pas lui être intégré en tant qu’être, en être libre. L’animal ne vise qu’à la matière qui lui est donnée, dont l’être, conditio et conditum de sa propre existence, est aussi indubitable que celle-ci. Viser cette matière et la viser en tant qu’existant, c’est tout un : l’animal « l’a ». Il ne peut être question pour lui de détacher et d’isoler l’essence ni d’envisager le cas où la matière à laquelle il est intégré puisse ne pas exister. Il en est autrement de l’homme : il lui est relativement indifférent si l’objet qu’il peut atteindre à distance et faire ressortir d’une masse d’autres objets est ou n’est pas. Son existence n’y est pas engagée et n’en dépend pas. Si l’homme est capable de séparer par la pensée l’existence de l’essence, c’est-à-dire s’il peut former des idées et des abstractions, c’est que son existence est indépendante et libre à l’égard de l’existence et de la non-existence d’un objet déterminé ; qu’il est habitué de concevoir un monde à lui, qu’il n’existe pas encore et qui ne reçoit son existence que par lui-même. C’est donc la liberté qui est la condition de l’intention dirigée sur les essences, la condition de l’abstraction. Par là il est bien compréhensible que la représentation, contrepartie de la perception, doit être considérée, elle aussi, comme fonction de la liberté : car elle se dirige sur son objet après en avoir exclu et neutralisé l’être. Mais elle n’est qu’une formation tardive du pouvoir humain de concevoir ce qui n’est pas .
L’animal, qui, par opposition à l’homme, ne vit que dans les horizons de la matière a priori, ne comprend pas l’absence ; il n’est capable ni de la représentation, ni de recherche. Il ne cherche pas ; tout au plus peut-il, s’il lui manque quelque chose, vivre dans une déception constante de la vraie possession ; il n’agit pas pour trouver ce qui lui manque, il est agité par la privation. Mais il ne fait pas de l’absence un objet positif de la représentation. Comprendre positivement l’absence, donner un sens positif au Néant, former une image, c’est quelque chose qui n’est possible que là où un objet déterminé cesse de jouer le rôle de la condition a priori de l’existence du sujet, et où le sujet sait réaliser effectivement ce qui n’est pas. Autrement dit, comprendre l’absence suppose la perspective de la liberté humaine, où l’homme, dévoré par ses exigences impossibles d’un monde qui ne s’offre pas par lui-même, est obligé de le construire ; où, d’une façon fondamentale, il s’attend à constater l’absence de ce monde qui lui est dû, où il est capable de dépasser la réalité par la réalisation.
En se représentant d’une manière indifférente ce qui n’est pas présent, en formant des projets sur ce qui n’est pas encore, l’homme ne traduit pas toute l’originalité de son pouvoir de comprendre l’absence. Il la révèle dans son pouvoir de lâcher le présent dans l’adieu, possibilité suprême et dernière de communion avec le monde, dans le renoncement. Or, c’est en lui-même que l’homme trouve le pouvoir de s’arracher au monde. Il donne congé à ce qui passe, il reprend sa liberté tout en s’y accrochant ; tout en accompagnant ce qu’il abandonne et sans le concevoir comme fini. Certes, cet acte de tendre la main pour la retirer, cette manière de comprendre l’absence sans être à sa hauteur, mouvement contradictoire et touchant des adieux, est fondé sur le fait que l’homme, tout en étant étranger au monde, s’est commis avec les choses qui passent. Mais qu’il puisse abandonner ces choses auxquelles il a tendu la main, c’est à sa liberté qu’il le doit : aucun monde de matière a priori ne lui est donné d’avance (l’absence de telle ou telle chose n’est ni inconcevable, ni anéantissante) ; l’homme ne dépend que d’un monde donné après coup, sur lequel on ne saurait compter, car il est toujours prêt à se dérober. L’adieu n’est donc pas un fait rare et contingent entre beaucoup d’autres, ce n’est pas un exemple quelconque de la compréhension de l’absence. Dans l’effroi et la résolution de tout affronter, l’adieu est la compréhension même de l’absence. L’adieu se mêle à la possession ; la possession dure encore, mais cet « encore » annonce déjà sa fin. Dans le fait de « ne plus posséder » l’adieu demeure. On pense à un mort qui se survit parce qu’il était perdu déjà comme vivant. Puisque d’ores et déjà le monde est marqué pour l’homme par la négation, cette négation peut subsister par elle-même. « Ce qui n’est plus » devient un être, puisque l’être ne pouvait déjà pas inspirer confiance. Ce pouvoir humain de faire du μή όν [ce qui n’est pas] un όν [ce qui est], de saisir le non-être ou l’absence comme tels et de suivre les absents dans leur absence, possibilité qui apparaît dans l’adieu ou dans la piété du souvenir indique certes la liberté de l’homme à l’égard de tout contenu existant, mais ne l’épuise pas. La possibilité de transformer le όν en μή όν correspond aussi à cette liberté. Elle se réalise dans le mépris, dans la destruction, mais aussi dans le pardon qui veut effacer ce qui a été. Double possibilité qui se révèle de la manière la plus éclatante dans le pouvoir extraordinaire de mentir. L’homme peut violer le fait, se basant sur l’affirmation de son existence propre et indépendante, il peut opposer à ce qui existe une fin de non-recevoir ou de proclamer l’existence de ce qui n’existe pas ; il peut renier ce qui est (Θεαίτητος, ώ νύν έγώ διαλέυομαι, πέτεται) [Théétète, avec qui en ce moment je m’entretiens, vole]. Nous voilà amenés à l’introduction du Sophiste de Platon où le philosophe s’étonne de la possibilité du mensonge, du ψευδής λόγος, dont l’inintelligibilité provoque toute l’argumentation ultérieure sur l’ειναι του μη οντος [être du non-être] : comment se fait-il qu’on ne se contredise déjà pas par le simple fait d’énoncer « ψευδη λεγειν η δοξαζειν ουτως ειναι » [dire le faux ou bien penser que le faux est vraiment]. Cette difficulté ne saurait être levée ici, comme dans le Sophiste, par une κοινωωια ιδεων [communauté d’idées] ou une élévation du μη ον au rang du ετερον [l’autre], donc à la dignité d’ « être relatif ». Notre recherche, partie d’un point de vue anthropologique, s’engage dans une autre direction. Si le fait de pouvoir mentir est considéré comme une possibilité de l’homme (Platon parle, en effet, de la διατριβη [l’occupation] du sophiste), il nous faut maintenir ce caractère. Il n’en suit certainement pas que la constatation pure et simple du pouvoir de mentir doive soudainement, et sans discussion, être posée comme une définition de l’homme, et que tous les problèmes du non-être qui en résultent pour Platon doivent purement et simplement mis de côté. Mais si ces problèmes doivent être maintenus, ce n’est pas en tant que questions sur le μη ειναι [non-être] ou le ετερον ειναι [être autre] du λεγομενον [ce qui est dit] ; mais du λεγων [de celui qui parle], de l’homme lui-même. Le fait du ψευδής λόγος ne doit pas être compris comme μιξις [mélange] du genre μη ον au genre λογος ou δοξα [opinion], mais comme symptôme du non-être spécifique de l’homme, c’est-à-dire de son « ne pas être de ce monde-ci », ou, positivement, de sa liberté à l’égard du monde, qui se réalise ici en tant que liberté de la φασις [affirmation]et de l’αποφασις [négation] : le pouvoir pratique de transformer le monde est rejeté, pour ainsi dire, sur le domaine théorétique, dans lequel il se réalise sous la forme du mensonge.
En dernière analyse, ce que le ψευδής λόγος [discours trompeur] ou la ψευδής δοξα [fausse opinion] comporte de démenti ne repose donc pas sur le ψευδες ειναι [être faux] nettement formulé, mais sur la liberté du λογος même ; sur la liberté d’affirmer ou de nier ; donc sur le fait que l’homme est étranger au monde et qu’il se pose ainsi et doit se poser la question de l’être. Car seule la question provoque le double jeu de la φασις et de l’αποφασις. Le pouvoir d’infliger un démenti à l’être et la liberté de lui prêter ceci ou cela ne reposent pas, en fin de compte, sur le fait que le ψευδος [le faux] est positivement possible, mais sur le fait que l’homme n’est pas en possession d’un monde purement et simplement, et que, d’une manière générale, il professe sur le monde un λογος ou une δοξα ; que ce λογος (pour ainsi dire) s’impose au monde (même quand il est vrai) puisque le monde ne peut pour ainsi dire pas se refuser à être invoqué en tant que ceci ou en tant que cela. Dans cet « en tant que » germe le démenti ; et la liberté de l’homme à l’égard des contenus de ce monde. L’erreur ou le mensonge n’en est que la forme extrême et l’exploitation. Les cartes de la liberté sont alors découvertes de manière à frapper davantage l’attention. « L’erreur est quelque chose de positif en tant qu’opinion qui se sait et s’affirme et qui est professée sur ce qui n’est pas en soi », dit Hegel. Le pouvoir de modifier, de détruire et de créer implique déjà le démenti que l’homme libre de toute attache avec un être de nature déterminée inflige à la réalité. La possibilité de transformer le ον en μη ον et le μη ον en ον n’est que la conséquence de cette liberté.

Günther Stern

(Traduit par E. L.)

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Pathologie de la liberté

par Günther ANDERS

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[L’article suivant avait été publié en 1937 par Günther Anders sous son véritable nom, Günther Stern, dans la revue Recherches philosophiques, fondée par A. Koyré, H.-Ch. Puech et A. Spaier, chez Boivin & Cie, Editeurs, rue Palatine, Paris VI°, volume VI, p. 22 à 54, sous le titre complet Pathologie de la liberté, essai sur la non-identification. Le manuscrit d’origine en langue allemande n’a pas été retrouvé à ce jour, malgré l’existence d’un texte présentant un contenu proche, datant de 1930 et intitulé Die Weltfremdheit des Menschen ; l’éditeur d’Anders en Allemagne, C. H. Beck, en a donc été réduit à faire retraduire cet article en allemand par Werner Reimann afin de l’intégrer aux œuvres complètes. Nous n’avons donc pas pu vérifier et corriger la version française, qui est due à P.-A. Stephanopoli, en dépit des nombreux passages qui en inspirent l’envie, et nous n’avons pas davantage touché aux incorrections et barbarismes propres à cette version française, qui sont nombreux. Les notes sont celles de l’auteur, à l’exception des 15 et 16. Les rares termes grecs ont été traduits par nos soins, entre crochets dans le texte, et nous avons également supprimé les fautes d’orthographe. Malheureusement, les caractères grecs dont nous disposons ne nous ont pas permis de reprendre tous les accents et tous les esprits appropriés, nous nous excusons auprès du lecteur, qui devra compléter par lui-même.]

Une analyse de la situation de l’homme dans le monde nous avait révélé, dans les grandes lignes, les conclusions suivantes  :
A la différence de l’animal qui connaît d’instinct le monde matériel qui lui appartient et qui lui est nécessaire – ainsi l’oiseau migrateur le sud, et la guêpe, sa proie – l’homme ne prévoit pas son monde. Il n’en a qu’un a priori formel. Il n’est taillé pour aucun monde matériel, il ne peut l’anticiper en sa détermination, il doit bien plutôt apprendre à le connaître « après coup », a posteriori, il a besoin de l’expérience. Sa relation avec une détermination de fait du monde est relativement faible, il se trouve dans l’attente du possible et du quelconque. Aucun monde de même ne lui est effectivement imposé (comme par exemple à tout animal un milieu spécifique), mais il transforme plutôt le monde et édifie par dessus celui-ci, selon mille variantes historiques et en quelque sorte en tant que superstructure, tantôt tel « monde second », tantôt tel autre. Car, pour en donner une expression paradoxale, l’artificialité est la nature de l’homme et son essence est l’instabilité. Les constructions pratiques de l’homme, mais tout autant ses facultés théoriques de représentation, témoignent de son abstraction. Il doit, mais aussi il peut faire abstraction du fait que le monde est tel qu’il est : car il est lui-même un être « abstrait » : non seulement partie du monde (c’est de cet aspect que traite le matérialisme), mais il est aussi « exclu » de lui, « non de ce monde ». L’abstraction – la liberté donc vis-à-vis du monde, le fait d’être taillé pour la généralité et le quelconque, la retraite hors du monde, la pratique et la transformation de ce monde – est la catégorie anthropologique fondamentale, qui révèle aussi bien la condition métaphysique de l’homme que son λόγος, sa productivité, son intériorité, son libre arbitre, son historicité.
L’homme prouve en tous ses actes sa liberté vis-à-vis du monde. Mais en aucun aussi expressément qu’en l’acte de se retrancher en soi. Car il prend maintenant en main par celui-ci le destin de sa rupture avec le monde, il l’intensifie jusqu’à en faire une actuelle porte du monde, il compense le monde par soi-même. Ce qui va suivre procède de cette expérience de soi et des péripéties de cette « conscience malheureuse » comme dit Hegel. Elle se ramènera en une première partie à la description du Nihiliste simplement, de l’homme qui, parce que tantôt libre et tantôt non, tantôt de ce monde et tantôt « non de ce monde », perd la possibilité de s’identifier avec lui-même. Cet échec de l’identification sera rendu manifeste par une analyse des états d’âme nihilistes. En une seconde partie on opposera au tableau du nihiliste une antithèse, celle de l’homme historique. En une conclusion, en place de synthèse, la problématique sera mise en question en tant que telle ; et on tentera de déterminer si cette question relative à l’anthropologie philosophique, de savoir ce que l’homme en général pourrait être, est, selon cette formule, justifiée.

I. Thèse : Tableau du Nihiliste

1. Le choc du contingent : « Que je suis précisément moi-même ».
L’identification du Je et son échec.

Il n’est pas nécessaire à l’homme d’accomplir un acte exprès d’ «auto-position», d’«auto-production» (expressions qui reviennent sans cesse dans la philosophie transcendantale, particulièrement chez Fichte) pour obtenir la garantie et le couronnement de sa liberté. La faculté de faire abstraction du monde, qui se révèle dans la retraite de l’homme en lui-même, prouve assez de liberté déjà. Mais les expressions existent avec toute leur excessive prétention. Et elles dissimulent l’ensemble de difficultés et d’antinomies qu’entraîne cet acte libre de retraite en soi : c’est-à-dire le fait paradoxal que si l’homme ne se découvre que librement, par un acte émanant librement de lui, il se découvre précisément comme non-libre, comme non-déterminé par lui-même. Ce caractère de la « non-position par soi-même » a un aspect double. D’une part l’homme qui se trouve lui-même dans l’état de liberté se découvre en tant « qu’existant là dès auparavant », en tant que « livré », « condamné » à lui-même, en tant que non « constitué par soi », en tant que véritable présupposition irrévocable de lui-même, en tant que partie du monde, en tant qu’a priori de soi défiant toute liberté ultérieure. En tant que somme de tout ce contre quoi le terme d’amor fati tente de s’élever. D’autre part, et cela est en corrélation étroite avec le premier point, cet irrévocable apparaît en sa qualité comme quelque chose d’absolument quelconque. L’homme s’expérimente en tant que contingent , en tant que quelconque, en tant que « moi précisément » (tel qu’il ne s’est pas choisi) ; en tant qu’homme qui est précisément tel qu’il est (bien qu’il puisse être tout autre) ; en tant que provenant d’une origine dont il ne répond pas et avec laquelle il a cependant à s’identifier ; en tant précisément que « ici », en tant que « maintenant ». Ce paradoxe foncier de l’appartenance réciproque de la liberté et de la contingence, ce paradoxe qui est une imposture, le don fatal de la liberté, s’élucide de la façon suivante.
Être livre, cela signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque : dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ; de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. Rencontré comme contingent, le moi est pour ainsi dire victime de sa propre liberté. Le terme de contingent doit par conséquent désigner ces deux caractères : « la non-constitution de soi par soi » du moi et son « existence précisément telle et ainsi ». Ceci est valable pour tout ce qui va suivre.

2. Formulation du choc du contingent ; falsification de celui-ci.

« Pourquoi », demande Schopenhauer en ses Tagebücher « le maintenant est-il donc précisément maintenant ? ». Ceci est une question de contingence typique. Car Schopenhauer ne désire pas de réponse ; la question n’est rien d’autre que le choc formulé.
Et cependant la traduction du choc (« que je suis précisément moi-même ») en une proposition interrogative – et c’est sous cette forme seulement que le problème de la contingence apparaît dans l’histoire de la philosophie – nous semble émaner déjà d’un point de vue théorique, et nous paraît falsifiée. Le choc véritable ne peut se formuler qu’en une subordonnée anacoluthe, il est beaucoup trop fondamental, beaucoup trop absurde pour qu’on y puisse donner une réponse. Car seules sont susceptibles de réponses les questions qui se présentent comme formulations des lacunes qu’un contexte, incontestable en lui-même, peut comporter. Mais dans le cas du choc de contingence ce contexte et son état non problématique sont précisément ébranlés. Plus illégitime encore que de traduire le choc en un énoncé interrogatif serait de le transformer en un jugement – de le rendre par exemple par la proposition « je ne suis pas moi-même », que l’on peut rencontrer telle ou semblable en de nombreuses formules imitées de Hegel. Tout jugement, même le jugement dialectique, constate. Mais la constatation qui est la base du choc est précisément celle-ci : que moi malheureusement, cependant, je suis cependant moi-même. Traduisons : « je suis moi-même ».
A coup sûr, le jugement connaît lui aussi en tant que tel une rupture, la distinction entre S et P. Mais cette coupure présuppose, bien qu’il soit possible de transformer ou d’échanger le prédicat, l’identité du sujet avec lui-même. C’est précisément cette identité qui va se trouver ébranlée dans la subordonnée. Car ce qui choque dans le choc ce n’est pas même tout d’abord le fait « que je suis ainsi ou non », mais précisément le fait que « moi-même, je suis moi-même ». – L’intention de formuler cet état de choses par une formule dialectique se heurte au fait que dans la logique dialectique, le « est » signifie presque toujours un « devient », la transformation d’une détermination en une autre, par l’intermédiaire d’une phase de transition en elle-même ambiguë. Il n’en peut être question dans notre cas. Ce qui là n’est qu’une phase de transition plus ou moins équivoque devient le thème de notre recherche.

3. Extension de ce qui est matière de contingence.

La contingence que le Je découvre en lui-même ne doit pas diminuer lorsqu’il entre en relation avec le monde. Bien que par là le Je se perde la plupart du temps dans le monde, à tel point que la division interne de ce Je libre et contingent ne soit plus un élément de conscience qu’elle se neutralise, il peut se faire inversement que le rapport avec le monde et la rencontre de n’importe quelle chose puisse plus encore qu’auparavant et d’une façon continue, tenir en haleine l’«être-précisément-moi» (Gerade-ichsein). L’étonnement devant le contingent – formulé d’abord dans la proposition « que je suis précisément moi-même » – découvre maintenant en toute chose et en tout lieu une occasion de se manifester et un aliment, et s’exprime ainsi : « que je ne suis ni celui-ci ni celui-là, mais précisément moi-même  ». Cette possibilité d’être tout ne signifie donc ni l’unité ni la parenté du Je avec l’homme et avec le monde ; mais inversement, sa parfaite étrangeté : il peut être tout, car il est aussi étranger et aussi contingent à lui-même qu’à toute autre partie du monde. Chaque chose contingente que je ne suis pas, augmente maintenant une fois de plus le poids du fait d’être ce que je suis précisément. Le Je et le monde se complètent et s’élèvent réciproquement en ce qu’ils ont de fortuit. Si le Je lui-même contingent saisit l’occasion du monde pour confirmer encore sa propre contingence, celle du monde aussi s’en trouvera rendue plus radicale. Désormais le hasard de l’identité de soi-même et l’inutilité de l’«auto-identification» vont être imputées à chaque fragment de monde comme tel, pour ainsi dire en dehors de la contingence humaine : celui qui est dans l’étonnement énonce maintenant « que ceci, qui est là est précisément ce là et rien d’autre ». En cette phase nouvelle, de même on ne constatera pas non plus à partir de quelque chose de non-contingent, d’un substrat, un contingent quelconque, un accident ; l’étonnement demeurerait encore en quelque sorte dans le domaine de valabilité du principe de contradiction ; et la pathologie de cet étonnement se caractérise précisément par ce qu’il brise sans cesse de tels cadres. Mais il se ramène à ce que tout Hoc et Illud est justement le même .
Hölderlin, en ses premières esquisses pour Empédocle, a décrit la contingence et ce qu’elle a d’insupportable de la façon suivante : Empédocle serait insatisfait, inconstant, souffrant, simplement parce que (des relations) seraient des relations particulières. Chaque relation déterminée est donc pour lui la perte de toutes les autres ; chaque être-lui-même la perte de tous les êtres dont il pourrait prendre la forme.
Mais la contingence d’Empédocle n’est pas la plus radicale. Empédocle cherche et trouve encore une délivrance de son « Être-précisément-celui-ci », le salut panthéistique : l’être total, auquel il se confie en sautant dans le cratère et où se sublime son être personnel, l’être qu’il est précisément, demeure pour lui le non contingent, l’absolu dernier. Il est certes compréhensible que l’on se réserve un tel salut, un résidu non contingent. Mais cela est contre les principes du nihiliste classique. Car ce nihiliste radical en sa fureur de contingence, renie non seulement l’unique, le particulier et le quelconque, non seulement l’être qu’il est personnellement, mais l’être de l’existant lui-même, qui tombe maintenant sous la malédiction du quelconque contingent, comme s’il était n’importe quelle existence indifférente. « Qu’il existe un monde en général », « qu’il existe un Il-y-a-quelque-chose » ; « que je suis tout simplement » ; « qu’il y a quelque chose en général, que je suis » ; telles sont maintenant les formules qu’emploie le nihiliste.
L’étonnement désormais illimité qui s’exprime en ces expressions et l’ébranlement de la simple existence de l’être ont, il est vrai, leur fondement dernier dans cet état de choses : que l’homme en son fond n’est pas taillé pour n’importe quel existant, mais pour lui-même, dans la mesure où il est aussi du monde. Il atteint cependant à un maximum de pathologique en ce qu’il se maintient dans le simple théorique, en ce qu’il ne réalise pas sa liberté dans la pratique, dans la constitution de son monde .

4. Digression sur la validité générale des énoncés relatifs à l’anthropologie philosophique.

Ces premières formulations du fait de la non-identification de l’homme avec lui-même constituent des exagérations. Mais elles sont, si l’on veut, des exagérations philosophiques. Le principe qui est indiqué est à la base des faits, mais, pris comme tel, il paraît plus radical que la réalité, il semble pathologique. Si l’homme s’attardait perpétuellement à l’impossibilité de l’identification de soi, il ne lui resterait pas d’autres issues, pour le dire sans ménagement, que le suicide – la seule qu’apercevaient les stoïciens – ; pas d’autre moyen pour abolir ce que l’on est dans l’état de non-liberté, pour annuler la contingence. Cependant ce que nous nommons « exagération philosophique » ne constitue nulle falsification ; si la conscience de la contingence est, il est vrai, presque toujours moins précise et plus illusoire que les formules prétendaient l’exprimer, celles-ci cependant naissent de la vie nihiliste elle-même, et doivent y être pour ainsi dire à nouveau transposées. Elles ne sont donc pas seulement des énoncés qui portent sur la vie qui se déroule dans le paradoxal, mais des documents qui émanent de cette vie elle-même. L’exagération provient de ce que les énoncés ne sont en principe exprimés qu’en des situations d’exceptions, que d’autre part certaines formulations achèvent et précisent des états effectifs, et ne les conduisent qu’ensuite à leur effective vérité. Ce qui est « exagéré », c’est-à-dire poussé à un maximum d’acuité et à une vérité sans fard, est en premier lieu la situation de contingence elle-même, et en second lieu seulement l’énoncé dont elle est l’objet. Les formulations ne sont pas seulement donc expression de cette existence mais elles « l’informent » : de telle sorte qu’elles deviennent vraies.
Bien qu’on les tienne pour rares, les situations de non-identification ne le sont vraisemblablement pas. Seulement, elles sont rarement exprimées, rarement communiquées, parce que leurs formules ne sont le point de départ de rien, et parce qu’elles sont d’un point de vue social inexistantes (car ni elles ne sont questions, ni elles ne sont réponses, elles ne révèlent que l’étonnement). Admettra-t-on même que de telles situations sont fort rares, que cela ne signifiera rien contre leur valeur philosophique, contre leur utilité en anthropologie philosophique. Il faut remarquer d’ailleurs que la philosophie conserve une certaine antipathie à tenir pour philosophique ce qui n’est pas fréquent ; soit à cause de l’identification, fatale à bien des égards à la philosophie occidentale, du général et de l’essentiel ; ou à cause du fait que l’on admet le vérifiable en général comme critère du scientifique. Il est très caractéristique de cet état de choses que Jaspers ait traité de sa théorie des « situations-limites », qui certes sont rares, en une « psychologie des conceptions du monde ». Il n’était pas absolument évident à ses yeux qu’il philosophait – tout embarrassé qu’il était encore d’une conception naturaliste de la science – en traitant du désespoir, de la mort, de l’extase, etc.…. Il faut soutenir au contraire que les situations humaines les plus rares, les types humains les moins familiers, peuvent jouer un rôle en une interprétation qui viserait au général, à condition de considérer et d’interpréter le fait même de leur rareté. Pour en revenir à notre cas, nous pouvons dire qu’un état de choc du contingent extrêmement précis est rare ; parce que d’une part la duplicité du Je n’est pas expérimentée en pratique : l’homme peut véritablement faire quelque chose de lui-même, qui se découvre comme existant déjà ; et parce qu’en second lieu le choc mortel se résout en attitudes qui constituent déjà un modus vivendi, attitudes qui dissimulent leur caractère de contingence. L’étude qui est tentée ici ne peut donc avoir pour thème qu’un sujet dont la vie se poursuit, et donc de telles attitudes de compromis .

5. La honte comme réalité de la conscience du contingent,
et comme forme classique de la dissimulation de celle-ci.

Nous revenons ainsi à la contingence.
L’état de choc du contingent, comme attitude dans la vie, et dépouillé autant qu’il est possible de tout caractère choquant, se nomme la honte. La honte n’est pas à l’origine honte d’avoir fait ceci ou cela, bien que cette forme de la honte signifie déjà que je ne m’identifie pas avec quelque chose qui émane de moi, mon action, et que cependant je devrais, c’est-à-dire par contrainte, m’identifier avec elle. Le fait d’être capable de cette honte morale spéciale exige lui-même déjà comme condition formelle le fait que je suis en même temps identique et non identique avec moi-même ; le fait que je ne puis pas sortir de ma peau, tout autant que je puis la concevoir comme telle ; que je me rencontre dans la liberté de l’expérience de soi mais en tant que non-libre. La honte ne naît pas de cette incongruence, mais celle-ci est elle-même déjà la honte. Dans la honte le moi veut se libérer, dans la mesure où il se sent définitivement et irrévocablement livré à lui-même, mais, où qu’il s’enfuie, il demeure dans l’impasse, il demeure à la merci de l’irrévocable, donc de lui-même.
Et cependant l’homme fait en cela une découverte : précisément tandis qu’il s’expérimente en tant que non-posé par soi, il pressent pour la première fois qu’il provient de quelque chose qui n’est pas lui ; il pressent pour la première fois le passé ; non pas cependant ce que nous avons coutume de nommer le « passé » : non pas le passé propre, familier, historique ; mais justement le passé totalement étranger, irrévocable, transcendant ; celui de l’origine. L’homme pressent le monde dont il provient mais auquel il n’appartient plus en tant que moi. Ainsi la honte est avant tout honte de l’origine. Reportons-nous aux premiers exemples bibliques de la honte : à la coïncidence de la honte et de la chute, et à l’exemple des fils de Noé qui « le visage détourné de honte » couvrirent la nudité de leur père .
Bien que l’origine se présente comme ce que l’on n’est pas en tant que libre, et ce que l’on ne pourrait élire par un libre choix, la catégorie de l’origine est une catégorie humaine caractéristique. L’animal n’a pas accompli le saut définitif (Sprung aus dem Ursprung) de l’origine dans la liberté. Il demeure sans cesse lié à la réalité dont il provient et demeure confondu en elle, de telle sorte que celle-ci joue tout aussi peu comme réalité antérieure que l’animal ne joue un rôle propre qua individuum.
Pour cet être seulement, qui est séparé de la réalité dont il provient, pour qui celle-ci n’est pas là pour l’homme seul, cette réalité est quelque chose de particulier ; elle est origine et en tant que telle elle est en quelque sorte douée d’une transcendance qui se présente sous l’aspect de l’antériorité (Transzendenz nach rückwärts). Par l’homme seulement, la liaison avec ce dont il provient peut être maintenue.
Ce qui commence comme honte (Schande) se termine comme honneur : celui qui a honte retourne sans doute à lui-même. Mais de le pouvoir, de ne pas demeurer en proie au monde, avec son héritage de l’être-précisément-moi et de l’être-aussi-du-monde, mais de pouvoir se reporter à nouveau à lui-même, témoigne déjà de la double condition de l’homme : bien qu’il soit autre chose que lui-même, il est cependant lui-même. Celui qui est dans l’état de honte fuit sans doute, mais ce n’est que vers lui-même. Il voudrait, par honte, rentrer sous terre, mais il ne rentre qu’en lui. Jusqu’à ce qu’il oublie, fier de pouvoir s’évader (en lui-même) le motif qu’il avait de s’enfuir (de n’être pas lui-même). Alors celui qui est dans l’état de honte s’enorgueillit de son pouvoir de dissimulation. Il le sublime et il falsifie son véritable motif qu’il s’était présenté comme le scandale de la honte dans l’échec de l’identification. Il fait maintenant de la misère de la honte une vertu. En le dissimulant, il réhabilite le dissimulé sous l’aspect du secret, ou bien il en fait réserve, en tant que son moi exprès et le plus intime, en tant que ce qui m’appartient expressément et n’appartient qu’à moi. En dissimulant, il s’approprie ce qu’il faut dissimuler, ce qui est du monde, ce qui est « commun » dans le monde, ce qu’il y a de « commun » avec le monde, de telle sorte que cela devient maintenant le « privé » et le « propre ». La lassitude de l’être-précisément-moi-même et les motifs originaires de dissimulation sont maintenant non seulement étouffés et désavoués, mais ils sont l’occasion d’un affermissement de soi-même et d’une positive fierté. L’homme qui a ainsi transformé la honte ne s’engage plus maintenant en ce monde, il ne s’offre plus à lui. Et il dément après coup, en s’abstenant du monde, par l’endurcissement et par la pureté, le fait d’être venu au monde par contingence et l’imposture de la « mondanité ».
Précisément à cause de cette happy end morale, la honte est l’indice le plus caractéristique. En elle, puisque la vie continue, l’antinomie s’est transformée en un modus vivendi. Parmi beaucoup d’autres indices pareillement instructifs, le plus important est le dégoût de soi, car il présuppose déjà l’accoutumance du Je à lui-même, qui s’accomplit au cours de la vie, et donc l’identification « malgré lui ». Le dégoût de soi est la protestation occasionnelle contre cette accoutumance automatique du Je « précisément à lui-même ». A l’instant où se produit le dégoût, la vie prend pour ainsi dire la fonction d’un milieu externe, dans lequel le Je se trouve fourvoyé à perpétuité. Dans le dégoût de soi, on n’est pas étranger à soi-même et étonné, comme dans le choc du contingent, mais, au contraire, on est à soi-même trop familier. Mais cette habitude de soi ne prouve presque rien contre la contingence. « Pourquoi, demande le Je dans le dégoût, précisément ce moi m’est-il si familier ? » « Pourquoi tout cela me regarde-t-il ? » Et il ramène pour ainsi dire l’identité de soi, qui semble normale, à la simple accoutumance des parties du moi l’une pour l’autre.
Les mille formes d’hypocrisie, de travestissement, de comédie, exemplifient positivement ce que prouvent négativement la honte et le dégoût ; l’instabilité de l’homme par rapport à lui-même, son vague. Le moi ne réussit que provisoirement à délaisser son existence précisément telle et, ainsi, à prendre la forme d’un autre, et à faire pour ainsi dire de lui-même l’occasion et la matière de multiples personnifications. Le provisoire lui-même est probant : parmi toutes les espèces, l’homme est celle qui a le moins de caractère.

6. Le futur antérieur ; l’esprit de fugue ; l’homme au subjonctif.

Dans la honte, l’homme se découvre comme livré à lui-même, comme un être qui était déjà là avant l’acte de l’expérience de soi. L’imparfait « j’étais là » est en quelque sorte déjà un désaveu de mon moi en tant que Je libre ; et plus encore le plus-que-parfait, jusqu’auquel on peut encore remonter. Car le plus-que-parfait annonce que « ce qui avait été là, ce ne fut pas moi ».
Cette liberté douteuse de se poursuivre jusqu’au plus-que-parfait, de faire comme si l’on accédait à ce qui est en dessous de soi, a maintenant un symétrique dans la possibilité qu’a l’homme d’atteindre au futur antérieur. Cette possibilité est elle aussi tout autant le signe de sa liberté et de sa non-liberté ; elle aussi conduit à l’échec de l’identification de soi.
Le futur simple, pour commencer avec lui, est l’indice le plus simple de la liberté humaine. Que le futur soit la dimension de l’indéterminé, la dimension à l’intérieur de laquelle je puis disposer, voilà qui est un lieu commun. Que les philosophies qui, de Hegel à Heidegger, proviennent de la théorie kantienne de la liberté, soient des philosophies du Temps, voilà qui est peu surprenant.
Mais en tant que l’homme ne réalise pas cette liberté dans la pratique, en tant qu’il utilise la dimension du futur pour outrepasser son « être-précisément-maintenant » (gerade-jetzt-Sein) contingent, en tant qu’il réserve toute l’énergie qui est nécessitée par l’exigence de l’heure, en tant qu’il la dépense pour réaliser la dimension comme telle et qu’il s’engage de plus en plus, les mains liées, dans le sens positif du temps, ad infinitum – il compromet sa liberté : car plus il poursuit, délaissant ses attaches, dans la direction de l’avenir que cette liberté lui fait entrevoir, plus il s’égare dans le domaine de l’indéterminé. L’avenir ainsi prolongé se transforme qualitativement, il se renverse dialectiquement, et voici que tout à coup il n’est plus le propre futur de l’homme. Celui-ci s’égare en quelque chose qui ne lui est plus disponible ; à ce « temps » ne convient même plus la direction spécifique du temps, le sens positif : il se ramène à quelque chose qui ne sera plus futur, à un αίών [éternité] irrelevant au moi. L’homme certes peut encore penser et indiquer l’existence de cet αίών, mais d’une manière stérile, dans le comprendre et sans le réaliser ; il est trop éloigné de son horizon de vie propre et proche.
Le « je-serai » s’est désormais changé en un « ce qui sera, je ne le serai pas ». L’expression positive de cette formule est le futur antérieur : « j’aurai été ».
Que l’homme puisse déclarer « j’aurai été », qu’il puisse pour ainsi dire se survivre à lui-même en pensée, cela constitue un acte surprenant de liberté et d’abstraction de soi. Dans le souvenir anticipant, il revient à lui –même comme s’il n’était pas emprisonné dans le cadre de sa vie actuelle, comme s’il était capable de vivre sa vie par avance, de se transporter au-delà de celle-ci, et d’en conserver la mémoire ; une mémoire à laquelle il se reporte cependant en un moment de sa vie présente, pour laquelle le futur est neutre désormais. Mais ce qu’il découvre en ces actes de libre transposition de soi est à nouveau quelque chose de négatif ; il se voit repoussé dans le passé le plus profond et voit déjà sa mort – future encore – passée comme sa naissance. Et toute chose déjà est vue comme passée, et tout, au sens de l’Ecclésiaste, qui ne formule pas par hasard son nihilisme au futur antérieur, est conçu comme « vanité ». A ceux qui seront, aucune mémoire ne sera accordée par ceux qui viendront après eux, car ils auront simplement été. Et déjà le futur devient passé.
Cette liberté de se dépasser soi-même (dont le futur antérieur est en même temps le triomphe et l’échec) a son pendant dans la liberté spatiale de l’homme. Elle est particulièrement importante, car l’espace, plus que toute autre chose, représente une possibilité d’évasion de l’être que je suis précisément : elle dégénère en panique de l’espace et en esprit de fugue.
On peut envisager l’espace comme milieu, comme le fait Max Scheler, comme produit même de la liberté motrice, comme indépendance du ici et du là, et comme leur permutabilité. Cette liberté peut maintenant s’égarer, se fourvoyer en des régions d’entière irrelevance au moi. Si elle se donne cours selon son impulsion propre, il arrive un moment où elle a dépassé les limites du domaine qui lui appartient. D’innombrables là équivalents (auch dort) se présentent alors sans aucune différenciation ; ils sont là simultanément et prétendent à être spécifiquement là, sans que cette simultanéité se réalise de telle sorte que l’homme pourrait être là-et-là en même temps. L’ensemble de ces points demeure au subjonctif. Puisque « que j’aurais pu être là, mais aussi là et là », tout ici se transforme en un « ici-précisément » que sa contingence rend insupportable. Aucun « ici » n’est préféré à un autre. Le sens originaire de la liberté spatiale, dans la mesure où elle consiste en un pouvoir de passer d’un certain ici à un certain là, est neutralisée par le fait que la liberté motrice fait fausse route. Cette neutralisation peut se présenter comme inertie ou comme esprit de fugue. Celui à qui l’espace se présente sous l’aspect du pathologique et qui tombe dans la contingence du « ici » ne tente plus aucun mouvement, car celui-ci serait tout à fait inutile ; ou bien l’anxiété du « ne jamais pouvoir être ici précisément et d’avoir cependant à être précisément ici » s’identifiera avec la panique du nihiliste dans le paradoxe de la liberté : de ne vouloir jamais être précisément-moi et d’être perpétuellement contraint cependant au précisément-moi. L’espace apparaît maintenant comme l’ensemble des possibilités de fuir le précisément-là et l’Etre-précisément-moi. Mais toute émigration se termine cependant en un nouvel ici et pousse l’errant d’une contingence à une autre contingence, d’un subjonctif à un autre subjonctif.
Attiré d’un côté vers l’autre par des possibilités d’excès du monde et des choses, qu’il connaît comme simultanées, et dont il sait que les connaître c’est les perdre, le malade du sens de l’Espace, arraché à la place qu’il vient d’abandonner, n’arrive à rien ; il demeure, au sens fort du terme, toujours lui-même, car il est la seule constante dans le changement ; et cependant il ne retourne jamais effectivement à lui-même. Au fond, il ne cherche rien. S’il recherche quelque chose, ce n’est pas le déterminé, mais précisément la fin des déterminations, l’équivalence de ce « là » et de cet autre « là »,, qu’il veut imposer, pour l’occuper par son propre présent, car celui-ci, d’une autre façon, demeurerait quantité imaginaire ; équivalence qu’il ne peut jamais cependant vérifier par une existence omniprésente. Il oscille ainsi, recherchant par dessus toute chose l’indétermination du partout : mais il est trompé sur toute la ligne par la détermination du ici-précisément.
Rien ne saurait arrêter cette poursuite ; elle prend fin là seulement où le malade tombe sans regard et pris de vertige. Les points atteints, puis reperdus, tous ceux même auxquels il n’est pas parvenu, se ramènent les uns aux autres et s’interchangent. L’omniprésence semble finalement atteinte : car ils suscitent pendant la courte durée du vertige l’indétermination recherchée. Mais ce n’est qu’une apparence. Car cette indétermination est payée trop cher. Elle ne peut être conservée. Car on a été frappé soi-même d’indétermination au moment où elle surgissait dans l’espace ; et comme garantie de sa propre existence, on n’a plus que le malaise du vertige. De même que la panique fondamentale de l’être-précisément-moi, cette errance est condamnée à une répétition perpétuelle ; la poursuite recommence. Cette tentative de faire disparaître l’Etre-précisément-là, parvient encore à se surmonter :
C’est-à-dire que le Ici-précisément spécifique perd sa signification, la poursuite d’autres ici et d’autres là devient immotivée et superflue, dès que l’espace de tout ici, l’espace du monde lui-même, se rassemble en un seul et même Ici-précisément. On se trouve maintenant prisonnier du Ici-précisément, malgré le nombre incalculable des fragments du monde qui ne sont pas encore réalisés ; dans quelque direction que l’on se tourne, on demeure toujours ici-précisément ; c’est-à-dire dans ce monde ; et la tentative de se soustraire à ce monde, de s’en échapper par quelque endroit, se révèle pour cette raison comme impossible, car il n’y aucune paroi qui pourrait, entourant le Ici, se prêter à une quelconque effraction. On est prisonnier du Ici-précisément non pas bien que, mais parce qu’il est justement sans limites. La terreur se transforme en torpeur.
Il faut expliciter une fois encore les raisons pour lesquelles l’être-précisément-ici est identifié avec l’être-précisément-moi, pour lesquelles dans l’impulsion qui détermine l’évasion hors de soi, dans la fuite devant l’être-précisément-moi, le Ici est abandonné au lieu que ce soit le soi-même. Pour l’homme qui possède la κινησις κατα τοπον [le mouvement à travers l’espace], le système de positions de l’espace apparaît comme le principe même de l’immobilité et de la contingence : aucun point ne peut se transformer en un autre, aucun ne regarde l’autre, chacun n’est rien que lui-même. L’espace est donc Principium individuationis. Cette indifférence réciproque ne sera certes manifeste que pour l’être qui peut passer d’un point à un autre ; pour l’être qui peut sortir de son élément, avec lequel il a affaire de coutume. Ce que l’animal ne peut réaliser, car malgré la κινησις [le mouvement], il demeure en son espace vital spécifique, en son propre milieu, et ne se transporte jamais en ce qui est étranger comme tel. Cela, l’homme seul le peut. Il peut abandonner « sa » place, il espère, en la perdant, oublier le principe d’individuation, et ses propres appartenances. Et en perdant ce qui lui appartient, le sien, il espère se perdre lui-même.

7. Soif de puissance et recherche de la gloire.

Le malade d’espace désire neutraliser la contingence de l’endroit où il se trouve précisément. Il veut être partout en même temps, il veut s’emparer d’un seul coup de la totalité. Mais le désir de posséder n’est qu’une spécification d’une soif de puissance foncière : désir de rendre le monde congruent à soi-même, plus exactement, de contraindre le monde à devenir le Je. Qu’il puisse tout au plus devenir mien, au lieu de devenir Je, voilà qui est déjà pour la soif de puissance le premier scandale et le premier compromis.
La soif de puissance, bien qu’elle soit symptôme de l’état de choc du contingent, s’efforce elle aussi de neutraliser le fit de la contingence. En ces faits, que l’homme est par avance donné à lui-même, qu’il ne peut faire que se découvrir, sans pouvoir s’inventer, que le monde et l’Autre sont toujours en avance sur lui, la faiblesse de l’homme lui est sans cesse démontrée et reprochée. Il ne peut supporter qu’il y ait encore hors de lui quelque chose qui n’est pas lui. Il ne peut supporter d’être de trop dans le monde, comme « une cinquième roue à une voiture » ; car il marcherait aussi bien sans lui ; que lui-même, une fois condamné à l’être, doive se contenter d’être uniquement un être parmi d’autres. L’absence totale de limitation de la soif de puissance qui veut tout tenir sous sa coupe, au-delà même de toute nécessité, n’est que l’expression de la déception absolue qu’éprouve le Je, lorsqu’il s’aperçoit qu’une fois dans l’existence, il se borne à la partager avec d’autres êtres, et qu’il n’est pas à lui seul la totalité de l’existant. Un mot de Nietzsche, « S’il y avait un Dieu, comment le supporterais-je, de n’être pas Dieu ? », constitue la formule définitive de cet état douloureux. Dans le désir de puissance, l’homme cherche à rattraper l’avance que le monde a sur lui : puisque d’ores et déjà il n’est pas tout, il doit tout avoir. Il se venge du monde en enflant du monde son moi contingent, en se l’incorporant et en le représentant : car celui qui est puissant n’est plus maintenant lui même seulement, tel qu’il était en sa condition misérable, mais celui-ci et celui-là, lui-même et l’autre, un ensemble. Il est simultanément ici et là et là encore. Car il est, en domination, en représentation et en gloire, pour employer une expression de la Théologie, omniprésent.
Alors il veut être maintenant et toujours. C’est-à-dire qu’il tente de s’immortaliser dans le temps, de même qu’il travaillait à se glorifier dans l’espace ; il tente de démentir ultérieurement la contingence du maintenant auquel il s’est trouvé abandonné. Et il s’efforce de construire son être authentique sous la forme d’une statue permanente, dans la Mémoire et dans la Renommée en regard de laquelle sa forme actuelle et incomplète n’est rien autre que le phénomène en regard de l’Idée. De cette statue glorieuse, il n’est encore que la copie infidèle et temporelle ; et voici le paradoxe : plus sa gloire augmente, moins il semble avoir affaire « lui-même » à sa propre statue ; elle a usurpé son nom ; et c’est elle qui récoltera la gloire à sa place bien longtemps même après sa mort ; écrasé et accablé, le voilà envieux de son grand nom.

Ce n’est pas par hasard que nous avons intitulé ce qui précède « pathologie de la liberté ». Sans doute serait-il vain de croire que cette désignation a pour but de déterminer un portrait de l’homme total. Les descriptions qui lui correspondent sont, comme nous l’avons dit, des exagérations philosophiques. Mais les tableaux que nous avons présentés, considérés en eux-mêmes, ne sont pas absurdes ; ils représentent des dangers radicaux que l’homme peut courir, et ils sont plus connus de chacun de nous que l’on ne pense d’ordinaire ; dangers qui sont ici poussés à leur aspect ultime, catastrophique, compromettant la vie elle-même. Les formes de la honte, du dégoût, du désir de gloire, présentées comme des compromis nous sont tout à tous familières. Et si, en ces phénomènes quotidiens, nous n’avons pas coutume de discerner le choc du contingent, c’est à cause de leur « ambivalence » ; c’est-à-dire que tous se présentent sous des masques positifs ; ils constituent des refuges dans lesquels on échappe à la menace du contingent, et ils sont déjà, par rapport au suicide, des modi vivendi. Honte, dégoût et désir de gloire ont lieu, en dernière analyse, au cours de la vie contingente ; ils sont donc déjà, sans cesse, puisque la vie pratique est une affirmation de soi, des compromis avec la vie accusée de contingence ; ils sont des protestations et des insultes. Ils sont des protestations et des injures qui éclatent sur le dos de l’ennemi insulté ; et qui cependant se font porter par lui ; moins pour l’accabler sans cesse de leurs sarcasmes que pour demeurer purement et simplement avec lui à la vie. Car il est rare que les antinomies soient plus fortes que l’amour de la vie. Les Nihilistes aussi veulent vivre.

II. Antithèse : Tableau de l’homme historique

8. La vie continue. Le choc du contingent se répète à contrecœur.

« Un moyen unique peut nous guérir d’être nous-mêmes. »
« Oui, mais au fond, il importe moins d’être guéri que de pouvoir vivre. »
(Joseph Conrad, Lord Jim)

L’homme qui s’égare sans cesse et inutilement dans l’impasse de sa propre contingence, et qui se retrouve en son « être-précisément-moi », comme s’il n’avait pas de vie derrière lui, et précisément comme s’il venait à chaque fois de naître, poursuit sa vie. C’est-à-dire que le paradoxe ne surgit pas, en un point de départ imaginaire situé « avant » la vie. C’est plutôt en plein milieu de la vie même, de la vie qui se poursuit au mépris du paradoxe et par dessous lui, dans la mesure où l’homme ne fait pas du paradoxe un prétexte pour mettre un terme à soi-même. A quelque point qu’il compromette et entrave le cours de la vie par son formalisme fanatique et par une constante interruption, alléguant le fait qu’il ne serait pas elle-même, qu’elle ne pourrait continuer par ce fait qu’il peut avoir lieu dans l’itération et qu’il doit avoir lieu en cette itération s’il veut demeurer efficace, il accorde la possibilité de la vie qui persévère malgré lui et il lui cède. La possibilité de sa répétition conduit donc le paradoxe ad absurdum ; celle-ci est elle-même paradoxe et contredit sa propre prétention destructrice. La condition du paradoxe est par conséquent l’itération. Cette dernière est elle-même à nouveau paradoxe : car le paradoxe ne devrait jamais se répéter à l’intérieur de cette vie dont il conteste qu’elle puisse être une issue positive. En fait la répétition du paradoxe ne signifie pas qu’il se répète de lui-même et de sa propre initiative. Son mouvement est neutre d’un point de vue temporel : ni il ne voudrait, ni il ne lui serait possible d’engendrer à partir de lui-même le mode temporel de la répétition. La répétition est plutôt le mode temporel paradoxal de la vie elle-même qui se réalise dans la durée envers et contre la paradoxe : la vie se précipite contre la résistance du paradoxe qui s’oppose à son cours, et en chaque point de ce courant de vie le paradoxe est expérimenté, dans la mesure où il joue le rôle de barrage. Ce n’est donc pas le paradoxe qui se répète mais la vie qui répète l’expérience du paradoxe à chaque instant. Du point de vue de la résistance que représente le paradoxe, c’est toujours la même vie qui se heurte à lui pour ensuite poursuivre par dessus lui son cours. La répétition n’a lieu que pour la vie qui continue, elle se constitue donc en tant que permanence de son arrêt. Elle représente toujours la négation spécifique de la vie qui se réaliser dans le temps.
Comme itération de l’identique, « mouvement opposé au souvenir », la répétition est donc le principe de la neutralisation du temps historique à l’intérieur d’une vie qui peut, même en dehors de l’historicité, poursuivre son cours. C’est-à-dire que le paradoxe nihiliste de l’expérience de la liberté caractérise l’existence non historique, ou plus exactement, l’existence contre-historique ; celle-ci dès lors augmente sa propre difficulté et tente avec tant d’obstination d’attaquer les parois de l’antinomie qui la contient qu’elle se prive du temps, qui seul, dans la mesure où il pourrait être historique, passerait pour une réponde donnée au paradoxe. L’homme dès lors profondément engagé dans l’idée de l’antinomie est effectivement non-historique. Ce qui lui échoit alors en partage – et cela nécessairement puisqu’il poursuit maintenant sa vie une fois pour toutes –, c’est-à-dire ce qu’il est et ce qu’il fut, n’est pas au sens strict une vie ; ce n’est au fond qu’un événement arrivant accidentellement, événement qui par rapport à la constance du paradoxe demeure quelque chose de simplement possible et qui ne se prête pas à la remémoration. Le choc du contingent détruit alors la stricte possibilité de l’expérience elle-même, le fait de s’approprier la vie vécue de facto. Tout se passe comme si elle avait eu lieu « pour rien », le fait même qu’elle a été vécue est sans cesse renié par le paradoxe. Si maintenant l’homme, exposé au changement accidentel de ses expériences fortuites, veut tenter un retour sur lui-même, il ne peut plus obtenir de saisir sa vie in concreto. Car il n’a pas à vrai dire de vie. Malgré le paradoxal de sa situation le paradoxe devient, bien qu’il ait lieu à « l’intérieur de la vie », de plus en plus efficace ; d’autant plus efficace qu’il a neutralisé la vie et l’a rendue impropre au souvenir. Mais il devient enfin le seul et unique réel ; c’est-à-dire que ce n’est pas seulement le paradoxe qui est désavoué par la vie qui se poursuit, mais la vie est à son tour désavouée par le paradoxe ; parce qu’elle est impropre à la remémoration ; parce qu’elle a cédé sa force vitale et sa réalité au paradoxe, elle se passe comme si elle n’était pas là.
Il est contradictoire en apparence seulement que tous deux vie et paradoxe, soient à la fois le vainqueur et le vaincu. Si la vie ne fait que se poursuivre, elle est vaincue ; le paradoxe à son tour a le dessous, car il est précisément contraint à la répétition, contraint de chercher sans cesse à vaincre. Cette ambiguïté de la victoire et de la défaite, ne trouvant jamais l’équilibre de l’indifférence, cette oscillation précisément conserve le paradoxe « à la vie » ; et la durée de ce qui est vécu dans la vie malgré le paradoxe détermine l’orgueil du paradoxe. Car plus l’espace dans lequel l’homme se poursuit est grand, plus le paradoxe prouve qu’il avait eu raison. Alors l’homme dans le désespoir « se raccroche » finalement à lui-même et au fait contingent de son être-précisément-moi, et demeure, sans avoir réussi à se découvrir ou à s’unifier par une expérience positive quelconque, suspendu à cette situation.
Ici déjà, chez l’homme en proie au paradoxe, le moyen historique se dessine comme la puissance contraire au paradoxal. Ce fait exprime que la vie historique se trouve d’elle-même placée en dehors du paradoxe, mais aussi que l’homme contre-historique, au lieu de rencontrer simplement le paradoxe, le met en lumière comme sa propre caractéristique, qui maintenant, fixant et tyrannisant l’homme, acquiert pour lui une vérité rétroactive ; c’est-à-dire que le paradoxal n’est valable que pour cet homme qui l’expérimente en son acuité, et qui n’en vient pas aisément à bout. Ainsi le paradoxal est l’expression du caractère problématique de celui-là même qui interroge ; il n’est pas le signe d’une « interrogation en soi » qui existerait en dehors de celui qui interroge ou qui vaudrait pour l’homme en général. La situation spéciale qui correspond au paradoxe de l’identification se trouve donc ainsi déterminée. Mais si nous passons maintenant à un type nouveau, l’homme historique, nous ne pouvons plus le concevoir comme un fugitif devant le choc du contingent : il faut l’envisager comme un type sui generis qui se trouve d’ores et déjà au-delà de l’état de contingence, et dont les traits principaux, tels que la mémoire et la faculté d’expérimenter, ne représentent pas des actes ultérieurs effectués en vue du salut, mais d’originaires modi vivendi.

9. Le « Je me souviens, donc je suis moi-même »
comme minimum d’identification.

Le nihiliste qui s’exprime par la proposition « que je suis précisément moi-même », lorsqu’il veut échapper à lui-même, tourne en cercle, ou ne fait que rencontrer un étranger contingent qui porte son nom. Il est malaisé de déterminer positivement le mode d’identification qu’un tel Je attend et réclame. La proposition qu’il énonce exprime au fond son indignation devant le fait que les parties de son moi ne coïncident pas par le miracle d’une harmonie préétablie. Il ne se rend pas compte que l’identité peut être ultérieurement stabilisée par le souvenir. Ceci peut être mis en lumière par une sorte d’argumentation cartésienne.
Du point de vue du souvenir l’antinomie et les difficultés de l’identification qui viennent d’être décrites sont inconcevables. Car ce que je découvre dans le souvenir en tant que moi-même ne contient pas seulement l’ « étranger », mais précisément moi, le sujet lui-même qui s’affirme. L’homme d’hier dont je me souviens contient déjà les deux Je en une indissociable union. Ce même homme qui aujourd’hui s’étonne de sa contingence, a la possibilité de se souvenir de s’être étonné hier pour la même raison.
Par là, un minimum d’identification est atteint pour ainsi dire selon un mode cartésien ; le Je n’insiste plus maintenant sur son être-ici et sur son être-maintenant ; il a soudain découvert en lui-même une détermination (c’est-à-dire le choc du contingent d’hier) avec laquelle il peu en toute conscience s’identifier aujourd’hui. Il ne découvre plus seulement l’homme contingent qu’il a évité, mais celui qui évitait la contingence. Mais voici qui est étrange : tous deux sont déjà unifiés dans le souvenir. Ce n’est pas seulement l’acte de remémoration qui les confond. L’objet du souvenir est dans la mémoire déjà une identité. Il en sera question plus loin. Parlons d’abord des formes d’identification ; elles ne s’expriment donc pas d’emblée par cette formule « Je suis moi-même », mais par cette autre « Celui que j’étais, je le suis » et « Je me souviens, donc je suis moi-même ».
Cette argumentation paraît quelque peu compliquée. Car deux types d’identifications différentes s’entrecroisent : c’est d’abord le Je d’aujourd’hui qui s’identifie avec celui d’hier ; puis dans le Je d’hier, le je formel et le je contingent se confondent. Ce deuxième point est le plus important : dans le je d’hier, tout ce qui lui arrivait, tout ce qu’il expérimentait se trouve confondu. Car le je d’hier n’est pas exactement un « je », mais un fragment de vie. Aux yeux en tout cas du souvenir d’aujourd’hui.

10. Identification et possessif

Car de quoi se souvient-on  ? Cette question en apparence grossière est décisive pour l’anthropologie philosophique. A la différence de la perception qui a devant elle son objet, un fragment de monde, le souvenir est souvenir d’une situation dans laquelle le percevant et le perçu, le Je et le monde, sont déjà confondus ; au point que ni le Je sans monde ni le monde sans Je ne peuvent être comme tels abstraits de cette donnée unique.
Je vois par exemple un malheur qui m’approche ; il m’est encore étranger. Il me remplit d’angoisse : cette angoisse n’est pas autre chose que la stupéfaction du Je par un objet radicalement étranger. Mais dans le souvenir, le malheur est déjà mien. Je ne me souviens pas seulement de son approche, je ne me souviens pas seulement de ma réaction subjective, mais je me souviens de l’ensemble de la situation, celui-ci comprend les deux aspects précédents, il se présente donc comme un fragment de vie. Il est désormais impossible en face de ce fragment de vie de retomber dans l’étonnement du « que moi-même je doive être moi-même », car, dans le cas d’expériences pénibles, ce n’est plus à vrai dire le Je qui rappelle le souvenir et qui dispose de ce qui est remémoré, mais le souvenir lui-même avertit le je et en dispose. En des cas identiques ce n’est pas le je, qui définit le moi, mais l’expérience vécue ; et maintenant le Je n’est plus aussi indéterminé qu’auparavant. A ce point de vue le choc du contingent malgré la terreur qui l’accompagne semble même être une sorte d’élément additionnel : cette terreur d’être précisément moi-même, disparaît à cause du souvenir réellement désagréable, elle peut être remise à une époque ultérieure et paraît futile.
Dans le souvenir, les événements contingents que l’on a vécus, ceux qui se sont produits par accident, se trouvent donc déjà confondus avec le Je. L’identité est établie avant que la terreur de l’identification puisse éclater. On en peut tirer des conclusions très importantes pour la notion d’expérience. Le souvenir abolit donc ce que nous avions reconnu de quelconque et de contingent. Dans le souvenir l’homme se découvre en tant que situation et non pas en tant que je ; ce qu’il expérimentait, il l’est maintenant ; et s’il faisait abstraction des expériences de son « être tel et ainsi » (sosein), de l’ensemble de ce qu’il expérimentait et des modalités de son histoire totale, il ne lui resterait rien, pas même son Je d’autrefois.
Mais ce n’est pas assez. Car ce ne sont pas seulement des situations particulières et des expériences fragmentaires qui apparaissent dans la mémoire, mais la vie comme totalité ; la vie au sens de vie biographique. Mais elle ne se présente pas comme « Gestalt », ou comme l’unité d’une chose ; elle est là comme « medium » : on est chez soi dans sa propre vie, la vie est ma vie, malgré et par la multiplicité des êtres et des choses expérimentées. Elle est d’autre part le champ de toutes les expériences particulières dans lequel chacune s’identifie comme « mienne » ; et je puis à tout moment le parcourir. Par son histoire, qui fait corps avec lui et qui l’enveloppe, l’homme échappe à l’étrangeté du monde et à la contingence de son « être-précisément-moi ». La proposition identique : « Je suis moi-même », à l’origine analytique, et démentie par le choc du contingent, se transforme en cette proposition plus significative : « je suis ma vie » ou « le Moi, c’est la vie » ; donc en une proposition d’identification selon le véritable sens du terme « synthétique ». Il est tout à fait caractéristique que le « suis » et le « est » des deux énoncés précédents soient interchangeables. La vie n’est pas seulement la première personne (je), elle n’est pas seulement la troisième personne (quelque chose d’étranger et de contingent), mais elle est un possessif : elle est la mienne, elle est ma vie.
Ce « ma » n’indique pas à vrai dire la présupposition de Je comme propriétaire auquel la vie appartiendrait. Ce serait encore argumenter du point de vue de l’existence nihiliste, contre-historique. Le pronom possessif ne désigne pas seulement d’ordinaire le fait de la possession mais aussi le fait d’ « être-possédé » ; au neutre, il désigne le fait général de l’appartenance. « Ma » vie signifie donc tout autant le fait que j’appartiens à ma vie, en tant que je, et que ma vie m’appartient, en tant que mienne .
Les traits les plus divers de l’homme historique témoignent de l’identité de soi que le souvenir révèle sous son aspect formel. Il ne connaît plus la surprise d’ « être tel et ainsi », d’ « être-précisément-moi » ; il ne connaît plus les visages concrets du choc du contingent. L’homme historique considérerait comme absurdes les idées du nihiliste sur une quelconque origine transcendante et sur la position de son être ici bas par une étrangère création. Il est au-delà de la polarité du présent et du passé transcendant que le nihiliste au contraire éprouvait avec tant d’acuité. Car il a son propre passé, un passé dans lequel il n’est pas seulement uni à ses expériences, mais à d’autres êtres et à d’autres personnes. Et le temps même de ses ancêtres ne lui est pas à vrai dire étranger ; il n’est qu’éloigné. Il peut « en approcher avec piété ». Et si la piété comme la honte est en même temps respect et crainte, elle ne comprend pas l’identification, comme le faisait la honte. La piété consiste plutôt à reconnaître la distance que l’acte d’identification doit franchir lorsqu’il réalise l’identification d’un être avec ses ancêtres.

11. Ce qui aujourd’hui s’appelle « Je », à partir de demain, sera « vie ».
En quoi consiste la formalité du Je.

Si toutefois le « Je » ramène à sa vie, par le souvenir, ses expériences originaires a postérioriques et contingentes, cette identification ultérieure ne représente nulle incorporation et nulle organisation de la matière de la vie par un Je d’ores et déjà formel. Car ce Je n’est rien d’autre que l’avant-garde de la plénitude de la vie matérielle elle-même. Si le Je est formel, c’est grâce à la vie ; c’est parce que la vie disposée et contrainte à envisager toutes les possibilités, à expérimenter le nouveau, et à faire preuve de présence d’esprit, se formalise en Je, et se termine par la pointe d’un présent aigu et lucide : de telle sorte qu’elle met elle-même un terme à sa richesse matérielle au point où elle culmine. Tandis que le je nihiliste pense se trouver par hasard être tel ou tel homme précisément, tandis qu’il prétend que « Moi, je m’appelle homme », c’est au contraire l’homme qui se donne le « nom » de je, et qui plus encore se formalise effectivement comme je. L’homme n’est pas comme l’arrière garde du fait « je » ; mais le je est l’avant-garde de l’état de choses « homme ». Ce qui est je aujourd’hui, afin de présenter à la vie l’expérience et le monde, constitue à partir de demain ma vie, réunie à tout ce qui est présenté ; et une partie de ce qui est aujourd’hui ma vie était hier le « je ».
L’alternative du Je et de la détermination contingente qui choquait sans cesse le nihiliste est pour ainsi dire une méprise de je sur son propre rôle ; il mettait en valeur sa formalité conditionnée et sa présence en tant que positivité et liberté, il les opposait à la vie « qui n’est que matérielle » et qui s’enfonce dans le passé. Cette méprise sur soi qui dans le cas de l’existence contre-historique amène le Je à rompre effectivement avec la vie n’a pas lieu dans le cas de l’homme historique.
La conception du Je « comme élément constitutif » de la vie (moment au sens logique et au sens temporel) ne doit donc être comprise comme s’il n’y avait aucune différence entre les deux formes de la vie et du Je. Elles ne forment certainement qu’un dans la mémoire, la mémoire elle-même cependant n’est pas une indifférence ; mais elle est une perpétuelle identification. Une certaine dualité est incontestable. Un certain hiatus subsiste, risqué par la vie elle-même entre elle et le je ; car ce n’est lorsqu’elle s’avance dans la liberté de ses possibilités, et lorsqu’elle veut être « au courant », qu’elle prend précisément la forme du je. Ce hiatus il est vrai disparaît toujours dans la mémoire, l’identité se rétablit à nouveau.
Nous avions dit plus haut que le souvenir « avertissait ». Nous entendions par là que non seulement le je se souvient, que non seulement le je « tient sa vie au courant », mais que la vie retirait son je près d’elle et en elle. Ce type de souvenir est plus fréquent même que le premier ; on a négligé d’ordinaire d’en faire mention dans les théories de la mémoire ; car cette rechute du moi dans la vie ne se présente pas comme un acte ; et la psychologie comme la philosophie sont, en ce qui concerne le vocabulaire de la passivité du je, tout à fait élémentaires. Les conditions du souvenir normal sont telles en tout cas que le je cède à la force d’attraction (« Schwerkraft ») de la vie, qu’il est chargé alors de la tristesse du passé (« Schwermut ») et qu’il est attiré à l’intérieur de la vie ; il disparaît ainsi en tant que je et en tant que présent terminal. Et la vie n’est plus pour lui sa propre vie car la vie et le je sont maintenant confondus, il n’y a plus entre eux cette distinction, cette séparation, qui seule permet l’emploi du pronom possessif. La vie qui se trouve ainsi chez elle dans le souvenir n’a même plus besoin maintenant de représentations particulières ou d’actualisation de situations antérieures, de la répétition précise d’expériences passées, elle peut se suffire pleinement avec des états d’âme d’autrefois ; à partir desquels les images et les actualisations constituent un processus secondaire.

12. De l’identité dans certaines situations stables.

La présentation du problème de l’identité et de l’identification serait incomplète si l’on ne voulait pas faire une seule fois allusion à la situation dans laquelle la panique de l’identité n’éclate pas, et de laquelle nul problème d’identification ne surgit.
L’homme contraint, pour se trouver chez lui, de superposer au monde naturel un monde artificiel, arrêté et construit par lui, c’est-à-dire le monde social et économique avec ses coutumes et ses lois, démontre certes qu’il n’est pas taillé pour ce monde naturel. Mais ce monde second, toujours divers selon les conditions historiques peut tout de même réussir et se stabiliser, à tel point que l’homme en lui se trouve en son élément et qu’en lui les problèmes et les attitudes pathologiques de l’identité passent à l’arrière plan, de même que l’identification par l’histoire. Dans des états sociaux stables, c’est le monde lui-même qui se charge d’identifier le moi avant que l’auto-identification ne soit nécessaire.
Le monde social réalise déjà un minimum d’identification par le nom. Une fois l’homme baptisé – et personne ne se baptise soi-même – le nom persiste comme une constante dans la vie ; et il est une constante si naturelle que celui qui est nommé, sans se soucier du débat entre nominalisme et réalisme, ne prétend pas seulement s’appeler Jean ou Jacques, mais être Jacques ou Jean. Inversement, dans le cas où le nom se trouve transformé (c’est par exemple celui de la femme qui devient épouse), un changement effectif a lieu.
Jacques est donc nommé Jacques aujourd’hui et demain et on le considère comme le Jacques d’hier. L’identification paraît ainsi assurée. Mais comme nous l’avons dit, elle l’est seulement lorsque le milieu demeure relativement identique et identifiable. Car l’identité du moi est fonction de l’identité du monde qui lui est corrélative.
En ce monde, nous dépassons ainsi le minimum qui était garanti par le nom et le Je joue maintenant un rôle déterminé. Ce rôle peut être si stable et si naturel qu’il empêche l’homme-rôle (le juge, le professeur, le général, etc.) de faire abstraction de lui : donc de se concevoir comme indépendant de lui, comme son simple substrat, comme simple chargé de rôle, donc comme « je » vide ; et il fait en sorte que l’homme ne voit ni différence ni antinomie entre lui-même et sa fonction, qu’il ne puisse restreindre à un moi abstrait son existence authentique. En des situations stables, le phénomène du rôle en tant que « ce que » et « celui que » l’on est là n’est pas moins « phénomène primaire » que le phénomène Je. Que le rôle représente l’accident et le Je le substrat – cette distinction certes est valable pour la situation que nous expérimentons de nos jours, dans laquelle le monde social se transforme sans cesse et dans laquelle l’homme change continuellement de position, elle est valable aussi pour un grand nombre de situations sociales et historiques – cela n’est rien d’a priori et n’est pas démontré par la philosophie du je. A des époques stables ou stationnaires, il est tout à fait possible que ce ne soit pas le moi qui « ait » un rôle, mais inversement le rôle qui « ait » un moi ; tout au moins est-il possible que la tension et la non-identité dont nous avions traité dans le portrait du nihiliste ne se réalisent pas.
Dans la situation qui est ici esquissée, le rapport entre l’homme et le monde diffère essentiellement de celui que l’on a décrit jusqu’ici. L’appartenance au monde social, la « mundanéité sociale » (soziale Weltlichkeit) est d’ores et déjà là, sous la forme du rôle. Et puisque ici le monde n’est pas quelque chose d’ « extérieur », quelque chose qui s’ajoute au moi, il accuse aussi bien l’inutilité de la terreur du contingent que celle de la nécessité de son intériorisation par le souvenir et de son assimilation ultérieure. On pourrait croire que dans la situation stable où l’homme est identifié par le monde, il est déchargé de tout et dispensé de toute collaboration à l’identification. Ce qui n’est pas le cas. Mais dans les situations stables aussi, l’homme doit se conformer et répondre à la prétention de l’identité que le monde place en lui. Cette correspondance consiste à vrai dire en d’autres actes que les simples actes de remémoration qui sont les moyens de l’identification historique. Elle consiste en actes moraux, en actes « responsabilité » avant tout. De ce que j’ai fait hier, je dois aujourd’hui répondre devant le monde. Cette identité n’est manifestement pas encore de nature historique, mais elle est de nature juridique et morale. Elle est historique au moment seulement où, d’une part la place et le rôle de l’homme, d’autre part la prétention et l’autorité du monde en lui deviennent si vagues que l’homme est contraint de s’appeler lui-même par son nom pour qu’il puisse y répondre par l’identité et pour se replacer « en lui-même ». De même que c’est du cœur de celui qui obéit que part l’appel du devoir selon Kant, l’appel de l’identification surgit maintenant du cœur de l’homme historique. Lorsqu’il répond à son propre appel et lorsque se nommant par son nom, il se ressaisit et se replace en lui-même, il rappelle tout à fait, vu de la situation stable, le chevalier Münchhausen, qui se retire lui-même d’un marais en se prenant par les cheveux.
Du point de vue de cette identité que garantit le social les deux types que nous avions décrits jusqu’ici, le nihiliste qui ne réussit pas à s’identifier, et l’homme historique qui se charge de sa propre identification, n’apparaissent plus si loin l’un de l’autre qu’il semblait auparavant. Car tous deux ont besoin de l’identification. Et la mise en scène forcée du sauvetage de l’homme historique, la catastrophe non dissimulée du nihiliste, témoignent ensemble de leur identique position : l’étrangeté par rapport au monde.
Malgré cette similitude, le portrait du nihiliste nous paraît philosophiquement beaucoup plus important que celui de l’homme placé dans l’existence historique. Si l’essence de l’homme consiste effectivement en sa non-fixité, donc en sa propension à mille incarnations, c’est le nihiliste qui fait de cette instabilité comme telle sa définitive destinée, et qui se détermine par l’indétermination ; et il n’en profite pas pour se spécifier de telle ou telle manière. Le nihiliste, incarnation de l’indétermination, est par sa façon d’étaler ses fautes sans la moindre dissimulation, un portrait aux lignes outrées de l’homme.
A côté de lui le tableau de l’homme historique paraît d’une facilité douteuse. L’homme en tant qu’historique se présente comme un être qui est à la hauteur de ce qui lui arrive, de sa contingence, comme un homme qui a le courage de risquer l’amor fati, parce qu’il suit de près le fatum et le nomme toujours « moi-même », qui donc, pour employer une formule hégélienne célèbre en un sens non orthodoxe, rend après coup tout ce qui est en lui, et ce qui est en lui par contingence, « raisonnable » . Certes il a la fierté de dire en face de tout ce qui lui arrive « ceci est mien ». Mais de ce qui est devenu « mien » il n’a pu disposer : il s’agissait donc d’une identification suspecte.

III

13. Mise en question du problème de l’anthropologie philosophique.

L’identification n’est pas si simple. Sans doute est-il nécessaire, lorsque l’on n’est pas identifié et situé par le monde lui-même, de s’identifier par soi-même. Néanmoins il ne suffit pas de se situer en soi. Sans le monde l’identification est impossible. Celui qui agit (abstraction faite du moi identifié socialement) se trouve seul en dehors des difficultés de la terreur de la contingence ; car celui-ci n’insiste pas sur son passé sans cesse assimilé mais sur sa tâche, qui se rapporte au monde. Bien que le monde ne lui ait assigné une place déterminée, pas plus qu’au nihiliste et à l’homme historique, il atteint effectivement à l’identité.
Aux yeux de celui qui a la volonté, ce qui est voulu est donc, comparé à tout ce qu’il ne fait que rencontrer, à son existence empirique, quelque chose de non contingent. Ce non contingent, au contraire des expériences, se passe d’être assimilé ; c’est la volonté qui doit s’assimiler le monde .
Que le monde paraisse contingent à celui qui veut le transformer, cela est bien possible il est vrai. Mais il est hors de toute contingence que ce soit lui qui ait la volonté de le transformer. Si l’on voulait maintenant tenter d’imiter la proposition que nous énoncions « que je suis précisément moi » par la formule « que je veuille précisément cela », celle-ci se révélerait comme une pure construction : elle est inconcevable à partir de la volonté. Et si l’on acceptait cette formule dans la situation du vouloir, elle neutraliserait la volonté. Cet homme qui veut quelque chose de précis, peut-être à l’encontre du monde, et bien que le monde ne lui ait pas assigné de place déterminée, peut donc réussir une effective identification : celle-ci s’exprimerait par une formule qui n’est ni celle du nihiliste, « je suis moi-même », ni celle de l’homme historique, « je suis celui qui fut », mais qui s’énonce ainsi : « ce que je voulais, je le veux ». Dans le concept de la tâche se trouve déjà la constante ; il n’est pas nécessaire donc qu’elle soit maintenue comme telle, à la manière d’un souvenir ou d’une expérience quelconque. Car la tâche ne disparaît qu’une fois le résultat atteint .
Par ce recours à l’action, l’anthropologie philosophique touche il est vrai à la limite de sa légitimité, de ses capacités et de sa compétence. Du point de vue de ce que l’homme fait, la question : « qu’est-il et qui est-il authentiquement ? » semble posée à tort. Car l’acte n’est pas l’être.
Ce fut Hegel qui escamota cet acte en le considérant d’ores et déjà comme développement et comme devenir ; (et il devient ultérieurement et en tant que passé un être effectif) en le faisant engloutir d’ores et déjà par l’être lui-même, il le transformait en tout cas en une sorte d’ « être ». En une sorte d’être non spécifiquement humain, car ce n’est pas par hasard qu’il le nommait « organique ». Cette tentative dont les conséquences sont illimitées obscurcit maintenant le phénomène action. Ce fut cependant Kant qui traita la question comme telle et sans masque, bien que Hegel, plus explicitement que lui, ait donné une expression du problème de l’auto-identification (il caractérise l’histoire comme le fait, pour l’esprit qui n’était pas identique avec lui-même, de venir à lui-même). L’auto-identification par l’ « Aufklärung » et par la critique est pour Kant une action ; il n’est pas question pour lui de constater ce que la raison est (et pour lui elle est équivalente à l’homme), mais de la constituer par l’opération critique.
Hegel se demande au contraire ce qu’elle est, pour répondre dialectiquement qu’elle n’est pas Etre ; ainsi, bien que procédant par négation, la réponse qu’il donne demeure dans le cadre du théorique. Il recouvre du terme de « genèse » le saut qualitatif du théorique au pratique, et il le replace dans le domaine théorique lui-même. Le matérialisme historique a eu le mérite d’avoir formulé à nouveau le sens spécifique de l’idéalisme kantien, c’est-à-dire la transformation de la raison théorique en raison pratique.
Les visées de Kant sont aussi les nôtres. Et nous présumons qu’elles ont une portée beaucoup plus haute que nous l’avions supposé au début. L’anthropologie philosophique et son problème de la définition de l’homme doit se considérer en face de l’action humaine comme un malentendu productif, et mettre un terme à elle-même.
La question de savoir ce que l’homme est authentiquement (eigentlich) est par conséquent posée à tort. Car la définition théorique n’est qu’une ombre que la décision rejette dans le domaine du théorique. De « ce que je suis en un sens authentique », de « ce que je découvre en moi », il est toujours décidé déjà, que ce soit par moi-même, que ce soit par un autre. Ce qui s’oppose à la définition de l’homme n’est donc pas un irrationnel, mais le fait de l’action humaine. L’action par laquelle l’homme se définit sans cesse en fait, par laquelle il détermine ce qu’il est à chaque occasion. En cette perpétuelle définition de soi que l’homme présente en agissant, il est vain de faire appel au principe d’ordre, et d’exiger un arrêt d’un instant pour poser les questions de définition « authentique », et pour établir qui est l’homme en un sens « authentique ». Il n’y a rien de plus suspect que cette « authenticité » (Eigentlichkeit). Le terme allemand de feststellen (constater) ne signifie pas à la fois sans raison : constater quelque chose (konstatieren) et fixer quelque chose. Et ce n’est pas par hasard que le problème de la définition (par exemple « qu’est-ce authentiquement qu’un Allemand ? » mais aussi « qu’est-ce que l’homme authentiquement ? ») se présente en des conditions de réaction. En particulier dans l’état d’incertitude, dans l’état de crise, où il n’est plus quelque chose de précis. Celui qui pose le problème de la définition est maintenant l’inactif, celui qui compromet la transformation réelle et il pose ce problème pour ainsi dire d’une manière rétroactive ; « qui suis-je authentiquement ? », dit-il, au lieu de se définir effectivement et de faire quelqu’un de lui. Pendant qu’il pose la question et tant qu’il la pose, pour s’exprimer hyperboliquement, il n’est rien du tout ; il est donc ce que lui ou un autre a fait de lui à l’aide d’une définition pratique ancienne. Voilà ce qu’il peut dès lors découvrir et définir comme son existence authentique. La question de savoir qui je suis n’est pas de celles qu’il ne faut que poser, mais de celles auxquelles il faut répondre.

Nous terminons avec cette considération. La problématique de l’anthropologie philosophique, qui explorait dans la première partie les spécifications pathologiques de la liberté humaine, apparaît désormais elle-même comme une forme viciée, et qui dénature les problèmes. Elle fait de l’autonomie une définition de soi ; et tandis qu’elle apprend à l’homme à courir après son « Eigentlichkeit », elle l’abandonne à ceux qui ont intérêt à le mettre au pas, et lui fait perdre sa liberté.

Günther Stern
(Traduit par P.-A. Stéphanopoli)

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