Commentaire sur « Marx est-il devenu muet ? » de Moishe Postone

MOISHE POSTONE
« MARX EST-IL DEVENU MUET ? FACE A LA MONDIALISATION »
Traduit par Olivier Galtier et Luc Mercier, L’Aube 2003
(Commentaires par Urbain Bizot)

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Moishe Postone n’est pas un auteur qui se fait remarquer par l’abondance de ses publications. Son seul véritable livre est Time, labor and social domination, publié par Cambridge University Press en 1993. Postone apparaît du même coup comme l’antithèse des nombreux polygraphes qui se sont fixé comme objectif d’alourdir inutilement le poids des étagères, comme les Sollers, les Lévy et les Vaneigem qui cherchent (et qui parviennent) à occuper le terrain par une véritable stratégie d’acharnement.

Bien qu’à cheval sur deux pays, les Etats-Unis et l’Allemagne, Postone est moins cité en France que Chomsky, Habermas ou Sloterdijk, qui représentent ces pays pour le lettré français ; et on peut penser qu’il n’a en effet rien en commun avec de tels « intellectuels », et donc que cette situation va perdurer.

Ceux en Europe qui l’ont découvert sont jusqu’ici peu nombreux : la revue française Temps Critiques (en 1990) ; le groupe allemand Krisis (en 1998) ; et un éditeur français marginal, L’Aube, avec la traduction dont il est ici question, intitulée Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Ce titre, d’une insigne stupidité (on a peine à croire qu’il émane de l’auteur lui-même), nuira sans doute à la propagation de l’ouvrage, et c’est regrettable. Il est vrai que le cœur du livre est constitué par un article consacré à quelque chose d’insignifiant, puisqu’il est question de critiquer Derrida. Mais ces efforts de réflexion à propos d’une cause qui ne le mérite pas (et qui, par voie de conséquence, restent de loin la partie la plus faible du livre) sont encadrés par Quelle valeur a le travail ?, une étude de qualité sur le mouvement de la valeur à travers ses manifestations les plus récentes, et par Antisémitisme et national-socialisme, une interprétation à la fois perspicace et audacieuse de la furie nazie antijuive. Cela faisait très longtemps qu’on n’avait pu lire des pages aussi intelligentes, surtout sous la plume d’un universitaire. Postone restera déjà, sous cet angle, comme quelqu’un sur qui la médiocrité universitaire contemporaine a jusqu’ici glissé sans laisser de traces : et pour ne pas se laisser détourner, en pareil environnement, d’une réflexion effectivement radicale, il faut sans aucun doute disposer d’un véritable et solide talent personnel.

Cette avalanche inhabituelle de compliments ne nous empêchera pas, le lecteur le constatera, de manifester quelques réserves, pas toujours anecdotiques, au fil des commentaires qui vont suivre. De manière générale, il nous semble que les rappels faits par Postone relativement à la critique marxienne de l’économie politique se montrent appréciables à une époque comme la nôtre, qui a très largement perdu de vue la profondeur réelle de telles analyses, mais il nous semble aussi que le progrès est faible, voire inexistant, si l’on compare Postone aux écrits d’époques plus anciennes. C’est d’ailleurs là un premier reproche, sérieux, auquel l’on peut et l’on doit exposer les écrits de Postone : ils passent systématiquement sous silence l’ensemble de la dissidence « marxiste », qui n’était nullement assimilable au marxisme de bois dont Postone se démarque avec une facilité qu’on imagine. On ne peut éviter d’ajouter que son silence à ce sujet ne s’explique certainement pas par de l’ignorance…

Autre aspect réellement préoccupant : même si tout ce qu’écrit Postone s’inscrit en faux contre la platitude antimondialiste, son rapport à la gauche politique ne semble pas vraiment clair. De cette gauche, dont un théoricien de son niveau ne devrait même pas évoquer l’existence (parce que cette existence relève de l’illusion la plus absolue, et qu’elle se situe donc désormais et pour toujours en dessous de toute critique), Postone écrit successivement que les récents développement historiques « représentent de sérieux défis à la gauche » (p. 21), ou encore que « sans une analyse du capitalisme capable d’aborder une crise structurelle qui affecte la vie de la plupart des habitants de la planète, quoique avec des différences, la gauche aura complètement abandonné le champ politique à la droite » (p. 38). De tels écarts de niveau, aussi compromettants, sont-ils imputables au séjour prolongé de Postone à l’Institut fondé à Francfort par Adorno et Horkheimer, puis géré par le nain intellectuel Habermas (qui se prend pour l’hilarant mentor d’une risible social-démocratie allemande contemporaine) ? Quand « la gauche » a rejeté depuis plusieurs décennies un marxisme dont même la version traditionnelle suffirait à l’embarrasser, et quand elle a ainsi rejoint son concept de figurant sur la scène « politique », que faut-il penser d’un théoricien qui s’interroge encore à son sujet ?

Postone introduit son propos en se démarquant de quelque chose qui n’est plus une référence pour personne, tantôt pour de bonnes, tantôt pour de mauvaises raisons : le « marxisme traditionnel ». Celui-ci était passé de vie à trépas avec la naissance du capitalisme d’Etat en Russie puis en Chine, mort écartelé entre l’impossibilité de justifier la dictature bureaucratique, et l’incapacité de la comprendre et de la dénoncer. Parmi les esprits honnêtes et lucides, les diatribes du début du XX° siècle sur l’identité réelle de la classe bureaucratique avaient vite fait place à un jugement sans appel sur la nature même de la société faussement dénommée « soviétique ». Il allait de soi que l’idéologie du capitalisme d’Etat et liée à sa défense ne pouvait en aucun cas critiquer le capitalisme en général, et que sa dégénérescence théorique devait donc avancer à grands pas. Promesse amplement tenue. En réaction contre des lendemains qui déchantaient à ce point, et contre une supercherie aussi sanglante, les émeutes et les insurrections s’étaient succédées depuis le début même de l’ère « soviétique » (anti-soviétique serait infiniment plus proche de la vérité) tandis que, parallèlement, les mouvements dissidents dans la théorie se multipliaient (des émeutes anarchistes de Kronstadt et de Makhno aux théories conseillistes de Socialisme ou Barbarie). Et on voudrait à présent, sur la base d’un black out sur tout cela, nous mettre en scène un « renouveau théorique » inédit (« reconceptualiser le noyau du capitalisme », p. 24), comme si se démarquer de nos jours de l’archaïque épave « marxiste » suffisait pour mettre à flot une embarcation pimpante et navigable ? Le capharnaüm contemporain a certes pour coutume de se nourrir d’idées anciennes, recyclées en fausses découvertes, mais le sérieux d’un théoricien, surtout se réclamant de Marx, en prend un coup si on le surprend la main dans ce genre de sac ; et prendre le contre-pied d’une vieillerie comme le « marxisme traditionnel » ne vaut pas toujours mieux que de simplement le remettre en circulation : la négation d’une vieillerie n’est souvent qu’une forme vieillie de négation. Ce n’est donc pas ce cadre général du projet de Postone qui nous impressionnera favorablement.

L’une des thèses centrales de Postone est la suivante : préférer le Marx de la maturité au jeune Marx, encore empreint de philosophie de l’histoire hégélienne et d’anthropologie feuerbachienne, et borner les concepts du Marx de la maturité à l’époque capitaliste décrite. On peut se demander si ce choix se distingue autant de la coupure épistémologique du stalinien Althusser que Postone le pense, mais le but visé, de façon constatable, diffère nettement du scientisme althussérien : il s’agit en effet d’appliquer en profondeur la critique marxienne du capitalisme, c.a.d., notamment, de comprendre le travail comme une catégorie indissolublement liée à la marchandise, et devant être supprimé avec elle. Cette priorité aux concepts développés dans Le Capital plutôt que dans les Manuscrits de 1844, dont le principe ne convainc pas mais dont le résultat s’avère louable, se double d’une opération de « désontologisation », qui en est l’objectif profond : ramener les concepts à leur dimension historique, inhérente à la société moderne, les ramener du concept philosophique « éternel » à la catégorie descriptive historiquement déterminée. Une telle entreprise, qui sonne évidemment de façon très marxienne, comporte des aspects contradictoires, sur lesquels il importe de s’arrêter quelque peu.

Postone s’en prend très clairement à toute la tradition marxiste qui faisait du travail une catégorie éternelle, une sorte de donnée naturelle inhérente à l’existence humaine, et qui prenait appui sur des textes du jeune Marx où effectivement certains passages se prêtaient à cette interprétation. Postone, pour le moins, a donc raison de s’opposer à cela. Dans ce contexte, la prétention « ontologique » ne servait qu’à pérenniser artificiellement une donnée historique particulière (le capital comme accumulation de travail, le travail à la base du capital). La transformation de la pensée de Marx en Weltanschauung (en « matérialisme historique ») permettait aux maîtres du Kremlin de faire perdurer dans leur intérêt la réalité du travail, celle des travailleurs, et celle de leur exploitation par la classe bureaucratique. Mais, par ailleurs, la notion de travail telle que le jeune Marx l’utilisait était-elle effectivement réductible à son usage stalinien ? Quand Marx critiquait dans les Manuscrits de 1844 le « travail aliéné », cela supposait qu’il existait, au moins potentiellement, un travail non aliéné ; que celui-ci n’existait plus sous la dictature du capital et de la marchandise, mais qu’il avait existé avant, ou qu’il pourrait exister après. Est-ce à dire que Marx avait préparé le terrain à la perpétuation par une société « socialiste » de la logique industrielle développée par le capital? Certainement pas. Il nous paraît au contraire établi, contrairement aux limites posées par Postone, qu’aucune grande pensée ne s’est développée sans poursuivre le projet ambitieux de comprendre le particulier à partir du général, et donc sans situer une époque transitoire dans une trajectoire historique plus lointaine. Le piège de la Weltanschauung est alors toujours proche. Bataille fut un de ces exemples où des données historiques (don et potlatch) se transmuent sans coup férir en principe ontologique (la dépense). Chez le jeune Marx, la volonté existe de baser le travail de l’ère capitaliste, qu’il n’a évidemment aucune intention d’entériner tel quel, sur un processus plus général, sur un métabolisme actif du vivant qui serait aliéné par l’organisation de la production en fonction de la valeur. Faut-il craindre de rappeler cela ? Y a-t-il une raison d’en rougir ? Ce qui éloigne les théoriciens d’un constat finalement aussi basique semble davantage tenir à leur enfermement dans des camps conceptuels retranchés qu’à la réalité vivante du sujet (et Bataille, pour revenir à lui, fut quelqu’un d’extraordinairement conscient du caractère néfaste de pareils cloisonnements et des limites d’un rationalisme oublieux de l’ouverture du vivant). On sait aussi que Marx était un grand admirateur de Shakespeare : cela tenait sans doute en partie à l’extraordinaire sûreté instinctive avec laquelle Shakespeare était en mesure de développer des caractères concrets et vivants, c.a.d. condensant de façon harmonieuse des déterminations sociales et personnelles, mais aussi à sa capacité de mettre en scène une force libidinale caractéristique de certaines époques seulement (il suffit de lire les portraits retracés par Burckhardt dans son ouvrage La culture de la Renaissance pour mesurer de quelles merveilles le caractère insatiable, si décrié de tous temps par les parangons de la vertu limitative, peut accoucher). Le caractère affirmatif de Marx en matière de forces productives collectives et d’énergie vitale individuelle ne fait aucun doute et doit être proclamé haut et fort, tant ceux qui le mentionnent ne le font généralement que pour formuler des reproches plus ou moins indirects et alambiqués (Marx aurait été dupe de l’enthousiasme industriel de son temps, contaminé par les entrepreneurs ivres de profit, acceptés par lui comme relevant d’une phase ascendante de la bourgeoisie, et, pourquoi pas, tant qu’on y est : n’aurait-il pas aussi été complice de l’impérialisme montant ?). Il n’y a en revanche pas lieu de douter que le point de vue de Marx, à cet égard, était ce que Nietzsche tentera de définir plus tard comme le point de vue de la santé, par opposition à la perspective du malade, point de vue que Bataille reprendra ensuite comme dépense, ou principe solaire. Par rapport donc à cette affirmation des forces vitales et de leur nécessaire activité atéléologique, présente dans tout le monde vivant, un caractère cumulatif fait son apparition avec l’animal qui produit son propre monde, ses propres conditions de vie : avec l’homme, encouragé à l’action du fait de ses résultats pratiques et, plus encore, de la reconnaissance (confirmation) de soi qui en résulte (de la création de son identité, qui n’existe pas a priori mais seulement a posteriori). Hegel a très bien résumé cela : « à ce dont un esprit se satisfait, on peut reconnaître l’étendue de sa perte ».  Si tout cela est vrai, il existe donc effectivement une substance vivante aliénée par le travail (ou, exprimé autrement, une forme de « travail » qui n’est plus du travail aliéné parce que ce « travail » ne serait plus séparé du capital  ), qu’il faut sans doute appeler d’un autre terme (« force de travail », ou encore « force vitale » ; mais le sens en est, comme Marx écrivait dans Travail salarié et capital, que « le travail est l’activité vitale du travailleur, l’extériorisation de sa vie ; et cette activité vitale, il la vend à un tiers pour s’assurer des moyens nécessaires à sa vie » MEW 6, p. 400). En tout cas, les théoriciens de l’époque bourgeoise ont recours au « travail du négatif » (Hegel) ou du  « travail du deuil » (Freud), et nous, qui détestons le travail et son monde, ne voyons rien de troublant à cela à condition qu’on sache lire les yeux ouverts. Pour se méprendre, il faut en effet être doté d’une complicité non négligeable de ses cinq sens avec l’abrutissement contemporain : la question n’est évidemment pas simplement terminologique, car l’abolition du travail, dans les termes remarquablement adéquats des Manuscrits de 1844 (abolition d’une activité où le travailleur se nie lui-même), est aussi la libération d’activités, qui stagnent chez tous et dont la stagnation (la stase) ébranle durablement la santé mentale de toute une époque. La supériorité que Postone attribue aux catégories du Capital nous paraît donc beaucoup plus relative et plus ambiguë que ce qu’il écrit (« l’analyse de Marx rend implicitement superflues les conceptions évolutionnistes de l’histoire, car elle montre que toute théorie qui pose une logique, en tant que telle, de développement intrinsèque à l’histoire (que cette logique soit dialectique ou évolutionniste) projette sur l’histoire en général ce qui ne concerne que le capitalisme », p. 35) ; or, Marx s’est vu contraint de franchir le passage qui sépare la spéculation philosophique de l’analyse concrète des formes historiques dans lesquelles l’universel se présente, mais on ne peut pas supposer un instant qu’un esprit comme le sien aurait identifié l’un à l’autre – opération simpliste rigoureusement impossible pour tout dialecticien (on sait par sa correspondance quel rapport ambivalent Marx entretenait avec son sujet « économique », à la fois convaincu qu’il importait d’analyser concrètement l’évolution du capitalisme et de réfuter précisément l’économie politique, et simultanément mourant d’envie de passer à d’autres sujets que cette « science » et cette pratique de misère). Que les autres sujets, quand ils étaient abordés, ne l’étaient pas par Marx (ni même par Engels) à travers les lunettes déformantes des catégories marchandes est amplement démontré, par exemple, par L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (Postone s’en souvient, mais de façon trop allusive, quand il rappelle à propos de la marchandise que « à certains égards, elle occupe dans l’analyse de la modernité faite par Marx une place identique à celle de la parenté dans une analyse anthropologique d’une autre forme de société », p. 25).

L’un des mérites indubitables de Postone est de placer la marchandise, la valeur et le travail au centre du monde critiqué par Marx, catégories devenues inodores et translucides dans le marxisme traditionnel (mais pas, et Postone n’en pipe mot, dans la critique sociale dissidente, de Rosa Luxemburg à Guy Debord, qui est en réalité le seul prolongement authentique de la pensée de Marx). Aucune critique véritable du capital n’est possible sans être simultanément critique de la marchandise, de la valeur et du travail : et dans ce contexte, « critique » ne peut signifier qu’exigence de leur abolition. Postone développe en quoi le travail remplace les rapports sociaux, se substitue à eux, c.a.d. empêche tout rapport social qui serait autre que lui : « dans une société où la marchandise est la catégorie structurante fondamentale de la totalité, le travail et ses produits ne sont pas socialement distribués au moyen des liens, des normes et des rapports non déguisés de pouvoir et de domination traditionnels – c’est-à-dire des rapports sociaux manifestes – comme c’est le cas dans d’autres sociétés. Au contraire, c’est le travail lui-même qui remplace ces rapports en servant de moyen quasi objectif par lequel on acquiert les produits des autres » (p. 26). On peut se demander si ce rôle central est plus précisément assumé par le travail, par la valeur ou par la marchandise (différentes facettes d’un même ordre, mais dotées de particularités indéniables), mais ce qu’il faut retenir dans tous les cas, c’est bien que si la généralisation de la logique capitaliste détruit radicalement toute autre forme de rapport social, c’est qu’elle détruit en définitive tout rapport social – car elle-même n’en est pas un (la caractériser comme un mode de rapports sociaux, comme le faisait Marx et comme le fait encore Postone, nous apparaît comme une classification outrancière, excusable à l’époque de Marx où l’absence de société propre au capitalisme était encore peu visible). Elle n’est pas un rapport social, parce qu’elle s’instaure derrière le dos des individus (et des collectivités), à leur insu, sans qu’ils ne décident de rien et sans qu’ils aient prise sur rien : on conviendra qu’un rapport social, sans aller jusqu’à l’hypothèse rousseauiste du « contrat social », traduit nécessairement une volonté des parties, et la possibilité de réorienter le cours des choses en fonction des objectifs qu’on se fixe ; or c’est précisément ce qui est impensable tant que domine l’ordre marchand. Dès qu’une volonté semble s’exprimer, elle relève, intentionnellement ou non, de l’ordre de l’illusion : les rapports sociaux ont pris la forme de rapports entre les choses, d’abstractions, ne relèvent plus d’une volonté. La marchandise et l’argent circonviennent toute volonté ; la tyrannie du travail est celle de la marchandise et de l’argent. Le travail n’est que l’exécuteur des basses œuvres de l’argent, le bourreau appointé par la marchandise, la forme pratique adoptée par la marchandise et l’argent pour devenir forces agissantes. Il n’est pas en lui-même l’explication du reste (ce n’est pas le combustible qui explique la chaudière mais la chaudière qui exige un combustible, qui réduit le charbon, le gaz, l’électricité à l’état de combustible). Ainsi, à notre avis Postone va trop loin lorsqu’il écrit : « j’ai affirmé que l’analyse marxienne de la forme-marchandise et du capital n’est pas une critique faite du point de vue du travail, des objets et de la production matérielle, compris dans un sens transhistorique. En réalité, c’est la théorie d’une forme abstraite et historiquement spécifique de médiation sociale – d’une forme de rapports sociaux unique dans la mesure où elle est médiatisée par le travail » (p. 72). La théorie de Marx est celle « d’une forme abstraite et historiquement spécifique de médiation sociale », pour sûr, et c’est bien pour cela qu’elle est aussi une critique faite du point de vue certes non du travail, mais de la force vitale dont le travail se nourrit. Dans la vision habituelle des choses, les deux se confondent pour une raison bien simple : c’est qu’il n’existe de nos jours d’autre forme d’activité que le travail. Mais tant la force vitale que le métabolisme avec la nature sont indéniablement à comprendre dans un sens « transhistorique », au-delà de cette confusion sémantique. Seulement, il ne s’agit plus du fétichisme marchand, il ne s’agit plus de l’accumulation irréfléchie, il ne s’agit plus de « matière sans âme », mais de l’équipement volontaire et raisonné de vie guidées par d’autres passions. Le matériel n’est maudit que dans un monde où l’abstraction a su s’équiper.

Il arrive à Postone d’opposer à la valeur ce qui selon lui est son contraire. Cela donne : « Marx a explicitement distingué valeur et richesse matérielle, et il a lié ces deux formes distinctes de richesse à la dualité du travail sous le capitalisme. La richesse matérielle est déterminée par la quantité de biens produite et elle dépend de nombreux facteurs, tels que le savoir, l’organisation sociale et les conditions naturelles, en plus du travail. La valeur, selon Marx, n’est constituée que par la dépense de temps de travail humain et elle est la forme dominante de richesse sous le capitalisme. Alors que la richesse matérielle (quand elle est la forme dominante de richesse) est médiatisée par des rapports sociaux non déguisés, la valeur est une forme automédiatisante de richesse » (p. 28 – 29). S’il est vrai, en effet, que la logique du capital ne vise pas la richesse matérielle en soi (illusion que ne partagent que les visions les plus superficielles et les plus journalistiques de notre temps), il paraît un peu court de lui opposer celle-ci. Ce matérialisme primaire perd de vue que l’accumulation de biens matériels ne peut exister que dépendant d’une accumulation de valeur : le ressort de l’accumulation relève forcément plus de la quête fantomatique et obsessionnelle abstraite que d’un engorgement sensoriel peu viable (selon les époques, par exemple à l’époque des grands empires de l’Antiquité, l’entassement de biens correspond à des formes primitives de valeur, et à la puissance absolue du monarque qui se laissait hypnotiser par elles). Critiquer la valeur en lui opposant la pure richesse matérielle n’est pas vraiment la critiquer : à un principe dominant, il faut en opposer un autre, et la richesse matérielle n’en est jamais un. Le principe dominant qui s’oppose à la valeur, c.a.d. à la domination des hommes par une logique abstraite, est une logique concrète, et la seule logique concrète qu’on puisse concevoir est que la « richesse » ou la « pauvreté » matérielles ne jouent plus d’autre rôle que de se plier, en tant que moyens, à des projets qualitatifs dans la biographie des individus et des collectivités, dont l’objectif se situe ailleurs (jeu, dépense, expérimentation de soi, stratégie). De la sorte, on ne confondrait plus au sein d’une catégorie syncrétique telle que les « rapports sociaux non déguisés » (Postone) des formes archaïques de despotisme et la vie émancipée de sociétés affinitaires.

Dans sa volonté de se démarquer du marxisme, Postone construit en contrepoint serré des thèmes qui n’entretiennent pas entre eux des rapports de nécessité. Ainsi, quand il écrit que la domination sociale du capitalisme, « c’est la domination des individus par le temps » mais en ajoutant, comme si cela découlait d’un tel constat, que « la forme abstraite de domination analysée par Marx dans Le Capital ne peut donc pas être comprise de manière adéquate en termes de domination concrète de groupes sociaux ou d’organismes institutionnels de l’Etat et/ou de l’économie » (p. 30). En bref, la domination par le temps élimine celle par la classe bourgeoise, comme s’il s’agissait là d’une rivalité : « une sorte de système objectif » aurait remplacé la volonté des exploiteurs. C’est là une sorte de plus petit dénominateur commun des théories contemporaines, une figure de « destin » qui redevient crédible chaque fois que les luttes de classe ne lui opposent pas un démenti pratique en levant les lièvres capitalistes cachés dans le champ de la « nécessité objective ». Cet épouvantail caractéristique des accalmies nous proclame : « le temps s’en prend à nous ! », à l’instar d’une allégorie de Dürer où la mort se saisit de la jeune fille. Dès lors, il ne semble plus possible de comprendre que tout le pari de la bourgeoisie, pour la première fois dans l’histoire, a été de domestiquer le temps, de partager sa couche, de se servir de lui pour dominer le reste de l’humanité, c.a.d. de retourner contre les vivants l’une des dimensions dans lesquelles ils existent. Certains ont compris jadis qu’aucune domination ne pourrait jamais être plus solide et plus inébranlable que celle qui parviendrait à interposer, à son service, le temps entre elle et ses victimes. Toute l’histoire de l’accumulation primitive est le portrait de pauvres hères, ne possédant rien mais disposant du temps, avant de se faire progressivement imposer le joug de la temporalité mécanique, de la même façon que l’Eglise de la fin du Moyen Age s’était déjà subordonné les moinillons en leur imposant le temps de l’horloger à l’intérieur des prisons monacales (la première horloge mue par un poids date de 1283, et a été retrouvée au Prieuré de Dunstable dans le Bedforshire ; elle y servait à rythmer la journée et à minuter la succession de prières et de travaux). Plaute, déjà, savait que « les Dieux devraient maudire l’homme qui le premier apprit à distinguer les heures, maudire aussi celui qui sur place réalisa la première horloge solaire, laquelle permet de couper et d’affreusement broyer mes jours en petits lambeaux ». Nous serions tentés de baptiser cela un « paradoxe postonien » : quand la volonté de demeurer dans un environnement historique concret, sans généralité ni abstraction abusives, débouche sur la réintroduction, dans ce contexte, d’une abstraction particulièrement incongrue (le temps devenu marteau sans maître), du fait d’ignorer le point de vue de l’action pratique (indéniable proximité avec feu le structuralisme).

Dans le même fil, les traducteurs notent à leur tour que « le matériel n’est que le support de l’immatériel, le concret n’est que le support de la domination de l’abstrait » et concluent en ajoutant que « la lutte contre le capitalisme est donc une lutte entre les hommes et la valeur, et non entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre le travail et le capital » (p. 6-7). Autant la première idée, largement exprimée et développée par Marx, ne présente rien que l’on puisse mettre en doute, autant la seconde en constitue, selon nous, une déduction passablement dévoyée et unilatérale. Cette déduction pose la délicate question de l’abstraction réelle, notion introduite par Marx pour faire face au paradoxe d’intérêts réels promouvant et structurant une forme et des rapports de production (et, de proche en proche, un mode de vie sociale) prenant leur indépendance et dictant finalement leur propre loi, au besoin de façon impitoyable, à ses « créateurs », à la classe qui en détient le « droit de jouissance ». On sait que le détournement de termes métaphysiques ou religieux paraissait à Marx susceptible d’exprimer ce paradoxe d’une façon convenable, c.a.d. elle-même paradoxale (Lafargue avait systématisé ce penchant, de façon fort brillante, en écrivant son pamphlet La religion du capital). Toute la thématique du fétichisme illustre et développe cet aspect central du monde moderne, qui croit s’être émancipé de la religion (et qui n’oppose donc à la croyance qu’une autre croyance). La façon dont la marchandise s’impose sans égards rappelle étroitement la dialectique habituelle du mensonge : une fois qu’on s’y est engagé, celui-ci produit ses exigences, qui requièrent sans cesse de nouveaux mensonges, au point de déboucher un jour sur un véritable monde factice. Les dogmes religieux en sont l’exemple le plus abouti dans le monde des idées. La marchandise comme abstraction réelle risque fort d’en être l’exemple le plus abouti dans le monde des pratiques réelles. La classe possédante est quant à elle parfaitement consciente de cette dérive permanente, et c’est bien pourquoi, même quand elle est provisoirement sortie indemne des rivalités économiques, elle ne peut se contenter de compter ses profits et de mener une vie de jouisseur contemplatif ; elle ne peut supprimer l’Etat mais doit au contraire le conserver constamment entre ses mains, pour que la police, l’armée et le fisc viennent à son secours dès qu’elle en ressent le besoin – c.a.d. dès que le mouvement de la valeur ne lui est plus intrinsèquement favorable, et que d’autres bourgeoisies deviennent menaçantes. Pour la bourgeoisie aussi, la logique économique doit sans cesse être « rectifiée », limitée ou amplifiée, accompagnée ou contrecarrée. En réalité, aucune classe sociale ne peut se fier à elle : les salariés et les chômeurs, les petits commerçants et les intermittents du spectacle, les Rmistes et les retraités, les étudiants et les fonctionnaires publics, aucun d’entre eux ne peut échapper à la formation en économie politique que la marchandise dispense sur le tas : un jour ou l’autre, et plutôt deux fois qu’une, ils en subissent les avatars et voient leur situation, déjà peu brillante, se dégrader encore plus ; et les actionnaires eux-mêmes se voient contraints de se montrer infidèles à leur propre dogme, le laisser faire, qui ne vise qu’à endormir le grand public. Mais, si la bourgeoisie est elle-même contrainte d’utiliser d’autres formes d’intervention pratique que la pratique économique, elle ne peut pour autant, malgré les risques qu’elle court à titre individuel, dénoncer ou rêver d’abroger le destin qui s’impose à elle : il est la condition de son succès, c’est la nuit qui amène aussi le jour, c’est le terrain qui la terrorise relativement mais qui terrorise absolument un prolétariat dont elle a besoin. C’est donc un mal nécessaire (la pensée et la pratique économiques, c.a.d. non politiques, ne peuvent jamais dépasser cette catégorie, ce mode d’être bancal reste leur élément indépassable). La lutte entre classes sociales est donc indissociablement liée, intriquée, avec la lutte entre « les hommes » et « la valeur ». Dissocier l’une de l’autre relève de l’erreur. Les opposer l’une à l’autre est bien pire encore.

La page 31 mérite, elle, d’être relevée et même citée in extenso, tant elle déroge à la grande masse des points de vue critique abâtardis de notre époque, en rappelant quelques utiles banalités de base marxiennes : « D’une part, cette dynamique se caractérise par des transformations continues de la production et, plus généralement, de la vie sociale. D’autre part, elle entraîne la reconstitution permanente de ce qui la fonde en tant que caractéristique immuable de la vie sociale – c’est-à-dire que, finalement, la médiation sociale est réalisée par le travail et que donc, quel que soit le niveau de productivité, le travail vivant reste intégré au procès de production (considéré en fonction de la société prise comme un tout). La dynamique historique du capitalisme engendre sans cesse le « nouveau » tout en réengendrant le « même ». Une analyse de ce type permet de comprendre pourquoi le cours du développement capitaliste n’a pas été linéaire, pourquoi les énormes gains de productivité engendrés par le capitalisme n’ont conduit ni à des niveaux généraux d’abondance toujours plus élevés ni à une restructuration fondamentale du travail social entraînant des réductions générales significatives du temps de travail. Dans ce cadre théorique, l’histoire sous le capitalisme n’est ni une simple question de progrès (technique ou autre) ni une simple question de régression ou de déclin. Au contraire, le capitalisme est une société en changement permanent mais qui reconstitue en permanence l’identité qui la sous-tend. Cette dynamique engendre la possibilité d’une autre organisation de la vie sociale et cependant entrave la réalisation de cette possibilité. Cette compréhension de la dynamique complexe du capitalisme permet une analyse critique, sociale (et non pas technologique), de la trajectoire de croissance et de la structure de production dans la société moderne ». Bref, pour le formuler à notre façon : l’intrication entre l’exigence circulaire (d’auto-reproduction) du capital et le déchaînement d’évolution linéaire est le mode temporel réel de notre époque, et tous ceux qui ne se souviennent que de l’une ou de l’autre de ses deux moitiés se trompent lourdement. L’unité de ces deux tendances contraires est déjà contenue dans le mouvement simple de l’échange A – M – A’. L’argent (A) ne vise que le retour à lui-même. Il est pressé de se débarrasser des oripeaux profanes de l’objet marchand (M) et de ressusciter comme argent. Mais ce retour (circulaire) est aussi l’occasion de son accumulation : il sort grandi de sa transsubstantiation (augmenté de la plus-value : A’= A + ∆ A). La marchandise transforme le monde pour que l’argent retourne à lui-même, dans des proportions augmentées. Il est à noter, ce qui nous paraît essentiel, que le détour par la substance marchande n’est que temporaire, et que cette substance est un élément qui ne mérite pas qu’on s’y installe durablement : le monde réel est perçu par le mouvement de la valeur comme un mal nécessaire et comme une chrysalide à quitter à cadences accélérées. C’est la vallée de larmes transitoire face au Paradis éternel de la valeur. La mort du monde réel est la condition sine qua non de la vie de la valeur, qui s’érige sur le cadavre de la substance. La vérité de la valeur n’est finalement pas l’accumulation positive de biens mais la destruction de ces biens, leur consumation. C’est pourquoi Postone a foncièrement raison de baser sur le caractère contradictoire du mouvement temporel marchand « que le capitalisme se caractérise par une forme déterminée, aveugle, de « croissance » qui entraîne la destruction accélérée de l’environnement naturel. Dans le cadre de cette analyse, le problème de la croissance économique sous le capitalisme n’est pas seulement que celle-ci soit accablée par les crises, comme l’ont souvent souligné les approches marxistes traditionnelles. En fait, c’est la forme même de la croissance qui pose problème » (p. 32), ce à quoi Postone ajoute une maladresse que nous avons déjà commentée plus haut : « d’après notre approche, la trajectoire de croissance serait différente si le but ultime de la production était d’augmenter les quantités de biens et non la survaleur ». Ce qui précède se passe fort heureusement d’une telle conclusion. Mais comment ne pas se réjouir de lire quelques lignes plus loin ce qui devrait aller de soi dans des esprits moins troublés par une mauvaise époque : « le procès de production industriel ne devrait pas être compris en tant que procès technique » (p. 33) ? Ou encore : « la structure actuelle du travail et de l’organisation de la production ne peut donc pas être comprise seulement en termes technologiques : le développement de la production sous le capitalisme doit être compris également en termes sociaux » ? Ou enfin cette phrase qui expose Postone aux foudres des néo-primitivistes : « l’écart entre l’organisation présente de la vie sociale et la façon dont elle pourrait être organisée – en particulier, étant donné l’importance croissante de la science et de la technologie » (p. 36) ?

Après avoir rappelé la conceptualisation du prolétariat par Marx, Postone revient au monde contemporain et à la situation qu’il estime être celle de ce qui reste du prolétariat : « cette approche [la sienne] reconceptualise la société post-capitaliste en termes de dépassement du prolétariat et du travail que le prolétariat effectue – c’est-à-dire en termes de transformation de la structure générale du travail et du temps. En ce sens, elle diffère de l’idée marxiste traditionnelle de réalisation du prolétariat et elle diffère aussi du mode capitaliste d’ « abolition » des classes ouvrières nationales par la création d’une sous-classe dans le cadre de la distribution inégale du travail et du temps nationalement et mondialement » (p. 37). Cette analyse nous paraît assez largement héritée d’Adorno, qui tenait que le moment de la révolution avait été « manqué », et que désormais se mettait à pourrir ce qui avait été promis au dépassement. Pour Postone, de façon nettement moins unilatérale, le capital s’est mis en devoir de dissoudre un prolétariat qui n’a pas pris en main son auto-suppression, mais il semble considérer cette dernière comme étant toujours d’actualité. C’est là un débat que nous n’ouvrirons pas ici.

L’ensemble de l’article consacré par Postone au génocide juif commis par les nazis vise à expliquer celui-ci par la structure même de l’économie ; non pas en tant que traduisant des intérêts économiques, comme le prétend (faussement) le « marxisme », mais au sens où les catégories logiques de la marchandise et du capital sont l’inconscient de notre époque, et les cadres formels dans lesquels tout « se pense ». La Critique du travail marginal, publiée sur ce même site, parvenait à des conclusions similaires (§ 9 à 12, et § 28 à 30), à partir d’un phénomène sans nul doute nettement plus insignifiant (mais dans ce domaine, la taille n’est pas un critère, au point qu’on pourrait même être tenté de donner plus d’importance au phénomène le plus restreint, exactement comme Freud l’avait fait dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne). La cohésion logique de la marchandise est un phénomène incontestable et universellement reconnu (qui fait par exemple dire à Postone, p. 69, que l’on ne peut abolir l’argent sans abolir de façon solidaire la totalité de la logique marchande, et donc le travail). Mais Postone va plus loin en affirmant à propos du génocide juif que « ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l’antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d’explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l’armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l’Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d’explication qui s’appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales » (p. 83). Or, la démonstration même qu’apporte ensuite Postone donne à penser que le problème ne se situe pas seulement entre le spécifique et le général, mais aussi et surtout dans le fait que ni les intérêts matériels, ni les idéologies manifestes ne régissent la pensée profonde d’une époque, mais que c’est bien plutôt la logique latente des concepts économiques. Postone le formule très clairement : « la critique faite par Marx comprend une dimension épistémologique qui traverse tout Le Capital mais qui n’est explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. L’idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux « réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories en termes de « base économique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée d’intérêts et de besoins des classes » (p. 91). Se référant à Lukàcs, à Adorno et à Sohn-Rethel, Postone rappelle à juste titre que « ce mode d’objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre […] Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes » (p. 91), ce qui permet en effet d’établir que :

ß         les juifs en tant que représentants du capital financier (international) ont permis aux allemands de projeter sur eux leur désir d’avoir à s’en prendre à un ennemi extérieur, exterritorialisé, et de ne pas devoir bouleverser leur propre monde et leur propre vie (ni le capital industriel allemand) pour s’extirper de la misère grandissante de la République de Weimar ; l’extermination des juifs sauvait la réputation du capital industriel (national), dans la mesure où « l’organisation du capital industriel paraît alors s’apparenter à celle de la corporation médiévale – l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race » (p. 96) ;

ß         les juifs devinrent une sorte de fétiche négatif n’acquérant « une vie quasi objective qui leur est propre » que pour la perdre aussi le plus vite possible ; leur « vie objective » devenant ainsi leur mort réelle ;

ß         « quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité –, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur » (ibidem) ;

ß         l’argent fonctionne comme une sorte d’abcès de fixation pour la logique marchande, la critique de l’argent permettant de sauver la marchandise elle-même, c.a.d. ce qui rend nécessaire l’existence de l’argent (« la tension dialectique entre valeur et valeur d’usage dans la forme-marchandise implique que ce « double caractère » s’extériorise matériellement dans la forme-valeur : en tant qu’argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d’usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d’usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d’usage, comme purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l’abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension-valeur de la marchandise même », p. 92, ou encore : « … l’argent comme racine du mal. La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste », p. 93).

La logique marchande exposée par Marx apparaît rigoureusement comme la chaîne signifiante le long de laquelle migre l’investissement libidinal, pour pasticher le terrain sur lequel Freud avait mis à jour les mécanismes d’inversion, de condensation et de déplacement qui permettent au sujet de se situer de façon conforme aux exigences de son désir (déplacement du problème social vers un problème « racial », condensation de la problématique marchande sur l’argent et le capital financier). Comme c’est en réalité la totalité de ce qui est exposé dans la chaîne qui pose problème, on peut constater que la chaîne offre elle-même les faux remèdes, en « redistribuant les cartes », quand le seul vrai remède serait au contraire de les abattre, dans tous les sens du terme. Les solutions offertes par la chaîne logique reviennent toujours à transformer ou à sacrifier une partie d’elle (pour rester dans le pastiche freudien : en organisant un Fort-Da entre marchandise et argent, entre valeur d’usage et valeur, pour toujours esquiver la partie mise en cause). C’est par définition ce qui lui permet de se reconstituer, et de s’adapter pour survivre : elle est un nœud gordien en progrès permanent, qu’il faut trancher.

On ne peut que se féliciter, en une époque d’ « altermondialisme », de lire des lignes comme celles-ci : « mais le capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des formes catégorielles dont l’argent est l’une des expressions et non la cause. En d’autres termes, Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme – l’argent en tant qu’objectivation de l’abstrait – avec l’essence du capitalisme » (p. 94). L’ultime refuge du capitalisme apparaît être le « concret » (concept devenu équivalent de « tangible », y compris chez Postone), quelle qu’en soit la forme (les racines, le pays, l’objet, la machine, le travailleur) : « ce qui n’est pas compris, c’est que, dans ce type d’ « anticapitalisme » fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l’abstrait. L’accent positif mis sur la « nature », le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s’accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel » (p. 97). « Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l’abstrait phénoménal, c’est affirmer une forme d’ « anticapitalisme » qui tente de dépasser l’ordre social existant à partir d’un point de vue qui, en fait, lui reste immanent […] L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait – de la dimension de la valeur – suppose le dépassement pratique et historique de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes » (p. 99).

Postone achève son analyse du génocide juif en Allemagne (dont nous n’avons retenu que les quelques traits qui nous intéressaient plus particulièrement, mais qui comprend bien d’autres pistes et aperçus) par un verdict audacieux : « L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d’une production de biens, de valeurs d’usage. C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la version d’horreur d’une telle usine – il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle-ci. Auschwitz était une usine à « détruire la valeur », c’est-à-dire à détruire les personnifications de l’abstrait » (p. 105). Il nous semble utile d’ajouter une nuance à cette interprétation par ailleurs parfaitement cohérente : c’est que cette négation se présentait au moins sous une forme strictement identique avec ce qu’elle niait. Le triomphe du capital était concrètement visible d’emblée dans ce qui affectait d’en être une négation. Ce qui veut dire à la fois que personne de sensé ne pouvait être dupe de ce mensonge, et aussi que la forme industrielle reste en toute circonstance la réalité phénoménale indépassable du capital.

Quels que soient donc les mérites et les lacunes du livre de Postone, on peut à tout le moins considérer qu’il se situe dans la seule perspective qui vaille d’être envisagée, et d’être voulue. Les recherches et les discussions que nous appelons de nos vœux, pour les années qui vont suivre, devront nécessairement traiter des questions qu’il soulève, et les faire avancer. Il y aura en tout cas concouru.

Ajoutons quelques mots à propos de la Présentation faite par les traducteurs.

Une orientation qu’ils donnent nous paraît critiquable : « contrairement à la richesse matérielle mesurée en termes de quantité et de qualité, la valeur n’est pas une grandeur, c’est une forme de richesse qui n’existe qu’en tant qu’elle inclut la dépense de temps de travail humain » (p. 9). Le défaut de raisonnement est le même que celui déjà relevé à plusieurs reprises ci-dessus : on a tendance à opposer abstraitement entre eux des termes qui sont les éléments d’une même unité dialectique. Le fait que la forme de richesse capitaliste est basée sur la dépense de temps de travail humain ne contredit en rien l’expression de la valeur en terme de grandeur (quantitative) mais au contraire fonde cette expression ; l’expression quantitative est précisément ce qui à la fois traduit et verrouille l’exploitation de temps de travail humain. Ce n’est que réduit à un paramètre quantitatif de coût de production que le travail humain peut être réduit à son abstraction, à une substance exploitable indiscutable en tant que telle. Par ailleurs, il est faux d’écrire que la richesse matérielle (du côté donc de la valeur d’usage) est « mesurée en termes de quantité et de qualité » : Marx écrivait précisément que « comme valeurs d’usage les marchandises présentent avant tout des différences de qualité, comme valeurs d’échange elles ne peuvent être différentes qu’en termes de quantité, ne contenant plus un seul atome de valeur d’usage » (Le Capital, Tome I, La marchandise, MEW 23 p. 52). Dire que la valeur d’usage peut en elle-même être « mesurée en termes de quantité » est faux. Ecrire qu’elle peut être « mesurée en termes de qualité » est carrément une absurdité.

En revanche, les traducteurs résument très bien l’une des qualités du livre de Postone en écrivant que « la méthode qu’il élabore ici peut être utilisée pour analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa mutation) » (p. 19). Ceux en effet qui ne veulent à aucun prix prendre parti dans les luttes intestines du capital, au profit comme au détriment de ses sous-ensembles (capital privé / capital bureaucratique ; capital industriel / capital financier ; conglomérat industriel / petite entreprise ; commerce sauvage / commerce « équitable » ; travail hiérarchique / travail autogéré), en ont bien pris note, et ne l’oublieront pas. Le critère est assurément solide.

31 octobre 2003

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