L’avenir d’une illusion
par Les Amis de Némésis
« Ils doivent de toutes leur forces défendre l’illusion religieuse ; en cas de dévalorisation de celle-ci (et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est considérablement menacée), leur monde s’effondre, il ne leur reste plus qu’à désespérer de tout, de la civilisation et de l’avenir de l’humanité. De cet esclavage, je suis et nous sommes délivrés. »
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.
Après l’excellente présentation Contre-Histoire de l’islamisme comme phénomène capitaliste faite par Clément Homs (http://sortirducapitalisme.fr/143-contre-histoire-de-l-islamisme-comme-phenomene-capitaliste-avec-clement-sortir-de-l-economie-23-02-2016), le site Sortir du capitalisme vient de mettre en ligne une nouvelle conférence radiophonique, faite cette fois par Jean-Luc Debry sous le titre Critique radicale du projet de réforme du code du travail, de l’organisation néocapitaliste du travail et du travail capitaliste (en crise) que l’on peut trouver sous ce lien : http://sortirducapitalisme.fr/145-critique-radicale-du-projet-de-reforme-du-code-du-travail-de-l-organisation-neocapitaliste-du-travail-et-du-travail-capitaliste-en-crise-avec-jean-luc-debry-08-03-2016. Cette conférence dresse un inventaire cohérent des conditions tant objectives (par exemple : camp de travail sous forme de « bureau paysager » (« open space »), concentrant une foule solitaire dans l’espace matériel mais l’atomisant dans ce qui n’est plus un espace humain ; surveillance de chacun par son propre ordinateur qui prescrit les tâches à faire et les délais à respecter ; suivi des performances individuelles mesurées en temps réel et à disposition de la hiérarchie) que subjectives (par exemple : intégration des individus dans un type de discours positiviste fait d’euphémismes stéréotypés savamment calculés pour entraver dans l’œuf toute lucidité et tout questionnement, omniprésence d’une langue de bois où virer quelqu’un dans la minute se formule ainsi : « nous avons décidé d’un commun accord de nous séparer de Mme. T. que nous remercions pour tout ce qu’elle a apporté à notre société et lui souhaitons beaucoup de succès tant sur le plan privé que professionnel » ; identification des salariés avec des critères et des catégories terminologiques qui les emprisonnent à tel point que le moindre mouvement de colère de leur part est condamné à se retourner contre eux-mêmes et de déboucher sur une dangereuse forme d’anomie, qui se solde par la dépression ou le suicide ; multiplication d’un profil pervers parmi les représentants de l’encadrement, assumant avec jouissance les différentes techniques d’acharnement ; valorisation extrême de l’absence de scrupules sous l’apparence trompeuse d’un « esprit d’équipe » de pacotille ; etc.).
Au tableau plutôt complet présenté dans cette émission, nous souhaitons simplement ajouter quelques précisions qui nous paraissent importantes.
En effet, il semble bon d’insister sur la simultanéité historique entre les facteurs suivants, lesquels forment une sorte de nœud au sein duquel ils se présentent comme parfaitement solidaires et indissociables.
a) Dans les métropoles, le cœur de l’activité économique s’est reporté de la production de biens matériels vers l’industrie du service et de la gestion ; le travail n’est plus orienté, même partiellement, par la nature ou la qualité d’un objet produit, mais par le fonctionnement de flux continus et de procédures bureaucratiques qui les régissent ; de ce fait, la valeur d’usage (« l’utilité ») n’apparaît plus comme un critère auquel tous, dirigeants et salariés, pouvaient se référer, le seul critère étant désormais la production de valeur, la rentabilité d’un processus qui considère nécessairement la main d’œuvre à la fois comme moyen pour cette rentabilité et comme son obstacle (même si en dernière analyse, seul le capital variable est créateur de plus-value, ceci n’entre plus en ligne de compte et n’apparaît plus à aucun niveau, et c’est le second aspect, celui d’obstacle, qui sous-tend désormais l’ensemble du processus 1) ; le critère de rentabilité conserve évidemment une réalité positive, mais, c’est le détail qui tue, seulement pour l’actionnaire, tandis qu’au salarié il se présente au contraire comme radicalement hostile, d’où la nécessité pour le capitalisme de rétablir une forme de consensus contre-nature en faisant partager à tous un langage illusoirement unificateur, où le salarié est amené à considérer positivement ce critère, la rentabilité, qui pourtant, à terme, exprime sa propre mort. Il doit coopérer, avec allégresse, à sa propre suppression, qui est inscrite dans tout ce qu’il fait : tant sa suppression virtuelle en tant qu’individu particulier (s’il ne donne pas satisfaction à des exigences parfaitement contradictoires de quantité et de qualité, ce sera le licenciement ou la rupture conventionnelle), tant sa suppression en tant que catégorie générale (suppression de l’organigramme de toute une série de postes).
b) Dans nos pays, le processus de remplacement de la main d’œuvre par l’automatisation est en cours depuis les années 1990, dans le secteur des services après avoir déjà détruit les effectifs dans l’activité industrielle, et il promet d’avancer plus rapidement encore dans les années qui viennent, comme le rappelle très éloquemment l’émission de Sortir du capitalisme, ruinant ainsi les dernières zones où un « métier » était nécessaire et où l’expérience et la qualification personnelle avaient encore un certain poids ; le salarié est donc activement mis à contribution pour préparer cette évolution, car s’il subsiste encore, c’est qu’il n’est plus qu’un relai non encore automatisé entre différents secteurs déjà informatisés dont il assure la cohérence d’ensemble, un simple dispositif à forme humaine, avec son inextinguible marge d’erreur humaine, et avec la mauvaise conscience de bloquer le process, comme dans la désormais très ancienne aliénation de l’ouvrier sur une chaîne, mais sans la capacité de prise de distance collective qui était celle des cols bleus. La colère des ouvriers les menait à la révolte, la peur du col blanc le conduit à adhérer à la catastrophe dont il espère, par un improbable miracle, rester épargné.
c) La rentabilité est conçue en termes de retour sur investissement, et vise à satisfaire les actionnaires ou à en attirer d’autres ; les actionnaires passent de plus en plus par des fonds de placement qui par essence sont indifférents à la nature de l’activité et ne doivent leur propre succès qu’au fait de fixer au niveau le plus élevé possible l’exigence de rentabilité, et de sélectionner les lieux d’investissement en fonction de ce seul critère, ou de déplacer l’investissement ailleurs pour les mêmes raisons ; à partir de là l’entreprise est elle-même promise à être vendue tôt ou tard (ce ne sont plus des produits seulement mais les entreprises elles-mêmes qui se vendent, la deuxième action étant encore plus rémunératrice de l’actionnaire que la première, et tout cela se passe plutôt tôt que tard) avec tout le cortège de suppressions de poste que cela implique avant, pendant et après chaque transaction. L’unification des procédés mis en œuvre passe par les mêmes cabinets d’audit et de conseil qui sont eux-mêmes des multinationales, généralement nord-américaines, de sorte qu’à partir d’une certaine taille, l’ensemble des misères décrites ici se retrouve dans toutes les entreprises, sans exception. On ne peut donc plus, en tant que salarié, quitter un employeur instable pour un employeur stable, car à peu d’exceptions près, il n’en existe plus. La seule échappatoire consiste à entrer dans une entreprise pendant son cycle ascendant, au mieux lors de sa fondation, et de la quitter dès qu’elle commence à se « restructurer » en vue d’une vente, passant d’une phase encore vaguement civilisée à la barbarie achevée : c’est d’ailleurs ce que les employeurs « proposent », puisque pour eux le CDI n’est que le vestige d’une époque révolue, et que le terme « durable » est d’autant plus abondamment utilisé dans la novlangue publicitaire qu’il ne veut plus rien dire.
d) L’entreprise étant indissociable de son activité économique, il apparaît qu’une entreprise de service ou de gestion entièrement dévolue à la rémunération des actionnaires ne possède plus de noyau « détournable » ; en d’autres termes, une telle entreprise ne peut être ni collectivisée, ni nationalisée ni même autogérée. Dans la perspective d’une sortie du capitalisme (de l’économie), cette entreprise ne peut que disparaître purement et simplement, en tant que simple construction de façade pour faire fructifier des actions boursières, sans aucune utilité sociale ; soit être profondément repensée et transformée pour survivre, en fonction de besoins qui eux-mêmes subsisteraient dans la nouvelle société (autrement dit de besoins qui n’ont plus rien à voir avec des transferts d’argent). Le fait d’être impropre à toute possibilité d’autogestion nous paraît fondamental à tous égards, car cette dimension purement négative (en tant qu’étrangère à la valeur d’usage) transparaît en permanence dans tous les autres aspects du travail contemporain, décrits dans l’émission par Jean-Luc Debry et brièvement repris dans notre commentaire ici. En d’autres termes, la totalité de l’activité, de ses normes et de ses critères, ainsi que l’ordre imposé aux salariés et leur propre situation face à la nature de ce qu’ils font, prennent un tour purement réglementaire, une sorte d’agitation frénétique sur un plan purement fantomatique. Comme d’habitude lorsqu’il s’agit de la réalité capitaliste et de la valeur, le fantomatique s’y avère aussi impitoyablement réel, avec une dureté extrême et dans des termes absolument fermés à toute discussion. Pourquoi donc ? Parce qu’il s’agit d’un modèle réfuté en tant que principe vital, qui se survit en coma prolongé et en détruisant tout ce qui menace de couper les tuyaux auxquels son cadavre est rattaché.
Tous ces aspects réunis (disparition de la valeur d’usage et règne sans partage de la valeur, automatisation et suppression de la main d’œuvre, report du marché des marchandises vers le marché des entreprises, domination absolue de l’actionnaire et de la spéculation, activités spéculatives finalement impossibles à sauver par transfert dans une société émancipée, imposition d’un univers discursif devenant volontairement incompatible avec la moindre lucidité) font qu’aucune réforme n’est seulement imaginable. Le capital est parvenu à reconstruire le monde selon ses besoins ; et l’entreprise, évidemment, encore plus en profondeur que le reste. Ce monde, tel qu’il fonctionne, est devenu inséparable du capital, on ne parvient même plus, quelle aubaine, à les distinguer l’un de l’autre : raison pour laquelle rien n’est à garder, tout est à détruire, afin de tout reconstruire. Jamais l’humanité n’avait connu un tel grand écart : celui entre d’une part un possible formidable, basé notamment sur une diminution vertigineuse des travaux socialement nécessaires, et donc sur l’accroissement tout aussi stupéfiant d’activités libres et humainement riches (le dépassement du travail), et, d’autre part, un degré de pourrissement jamais vu, la volonté d’un système condamné de se perpétuer envers et contre tout, fût-ce au prix d’un effondrement généralisé : la valeur, toujours fidèle à elle-même, toujours prête à sacrifier son propre support pour durer quelques instants de plus. Comme dans toutes les croyances, le tabou consiste à ne pas comprendre que l’entreprise, dans sa forme comme dans son contenu, est en train de devenir une illusion, le dogme de la religion du travail, et qu’elle n’a plus d’avenir. Qu’il va falloir fermer ses cathédrales, révoquer son clergé, et passer à autre chose.
Quant aux berceuses « progressistes », psalmodiant les rengaines de l’innommable « gauche » qui ne masquent plus une pratique diamétralement opposée, elles ne peuvent que discréditer toujours plus la simple idée de progrès et renforcer le report des suffrages vers le camp d’un esprit réactionnaire clair et net, de la même façon que les dictatures « progressistes » avaient discrédité la notion de progrès en Turquie, en Iran, en Egypte et en Libye, favorisant ainsi la montée des fanatiques religieux. Le discours « politique » est ce baiser empoisonné, cette étreinte mortelle qui use en pure perte tout ce dont elle se saisit.
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