Sur la piste chinoise

à propos des Cinq méditations sur la beauté, de François Cheng

par Urbain Bizot

« Je cherche les notes qui s’aiment ».

Wolfgang Amadeus Mozart, cité par François Cheng[1]

Grâce à sa connaissance raffinée de l’ancienne culture chinoise, François Cheng énonce dans ce livre un grand nombre de traits de pensée qui, en fait, caractérisent de multiples aires culturelles, d’une façon plus générale. De par son inégalable continuité, le monde chinois a le mérite de les révéler de la façon la plus clairement structurée, tandis qu’ailleurs, par couches successives, les transformations sociales, les ruptures et les destructions les ont recouvertes et occultées depuis longtemps.

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L’oreille attentive peut cependant redécouvrir, par exemple chez les penseurs « présocratiques », nombre d’éléments de la sagesse chinoise la plus ancienne, et il ne fait pas de doute que la même opération est possible à propos de l’Inde et des civilisations « primitives » d’Amérique du Nord, d’Océanie ou d’Australie. C’est cette unité, bien sûr imparfaite et fragmentée, mais témoignant néanmoins d’un même mouvement de pensée et d’organisation de la vie des sociétés humaines, qui avait fait la fortune de Guénon et de toute « métaphysique primordiale » ; cette unité, pourtant, ne témoigne ni d’un centre unique, ni d’une hypothèse créationniste, et encore moins d’un « âge d’or » mythique vivant à la pulsation harmonieuse d’un roi sacré, pour ainsi dire au contact des dieux, mais plutôt de stades obligés des tentatives de penser le monde et de se penser soi-même, au contact de la nature, de ses cycles, de son apparent « message », et de la façon d’y insérer l’existence et la pratique humaines ; et, plus profondément, d’un mouvement d’instauration et de déplacement d’une condition d’aliénation qui reste entièrement étrangère, et pour cause, au propos « métaphysique ».

Bien qu’adoptant à l’occasion un ton quasiment chrétien, et donc passablement étranger au sujet traité (déviation qui tient sans doute au caractère biculturel de l’individu François Cheng), c’est avec l’habituelle sensibilité qui le caractérise que Cheng aborde ces Méditations sur la beauté, lesquelles représentent un antidote fort appréciable aux notions esthétiques occidentales modernes les plus courantes[2].

C’est une sorte de confession qui annonce discrètement le sujet principal : « une seule règle me guide : ne rien négliger de ce que la vie comporte ; ne jamais se dispenser d’écouter les autres et de penser par soi-même »[3]. Dans son apparente modestie, cette maxime s’inscrit en faux contre la quasi-totalité des attitudes occidentales et, plus généralement, modernes : car dans un monde comme le nôtre,  façonné par l’opposition entre sujet et objet, les attitudes que l’on rencontre se résument presque toutes à écouter les autres, en renonçant à penser par soi-même, ou à penser par soi-même, en renonçant à écouter les autres. Ne pas prendre place dans l’un ou l’autre de ces camps retranchés de la mutilation subjective représente sans nul doute le commencement nécessaire à toute présence au monde digne de ce nom. En proclamant une telle devise, l’auteur ne fait qu’annoncer sotto voce que son sujet aura trait au rejet ou plutôt au dépassement de l’opposition entre sujet et objet, et c’est là en effet le véritable sujet du livre, développé à propos de la beauté. Devant le caractère très honorable de cette entreprise, nous nous proposerons de passer par pertes et profits le fait que l’auteur se situera de façon excessive du côté de l’un des termes, l’ « écouter l’autre » (qui apparaîtra le plus souvent sous la forme d’un « écouter le monde ou la nature »), et le risque qu’il prend d’oublier un peu trop l’autre terme, le penser par soi-même.

A de multiples moments est reprise l’idée si caractéristique de nombreuses formes de pensée anciennes selon laquelle le monde émane lui-même d’un désir originel que le désir humain ne ferait que rencontrer, et prolonger. Notion éminemment étrangère aux actuelles représentations scientifiques du monde, lesquelles se consacrent à décrire (et à utiliser) le fonctionnement des mécanismes naturels sans jamais s’interroger sur un point définitivement considéré comme obsolète, celui d’un telos (dernières versions en matière de telos : Schopenhauer, Nietzsche, Freud). Pour un enchaînement mécanique de la nature et de la vie, il est devenu totalement irrecevable de parler d’un « autre désir, celui de rejoindre le Désir originel dont l’univers même semble procéder, dans la mesure où cet univers apparaît en son entier une présence pleine d’une splendeur manifeste ou cachée »[4]. Dans pareil contexte, Cheng est certes parfaitement fondé à écrire que « la vraie transcendance, paradoxalement, se situe dans l’entre, dans ce qui jaillit de plus haut quand a lieu le décisif échange entre les êtres et l’Etre », mais nous vivons dans un monde où la seule discipline permettant de renouer avec cette pensée est justement l’esthétique, ce qui témoigne de l’extrême faiblesse de son statut. Sans doute aucune société du passé n’avait connu une vie quotidienne de tous orientée d’après cette idée, ainsi formulée, mais il n’en demeure pas moins vrai que la pensée religieuse avait représenté une version (ou une adaptation) à la fois dirigiste et aliénée de telles intuitions. Sous prétexte de n’être que la servante de la théologie, la philosophie s’était trouvée en mesure – dans ses meilleurs moments – d’en détourner le contenu et de renouer avec le noyau rationnel de cette pensée, tandis que ce qui tient lieu de pensée à l’époque contemporaine a définitivement perdu tout accès à un questionnement de cette espèce. Que le monde parle à l’homme n’est seulement discutable qu’à partir du moment où ce dernier prête l’oreille ; mais rien de tel n’est plus envisageable quand, en fait de monde, il ne reste que celui déjà fabriqué par l’homme. Au dialogue succède alors le monologue. Au face à face succède une gigantesque redondance, cette sorte d’horreur que l’économie marchande vend aux consommateurs infantilisés en leur inculquant que c’est « pour eux » et qu’ils y seront « chez eux » (on imagine pour bientôt un monde entièrement édifié « pour l’homme » comme l’est un camp de concentration touristique, où chaque objet n’est que le support d’un achat préprogrammé et d’un pseudo-besoin calculé ad hoc[5]). L’adéquation, c’est l’enfer, où les réponses ont étouffé les questions. Il n’en reste pas moins que, lorsque le monde, encore superficiellement apprivoisé, parvenait à agir sur l’homme comme une vaste et intense source d’inspiration pour lui, cela ne suffisait certes pas à trancher la question de savoir s’il ne faut voir en cela qu’une projection dans l’extérieur d’une problématique interne, ainsi vivifiée et alimentée, ou si à la place de ladite projection il convient de supposer quelque donnée plus authentiquement objective, une propension réelle du monde, un vouloir parler des choses. Dans le miroir humain, la nature a-t-elle réellement choisi de se réfléchir ? Le paysage autour d’Arles attendait-il Van Gogh ? La campagne viennoise accueillait-elle Beethoven ? Ce n’est pas ici que l’on trouvera la réponse, d’une façon fort présomptueuse, à une question qu’une partie de l’histoire a seule su formuler, et aucune répondre vraiment. La seule certitude à cet égard, bien misérable, demeure justement qu’aucune époque ne s’avère plus incapable de répondre à cette question que celle qui ne sait même plus la poser. Il suffira de retenir qu’une question comme celle-ci débouche sur d’autres questions, comme par exemple : quel est le type d’homme qui la pose ? Quel type humain (quelle civilisation, quelle forme de vie sociale) est nécessaire pour que la question puisse seulement surgir ? Quelle est dans l’homme la partie de sa vie mentale qui est susceptible d’engendrer cette question, de se chercher dans cette question et, éventuellement, de s’y retrouver ? Mais cette série de questions ne suffit pas. Au-delà d’une phénoménologie du sujet humain lié à cette question se pose la nécessité d’identifier la structure de pensée qui rend ce sujet possible, en d’autres termes quel est le rapport pensé à la nature, peut-on opposer la nature au monde humain, distinction sous-jacente à tout discours contemporain ? Or, on sait bien que dans la majorité des sociétés pré-modernes, cette dissociation ne fonctionnait pas ou n’existait même pas, comme l’ont rappelé avec une vigueur appropriée certains anthropologues (comme Philippe Descola ou Marshall Sahlins). Mais le rapport de la loi (nomos) à la nature (physis) n’a rien de simple : certes, comme l’écrit Sahlins[6], la première s’oppose à la seconde, qu’elle entend dompter et qu’elle s’acharne à hypostasier comme en ayant besoin, mais la loi des sociétés humaines n’a pu se constituer qu’en se concevant comme imitation des « lois de la nature ». Ce n’est pas tant le rapport à la nature qui a changé que l’image de la nature : elle n’est plus un surgissement foisonnant, mais un ensemble de rouages mécaniques (image que le savoir biologique ne modifiera pas tant que cela).

Citant Alain Michel, Cheng rappelle ceci : « comme le croyaient tous les philosophes de la Grèce antique, le sacré se trouvait lié à la beauté »[7]. Nul doute que la beauté prend sa place dans une perception du dialogue que nous venons d’évoquer, unifiant sujet et objet de la perception esthétique ; nul doute aussi que le sacré n’est autre que cette sphère où, par opposition au réseau profane des impasses et des silences, tout communique et se répond. La beauté « interpelle », elle nous parle, tant et si bien que nous ressentons l’impérieux besoin de lui répondre (le plus souvent en ignorant comment le faire, ce qui tend à mêler au plaisir trouvé dans la perception de la beauté une sorte de véritable douleur). Dans la perspective esthétique adoptée par Cheng, la beauté n’est jamais la qualité objective d’une chose. Elle s’inscrit dans le mode de relation entre deux entités qu’il ne convient guère de nommer « sujet » et « objet », comme le voudrait la sécheresse égocentrique de la pensée occidentale. « La beauté formelle existe, bien entendu, mais elle est loin d’englober toute la réalité de la beauté. Celle-ci relève proprement de l’Etre, mû par l’impérieux désir de beauté. La vraie beauté ne réside pas seulement dans ce qui est déjà donné comme beauté ; elle est presque avant tout dans le désir et dans l’élan. Elle est un advenir, et la dimension de l’esprit ou de l’âme lui est vitale. De ce fait, elle est régie par le principe de vie. Alors, au-dessus de tous les critères possibles, un seul se porte garant de son authenticité : la vraie beauté est celle qui va dans le sens de la Voie, étant entendu que la Voie n’est autre que l’irrésistible marche vers la vie ouverte, autrement dit un principe de vie qui maintient ouverte toutes ses promesses »[8]. Dans un précédent livre, Vide et plein, le langage pictural chinois, Cheng avait déjà relevé l’importance du vide (et des brumes qui le suggèrent), rappelant la totalité du monde et le caractère à la fois fragmentaire et jaillissant de ce qui est montré (de l’étant au milieu de l’Etre). Le tableau chinois est orienté « vers la vie ouverte », c’est une peinture qui s’attache au détail mais refuse le cloisonnement qui, dans la peinture occidentale, apparaît comme corollaire du détail et du « réalisme ». La réalité du réel réside dans ce qui excède la chose, de ce qui la situe dans et par rapport à la Voie. La chose n’émerge du réel qu’en tant qu’illustrant le yi de ce dernier, son intention, ce qui permet d’atteindre, momentanément, à l’état de yi-jing, « accord, entente, communion »[9]. Cheng précise que l’état de communion, visé par l’art chinois, se retrouve dans ce qui transcende l’objet, dans ce qui émane et se répand. « L’imaginaire chinois conçoit le parfum et la résonance comme les deux attributs par excellence de l’invisible, tous deux procédant, nous l’avons dit, par ondes rythmiques. Ils sont associés par exemple dans l’expression « parfum de fleurs et chant d’oiseaux » pour évoquer une scène idyllique ; dans l’expression « parfum d’encens et bruit de gong », une atmosphère religieuse ou un état spirituel. Mais surtout, ces deux attributs sont combinés pour former un seul idéogramme, xin, qui veut dire justement « parfum qui se répand au loin ; parfum impérissable ». »[10] La contagion entre les étants, leur communication avec la Voie importe bien plus que leur aspect matériel, ou plutôt : ce qui importe, c’est que leur aspect matériel traduise cette relation à la Voie, l’ouverture de la chose au monde. « Le parfum n’est pas limité par la forme, ni par un espace restreint. Il est en quelque sorte la transmutation de la rose en onde, en chant, dans la sphère de l’infini. »[11] Une glose sur Laozi permet à Cheng de rapprocher ceci de l’équivalence que le sage taoïste établit entre « mourir » et « réintégrer la Voie » : loin de rejoindre la croyance occidentale en une vie après la mort, la pensée du tao se rapproche plutôt de celle de l’incroyant par excellence que fut Omar Kháyyám. Comme l’écrit Cheng : « l’éternité serait-elle la plate répétition du même ? En ce cas, il ne s’agirait plus de vraie beauté, ni de vraie vie. Car, répétons-le : la vraie beauté est élan de l’Etre vers la vie et le renouvellement de cet élan. Une bonne éternité ne saurait être faite que d’instants saillants où la vie jaillit vers son plein pouvoir d’extase. Si cela est vrai, nous avons l’impression d’en connaître un bout, de cette éternité, puisque notre durée humaine est de même substance. N’est-elle pas faite également d’instants saillants où la vie s’élance vers l’Ouvert ? En ce cas, nous faisons déjà partie de l’éternité, nous sommes dans l’éternité. »[12]

Le lien entre sujet et objet construit dans la contemplation esthétique chinoise est résumé par Cheng comme suit : « la démarche que je viens de décrire n’est autre en réalité que la voie même du Chan (Zen). Cette voie affirme la valeur de notre existence ici et maintenant, donc la valeur d’un regard lucide. Dans le même temps, elle exige de la part du sujet le renouvellement permanent d’un dépouillement résolu, cela jusqu’à un état de non-voir ou de non-être. Elle exige de regarder le monde objectif en face, non selon son apparence, mais comme à la racine, en sorte que l’objet naît et croît véritablement dans le for intérieur du sujet, et que par un retournement le moi du sujet participe au devenir universel. Nous retrouvons les trois étapes du maître Qingdeng des Song : voir la montagne, ne plus voir la montagne, revoir la montagne. Ou encore les quatre étapes du maître Linji des Tang : avoir l’objet en face de soi, ne plus voir l’objet, oubli de soi, objet et soi co-naissants. »[13] L’objet entraîne l’éclipse du sujet, et le sujet ne revient qu’en tant que sujet de l’objet. Si l’on rapproche cette formulation du mode de subjectivation des sociétés dites primitives, on s’aperçoit qu’elles ont en commun la définition de la subjectivité comme supra-individuelle, à ceci près que chez les Mélanésiens (cf. les travaux de Maurice Leenhardt ou de Marshall Sahlins), par exemple, la subjectivité est collective (sociale, exprimant les liens de parenté), et que cette communauté englobe non seulement les individus du lignage et ceux du lignage complémentaire, mais aussi les éléments naturels (animaux, notamment) totémiques, alors qu’elle excluait les individus d’autres entités sociales (tribus, peuples), tandis que dans le monde chinois, les deux paradigmes existent également mais en tant que séparés. Le moins que l’on puisse dire est que le lien familial n’a jamais disparu de la société chinoise : il en fut au contraire la base la plus constante et omniprésente. Mais le paradigme naturel s’en est éloigné, du fait de la médiation impériale entre ciel et terre, on ne le retrouve de façon immédiate, non médiatisée, mais avec une force surprenante, que dans la méditation poétique et philosophique, et, à son comble, chez l’ermite taoïste. La perte de la médiation familiale et sociale conférait à la solitude taoïste son aspect désespéré, sa dimension escapiste. La perception esthétique vient alors combler fantasmatiquement le vide social. Cheng a raison néanmoins de rapprocher ce thème du « stirb und werde » de la mort initiatique, où s’exprime la nécessité d’une seconde naissance, c.a.d. d’une subjectivation sociale. Toutes les sociétés pré-modernes se sont accordées sur l’idée que la production naturelle d’un individu ne suffit pas à faire un être humain. Ayant abandonné une forme de socialisation estimée profane et stérile, l’ermite taoïste est explicitement à la recherche d’une nouvelle naissance, médiatisée par l’isolement dans la nature. Si la vocation de la société est de produire des individus, l’ermite taoïste personnifie qu’elle a manqué de le faire : le moine taoïste est amené à s’auto-produire. L’image chinoise de la nature paraît inséparable de cette problématique. Comme Cheng l’explique avec un grand luxe de détails dans un autre ouvrage, L’écriture poétique chinoise, la sémiotique chinoise est centrée sur une recherche poétique maintenant contre vents et marées le contact à la matérialité naturelle[14]. De ce fait, la référence immédiate à la nature est structurellement ancrée dans l’écriture, et au moins aussi ancienne que la médiation impériale. Il convient d’en déduire que la médiation impériale entre le ciel et la terre s’est imposée à la première comme son détournement. La triade Ciel – Terre – Homme a été exploitée comme structure symbolique au profit de l’Etat (Ciel – Fils du Ciel – Terre). Le lien à la nature, du moins dans l’histoire impériale, débouche sur la constitution d’un monde de signes omnipuissants : « pour résumer, une fois encore, les traits caractéristiques communs à ces langages : symbolisation systématique des éléments de la nature et du monde humain, constitution des figures symboliques en unités signifiantes, structuration de ces unités selon certaines lois fondamentales étrangères à la logique linéaire et irréversible, engendrement d’un univers sémiotique régi par un mouvement circulaire où toutes les composantes sans cesse s’impliquent et se prolongent »[15].

Le concept chinois de beauté est inévitablement lié à l’image vitaliste, et non mécaniciste du monde qui prévalait dans l’Empire du Milieu – « souffle qui assure, depuis l’origine, et de façon continue, le processus qui va du non-être vers l’être – ou plus précisément, en chinois, du wu « il n’y a pas » vers le you « il y a »  –, le mouvement de la vie et notre participation à ce mouvement sont toujours un permanent et mutuel jaillissement, comme au commencement. Autrement dit, le mouvement de la vie est perçu à chaque instant plutôt comme un avènement ou un « rebondissement » que comme une plate répétition du même »[16]. Si dans le fond taoïste de la pensée chinoise, il n’y a aucune place pour une approche éléatique, celle-ci s’instaure néanmoins à travers l’esprit de codification et de ritualisation confucéen, tandis que « l’interaction a pour effet la transformation » (ibidem) et que le fond taoïste est une pensée (cyclique) du devenir[17]. La transformation va de pair avec le surgissement, et l’esthétique chinoise (ce que l’œil occidental manque généralement du fait de la codification poussée du sujet et du style picturaux) se rapproche beaucoup plus du caractère fugace de l’instant que l’art classique occidental, qui se croit face à la permanence de « l’être ». « ʺLa beauté est un apparaître-làʺ, cette formule peut étonner. La beauté, si elle est, n’est-elle pas déjà donnée là, qu’on la voie ou pas ? Pourquoi faut-il qu’elle apparaisse ? Le Chinois ne saurait ignorer qu’il existe une beauté ʺobjectiveʺ. Mais il sait aussi que la beauté vivante n’est jamais statique, ni entièrement livrée une fois pour toutes. En tant qu’entité animée par le Souffle, elle obéit à la loi du yin-xian, ʺcaché-manifestéʺ. A l’image d’une montagne cachée par la brume, ou d’un visage de femme derrière l’éventail, son charme réside dans le dévoilement. Toute beauté est singulière ; elle dépend aussi des circonstances, des moments, des lumières. Sa manifestation, pour ne pas dire son ʺsurgissementʺ, est toujours inattendue et inespérée. […] C’est pour cette raison que, toujours, la beauté nous bouleverse. »[18] Mais qui dit dévoilement dit réciprocité. « Il sait que s’il cherche à rencontrer la montagne afin d’en vivre la beauté, il est aussi l’interlocuteur attendu »[19]. Pour finir, la beauté n’est pas celle d’un objet mais celle d’une rencontre, notion qui n’est revenue à l’ordre du jour dans l’histoire occidentale de l’art que très tardivement (avec Dada, puis le Surréalisme et les Situationnistes)[20]. Cette idée de rencontre (d’union) se retrouve encore dans le rôle discret mais central de l’ermite dans la peinture supposée « naturaliste » chinoise. « Le personnage dans le paysage est toujours judicieusement situé : il est en train de contempler le paysage, de jouer de la cithare, ou de converser avec un ami. Mais au bout d’un moment, si l’on s’attarde sur lui, on ne manque pas de se mettre à sa place, et l’on se rend compte qu’il est le point pivot autour duquel le paysage s’organise et tourne, que c’est à travers lui qu’on voit le paysage. Mieux, c’est lui l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Encore une fois, l’homme n’est pas cet être extérieur qui bâtit son château de sable sur une plage abandonnée. Il est la part la plus sensible, la plus vitale de l’univers vivant ; c’est à lui que la nature murmure ses désirs les plus constants, ses secrets les plus enfouis. S’opère alors un renversement de perspective. Tandis que l’homme devient l’intérieur du paysage, celui-ci devient le paysage intérieur de l’homme. Tout tableau chinois, relevant d’une peinture non naturaliste mais spiritualiste, est à contempler comme un paysage de l’âme. C’est de sujet à sujet, et sous l’angle de la confidence intime, que l’homme y noue ses liens avec la nature. Cette nature n’est plus une entité inerte et passive. Si l’homme la regarde, elle le regarde aussi ; si l’homme lui parle, elle lui parle aussi. Evoquant le mont Jingting, le poète Li po affirme : ʺNous nous regardons sans nous lasserʺ ; à quoi fait écho le peintre Shitao qui, à propos du mont Huang, dit : ʺNos tête-à-tête n’ont point de fin.ʺ[21] De tous temps, en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans cette relation de connivence et de révélation mutuelle. La beauté du monde est un appel, au sens le plus concret du mot, et l’homme, cet être de langage, y répond de toute son âme. Tout se passe comme si l’univers, se pensant, attendait l’homme pour être dit. »[22] Pour les besoins de sa démonstration, Cheng oublie ici ce que Laozi ne cesse de rappeler à propos de la parole : qu’elle ne peut porter sur l’essentiel. Si la nature anime l’homme qui la contemple et si elle lui « parle », elle lui parle en silence et elle reproduit ce silence dans l’observateur. La poésie chinoise, que Cheng commente si bien dans l’ouvrage L’écriture poétique chinoise, n’est pas tant descriptive que codifiée et évocatrice (comme aussi peut l’être la peinture métonymique du détail). La forte poésie de la peinture chinoise réside sans doute aussi dans l’exacerbation d’une ambiguïté : en proportions, l’homme apparaît comme marginal, voire superflu, la nature se passe de lui ; mais simultanément il est en effet le secret du tableau, le détail en somme qui est nécessaire pour que la nature se reflète, se réfléchisse, ek-siste. La même ambiguïté se retrouve du côté de l’alternance entre expression éloquente et pur et simple silence. Cet ensemble est donc moins paisible et moins univoque que ce que François Cheng exprime, et la pensée taoïste en est souvent la formulation conséquente, elle dont le cœur réside dans l’agir par le non-agir (wou wei). N’oublions pas qu’à travers l’histoire, on a pu successivement (voire simultanément) interpréter la pensée taoïste comme une sorte d’anarchisme (d’indifférence libertaire aux règles sociales et d’opposition viscérale à toute forme d’autorité humaine) mais aussi comme une justification du pouvoir impérial (le Fils du Ciel devant être plutôt que faire, et son être réglant le faire de tous les autres)[23].

Cheng rappelle opportunément la théorie de l’Unique-trait-de-pinceau du peintre Shitao qui agit à l’instar du souffle primordial, comme unité de base, et anime tous les êtres. La continuité doit se retrouver dans le procédé du peintre pour se retrouver dans ce qui est peint. Hélas, Cheng ne donne pas d’exemple musical de cette basse continue, « souffle rythmique qui structure une œuvre en profondeur et la fait rayonner »[24]. « Le souffle devient esprit lorsqu’il atteint le rythme », rythme est « synonyme de loi interne des choses vivantes que les Chinois nomment le li » (ibidem). Contrairement à l’approche mécanique dans un grand nombre de genres musicaux occidentaux, « un rythme ne se déroule pas dans le temps et l’espace, il est le générateur de son espace-temps. L’avènement d’un espace rythmique ne fait qu’un avec la transformation constitutive de tous les éléments d’une œuvre d’art en moment de forme, en moment de rythme. Ce rythme, on ne peut l’avoir devant soi ; il n’est pas de l’ordre de l’avoir. Nous sommes au rythme. Présents à lui, nous nous découvrons présents à nous. Nous existons dans cette ouverture en l’existant. Le rythme est une forme de l’existence surprise »[25]. C’est en cela que la citation de Mozart faite par Cheng et placée en exergue aux présentes notes de lecture résume parfaitement la question. Les notes doivent s’aimer, c.a.d. s’épouser, jaillies d’un même rythme inséparable d’elles. Quelle musique l’aurait mieux illustré, plus près de nous, que celle de ce compositeur intégralement libre que fut Thelonious Monk ?

« La présence est proche aussi de ce que la spiritualité Chan expérimente comme illumination. Lorsque, devant une scène de la nature, un arbre qui fleurit, un oiseau qui s’envole en criant, un rayon de soleil ou de lune qui éclaire un moment de silence, soudain, on passe de l’autre côté de la scène »[26]. Il ne s’agit aucunement d’un monde des esprits ou d’un au-delà, mais au contraire d’enfin percevoir la musique du monde, celle qui trame les choses et passe le plus souvent inaperçue devant l’apparence de ses produits. L’arbre cache la forêt, au sens le plus précis, comme la chose cache la vie qui la suscite. La méditation chinoise ne vise pas à s’éloigner du monde mais à y pénétrer davantage.

Toutes ces superbes qualités structurelles de l’approche chinoise – plus éloignée du monde de la séparation que l’opposition occidentale entre sujet et objet – n’empêchent nullement que la réalité de la société chinoise ne s’est jamais le moins du monde présentée comme un triomphe de l’humanisme. L’élégance et la sensibilité, ici comme ailleurs, furent la fleur qui pousse sur le fumier. On peut certes louer le fumier d’avoir produit la fleur, mais la délicate fragrance de la fleur ne peut étouffer la lourde puanteur de ses fondements. La non-distinction d’avec la nature est aussi ce qui permet au misérable paysan de se nourrir des parties anatomiques qu’ailleurs on jette au rebut, de même que les empereurs faisaient creuser des vallées pour les remplir avec les crânes fraîchement tranchés ad hoc de l’animal bipède que le seigneur tirait par sa natte.

Si l’aliénation et ses nombreuses séquelles sont bien présentes des deux côtés, en Occident comme en Chine, seules varient leur forme logique.

Du côté occidental, la prise de pouvoir progressive mais ancienne du monétaire et de la thésaurisation, de la technique et du savoir scientifique, de la marchandise et du capital, du travail productif et de la constitution de la société en mode de production s’est traduit par une aliénation en marche, une aliénation qui est pour ainsi dire identique avec cette marche, avec l’évolution, avec ce qui a été présenté comme « progrès ».

Du côté chinois, le Fils du Ciel est resté pendant des millénaires la médiation entre l’homme et la nature, l’ensemble des rites qui en découlent régissaient le travail symbolique qui cimentait et soumettait la vie de tous. Cette médiation s’était constituée en Empire des signes, pour reprendre une expression appliquée par Barthes au Japon. Dès lors, son propos la portait à rechercher une immuabilité totale, tout à rebours de la médiation occidentale qui ne pouvait exister que dans un mouvement incessant.

Le monde chinois n’a jamais produit par lui-même le passage du mode d’aliénation rituel au mode d’aliénation économique, comme on sait cette transformation lui est venue de l’extérieur, réveillant en lui des démons insoupçonnés (la frénésie laborieuse et monétaire). De sorte que la culture chinoise s’est montrée doublement impuissante : impuissante, d’abord, à se généraliser à des franges importantes de la population, impuissante, ensuite, à réfréner une agitation qui est aussi peu taoïste que confucéenne. La beauté a aussi peu régi la Chine qu’elle n’a régi le reste du monde. Mais toute tentative d’une vie meilleure fera bien de se souvenir de ce qui a fait méditer François Cheng.

20/07/2009


[1] Cheng, Cinq méditations, p. 106.

[2] Il n’est pas question ici de résumer ce livre, seulement d’en prolonger, de façon critique, quelques développements en particulier. « De façon critique » ne signifiera pas : en souligner les faiblesses, qui n’apportent rien à notre propos, mais considérer d’un point de vue raisonné ses apports positifs.

[3] Cheng, Cinq méditations, p. 21.

[4] Cheng, Cinq méditations, p. 28. Ou encore : « c’est pourquoi le désir de beauté ne se limite plus à un objet de beauté ; il aspire à rejoindre le désir originel de beauté qui a présidé à l’avènement de l’univers, à l’aventure de la vie. Chaque expérience de beauté, si brève dans le temps, tout en transcendant le temps, nous restitue chaque fois la fraîcheur du matin du monde. » (ibidem, p. 52).

[5] Ce n’est plus un monde pour l’homme mais un monde pour esclaves, car seul l’esclave a à vivre dans un monde où tout est prédéterminé, où il ne lui reste qu’à travailler passivement, et où il ne peut ni décider ni agir.

[6] Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Editions de l’Eclat, 2009.

[7] Cheng, Cinq méditations, p. 34.

[8] Cheng, Cinq méditations, p. 36.

[9] Cheng, Cinq méditations, p. 43.

[10] Cheng, Cinq méditations, p. 44. Approche inséparable de la notion chinoise de souffle : « la cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du Souffle, à la fois matière et esprit. A partir de cette idée du Souffle, les premiers penseurs ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Le Souffle primordial assurant, l’unité originelle continue à animer tous les êtres, les reliant en un gigantesque réseau d’entrecroisements et d’engendrement appelé le Tao, la Voie » (ibidem, p. 95).

[11] Cheng, Cinq méditations, p. 47.

[12] Cheng, Cinq méditations, p. 50.

[13] Cheng, Cinq méditations, p. 93.

[14] Sans pour autant se réduire à la figuration de celle-ci. « Divinatoires ou utilitaires, les signes se manifestent avant tout comme des traces, emblèmes, attitudes fixées, rythmes visualisés. Indépendant du son et invariable, formant une unité en soi, chaque signe garde la chance de demeurer souverain, et par là, celle de durer. Ainsi, dès l’origine, une écriture qui se refuse à être un simple support de la langue parlée : son développement est une longue lutte pour s’assurer une autonomie, ainsi que la liberté de combinaison. Dès l’origine se révèle ce rapport contradictoire, dialectique, entre les sons représentés et la présence physique tendue vers le mouvement gestuel, entre l’exigence de la linéarité et le désir d’une évasion spatiale. […] Sous chaque signe, le sens codifie n’arrive jamais à réprimer tout à fait d’autres sens plus profonds, toujours prêts à jaillir ; […] En soulignant ce lien, on marque en tout cas que les signes idéographiques visent moins à copier l’aspect extérieur des choses qu’à les figurer par des traits essentiels dont les combinaisons révéleraient leur essence, ainsi que les liens secrets qui les unissent. […] Les idéogrammes se présentent non pas comme des marques arbitrairement imposées, mais comme autant d’êtres doués de volonté et d’unité interne. […] L’art calligraphique, visant à restituer le rythme primordial et les gestes vitaux impliqués par les traits des caractères, a libéré l’artiste chinois du souci de décrire fidèlement l’aspect extérieur du monde physique et a suscité, très tôt, une peinture ʺspirituelleʺ qui, plutôt que de poursuivre la ressemblance et de calculer les proportions géométriques, cherche à imiter ʺl’acte du Créateurʺ en fixant les lignes, les formes et les mouvements essentiels de la nature » (François Cheng, L’écriture poétique chinoise, p. 11, 14 et 21). Du fait que le signe est comme l’essence du phénomène naturel, « le calligraphe, dans son acte dynamique, a l’impression de relier les signes au monde originel, de déclencher un mouvement de forces harmonieuses ou contraires, et le poète ne doute pas de dérober quelque secret aux génies de l’univers en combinant des signes, comme le montre ce vers de Du Fu : Le poème achevé, dieux et démons en sont stupéfaits » (L’écriture poétique chinoise, p. 17).

[15] Cheng, L’écriture poétique chinoise, p. 28.

[16] Cheng, Cinq méditations, p. 97.

[17] « Le vrai temps, en réalité, est circulaire et non linéaire: l’eau du fleuve, tout en coulant, s’évapore à mesure ; ses vapeurs montent dans le ciel, se transforment en nuages et retombent en pluie sur la montagne pour réalimenter le fleuve à la source. Ainsi, au-dessus de l’écoulement « terre à terre » et en sens unique, s’effectue ce mouvement circulaire entre terre et ciel. La montagne lance son appel vers la mer, la mer répond à la montagne, il y a là une beauté dans cette loi de la vie… » (Cinq méditations, p. 59). Le genre pictural montagne et eau est évidemment un rappel permanent de cette harmonie cyclique et d’un mouvement paisible de la vie.

[18] Cheng, Cinq méditations, p. 99.

[19] Cheng, Cinq méditations, p. 101.

[20] « Quant à la finalité du beau, du moins celui que produit l’art, l’homme chinois de la haute époque ne doute pas que là se trouve la vie la plus vraie que le destin terrestre permette de rejoindre. La finalité de la beauté artistique en son état le plus élevé est plus que plaisir ʺesthétiqueʺ ; elle est de donner à vivre » (Cinq méditations, p. 144). Toute la question est là : s’agit-il de s’abîmer dans l’art, comme le peintre chinois qui disparut dans son tableau, ou s’agit-il d’écouter l’art pour transformer la vie réelle ?

[21] « Ces figures stylistiques visent à susciter dans le langage un mouvement circulaire qui relie le sujet à l’objet (ce dernier, en réalité, est envisagé comme un sujet. En chinois, le terme sujet-objet se dit hôte-convive. […] Dans ce mouvement, le hi [comparaison de la nature avec un sentiment] incarne le processus sujet ® objet, celui qui va de l’homme vers la nature, tandis que le xing [incitation] introduit le processus inverse objet ® sujet, celui qui part de la nature pour revenir à l’homme. Toute poésie faisant appel aux deux instaure à sa manière le grand Dialogue que le Dao, depuis toujours, cherche à favoriser » (Cheng, L’écriture poétique chinoise, p. 93).

[22] Cheng, Cinq méditations, p. 104.

[23] Héraclite n’était pas plus un démocrate que ne le fut Platon, et pourtant aucune pensée émancipatrice ne peut ignorer la pensée de l’un ou de l’autre.

[24] Cheng, Cinq méditations, p. 154.

[25] Cheng, Cinq méditations, p. 156.

[26] Cheng, Cinq méditations, p. 160.

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