Fin de la ville au Carreau du Temple

 

 

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Carreau du Temple

Nous avons reçu ce texte d’un correspondant, voisin du quartier parisien concerné par cette affaire, dans le 3ème arrondissement, et le publions sans tarder.

Parallèlement, nous avons appris l’existence d’un Collectif Carreau du Temple qui regroupe des riverains du même quartier (http://www.collectifcarreaudutemple.fr).

La presse nationale en a déjà parlé.

Le Parisien :

http://www.leparisien.fr/paris-75/paris-75005/fronde-des-riverains-contre-la-terrasse-du-carreau-du-temple-20-03-2015-4621533.php;

Le Point :

http://www.lepoint.fr/societe/querelles-de-voisinage-a-boboland-06-06-2015-1934097_23.php#xtmc=carreau-du-temple&xtnp=1&xtcr=1).

On pourrait sans doute qualifier ce conflit de très mineur à l’heure où le réchauffement climatique, la libéralisation intensive et extensive étendant les pouvoirs de l’économie et du capital à toutes les sphères de la vie, ainsi que la multiplication des conflits armés et de la mise en tutelle de régions entières du globe par des bandes armées, généralement équipées d’une idéologie religieuse, empestent la planète et méritent l’attention générale.

Mais la destruction de la ville, qui est à l’œuvre partout (et notamment sous le vocable de « politique de la ville », laquelle n’est qu’un abandon organisé de la ville à l’économie, et donc sa destruction) n’est certainement pas un détail, puisque les villes, qui étaient jadis le lieu d’une vie sociale, se transforment soit en cimetières désertifiés, soit en supermarchés de la « culture » et du « vivre ensemble », c.à.d. de la consommation de masse.

Toujours est-il que ce genre de conflit apporte aussi son lot de confirmations.

Par exemple celle que les pouvoirs publics, qui en théorie avaient pour fonction la préservation du mode de vie d’une société civile « bourgeoise », se sont placés entièrement au service du développement des flux marchands. En pareille circonstance, aucun pouvoir public n’interviendra pour donner suite aux demandes pourtant parfaitement légales (voire légalistes) des habitants d’un quartier ; la force publique interviendra tout au contraire si certains de ces habitants matériellement préjudiciés par des comportements illégaux, s’avisaient de riposter concrètement contre les contrevenants à la loi. Ce seront les protestataires qui seront criminalisés, séance tenante. Comme la loi n’a pas la capacité d’évoluer suffisamment vite, c.à.d. d’acter les pratiques sociales qu’elle a dorénavant pour mission de protéger (non plus la propriété privée, le droit de jouissance, le maintien du patrimoine, mais au détriment de tout cela la liberté du commerce, l’occupation permanente de la populace, la conversion des impôts locaux en subvention aux dévastateurs de la ville, la généralisation des rapports passifs de spectacle et de spectateur, déguisés bien sûr, depuis peu, en activité libre et auto-réalisatrice), la force publique renie la loi ou au contraire l’applique, en fonction des intérêts représentés (une inégalité qui n’est bien sûr pas nouvelle en elle-même).

Ou encore, autre confirmation, que dans l’approche qui est celle du capital, la ville n’est plus un lieu d’habitation, le cadre de vie des habitants, mais un site de production et de reproduction des rapports marchands, de la façon la plus immédiatement profitable possible. Les comportements calibrés nécessaires à la paix sociale ont besoin de décors où eux seuls sont possibles, de sorte que la seule forme de liberté consiste à se demander sur quelle terrasse nous allons, ce soir, consommer la dernière version customisée de Spritz. Nous y parlerons évidemment de travail, mais sans utiliser le mot (entre le « projet », la « mission temporaire » et un prochain « casting », que de pseudonymes possibles pour éviter le terme !), de spectacles méta-postmodernes, de la « gestion » de notre « vie sexuelle » et d’un échange des « bons coups » disponibles, et tout ça dans les mêmes termes, et sur le même ton. Mais la soirée sera forcément « géniale », et immortalisée par d’inévitables selfies. L’importance d’une telle convivialité n’échappera à personne, surtout qu’on la retrouve à l’état identique en changeant de table et donc multipliée à l’infini ; et, d’une façon finalement très néronienne, elle justifiera bien qu’on lui sacrifie un certain nombre de centres urbains précédemment habités, livrés au rouleau compresseur marchand qui prépare de telles soirées. Par ailleurs, les pouvoirs publics, qui ont entrepris de transformer la ville en gigantesque machine à happening, occupée à ingurgiter des flux touristiques et événementiels et à les transformer en flux financiers, peuvent compter sur la complicité ferme et indéfectible des consommateurs, généralement jeunes, drainés par ces flux. Ceux-ci, en effet, ne construisent leur identité personnelle qu’à travers la participation ininterrompue à ce flux « festif », et, de toute évidence, ne peuvent envisager d’y renoncer. Leur masse toute entière apporte un soutien actif à des transformations de la ville auxquelles ils sont reconnaissants. Tout ce qui s’oppose à la multiplication des flux leur apparaît comme obsolète, vieux jeu, réactionnaire, crispé, passéiste. Cette foule adopte systématiquement le rôle social que Hannah Arendt avait assigné au mob, à une populace complice du pouvoir tyrannique. Jusqu’au fond de ce qui est censé constituer son intimité, chaque membre de cette foule possède un critère de valorisation simple et fiable : est bon ce qui favorise l’écoulement du flux, est mauvais ce qui s’y oppose. La postmodernité dans laquelle ils « s’éclatent » est donc le stade suprême du conformisme manipulé.

Par conséquent, on apprendra dans ce genre de conflit à qui appartient une ville : en aucun cas à ses habitants, qui ne sont qu’autant d’ombres négligeables. Elle appartient aux marchandises qui s’y déversent, et aux propriétaires de leur circulation.

Il serait temps, décidément, d’adapter le Code civil.

Enfin, une fois de plus, on constatera l’extraordinaire pouvoir de l’apparence. En effet, c’est indéniable, des quartiers aussi centraux ont été esthétiquement « réhabilités » et sont infiniment plus appropriés à être pris en photo par des touristes. La rénovation de Paris, comme celle de Berlin, de Toulouse ou de tant d’autres villes, apparaît comme une sorte d’apothéose de la ville, alors qu’elle n’est que la généralisation d’une galerie marchande. La mort de la ville habillée en apothéose de la ville, voilà qui illustre fidèlement le pouvoir de l’image, devanture du pouvoir de l’argent.

 

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