Lettre à Louise Lalanne et Meryem Bent Ali

MLG à L. Lalanne et M. Bent Ali

Remarques à propos du texte : Le passé composé

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Merci de m’avoir adressé votre brochure dont l’un des principaux intérêts est, à mon sens, d’engager ou de rouvrir un débat aujourd’hui nécessaire sur la figure d’un au-delà du monde marchand. Car c’est bien cette question qui est en jeu dans la divergence que vous faites ressortir à propos de l’objet de la critique : société capitaliste ou société industrielle. Cela étant, au-delà de l’intérêt que suscite votre argumentation, je n’y adhérerai pas totalement. Je pense notamment que le glissement de la critique du capitalisme à celle de « l’industrialisation et de l’artificialisation de la vie », s’il conduit à des conclusions discutables voire contestables, prend aussi en compte des phénomènes et des problèmes nouveaux issus de l’évolution rapide du capitalisme et dont les solutions ne peuvent se trouver entièrement dans des textes et chez des auteurs de l’époque antérieure. Votre propos est donc de tracer, avec clarté, précision et références historiques, la ligne de partage des eaux entre la critique du capitalisme et la critique de la société industrielle. Pour ce faire, vous argumentez à partir de deux thèmes : le sabotage des machines au cours de l’histoire du mouvement ouvrier et les significations contradictoires qu’il a pu avoir ; la place et le sens de la technique durant la période de collectivisation et de socialisation dans l’Espagne révolutionnaire de 1936-37, notamment dans les campagnes. Levons tout de suite toute équivoque : ce qui suit ne s’inscrit en aucune façon dans une perspective de revalorisation ou d’adoration du travail, ni d’attachement à la petite entreprise, qu’elle soit agricole ou autre. Si de telles inclinations doivent être critiquées, je ne suis pas pour autant persuadé qu’il faille aujourd’hui disjoindre critique du capitalisme et critique de la société industrielle. Non par volonté de syncrétisme, mais parce que l’industrialisation – la croissance des forces productives – a, me semble-t-il, changé de sens au cours de son histoire. Changé de sens, non pas tant du point de vue du capital que du point de vue de la réappropriation révolutionnaire.

Au 19ème siècle, bien que vécue par un grand nombre d’ouvriers, et aussi d’artisans, comme une dépossession et un motif de révolte, la sphère du machinisme aura néanmoins pu être pensée sous un angle émancipateur. La théorie marxienne des forces productives et des rapports de production opérait la distinction entre la sphère technique et la sphère sociale, c’est-à-dire la sphère de l’aliénation sociale. Dans quelques-unes de ces formulations les moins heureuses, il lui est pourtant arrivé de faire de ce développement des forces productives le sujet de l’histoire, à qui il suffit de donner en quelque sorte un petit coup de main pour orienter la dite histoire dans le bon sens : celui de la société sans classes. De façon réductrice, c’est ce marxisme-là qui prévaudra dans la 2ème Internationale. Plus généralement, l’idée que les forces productives accumulées par le capitalisme industriel sont très aisément reprenables par le projet de la propriété commune aura été la toile de fond de toute l’histoire sociale européenne jusque dans les années 1960. Pourtant, même si la question n’est pas posée en ces termes, ce qu’il faut bien appeler cet optimisme technologique ne semble déjà plus tant aller de soi dès les premiers textes situs, lorsqu’ils laissent entendre que désormais le temps est compté, et que la poursuite du développement technique sous l’égide du capital est en passe de se retourner contre le projet de l’émancipation, notamment du fait du développement de la technique sous forme d’objets de consommation. Bien entendu, l’attitude critique ou simplement défiante à l’égard de la technique existait déjà, mais dans une perspective non révolutionnaire, si ce n’est franchement réactionnaire (notamment dans la droite intellectuelle française des années 1930, d’inspiration fascisante). Au plan anthropologique, lequel recoupe ici celui du vécu individuel, il ne faut néanmoins pas perdre de vue l’importance de la distinction entre l’outil et la machine, le premier étant par définition soumis à son utilisateur, la seconde ayant des besoins propres avec ce que cela comporte comme potentiel d’autonomisation. Conserver la puissance technique de la machine, tout en la ramenant à la fonction anthropologique de l’outil, soumis au contrôle et à l’autorité du sujet social émancipé, c’est un des aspects de la perspective révolutionnaire. Toutes les machines sont-elles aptes à une telle mutation ? Guy Debord, quant à lui, écrivait en 1971 que les forces productives ont maintenant commencé à pourrir [1].

Avant qu’il n’envahisse la vie quotidienne sous la forme d’objets techniques individualistes, le machinisme s’est d’abord constitué dans la sphère productive, sous la forme du capital constant, et, au plan de la consommation, sous la forme d’objets nouveaux à usage collectif (le chemin de fer en est un bon exemple). Quant aux objets du besoin individuel, produits en quantité accrue et de qualité moindre – comme on l’a dit à l’époque –, ils sont restés relativement analogues à ceux que produisait le système de la manufacture ou l’artisanat. Si la façon dont l’habit est confectionné change assurément le travail et l’existence de ceux qui le fabriquent, elle ne modifie pas particulièrement la nature et le mode de vie de ceux qui le portent. Il faudra un certain temps pour que le système en vienne à produire, par le biais de la consommation de masse d’objets techniques individualistes, des figures anthropologico-sociales comme celles de l’automobiliste ou du téléspectateur : un univers où les exigences et l’autorité de la machine deviennent sans commune mesure avec les besoins humains qu’elle est censée satisfaire et façonnant un type d’humanité exposée à la perte de toute idée d’autonomie par rapport à des objets qui, outre le fait d’être marchands au sens classique du mot, agissent comme une conception du monde et de la vie, des objets qui sont en quelque sorte de la philosophie réalisée – mais pas tout à fait au sens où on l’écrivait en 1844.

On pourra trouver que ce qui précède n’est pas très éloigné de la citation des Amigos de Ludd, vilipendée à la page 12 (« le développement des forces productives ne conduit pas aujourd’hui à l’émergence d’une classe révolutionnaire qui serait la dernière pour de bon, mais sûrement à la fabrication en série d’une masse sans conscience »). J’ignore le contexte de cette phrase ; toujours est-il que ce qu’elle dit va dans le sens, sinon de l’absolument certain, au moins du vraisemblable et de l’empiriquement observable. Le fait de lui opposer des autorités théoriques de la fin 19ème ou du début 20ème siècles, aussi légitimes soient-elles, ne prend pas, à mon sens, suffisamment en considération ce qui entre-temps s’est passé. Aujourd’hui, le projet de l’expropriation des expropriateurs est devenu inséparable d’une mutation technologique fondamentale, ce qui est une situation bien nouvelle par rapport au 19ème siècle et dont on aurait, à mon avis, tort de minimiser la portée. Car la simple collectivisation des moyens de production existants ne résout en rien l’une des contradictions majeures du moment : celle entre la poursuite de l’industrie existante et le maintien de la vie à la surface planétaire. Certes, le retour, suggéré par certains, à une activité rurale généralisée s’accorde mal avec la plupart des visions d’une société émancipée de la puissance marchande [2]. Dans le même temps, on reconnaîtra aussi à l’ancienne agriculture le mérite d’avoir, des millénaires durant, maintenu plus ou moins l’intégrité de l’espace biologique et de son activité, et d’avoir parfois façonné des paysages n’ayant rien à envier aux meilleures architectures urbaines. Moins de deux siècles de grande industrie et un demi-siècle d’agriculture industrielle auront suffi à obscurcir l’avenir de la planète. L’une des éventualités, et peut-être pas la moins probable, d’ici la fin du siècle, est celle d’un changement climatique artificiel digne de celui de la dernière déglaciation, mais sur un fond démographique de 10 milliards d’individus, et dans un espace que l’on peut redouter transgénique, avec tous les phénomènes de chaos biologiques qui pourraient en résulter (voilà qui risque de faire un grand nombre d’Arches de Noé !).

Il y a sûrement d’autres perspectives révolutionnaires que celle du retour à un passé technologique lointain ou franchement archaïque. Mais, dans ce domaine, ce qui pouvait paraître certain ou indubitable ne l’est plus et appelle de nouvelles considérations. Et si la perspective d’une révolution sociale se voit redoublée de la nécessité urgente d’une mutation technologique majeure, mieux vaut d’emblée être conscient de ce que cela impliquerait le cas échéant : un système efficace d’appréciation et de surveillance populaire de ce que les experts scientifiques auraient à proposer. Pour finir, j’évoquerai trois points : le premier concerne les aménagements apportés à la production agricole espagnole lors du mouvement de collectivisation et de socialisation des années 1936-37. Il n’y a évidemment aucun doute quant à leur caractère émancipateur, au plan humain. Par contre je ne dispose pas de documents précis sur la nature et le mode d’application des connaissances agro-scientifiques d’alors. Il faudrait en savoir davantage pour estimer le caractère réel ou au contraire, illusoire et à terme nuisible de ces applications (on sait, par exemple, que l’exploitation intensive du sol passe par le recours à la fumure chimique, préconisé dès le début du 20ème siècle par l’agronomie scientifique, et que ce recours aura suscité d’innombrables pathologies végétales, soignées elles aussi de façon chimique avec toute la pollution conséquente, tant du milieu environnant que des produits alimentaires, mais je ne sais rien des projets de la FAI et de la CNT concernant une éventuelle application de la chimie à l’agriculture, ni même s’il en était question). Dans une situation planétaire où un milliard d’individus crèvent de faim et où, dans les régions nanties, c’est le territoire qui se retrouve, de toutes sortes de manières, dévasté par cinquante années de pratiques intensives, l’agriculture est devenue une question encore bien plus cruciale qu’elle ne pouvait le paraître au Marx des années 1880. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’elle est devenue le sujet de prédilection de ceux qui prônent une pensée de type primitiviste, tandis qu’elle est purement et simplement ignorée ailleurs. Dans ce domaine, la faillite des méthodes industrielles est patente et leur poursuite implique, de façon logique, le développement des biotechnologies. Une perspective de réappropriation sociale amène donc, là encore plus qu’ailleurs, une profonde remise en question technique. S’il est un domaine d’activité où les méthodes artisanales se sont, pour l’instant, révélées, sur bien des points, supérieures aux autres, c’est l’agriculture. Je ne puis vous suivre lorsque vous parlez, à ce propos, de médiocrité généralisée. Je crois que celle-ci caractérise avant tout la production marchande de masse, pseudo-savante dans ses procédés et dérisoire dans ses résultats. A mon avis, plutôt que de considérer qu’artisanat implique nécessairement régime de la petite propriété individuelle, on pourrait aussi réfléchir à la manière dont les méthodes et les produits de l’activité artisanale pourraient s’intégrer dans une production intégralement socialisée. Car on ne voit pas pourquoi une activité industrielle pourrait être émancipée des rapports de production capitalistes, tandis que les méthodes artisanales resteraient irrémédiablement soudées à un régime particulier de propriété.

A propos du rapport entre la ville émancipatrice et la campagne arriérée, la transformation des villes au cours des trente dernières années et l’omniprésence du spectacle marchand sur le territoire tant urbain que rural ont rendu ce rapport, à mon sens, bien moins limpide et évident. Toujours est-il que je ne vois plus très bien, pour ma part, ce que les néo-villes actuelles ont encore d’émancipateur ; ce qu’elles ont d’abrutissant tombe, c’est le cas de le dire, sous le sens. Quant aux campagnes, elles ne présentent sûrement pas des formes de vie sociale supérieures. Tout au plus ont-elles l’intérêt d’offrir, pour une sensibilité aujourd’hui dominée par les seules productions mécaniques de l’industrie, des objets issus du métabolisme du vivant – aspect du monde réel bien méconnu de nos contemporains, et qui est pourtant tout sauf négligeable. J’espère, en écrivant ceci, ne pas passer pour un intellectuel maoïste. Enfin, au sujet des formes actuelles de sabotage en milieu industriel, je ne pense pas que des initiatives comme celles prises par les salariés de Cellatex il y a deux ans, ou aujourd’hui de Daewoo, soient porteuses d’autres choses que d’un sentiment de désespoir, et surtout qu’elles puissent fédérer une population plus large que celle habitant sur le site et donc concernée directement par la liquidation des boîtes en question. Par contre, les sabotages successifs de cultures transgéniques accomplis ces dernières années, s’ils n’ont malheureusement pas eu le pouvoir fédérateur escompté, ont de toute évidence une signification historique et planétaire d’une toute autre envergure. Et on aurait bien tort, au nom de conceptions théoriques divergentes, de se réjouir de leur relatif échec : car, avec le projet délibéré du capital de générer, à l’échelle planétaire, une mutation du vivant, on est là dans le domaine de l’irréversible et de l’irréparable, quoi qu’il advienne de l’histoire future. Pour terminer, j’insiste sur le fait que les remarques précédentes ne sont en rien dictées par un désir de vaines polémiques, mais au contraire s’inscrivent dans la recherche d’un ton capable d’aborder, de façon contradictoire le cas échéant, l’important sujet que j’évoquais en commençant : éclairer, de manière plus approfondie qu’on ne l’a fait ces dernières décennies, la figure d’un monde délivré de la domination capitaliste et de l’aliénation marchande.

[1] L’une des questions actuelles est précisément de prendre la mesure et d’évaluer l’intensité de ce pourrissement. Par ailleurs, l’appropriation sociale de la puissance technique soulève des interrogations précises auxquelles il nous faut pouvoir répondre, sous peine de discrédit. Celle-ci, par exemple : sur quelles sources énergétiques est-il envisageable d’asseoir une industrie débarrassée de la domination du capital ? Le pétrole ? L’épuisement des principaux gisements est programmé. Quant à l’approvisionnement des pays hautement industrialisés, il est tributaire d’une division géopolitique du travail, a priori peu compatible avec le projet émancipateur. L’énergie nucléaire ? Pas besoin de commentaires. Le charbon ? Les réserves sont abondantes. Mais, au plan écologique, son utilisation intensive est un vrai désastre. Restent les énergies renouvelables. Mais il faut encore évaluer leur compatibilité avec une production industrielle abondante.

[2] Du moins dans un contexte occidental d’une agriculture largement appropriée par le capitalisme, et, pour celle qui ne l’est pas, fortement dominée par la petite propriété individuelle avec tout ce que cela implique. A l’échelle planétaire, la question peut se poser différemment dans la mesure où l’expropriation capitaliste n’est, en dépit de la dictature du marché mondial, pas achevée de façon uniforme et où, à côté de la possession individuelle du sol et du travail parcellaire, il subsiste sans doute un petit nombre de traits de la mentalité communautaire. On peut, à ce sujet, rappeler que le vieux Marx, devenu très soucieux de contrecarrer toute dogmatique marxiste, considérait les restes de la commune rurale de Russie comme une base historique tout à fait féconde. En témoignent les nombreux brouillons de ses lettres à Vera Zassoulitch dont vous parlez et dans lesquels il insiste sur le fait que l’accumulation primitive du capital et l’expropriation qu’elle a entraînée, en premier lieu, dans les campagnes, n’est que le chemin emprunté par l’histoire dans les pays occidentaux et qu’il serait tout à fait erroné, de le susciter de façon artificielle et volontariste, là où il n’a pas encore surgi et accompli ses destructions. Il est par ailleurs exact, ainsi que vous le rappelez, que ce qui intéressait Marx dans la commune rurale était le caractère archaïque, non de sa base technologique, mais de sa forme de propriété ; et qu’il convenait d’affermir celle-ci et de favoriser l’évolution de celle-là, graduellement, précisait-il, car le paysan est partout l’ennemi de tout changement brusque. Reste aujourd’hui que la question ne se laisse pas diviser si simplement, qu’en matière agricole l’opposition technique ancienne – technique moderne est à repenser en fonction de trois constats : le premier est que la mécanisation intégrale de l’activité agricole me paraît chimérique ; la seconde est que l’industrialisation capitaliste de l’agriculture a conduit à une foule d’impasses et ne constitue donc pas un modèle technologique reprenable comme telle ; le troisième étant que la qualité du vécu individuel durant le temps de l’activité productive est aussi de la plus haute importance et doit présider au choix des machines et à l’intensité de leur mise en œuvre.

Le 25 mars 2003

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