La production de l’étrangeté
Renaud d’Anglade
La production de l’étrangeté
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En réponse à La dialectique peut-elle juguler le dérèglement climatique ?
Je ne reviens dans ce qui suit que sur les éventuels écarts entre la position de MLG et la mienne, et non sur les nombreux points sur lesquels nous sommes d’accord.
1. La généralisation du modèle biologique (d’une « dialectique du vivant ») à l’histoire des sociétés humaines pose en effet de multiples problèmes, mais c’est bien de cela qu’il s’agit de discuter à propos d’un auteur comme Michel Bounan. Ici n’est pas la place pour développer ce sujet, nous aurons sûrement l’occasion de le faire par ailleurs, mais en tout cas il me semble utile de ne pas se méprendre là-dessus et de ne pas prendre ce raisonnement pour une simple « métaphore biologisante » (pour une sorte de maladresse logique) : il ne s’agit pas du tout d’une métaphore, mais d’une volonté explicite de synthèse théorique (qui a valu à Bounan le reproche immérité de se ranger parmi les tenants de la « Tradition »). En pareil contexte, la science du vivant n’est pas une métaphore pour la science historique qui lui resterait étrangère mais la science historique n’est qu’une métonymie (inadéquate) d’une science du vivant qui la contient.
2. Le caractère « malade » de la société ne réside pas, pour moi, dans les désordres et les catastrophes que l’on commence à voir s’accumuler. Croire cela, ce serait devenir un écologiste, et ce serait effectivement tomber dans une « métaphore biologisante » : la société serait un être vivant qui était jadis en bonne santé et qui est tombé malade au bout d’un moment. Telle n’est pas du tout ma position, bien au contraire : si je me suis référé à la publication de l’ancien article de Debord, c’est bien parce que cet article présente la « maladie » de la société comme sa division (en classes). La société est malade en tant que société de classes, et depuis qu’elle l’est. Son évolution catastrophique la plus récente n’en est qu’un syndrome paroxystique.
3. « L’idée d’une croissance aliénée n’est pas présente chez Marx » nous dit-on. MLG a bien sûr raison de conclure ainsi si l’on cherche dans Marx une description du pourrissement de l’appareil productif et de celui du produit marchand lui-même (puisqu’il s’agit des deux pourrissements simultanés et homologues, comme il le rappelle justement). Cette description était simplement impossible, inimaginable, à l’époque de Marx. Mais le concept de croissance aliénée, lui, me paraît fortement présent chez Marx. Tellement présent que c’est lui, et lui seul, qui permet de comprendre ce qui nous arrive . Il me paraît de ce fait peu justifié de parler d’une greffe de ce concept, réalisé a posteriori, sur la dialectique historique marxienne. Cela ressemble plus, à mon avis, à une sorte de développement inattendu mais logique du concept d’aliénation. Mais entre la greffe et le développement inattendu, existe-t-il une véritable différence qui mériterait une savante disputatio ? Rien n’est moins sûr. Après tout, il y a des greffes qui prennent bien, pourvu qu’elles soient compatibles avec l’arbre. Celle-ci, en l’occurrence, me paraît très compatible. Si Marx concevait clairement que la croissance se fait dans l’aliénation et ne peut même se faire que dans et à travers l’aliénation (schéma que les léninistes exploiteront jusqu’à la trame : le prolétariat des pays attardés doit reprendre à son compte la tâche historique de l’accumulation qui incombe « normalement » à la bourgeoisie, et donc mettre en place le régime bureaucratique dont il est la principale victime), le moment même où l’aliénation imprime en profondeur sa forme et son contenu aux forces productives n’est certainement pas le moment où il convient d’en abandonner le concept – tout le monde en conviendra sans peine. Ce n’est pas que notre ami MLG veuille en abandonner le concept, il pense plutôt qu’il y a une discontinuité historique qui fait tout d’un coup apparaître ce concept comme un concept neuf. C’est avec cela que je ne peux être d’accord.
4. « L’unification de la critique n’a pas eu lieu ». Personne d’entre nous (et même dans un milieu beaucoup plus large) n’est ni ne peut être insensible au phénomène que MLG décrit. « C’est la critique du monde qui est en crise », écrit-il pour le résumer. Qui peut avancer le contraire ? Mais à partir de ce constat, deux orientations se séparent (sans pour autant être incompatibles, loin s’en faut) : on peut attribuer ce constat amer à des insuffisances théoriques, au sens où par exemple la critique aurait remâché sans fin d’anciennes certitudes sans être suffisamment attentive à ce qui se produisait de nouveau dans le réel ; on peut aussi invoquer les échecs pratiques des vagues révolutionnaires successives, et expliquer la paralysie théorique par les impasses pratiques (au sens où l’on ne peut théoriser que ce qui existe, au moins de façon embryonnaire ou tendancielle, et où l’on perd son temps, comme l’ont fait certaines sectes d’ultra-gauche, à ratiociner sur des situations qui restaient purement fictives). Je ne vais pas citer nommément l’ensemble des mouvements, revues, groupuscules et individus dont la prise de parole, actuellement, tourne autour de ce roc. On peut du reste y classer les Amis de Némésis aussi, car je ne crois pas que l’un ou l’autre parmi nous aille jusqu’à nous imaginer quelque privilège en la matière. Mais le constat que la critique est en crise est une chose, une autre est d’orienter le débat et la réflexion de façon à reconstituer, au moins dans ses grandes lignes, l’unité de la critique. Pour ce faire, me semble-t-il, il convient notamment d’effectuer la critique positive des différentes tendances, extraire d’elles leur noyau rationnel – c.a.d. esquisser le travail que seule la pratique révolutionnaire accomplit réellement, quand elle prend son essor.
5. La question de la complicité des individus est posée de façon répétée. Disons-le tout de go : ce n’est pas parce que je repousse le plus fermement possible les sophismes démoralisateurs d’une idéologie anti-consumériste (le moralisme écologiste) que je serais aveuglé et ignorant de l’état de décomposition grave dans lequel se trouve l’individu contemporain en tant que producteur et que consommateur de spectacle. Il n’y a pas une phrase de MLG là-dessus (ou de Debord, ou de Bounan, ou d’Anders) à laquelle je ne souscrirais pas avec le plus grand empressement. Il faut seulement se mettre d’accord sur l’angle sous lequel on regarde le phénomène. Ou bien on le regarde sous l’angle de la conservation de la société dominante, et dans ce cas, il faut s’acharner sur le sujet marchand, lui attribuer tous les méfaits, le soumettre à une pression morale intense, le flageller en place publique : ces deux éléments (cette réponse et cette perspective) sont étroitement liés. Ou bien, et là aussi il me semble qu’il y a une grande cohérence dans ce qui suit, on regarde tout cela sous l’angle de son abolition révolutionnaire, et là on est forcé de comprendre que la racine du mal est dans le système de sujétion et non dans l’individu assujetti : et tout le reste du raisonnement en résulte. Notamment que dans l’hypothèse d’un mouvement de remise en cause de l’ordre dominant, la complicité disparaîtra du même coup (la remise en cause étant par essence, sur le plan subjectif, le refus de cette complicité). On peut sans doute dire que le niveau de reflux de cette complicité sera le baromètre précis et fiable du degré de la remise en cause.
6. Ai-je eu tort de parler de « niveau de vie individuel » ? Mon intention n’était certainement pas de rapprocher le quidam du baron Seillière (car ce serait fort infamant pour le quidam) et je sais bien que la réalité socio-économique se charge suffisamment efficacement de les maintenir soigneusement à distance. Je pensais à un indicateur économique classique permettant par exemple à l’INSEE de répartir les personnes selon leur niveau de vie, de sorte que « en 1997, les niveaux de vie individuels [c’est moi qui souligne] s’échelonnaient dans un rapport de 1 à 3,4 entre les 10 % les moins aisés de la population et les 10 % les plus aisés, les premiers disposant de moins de 3 800 francs par mois et par unité de consommation, les seconds de plus de 12 900 francs » (INSEE Première, Comment se détermine le niveau de vie d’une personne, n° 798, juillet 2001). Quand je parle de « réduire le niveau de vie », je me soucie exclusivement de ce que cela peut vouloir dire pour le gros de la population (par exemple : se priver de réalités qui sont essentielles à mener une « bonne vie », comme disait Aristote, ou se priver d’imbécillités marchandes dont l’absence relève du bienfait). C’est aussi simple que cela.
Un point enfin parmi ceux avec lesquels je suis en plein accord, et que je souligne parce qu’il m’a paru spécialement bien pensé et formulé : « une Nature altérée est encore plus redoutable qu’une Nature sauvage ». Sous une forme ramassée, cette formule concentre beaucoup de vérités. Le progrès accompli par l’homme a été au-delà de son objectif (se concilier les forces naturelles) ; il a débouché sur le contraire : sur l’accentuation du caractère hostile des forces naturelles. Le point de vue de la domination et de l’exploitation, inhérent à la pratique sociale aliénée, provoque ce qu’on peut percevoir naïvement (ou de façon plus ou moins « mystique ») comme une « révolte » de la nature qui réagit contre sa « maltraitance ».
Simultanément, la pratique sociale aliénée niait ce qu’il y a de naturel en l’homme (ses pulsions, son équilibre, sa résonance avec tout ce qui l’entoure, le caractère illusoire d’une existence monadique) alors même qu’elle réduisait pourtant l’homme à une réalité « naturelle » (à une matière première exploitable dans le travail et dans la consommation), l’homme étant ainsi, dans un même mouvement, dépossédé de sa réalité d’être naturel et transformé en substrat « naturel » du système de l’aliénation : ces deux aspects réunis dans leur unité contradictoire imposée expliquent le caractère forcément catastrophique du résultat.
Si l’activité pratique de l’homme consiste dans la négation déterminée de la nature (il la réfléchit en la transformant), la forme déterminée du résultat reflète forcément le sujet réel de la détermination en actes, en l’occurrence le processus d’aliénation comme « moteur de l’histoire » (ce que Bounan appelle « le noyau inducteur »), c.a.d., depuis plusieurs siècles, le mouvement de la valeur autonomisée. Ce n’est plus une force vivante, elle-même issue de la vie naturelle et en faisant toujours partie, qui transforme la nature mais la puissance d’une entité morte, la valeur, qui plie la nature à sa tyrannie.
L’étrangeté (au sens d’être-étranger) qui couvait à l’intérieur même de la société aliénée exacerbe l’étrangeté des forces naturelles, de sorte que si celles-ci paraissent de plus en plus étrangères, il ne s’agit plus à proprement parler de leur étrangeté propre mais de celle de l’aliénation sociale, donnant ainsi raison à ce triste bilan : « L’occultation de la vie en chacun de nous a bien entraîné la disparition du sujet de l’Histoire et l’effondrement de toute vie en général. Notre époque peut ainsi vérifier – pour s’en désoler – la parfaite identité, jadis reconnue, entre le sujet vivant individuel, le sujet de l’Histoire et le sujet du monde » .
On ne peut plus parler d’appropriation de la nature dans la mesure où l’appropriation implique l’idée qu’elle ait un sujet vivant. Or, l’appropriation du monde par la valeur équivaut finalement, après un assez long trajet fait apparemment en commun, à une opposition radicale entre la perspective de la valeur et la perspective de l’homme, et à une véritable désappropriation du monde par l’homme. Nous touchons indéniablement à l’époque où cette logique aboutit et se révèle au grand jour, dans tous les phénomènes observables. C’est le caractère tranché voire apocalyptique de ce résultat qui alimente chez certains une tonalité messianique ou « civilisationnelle », mais on ne conquiert le droit de les critiquer que par une compréhension non réductrice du phénomène.
La notion d’appropriation mérite elle-même d’être précisée et approfondie, le terme à lui seul n’évoquant plus rien de convaincant à une époque où, depuis longtemps, le sens de l’avoir a si efficacement remplacé tous les autres sens. Schématiquement : il ne sert à rien de se servir de ce terme si l’on n’inclut pas dans sa signification qu’il désigne un mouvement bilatéral par lequel un être vivant s’incorpore un fragment de son environnement et par lequel cet élément continue à exister en lui et le transforme lui-même. La notion grecque de πραξις désignait fort bien cette unité, par opposition à celle de ποιεσις. C’est en transformant (en absorbant, en niant, en détruisant) le monde que le sujet devient coextensif au monde, que le monde renaît en lui (de façon transformée). Il est bien clair que cette logique contradictoire, qui n’a été mise en place ni par quelque logicien aristotélicien ni par une divinité bienveillante, offre de multiples possibilités de dérapage. Construire la dénégation de ces possibilités de dérapage est l’opération qui caractérise toutes les idéologies et les morales qui veulent ignorer le processus de négation à l’œuvre, abstraitement, au lieu de le comprendre comme détermination, concrètement. Le système de valorisation du monde (d’appropriation par la valeur) proscrit par essence un double mouvement de cette espèce. En effet, la valorisation transforme de façon unilatérale et unidirectionnelle un fragment de réel en fragment de valeur, sans que la valeur elle-même soit à aucun moment affectée (ou affectable) par le réel qui entre dans son entretien et dans sa reproduction. On pourrait injecter la réalité entière dans la valeur que la valeur serait encore inchangée, égale à elle-même, égale à sa foncière irréalité. En absorbant le réel, elle ne vieillit pas, elle ne le comprend pas, elle n’en jouit pas, elle ne devient pas intelligente, elle ne devient ni belle ni laide, ni salée ni sucrée, ni claire ni sombre, ni alerte ni fatiguée, ni gaie ni triste : elle se perpétue et s’accroît (elle se perpétue du fait de s’accroître). Ce caractère irréel, totalement imperméable au réel, figure déjà dans les descriptions les plus élémentaires que Marx donnait de la valeur, mais on ne les a sans doute pas suffisamment prises au sérieux.
Du fait d’affecter l’être vivant qui le nie, le réel continue à exercer son pouvoir : le sujet de la négation fait partie du réel, comme aussi ce qui constitue sa relation à son objet. Du même coup, les deux catégories (sujet et objet) ne valent que cum grano salis, car on pourrait disserter à perte de vue pour déterminer si c’est le sujet qui contient l’objet ou l’objet qui contient le sujet (le fruit est là pour être mangé, il implique celui qui le mange). Le caractère complexe qui caractérise cette relation vivante disparaît totalement avec la valorisation : la valeur est un résultat qui se moque de son processus. Tout disparaît en elle, selon elle, sans laisser de traces, mais considéré sous l’angle de la réalité, cela se fait plutôt en laissant des traces extraordinairement envahissantes. Le caractère non biodégradable des déchets donne une illustration assez convaincante du phénomène, comme aussi le résidu intellectuel et affectif d’un individu entièrement piloté par le spectacle : il s’agit d’une forme positive, pléthorique, de désert, telle qu’on ne l’avait jamais imaginée jusqu’alors.
L’ancienne idée d’une réappropriation du monde ne porte donc pas, spécifiquement, sur des instruments et des méthodes de production, mais sur l’ensemble de ce qui fait partie d’une appropriation vivante : la réappropriation est à comprendre comme une restauration de l’appropriation elle-même. On peut aussi la définir comme le rétablissement du lien vivant inhérent à l’appropriation naturelle, mais au-delà du besoin et de la pénurie. Dans l’hypothèse favorable où l’humanité parviendrait un jour à accéder à ce stade (qui, quoique hypothétique, est la seule alternative à l’achèvement de la dépossession et aux catastrophes qui l’accompagnent), elle aurait établi une logique naturelle au-delà des contraintes naturelles : elle aurait transformé la nature en émancipant une promesse qui lui était depuis toujours inhérente. Voici en tout cas ce que nous et nos descendants avons à perdre – en échange d’un néant qui ne cesse d’empirer.
Le 20 janvier 2005
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