La technophobie, remède efficace contre l’anticapitalisme – I

Par Maximilien Fabbri

La séparation entre l’homme et la nature, que les récents progrès de la marchandise technologiquement et scientifiquement équipée cherchent à achever, est une nécessité pour le capital dans la mesure où le déploiement de la marchandise est rigoureusement identique avec l’imposition d’une médiation généralisée : il ne doit subsister aucun accès direct de l’homme à l’homme, ou de l’homme à la nature, si la médiation marchande veut atteindre à l’universalité [i] ; mais la domination de la médiation ne se borne pas à une domination formelle, où elle laisserait inchangés les deux termes et se contenterait de les rapprocher l’un de l’autre — dès que possible, elle passe plutôt à la domination réelle, en transformant ces termes en profondeur. Ainsi, de même que la marchandise s’évertue à produire un objet pour le sujet, elle produit un sujet pour l’objet : et de nos jours, elle transforme au même rythme les besoins et les réponses, dont elle reste l’unique fournisseur. Cela fait déjà longtemps que l’on ne cherche plus des réponses à des besoins, et qu’on produit des besoins à partir des réponses. A mesure que la médiation se taille sa place, éloigne et transforme les termes dont elle se veut le lien monopolistique[ii], elle devient indispensable, sachant que la séparation est l’unique méthode pour parvenir à l’aboutissement de son statut d’ersatz d’union. En résumé, elle ne fournit de rapprochement que pour autant que la séparation s’est accrue au point de transformer les termes du rapport, et que le rapprochement, en conséquence, ne porte plus que sur des fantômes industriellement restructurés (sur des sujets transformés par le manque). L’éloignement et l’étrangeté (l’être-étranger) entre les individus réels, par exemple, déboucheront bientôt sur la production ciblée et payante d’individus virtuels, familiers par anticipation et donc plus faussement connus que jamais, mais correspondant fidèlement à l’offre du catalogue ; en retour, ces individus compensatoires deviendront eux-mêmes vitaux pour que l’éloignement d’origine de soi-même et d’autrui soit supporté, viable, considéré comme normal, et puisse être reconduit au-delà de ses précédentes limites. Tout l’équilibre médical actuel, de plus en plus précaire, repose sur la même idée (créer la dépendance, produire des besoins pauvres, serviles, calibrés à souhait) et agit de même : a) enlever les éléments réels porteurs de santé et de plaisir, b) créer ainsi le besoin de la seule santé, enfin c) proposer des substituts payants et précaires, d) qui engendrent de nouveaux déséquilibres, et appellent de nouvelles prothèses. Et toutes les autres sphères de l’environnement marchand fonctionnent de la même manière. La destruction du sujet et celle de l’objet, en vue du rapprochement synthétique de leurs résidus infirmes ou de leurs clones virtuels ne sont donc pas des accidents de parcours, des dégâts collatéraux, des errances technologiques, des excès de savants fous, ni des faux frais plus ou moins momentanément supportables : ils sont le but même de la guerre menée par la marchandise pour faire triompher ses couleurs, l’objectif qu’elle doit réaliser. C’est une question de vie ou de mort pour elle (et, malheureusement, pour nous aussi) : le caractère encore insuffisant ou imparfait de la destruction du monde vivant représente pour elle une défaite cuisante, un échec insupportable. Dans la mesure où le monde réel subsiste et suit des lois qui lui sont propres, qu’elles soient naturelles ou culturelles (qu’il s’agisse de la reproduction des végétaux ou animaux, ou des traditions non marchandes de sociétés « primitives »), la marchandise est contournée, isolée, bornée, potentiellement niée. Que la nature ou la civilisation continuent, et c’en est fait d’elle. Tout doit venir d’elle, et tout doit retourner à elle : la dictature est sa nature, le despotisme son caractère. Elle ne peut s’arrêter avant de remporter une victoire complète, mais comme elle est plus intelligente et plus patiente que les dictateurs et les despotes étatiques, ses méfaits passent plus facilement inaperçus : longtemps, avant que de comprendre, ses victimes lui sont reconnaissantes ; et quand ses méfaits deviennent par trop visibles, il n’est toujours pas forcément visible que ce sont bien les siens.

Toute analyse, donc, qui ne serait pas centrée sur notre vieille ennemie la marchandise, et sur la forme socialement organisée de sa domination, le capital, ne peut que rater son objet, et s’égarer dans des apparences trompeuses. La marchandise est l’unique raison qui travaille ce monde, et ne pas la voir à l’œuvre condamne à ne plus rien percevoir qu’une inexplicable déraison. Dès que l’on parle de « déraison » ou de « folie » à propos des catastrophes existantes ou de celles qui s’annoncent, on tend à présenter comme un désordre ce qui est pourtant un ordre, et qui l’est avec la plus grande systématicité possible.

De sorte que l’on ne peut critiquer et refuser les méfaits « techniques » et « scientifiques » qu’à condition de comprendre leur nature marchande, et de critiquer, dans le même temps, toutes les autres dégradations marchandes, afin d’en bien faire sentir l’intolérable unité. Rien, dans l’intensification du capital comme mode de survie technologiquement équipé, ne vient réfuter la vieille critique de la marchandise : tout, au contraire, vient la confirmer, et au-delà de toute attente.

Avant de transformer le monde entier selon ses besoins, la marchandise devait évidemment, d’abord, s’équiper des instruments adéquats pour mener à bien cette transformation. Ces instruments forment un arsenal fort disparate et varié : ils vont d’une sphère « politique », purement simulée et trompeuse, permettant de priver les hommes de leur véritable nature d’animal politique, à un appareil psychique radicalement transformé par la marchandise et le spectacle, et n’ayant déjà presque plus aucune ressemblance avec les contradictions fertiles de celui qu’étudiait Freud dans les trois premières décennies du XXème siècle (cet appareil psychique est maintenant devenu plus apte que jamais à « assumer » le vide et le néant d’une vie devenue exclusivement économique ¾ qu’elle soit riche en moyens matériels, ou, a fortiori, qu’elle en soit privée : la « jouissance » est devenue un « surmoi » ¾ et on a ainsi cessé de connaître des plaisirs), et passent par l’asservissement systématique de la recherche scientifique et des innovations techniques, qui augmentent avec un rythme accéléré la dépendance matérielle à l’égard du système marchand. Les instruments de la dictature marchande sont à son image, avant même que le résultat de leur mise en application ne le soit aussi ; mais parfois, comme dans l’exemple de la restructuration psychique obtenue par l’intensification de la consommation, du spectacle, et de la solidarité subjective avec toute une panoplie de fausses « libertés » et de jouissances en carton pâte, la mise au point de l’instrument est déjà, à quelques détails près, identique avec le résultat visé. A mesure que l’équipement technique de la domination marchande progresse, on notera une fusion presque instantanée entre cet équipement et son objectif : la mise en place de l’équipement ne laisse plus aucune autre solution que celle de ses objectifs. L’équipement technique coïncide avec ses suites. De sorte que par cette tentative de verrouillage du futur, la marchandise présente la technique comme étant son objectif dernier : ce qui est à la fois vrai et faux. Vrai, au sens où la technique contient matériellement, de plus en plus, l’obligation compulsive de se situer sur son propre terrain, imposé dans l’intérêt de la marchandise. Faux, au sens où la marchandise ne se sert de cette logique que pour son propre compte, au sens où la marchandise demeure le condottiere de la technique, héritant en cela du rapport qui unissait la valeur d’usage et la valeur d’échange [iii].

Les instruments de production de l’époque industrielle se sont donc élargis à des mécanismes péri-industriels, visant à instaurer pour la marchandise un monde qui serait enfin réellement et intégralement le sien, alors que très longtemps elle s’était contenté de vivre, avec retenue et mesure, dans le monde de l’ancienne bourgeoisie, qui elle-même s’était contenté de singer le monde aristocratique et rural. La décontraction est depuis lors devenue à la mode, puisque dans presque tous les cas, il s’agit de la décontraction de la marchandise [iv]. L’élargissement à la société des normes de productions de l’usine, la généralisation de l’entreprise et du commerce aux relations civiles sont ces mécanismes qui instaurent la fausse évidence, l’unidimensionnalité où tout semble coïncider avec son apparence. Le fonctionnement du système repose de moins en moins sur des sujets et sur des objets, et de plus en plus sur des rapports, sur des flux, sur un continuum. L’impératif de valorisation du capital se retrouve dans l’impératif de domination du système tout entier, qui ne tolère pas d’exception. Tout est censé aller de soi, tant que tout obéit à la loi du genre : la servilité rapproche tout, au risque de tout écraser. Dans un environnement d’une telle systématicité obligatoire, la technologie apparaît nécessairement comme l’ensemble qui domine et qui contient le reste, et se l’assimile. Mais loin qu’elle puisse expliquer ce mouvement, elle a elle-même besoin d’explication. Le monde n’est industriel que pour satisfaire la marchandise. La technique ne prend le pas sur toute considération vivante que parce que le fétichisme de la marchandise s’est étendu au fétichisme du capital. Cette extension du fétichisme est aussi son retour à sa source, la volonté de faire admettre par l’ensemble de la société la dépendance du capitaliste par rapport à son capital constant comme étant aussi la sienne : bref, accroître l’identification des esclaves salariés et chômeurs à « l’entrepreneur » et à son monde. L’adoration de la technique et l’acceptation de son omniprésence traduisent la généralisation de l’aliénation du capitaliste lui-même : tous doivent la partager, sans en partager les privilèges ¾ généralisons la soumission, et gardons le profit. Le capitaliste, depuis toujours, est ce masque faussement individuel pour une simple et abstraite fonction sociale ; ce personne désincarné qui a totalement abdiqué, et consenti à se soumettre sans restriction à une loi qu’il ne supporte qu’en voulant aussi l’imposer à tous les autres, cet esclave de l’économie qui préconise son esclavage et prétend la transmuer en pouvoir : ce nul qui ne se supporte qu’en se vengeant sur l’humanité entière. Quelle est sa jouissance lorsqu’il voit des centaines de milliers de débiles se masturber sur des jeux vidéo qui lui donnent raison ! Les voici assujettis à la même loi que lui, mais devenue mille fois plus inepte et plus ridicule. Et pour bien faire, cet instrument d’abrutissement par lequel il se venge, il le leur vend ! Comment toute cette racaille qui achète de la machine pourrait-elle encore discuter la méga-machine qu’est devenue le capital ? Le plaisir du consommateur et celui de l’entrepreneur se rejoignent ainsi dans la consolidation subjective d’une nécessité impersonnelle, selon laquelle le capital ne doit le prolongement de sa domination qu’à la généralisation de la technique et de sa logique.

Sur le plan de l’analyse, nous nous situons donc radicalement et délibérément aux antipodes des trompeuses banalités sur lesquelles le curé Jacques Ellul, par exemple, a bâti sa carrière, carrière qui, comme on sait, n’a nulle part apporté une notoriété aussi malodorante à ce « penseur de la technique » qu’auprès de l’humanisme américain le plus démuni, avide de croire que le french thinker venait de dépasser d’une façon toute post-moderne la vieille critique sociale d’origine marxiste. Pour flatter un tel public, Ellul affecta de correspondre au produit tant attendu, en écrivant, par exemple en 1987 dans Le bluff technologique (p. 43): « Leur capacité technicienne [celles de l’élite technicienne, qualifiée par Ellul de nouvelle « aristocratie »] s’applique partout, et leur permet d’exercer la totalité des pouvoirs. Ils se situent tous au point crucial de chaque organisme de gestion et de décision. […] Bien entendu les rétrogrades objecteront que tout dépend en définitive du capital, de l’argent, et que la visée reste de faire du profit et que celui qui commande est le capitaliste. C’est une vue touchante de simplisme. » Ce qui est simpliste, mais nullement touchant, c’est de voir Ellul confondre le capital comme mode de production et les grands capitaux privés : il n’était certes pas le premier à réduire le capital aux capitaux, puisque ce faisant, il ne faisait qu’emboîter le pas, tout en voulant s’en démarquer, à la longue lignée d’une vulgate marxiste parvenue depuis des décennies à une formidable décrépitude [v] . La marchandise, le travail salarié et la division du travail passent inaperçus dans la « grille de lecture » ellulienne, comme ils étaient toujours passés inaperçus dans les idéologies sociales-démocrates, staliniennes, ou, maintenant, citoyennistes. La conception de la société diffusée par Ellul et consorts n’est que la rencontre entre l’absolue faiblesse conceptuelle issue du stade le plus décomposé du « marxisme », et l’intensification  réelle de la domination technique du monde par le capital ¾ situation contradictoire dans laquelle le dernier vestige de critique marxienne de l’essence capitaliste-marchande de la société actuelle, définitivement renié par ses représentants, est remplacé par celle de sa simple apparence technicienne. De cet abandon enfin achevé de toute apparence de critique d’origine marxienne [vi], les Ellul sont fiers, comme l’est tout un chacun du moment qu’il s’est débarrassé d’un boulet. Sans boulet, c’est indéniable, on danse plus facilement et on avance plus vite, même si c’est à contre-temps et dans la mauvaise direction [vii].

C’est sur la base de positions aussi émasculées qu’un Ellul peut affirmer que c’est la technique, devenant de la sorte un sujet historique, pour ne pas dire un destin, qui exige la croissance. Pourtant, rien n’est plus faux. La technique, qui est aussi ancienne que l’homme lui-même, n’a jamais exigé la croissance. Dans les sociétés dites circulaires ou statiques, la technique s’était placée au service de cette volonté d’immuabilité, et ce rôle n’était nullement incompatible avec son « essence » [viii]. Par contre, l’argent de par son existence même recherche l’accumulation. Le renouvellement et le fameux progrès techniques n’existent que depuis que l’argent et l’économie se sont saisis de la technique. Le besoin d’un renouvellement technique incessant n’exprime que la concurrence marchande, sous trois aspects complémentaires : comme impératif de transformer sans cesse la composition organique du capital dans le sens d’une réduction de sa part variable, et donc d’une productivité accrue ; comme argument de vente bidon pour appâter la masse des consommateurs ; et comme prolongement prétendument obligatoire du niveau technique précédent.

Mais comment peut-on comprendre l’aliénation sans cesse mieux équipée, et en voie de réalisation ultime, si l’on n’a pas compris l’aliénation tout court ? Quand Ellul écrit : « ainsi nous cessons d’être indépendants : nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique, conditionnés par lui. Nous ne pouvons plus poser d’un côté l’homme, de l’autre l’outillage. Nous sommes obligés de considérer comme un tout « l’homme dans l’univers technique » » (op. cit., p. 55-56), ces constatations n’évoquent même pas pour lui la même description que l’on faisait déjà de l’aliénation économique au 19ème siècle. Quand on est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques, il faut mériter cette distinction par quelques oublis bien placés.

Tous les mystères de la théorie ont leur solution dans la praxis. Que la croissance soit « causale » et non « finaliste », selon les termes retenus par Ellul dans Le système technicien, transpose sur le plan naïf de la logique formelle le conflit entre deux logiques réelles : sur le plan matériel, sur le plan du vivant, sur celui de la valeur d’usage, la croissance est en effet « causale » (autrement dit : elle ignore ses effets lointains), mais sur le plan de la valeur d’échange, sur le plan du capital, elle est tout ce qu’il y a de plus « finaliste ». Seulement, être finaliste sur un plan de l’algorithme marchand implique précisément d’être le contraire sur l’autre. Voici une conséquence de l’analyse marxienne que l’époque contemporaine s’évertue à illustrer de toutes les façons possibles et imaginables, mais, comme on peut constater, certains individus s’évertuent avec la dernière énergie à ne pas vouloir le comprendre ; et donc à ruiner le seul côté prometteur de cette époque.

De même, quand Ellul fait son Heidegger au petit pied en écrivant que « la pensée technicienne ne pense jamais que dans le sens des progrès des techniques. Elle est radicalement incapable de penser la Technique » (Le Bluff technologique, p. 118), il mêle plusieurs erreurs : aucune pensée ne parvient à se penser elle-même, comme on sait depuis Platon (la pensée d’Ellul en représente d’ailleurs une preuve parfaitement convaincante), et cette impuissance ne caractérise nullement la technique ; et personne en général ne peut penser « la Technique » pour la bonne et simple raison qu’il s’agit là d’une baudruche conceptuelle.

Enfin, quand Ellul développe la domination des techniciens et la multiplication de problèmes sociaux, politiques, humains, par la pratique « technicienne », il ne fait qu’exprimer dans une terminologie fortement émasculée cette critique des spécialistes et de la « dépolitisation » qui de tous temps occupait une place centrale dans la critique sociale radicale : en transformant toute question de fond en question « technique », la société capitaliste non seulement prétend pouvoir gérer ce qui la dépasse, mais elle parvient même à ouvrir de nouveaux secteurs lucratifs à partir des problèmes qu’elle a engendrés. Mais, surtout, cet infatigable « critique » de la technique participe grandement lui-même à la transfiguration de son objet, et à la perspective réductionniste que le capital s’efforce de susciter.

On peut donc résumer assez brièvement toute l’incompréhension fondamentale d’un Ellul en se référant à une formule marxienne qu’il a lui-même tenté de détourner à son avantage : p. 47 de l’ouvrage cité, Ellul rappelle en effet que « les idées dominantes d’une société sont les idées de la classe dominante », et espère en tirer argument pour faire croire que c’est sa fameuse « aristocratie » technicienne qui domine le monde, puisque ce sont aussi ses idées, techniciennes, qui gouvernent partout. Mais Marx n’a jamais dit, comme le croit le crétin Ellul, que la classe dominante se dévoilait dans l’idéologie officielle. Il s’agit, précisément, d’idéologie, avec toutes les distorsions intéressées qui sont propres à toute idéologie de classe. Il est bien connu, en effet, que la bourgeoisie capitaliste ne s’est jamais, à aucun moment de son histoire, montré capable de créer une civilisation, ou même des idées qui lui seraient propres. Elle a toujours recouru, de façon naïve ou hypocrite, à des déguisements. Après avoir singé la République romaine dans sa phase révolutionnaire, elle s’est masquée en néo-aristocratie, puis en pionniers audacieux partis à la conquête d’un Ouest imaginaire, en incorruptibles représentants bureaucratiques du peuple, ou en économistes sérieux et rationnels. La nécessité de rationaliser sa perspective réelle [ix] ¾ qui ne peut être autre que la recherche bornée du profit le plus élevé et du pouvoir qui en découle ¾ lui rend éminemment sympathique tout ce qui permet de singer la rationalité, et d’annexer à son bénéfice l’apparence de sérieux et d’inébranlable objectivité qui s’y attache. La « sophistication » croissante des moyens techniques mis en œuvre se présente à ce titre comme une occasion rêvée : et si donc les idées dominantes (techniciennes) sont en effet les idées de la classe dominante, c’est qu’étant au service de cette dernière, elles visent à masquer son intérêt réel, et à faire passer le message de la soumission aussi habilement et aussi efficacement que possible. Tout le « bluff technologique » est là, et non là où le situe Ellul [x].

Le groupe social formé par les technocrates, les techniciens de haut niveau et les managers n’est pas une classe sociale particulière, mais seulement une excroissance perverse de la dialectique du maître et de l’esclave. Ses membres sont les plus fanatiques avocats du système justement parce qu’ils ne quittent guère la sphère du salariat, et la misère, au moins qualitative, qui s’y attache, et qu’ils s’en savent non seulement intégralement dépendants, mais totalement indissociables de ce système. Ce sont des esclaves qui prétendre en savoir plus sur l’outil que le maître, qui croient en ce douteux privilège, qui, plus méprisables que quiconque, seront les derniers à se révolter, et s’imaginent être les maîtres, faisant ce qu’ils peuvent pour faire partager cette illusion au reste de la population. Leur vie tout entière n’est que le désaveu de leur réalité de classe, de cette existence de contre-maîtres ayant fait les « Grandes Ecoles ». Certains d’entre eux quittent ce cadre, touchés par la grâce des stock options, et deviennent de puissants shareholders : nous voici à nouveau dans un cas de figure bien connu, et sans surprise. Ils ont accédé à la véritable bourgeoisie, et ont cessé leur existence hybride.

Mais il ne faut jamais oublier que dans leur grande majorité, ceux qui critiquent la technique font partie du groupe social des sapiteurs dépités, de ceux qui n’accèderont pas au pouvoir et à la jouissance de ses produits. Leur critique en porte presque toujours les stigmates. Ce sont des conseillers du Prince, le plus souvent éconduits, déçus, espérant un meilleur maître, ou regrettant de ne pas l’être eux-mêmes. Il faut donc les considérer, au mieux, comme des informateurs, des agents de renseignement, parfois sincères et de bonne volonté, mais aussi comme potentiellement dangereux s’ils réussissent à se faire considérer comme guides politiques, ou comme concepteurs de nouveaux mondes [xi].

Le capital considère donc la technique sous trois angles différents, mais parfaitement complémentaires :

a) en tant que capital constant, c.a.d. comme source de richesse et comme instrument permettant d’augmenter la productivité, et donc comme capacité de faire face à la concurrence ;

b) en tant que modèle des nouveaux objets marchands, permettant d’habituer le consommateur à l’adoration de la technique, à l’adaptation de son comportement au besoin de la marchandise, et à l’esclavage continu, et non plus ponctuel, que représente le besoin d’alimentation en consommables de cette même technique (électricité, accumulateurs, batteries, essence, maintenance informatique, intervention on line, etc.), et en renouvellement incessant des modèles déjà imposés : comme l’avait bien compris Günther Anders dès 1956, dans Die Antiquiertheit des Menschen, le besoin mécanique est un besoin idéal pour l’ordre dominant, le modèle hors d’atteinte pour tout besoin vivant, et donc l’idéal à lui proposer ;

c) en tant qu’instrument de détournement du réel naturel, et de son remplacement par des artefacts dont le capital possèdera le monopole, garantissant ainsi l’impossibilité de toute autonomie, si petite soit-elle, face à l’économie.

Le premier aspect est contemporain du machinisme ; le second date de la décennie suivant la Seconde Guerre Mondiale et ne cesse pas de s’intensifier depuis lors ; quant au troisième aspect, il date des années 70 et connaît actuellement un développement en pointe, venant ainsi achever pour le capital l’apothéose de sa technique.

De la même façon que la royauté et l’aristocratie en général avaient constitué en idéologie d’Etat la religion et leur possibilité de s’y référer à propos de leur supposée origine divine (le roi « de droit divin » a quand même duré des débuts dynastiques de la Mésopotamie et de l’Egypte, trente siècles avant J-C, jusqu’au dix-neuvième siècle en Europe), la grande bourgeoisie contemporaine a découvert le pouvoir d’unification et de brouillage que possède la technique, dans le contexte actuel, et elle y voit par conséquent l’idiome idéal, et la pratique idéale, pour promouvoir et renforcer son pouvoir sur les processus et sur les esprits. Le human engeneering et le social engeneering dont se moquaient déjà les esprits lucides des années 1950 et 1960 avaient entrepris d’explorer méthodiquement les ressources de la soumission, surtout le fait que la soumission n’avait plus à être imposée par des sphère supérieures ou extérieures, comme la vieille discipline de caserne, mais commençait à s’imposer d’elle-même, de fait, de l’intérieur même des activités et des représentations. La meilleure manière de généraliser l’usine à la société toute entière consistait évidemment à favoriser la soumission à la technique, qui caractérisait déjà depuis toujours la première. Ainsi, la familiarité de l’aliénation expérimentée au travail se reportait sans difficulté sur la sphère privée.

La technologie est ainsi devenue l’idiome spécifique du capital avancé de notre époque ; ce qui signifie qu’elle ne peut disparaître ou céder du terrain sans que le capital lui-même ne vienne à disparaître, mais aussi qu’elle est condamnée à périr avec lui, comme son idéologie et son outillage inséparables. Ce qu’il s’agit par conséquent d’abolir dans la technique, ce n’est rien de plus que sa forme capitaliste, même s’il ne faut en aucun cas sous-estimer à quel degré de profondeur cette « forme » a déjà atteint. Or, cette forme, paradoxalement, est encore plus inséparable de ses objectifs que de son apparence. Initialement, la technique est comme la science : un instrument passif à qui l’on demande de rapporter un os quand le maître siffle. Toutes les négligences dont la gestion technique du monde se rend coupable, soit dans le choix des moyens que dans l’analyse des effets, de même que l’étroitesse bornée de l’optique en vigueur, traduisent sans exception l’isolationnisme de la valeur économique. La technique apparaît comme le chaudron magique dans lequel on dissout la politique, l’économie, le social, et tout le reste.

Le célèbre livre d’Adorno et Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, date de l’époque (1947) où les scientifiques les plus honnêtes venaient de constater quel rôle l’économie de guerre leur avait fait jouer à l’occasion du second conflit mondial, et s’apprêtait à leur faire jouer en temps de paix (qui n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens), et il venait s’inscrire à sa façon contre la litanie publicitaire du « progrès », somnifère dont les ventes explosaient déjà, mais cela, le livre l’exposait d’une façon suffisamment unilatérale pour abandonner la notion de progrès à l’usage intéressé qu’en faisait la bourgeoisie, de la même façon que le prolétariat, aux yeux des membres de « l’Ecole de Francfort », était réputé déjà disparu de l’horizon de la transformation historique. Toute la finesse de l’analyse, par ailleurs remarquable, était ainsi entachée de cette incapacité volontaire d’imaginer la possibilité d’un au-delà du monde bourgeois [xii]. Mais bien plus tôt déjà, en 1924, Johan Huizinga avait donné cet admirable portrait de la vitalité populaire médiévale dans son Automne du Moyen-Age, si proche du charme irrésistible des Carmina burana retrouvés dans l’abbaye de Benediktbeuern, et donnait à mesurer avec nostalgie l’étendue de ce qui s’était perdu depuis que l’abstraction marchande avait entrepris de dominer les villes et les campagnes, s’imposant sous le signe du progrès. Face aux déceptions du « progrès », on chante des chants du cygne depuis que la bourgeoisie existe et qu’elle agit. Or, ce qu’il y a de véritablement trompeur dans la notion de progrès, comme dans tant d’autres notions, c’est plutôt qu’elle considère l’histoire comme si elle n’en faisait pas elle-même partie. Elle est par excellence la conception bourgeoise de l’histoire, et ne signifie rien d’autre que : « faites-nous confiance, et notre règne durera toujours ! », ou encore : « l’histoire, c’est nous, après nous, il n’y en a plus .» Marx avait fort justement constaté que jusqu’à un certain point, ce progrès en avait réellement été un (dans la phase révolutionnaire et émancipatrice de la bourgeoisie), mais qu’une fois atteint ce point culminant de son action, et une fois le divorce achevé entre les intérêts particuliers de la classe bourgeoise et l’intérêt général de la société, la notion de progrès devait inévitablement devenir mensongère, idéologique, une véritable prison mentale. De même que la conversion forcée de l’Europe au christianisme avait pris des siècles, pour renforcer l’ordre féodal et le pouvoir de la royauté, sa conversion à la rationalité technique fut un processus de longue haleine, visant à créer une « civilisation » propre à cette société radicalement dépourvue de civilisation : le capitalisme.

Et maintenant, après tout cela, nous ne serions plus en mesure de comprendre d’où nous vient ce mal ? Ceux qui entretiennent l’incertitude ou l’équivoque à ce sujet jouent assurément un rôle très douteux.


à suivre

[i] Autrefois, l’allemand populaire dénigrait le commerçant en le qualifiant de « Kuppler », terme qui désignait primitivement le maquereau, et aussi le marieur. Marx s’en est d’ailleurs fort judicieusement souvenu à propos de l’argent. La racine de ce terme argotique est la même qu’en français « copuler », « couple », « accoupler » : l’intelligence populaire avait compris que c’est la même chose qui rapproche et qui sépare — la copule, la médiation.

[ii] Elle les éloigne entre eux, mais elle les éloigne aussi d’eux-mêmes ; et elle les reproduit une fois intégré cet éloignement, qui désormais les détermine.

[iii] Guy Debord, La Société du Spectacle, chapitre 2, thèse 46. Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur le rapport de condottiere dans le monde moderne, par exemple à propos de l’excroissance « totalitaire », qui selon certains historiens quittait le champ du capital et de la marchandise, et s’autonomisait de l’économie ; alors qu’il est bien manifeste que cette excroissance représentait par ailleurs le capital comme rapport de production poussé à son comble, le capital devenu soudain identique avec la société sous forme de capital d’Etat. Depuis la chute de ces régimes, on mesure quels sont les délais et les détours que le capital doit prendre pour réaliser cette identité avec la société. Mais cette progression est plus conforme à sa nature (elle relève de la transformation du monde et du vivant en profondeur, de la domination réelle, alors que les régimes autoritaires reprenaient des méthodes d’une autre époque, étrangères à la nature du capital).

[iv] Nombreuses sont hélas les voix, ces derniers temps, qui battent leur coulpe en confessant que « mai 68 » se serait trompé en réclamant une liberté sans entrave et en approuvant une recherche de la jouissance dont, désormais, les retombées viendraient nous empoisonner l’existence : mais ces repentis (au sens où l’on parlait des pentiti en Italie dans les années 70, dans le reflux du mouvement social et à l’occasion des donneurs permettant de démanteler ce mouvement sous prétexte de lutter contre un terrorisme organisé par les services spéciaux) ne sont rien d’autres que les agents, conscients ou inconscients, de la nouvelle soumission ; prêchant pour la mesure en toutes choses ; confondant avec allégresse la hubris du système et la soif de vivre de l’individu, la liberté des hommes et celle de leur ennemie, la marchandise — bref, des vieillards fatigués érigeant en principe, comme toujours, la saturation de leur expérience blasée. La résurrection de l’éthique est leur fantasme favori, qu’il chérissent comme les impuissants chérissent la morale. Ne sont-ils pas si pitoyables qu’il vaut mieux faire silence sur leurs sottises ?

[v] La meilleure preuve en est que pour Ellul, l’URSS n’était pas une forme de capitalisme. On a vu la suite. Mais la stupéfiante sottise de cet auteur ne s’arrête pas en si bon chemin : vivant comme nous tous au beau milieu d’une production effrénée ne visant que le profit immédiat d’un petit nombre, il trouve néanmoins moyen d’avancer que « comme ces techniques permettent de produire n’importe quoi, si on laisse l’homme libre, il s’appliquera à des productions absurdes, vaines, inutiles » (Le bluff technologique, p. 76). Nous recommandons au lecteur de s’arrêter sur le passage que nous avons souligné, pour laisser doucement éclore toute la richesse de sa bêtise.

[vi] Ironie du sort : les fins de race passent pour des innovateurs, et ceux qui se flattent de dépasser Marx ne font rien d’autre que de remâcher et de recracher l’infâme bouillie qui est issue d’un siècle de « marxisme ».

[vii] Cette direction, très clairement, est le rejet définitif de toute dimension politique et de toute opposition à l’économie marchande. Voici, par exemple, ce que Ellul considère comme un problème technique : « les Européens s’installent dans des pays à population clairsemée, ils développent des plantations de monoculture ou des exploitations de matières premières. Appel de main d’œuvre, diminution de la mortalité, augmentation de la population. Pendant ce temps, les Européens découvrent des substituts artificiels à la matière première en question : les Européens sont chassés de leur domaine colonial, d’ailleurs, sauf exception, ils n’en ont plus besoin. Mais, d’un autre côté, le mouvement de croissance de la population a été lancé… il ne s’arrête plus. » (op. cit., p. 77). Le caractère volatile des capitaux, et l’égocentrisme du capital deviennent ainsi, par la grâce d’Ellul, des problèmes techniques !

[viii] Contrairement à ce que laissaient entendre les divagations heideggeriennes. Heidegger, sortant de ses amours déçues avec le régime nazi, devait trouver un bouc émissaire afin d’éviter de passer pour ce qu’il était, un malheureux imbécile formé par la théologie catholique et la scolastique médiévale, incapable, en particulier, de comprendre quoi que ce soit au monde moderne. Avec son esbrouffe de la volonté de puissance se réalisant comme Technique, Heidegger montait de toutes pièces un monstre métaphysique capable à la fois d’expliquer le national-socialisme (une variante de la Technique parvenue à la démesure), et de le placer, lui Heidegger, qui avait été la dupe du nazisme, en position de découvreur de ce mal. Par ce détour, Heidegger devenait donc un esprit supérieur au nazisme, et même le seul à l’avoir compris. Il était dès lors blanchi, et même, pour reprendre une formule adéquate à ce boniment, « plus blanc que blanc ». Ce tour de passe-passe avait beau se montrer d’une éclatante grossièreté, les « meilleurs esprits » de la philosophie universitaire d’après-guerre (Adorno mis à part, avec son savoureux pamphlet Jargon der Eigentlichkeit), se précipitèrent dans l’adoration du mage, et personne autant que Hannah Arendt, qui admirait le paysan de la Forêt-Noire encore plus que le petit Suisse Jaspers. Arendt déplorait sottement que Heidegger ne s’était pas expliqué sur ses rapports avec le régime nazi, sans comprendre le moins du monde que Heidegger l’avait fait, mais à sa façon, c.a.d. de la façon la plus hypocrite et la plus mensongère : en montant cette baudruche.

[ix] Rationalisation au sens de Freud, c.a.d. tentative de donner une forme rationnelle, de façon trompeuse, à une intention irrationnelle.

[x] Ne voulant prendre en compte la réalité de classe, Ellul est contraint de réduire ce « bluff » à une exagération de la technique au profit des techniciens ; mais le bluff n’est pas quantitatif, comme il le croît, au sens d’une exagération, il est qualitatif, au sens où la technique est mise en avant pour masquer et traduire, simultanément, l’intérêt économique.

[xi] Même les bolcheviques avaient compris cela, et limitaient, avec prudence et pertinence, les prérogatives de ces spécialistes.

[xii] Adorno, en particulier, considérait toujours et en toutes circonstances l’absence de promesse comme signe manifeste de sincérité et de véracité. C’est ainsi qu’il défendait âprement la « nouvelle musique » atonale, et notamment les retombées de Webern dans le silence, l’impasse devenant ainsi manifeste. Il faut croire que les pessimistes passéistes ont une oreille favorable à la dodécaphonie, puisque John Zerzan a lui-aussi écrit un article, d’ailleurs tout à fait présentable, consacré à Schoenberg.