Qui doit intégrer quoi?
par
Nathan le Sage[1]
On peut assez largement assimiler la récente discussion sur l’intégration à une nouvelle controverse religieuse. Pour porter un jugement sur celle-ci, il convient cependant de retourner vers sa source historique, c.à .d. vers le comportement initial de la société moderne, capitaliste, à l’égard de la religion.
[Téléchargez ce texte des Amis de Némésis au format PDF (Nathan) ou poursuivre la lecture]
La modernité occidentale emprunta presque simultanément, vers la fin du dix-huitième siècle, deux chemins radicalement différents. Aussi bien aux Etats-Unis d’Amérique qu’en France, mais d’une façon presque opposée, on prit ses distances avec une religion qui s’était intégralement mise au service du despotisme monarchique, alors que le pape et le roi unissaient leurs forces pour opprimer matériellement et mentalement les populations.
La révolution française n’avait pas le choix : le clergé n’avait jamais cessé de combattre ses précurseurs, il s’était révélé et confirmé en tant qu’ennemi juré des Lumières, et maintenant que l’heure était venue d’un corps à corps décisif, il avait adopté sans hésitation le parti de l’Ancien Régime, qu’il entendait défendre coûte que coûte. Les exactions parfois sanglantes commises par la population enragée contre les nonnes, les moines et les curés n’étaient rien d’autre que les actes d’une vengeance justifiée contre ceux qui avaient participé à l’oppression du peuple et l’avaient toujours soutenue, partageant ainsi très clairement la responsabilité de l’ancien ordre dominant. Après les nombreux épisodes d’une résistible transformation, la République française attribua à la religion le statut social d’un domaine personnel et purement privé. La société bourgeoise vivait sur la fiction de l’individu « libre », qui décide tout seul ce qu’il consomme, quand et où il travaille, ce qu’il aime, pour qui il vote et pour qui il prie. Qu’il s’agit là d’une fiction tout à fait illusoire ne fait aucun doute, mais n’a pour autant jamais été rejeté en tant que mensonge évident, car ce mensonge fait partie du fonds idéologique indispensable pour la société capitaliste bourgeoise. Dans ce contexte, la religion apparaît donc comme une simple opinion privée. Une telle fiction était effectivement devenue possible parce que le catholicisme, au moment de la révolution française, n’était plus qu’une religion vieille, fatiguée et affaiblie, qui devait accepter ce qu’on voulait bien lui laisser : il vaut toujours mieux se contenter du statut d’une simple opinion que de maintenir des exigences impossibles à satisfaire et se voir chassé de son territoire. Le laïcisme, devenu dominant en France, acceptait et tolérait désormais la religion, mais seulement comme un culte rigoureusement privé, auquel il était interdit d’intervenir dans la vie publique (nous décrivons là , bien sûr, un type idéal qui ne put se réaliser que de façon difficile, conflictuelle et imparfaite).
Simultanément, la situation fut toute différente dans les jeunes Etats-Unis d’Amérique du Nord. De la même façon que la révolution anglaise avait été menée un siècle plus tôt par des religieux (par exemple par le puritain Oliver Cromwell), l’Amérique du Nord se peupla successivement de sectes fuyant l’Europe, toutes issues de la Réforme protestante et cherchant à se différencier entre elles par de risibles particularités. La république américaine prit naissance comme une république religieuse, comme une république de la religion (ou des religions). Un lieu commun récurrent desdites sectes résidait dans la nécessité de supprimer le roi pour pouvoir s’approcher d’une communauté de la « foi véritable ». Le refus luthérien de la papauté devait être complété par le rejet puritain de la royauté. Tandis qu’aux yeux d’un révolutionnaire français l’Eglise restait solidaire et indissociable du roi, le révolutionnaire américain la considérait de façon contraire comme l’alternative à la royauté. L’histoire ultérieure des USA n’a pas manqué de concevoir la tolérance religieuse comme un système où chaque Eglise doit accepter toutes les autres. De nos jours encore, l’athéisme est un corps étranger aux Etats-Unis, tout autant qu’il l’est dans une dictature islamique. On peut choisir sa foi, mais il faut en avoir une. Pour autant, l’Europe n’a pas les moyens de se moquer de la république américaine, car, si on les mesure à l’échelle de l’évolution américaine, certains pays européens sont restés embourbés à mi-chemin, permettant à des fantômes sous perfusion comme le puritanisme et la royauté de coexister pacifiquement, morts vivants faisant partie des figurants prévus par le scénario de l’horreur capitaliste.
Dans ses rapports avec la religion, l’Europe se rattache aux deux modèles historiques, aussi bien français qu’américain (même si de nos jours le second a de plus en plus tendance à prévaloir). L’influence du modèle français persiste en ceci que l’Europe croit toujours en une religion individuelle, négligeant le fait essentiel qu’il s’agit là de quelque chose de tout à fait impossible : chaque religion est fondamentalement une pratique collective, créatrice de communauté (l’étymologie le proclame d’emblée puisque religare signifie « relier ») et donc d’identité. Attendre de la religion qu’elle s’abstienne d’agir en termes de communauté, de collectivité et d’identité et qu’elle se résume à un fragment de la sphère d’une consommation solipsiste est une absurdité, et implique, pour celui qui la prendrait au sérieux, de devoir supprimer la religion de façon tout à fait radicale : moyennant quoi les adeptes de cette approche jouent avec une telle perspective, alors que par ailleurs ils la rejettent absolument. Ils veulent conserver la religion, mais sans son essence la plus fondamentale, juste en tant que survivance fantomatique. De façon bien plus réaliste, les Américains parlent de religious communities, avec l’intention d’étendre ces communautés à l’ensemble de l’espace social, et sans laisser la moindre herbe folle de l’athéisme pousser entre les pavés d’une telle mosaïque : s’il n’est certes pas question d’une religion d’Etat obligatoire, il s’agit quand même d’une religiosité d’Etat quasi-obligatoire. L’Europe devient « américaine » au sens où, alors qu’elle-même est devenue incapable de toute communauté, elle entend accepter et respecter des communautés étrangères de nature religieuse. La conscience commune persiste à ignorer que le concept d’une communauté (qu’il s’agisse d’ailleurs d’une forme de communauté archaïque, basée sur des structures patriarcales, ou d’une forme orientée vers l’avenir, fondée sur une pratique authentique de la politique) doit rester incompatible avec une société libérale et atomisée qui ne connaît rien d’autre que le capital et la marchandise. L’Amérique a certes réussi à accomplir en pratique un tel exercice d’équilibrisme, mais seulement sur le fondement de ses propres tendances religieuses originaires, produisant ainsi une structure sociale qui n’est composée que de lobbies, et où « l’intérêt général » n’a plus droit de cité, même comme slogan vide. Par contrecoup une Europe dépourvue de communauté se voit confrontée avec des communautés exclusivement étrangères, qui viennent peupler son propre désert.
A partir de cette confusion idéologique naît la faiblesse (intellectuelle et politique) qui conduit notre continent au problème d’une intégration ratée des immigrés musulmans. La dureté inattendue de cette problématique, dont personne ne se serait douté il y a seulement trente ans, est liée au fait que l’Islam n’est pas une religion vieille et affaiblie comme le catholicisme, mais une religion qui veut très consciemment produire du communautaire et de l’identitaire (bien que par ailleurs l’Islam se décompose lui-même en tendances rivales qui se livrent une guerre ininterrompue). De la sorte, l’Islam n’est pas une religion fictive (au sens d’une simple opinion subjective et idéologique), il est bien plutôt l’ancienne et réelle exigence de fonder un mode de vie concret, impératif pour la collectivité, et par conséquent il n’existe aucun domaine de la vie quotidienne qu’il ne cherche pas à régir. En est également indissociable l’affirmation qu’il est seul à détenir la vérité, et qu’en tant que porteur d’une vérité universelle il n’a pas à faire preuve de « tolérance » vis-à -vis d’autres façons de vivre : pour un croyant authentique et strict, la tolérance ne peut être que le sentiment de sa propre faiblesse, l’aveu qu’il s’est trompé. C’est ainsi que se comporte l’Islam, et on ne voit pas comment il pourrait se comporter autrement. Depuis sa fondation, il n’a cessé d’être un mouvement conquérant, impérialiste, de la même façon que le furent ses prédécesseurs monothéistes, du temps de leur jeunesse virulente.
Une société qui ne veut pas être dominée par l’Islam ne peut et ne doit donc le tolérer. Mais elle ne peut se permettre de ne pas le tolérer que si elle procède de même avec toutes les autres religions – ce qu’elle a précisément toujours été incapable de faire. Ses manquements vieux de deux siècles viennent de la rattraper de façon inattendue, mais le réveil brutal vient de la confrontation avec une civilisation qui lui est étrangère, que l’on a importée et que l’on voulait considérer de façon flegmatique comme étant nécessairement analogue avec notre propre religiosité fantomatique. L’Europe avait péniblement commencé à digérer sa propre religion, ou plutôt ce qu’il en restait, et voilà qu’elle doit avaler toute crue une religion qui lui est étrangère, et parfaitement adverse. Pauvre vieux monde, sa conscience voit son sommeil interrompu et doit découvrir un danger inattendu, même si elle l’a elle-même provoqué.
Des voix se sont donc élevées pour mettre en cause l’illusion qu’un processus de digestion pouvait être la solution, mais ces voix se réduisent, comme dans le cas de Thilo Sarrazin, à déplorer la faculté insuffisante d’adaptation de l’immigré turc à la soumission courante de l’indigène allemand à la domination économique, ou, comme dans le cas de Necla Kelek, à préconiser l’adaptation des femmes et des hommes musulmans à une « liberté » occidentale dont elle entend chanter les louanges. Aucune de ces interventions ne touche le fond de la question, à savoir que la transformation du monde occidental en accumulation illimitée de marchandises a détruit une civilisation jadis vivante, une civilisation qui aurait sans doute été capable de se défendre ou d’intégrer positivement d’autres attitudes culturelles – sans se fier au cadavre divin entreposé à la cave pour résister à des fanatismes allogènes. Tout d’un coup se fait jour que l’Europe n’a jamais atteint un degré suffisant de clarté relativement au statut de sa propre religion. Mais quand une société n’est plus en mesure de se juger elle-même, le verdict lui vient de l’extérieur. C’est ce qui est arrivé aux civilisations plus anciennes. La civilisation européenne semblait se caractériser par une faculté quasi-illimitée de se transformer elle-même, mais le moteur de cette évolution n’était ni l’accumulation économique, ni le progrès technique, mais le conflit social que Marx avait conceptualisé comme lutte des classes et qui semblait rendre possible de chercher un nouveau commencement grâce à une démocratie réelle et à un mode de vie véritablement politique, en prenant enfin sa vie en main. La dialectique conflictuelle entre classes sociales, et rien d’autre, possédait la capacité de prendre appui sur les forces matérielles pour renverser l’ordre existant, une classe défendant les vieilles limitations, et l’autre exprimant la volonté de s’en émanciper. Le réel était sans cesse confronté au possible, et l’ensemble vivifié par cela. Si vraiment le capitalisme tardif était parvenu à paralyser cette dialectique, cela serait la pire de toutes les nouvelles, y compris d’ailleurs pour l’ordre dominant, lequel ne peut plus viser à son dépassement mais seulement à son dépérissement et son pourrissement. Livrés à eux-mêmes, la technologie et le commerce ne peuvent qu’accroître encore le mal jusqu’à l’effondrement des forces vitales de la société. L’accumulation actuelle des « dettes publiques » n’est rien d’autre que le truc enfin trouvé permettant de piller des populations sans défense et de les transformer en instrument silencieux du capital financier après qu’on leur eut fait reproche de vouloir manger, boire et dormir comme à l’époque dorée de l’après-guerre, sans s’adapter au niveau de salaire de l’ouvrier chinois dans les régions les plus compétitives de l’Empire du Milieu. Tous les propriétaires de la communication publique s’accordent pour penser qu’une telle démesure doit être punie, comme s’il s’agissait d’une réédition ontologique du péché originel. Le programme du futur s’énonce donc ainsi : famine, silence, renoncement. C’est ainsi que commence tout véritable effondrement.
Parmi l’existant, on ne peut rien opposer à l’Islam. Ni la religion chrétienne, ni les interdits policiers. Rien de tout cela n’a la moindre chance de se montrer efficace. Seule une civilisation différente de l’Islam pourrait l’éloigner de lui-même et prendre le dessus. Si l’humanité, la communication, la liberté, la joie de vivre et une égalité réelle entre hommes et femmes existent, la religion se dissout d’elle-même, car personne n’a plus besoin d’une telle formation de substitution. L’Occident est-il encore en mesure de produire une telle civilisation, un mode de vie qui mériterait d’être qualifié de civilisation ? Rien pour l’instant n’indique une telle possibilité. Mais l’incapacité d’évoluer ainsi consoliderait aussi définitivement l’incapacité de résoudre ce problème aussi. Ce n’est qu’en faisant le ménage chez soi que l’Occident serait capable de maîtriser des problèmes venus d’ailleurs.
[1] Dans l’original, Nathan der Waise. L’original de l’article a été publié en langue allemande sur le site de l’éditeur Matthes & Seitz, Berlin, le 14 août 2012. Dans la pièce de Lessing traitant de la controverse religieuse, le titre s’écrit Nathan der Weise, Nathan le Sage. Waise se prononce exactement comme Weise, mais signifie l’orphelin, le solitaire qu’on a abandonné. Jeu de mot, donc, intraduisible en français et exprimant le caractère isolé du point de vue de l’auteur.
Tags : intégration, Islam, Musulmans en Europe, Nathan le Sage