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Correspondance avec Clément Homs – suite

 

Comme déjà signalé par une note finale du 24 septembre 2015 (http://www.lesamisdenemesis.com/?p=1420), Clément Homs avait repris en septembre 2015 notre discussion autour de l’origine de la valeur.
Comme il vient de publier sur le site Palim-psao le contenu des deux lettres qu’il nous a adressées (Première lettre : http://www.palim-psao.fr/2015/12/discussion-autour-du-caractere-historique-de-la-valeur-et-sur-la-naissance-du-capitalisme-correspondance-clement-homs-jean-pierre-ba, seconde lettre : http://www.palim-psao.fr/2015/12/discussion-autour-du-caractere-historique-de-la-valeur-du-travail-et-de-l-argent-sur-la-naissance-du-capitalisme-correspondance-clem), voici son mail du 19 septembre 2015 qui nous les adressait, ainsi que le nôtre du 22 septembre 2015, annonçant la poursuite de cette discussion.

 

Cher Jean-Pierre,
Désolé encore pour ce courrier tardif au-delà de ce que je pensais pouvoir te promettre, tu n’y croyais peut-être plus. Plein de choses familiales pas très sympathiques me sont tombées dessus cet été.
Comme tu t’en apercevras, j’ai parfois trouvé dans notre discussion des entrées qui ne concernaient pas à strictement parler tes propres développements, mais qu’il m’intéressait d’aborder au travers de quelques remarques (des aspects méthodologiques, des commentaires sur W. Benjamin, W. Pietz, etc.). En 2 courriers distincts (PJ), mais dont l’un est la suite immédiate de l’autre, j’ai essayé de poursuivre les points suivants qui me semblent être au cœur de notre discussion :
– Dans le labyrinthe des rétroprojections
– Quelle « ouverture anthropologique » ?
– La naturalisation de l’économique : sur la distinction problématique entre économie et capitalisme
– Quelques remarques sur l’analogie entre la religion et le capitalisme
– Brève présentation du thème « Kurz et la différence entre religion et capitalisme »
Des fois je résume peut-être de manière erronée certains de tes développements et tu me corrigeras au besoin si j’ai mal compris.
Prenons le temps dans nos échanges, dans ce débat chacune de nos hypothèses sont des questions très complexes.
Je t’indique par ailleurs qu’en octobre Anselm fera paraitre sa confrontation avec Latouche sur ces questions de naissance du capitalisme, dans Pour en finir avec l’économie. Décroissance et critique de la valeur, dont je te mets également la plaquette en PJ.
Amitiés
Clément

 

Cher Clément,
Merci de tes deux courriels.
C’est plutôt une brochure qu’une lettre que tu m’as adressée, mais la complexité du sujet, comme tu écris, implique de prendre son temps et de développer chaque sujet, tu as bien raison. Je ferai de même.
Je n’ai pour l’instant que survolé une partie de ces pages mais je confirme volontiers mon intérêt pour les thèmes que tu t’es proposé de traiter, et mon soutien pour le choix que tu en as fait. Ta tentative d’aller au fond des choses est la bienvenue et mérite que ton interlocuteur fasse de même.
Hélas je reprends également à mon compte la nécessité de prendre son temps.
Je vais sans doute être replongé dans un surcroît de travail à partir de début octobre mais la bonne nouvelle, c’est que je serai débarrassé de tout labeur fin mars, une fois pour toutes. Dans l’immédiat, ma réponse risque donc d’être au moins aussi espacée que la tienne. Mais je ferai de mon mieux pour ne pas forcément réaliser une prophétie aussi pessimiste! Un délai suffisant me permettra aussi de « rattraper » quelques lectures, et d’y ajouter celle du livre que tu m’annonces.
La complexité des thèmes m’était tout à fait consciente lors de la rédaction du bouquin que je leur ai consacré. Ainsi, le livre commençait-il par les remarques suivantes:
« Ce qui suit n’est pas une théorie patiemment murie, formant un tout en elle-même: voilà ce qu’il faut d’emblée avouer au lecteur. Il ne s’agit que de simples prémisses. »
De même, il finissait par le constat suivant:
« La perception de tout ce qui participe de l’aliénation dominante doit être renforcée jusqu’à ce qu’elle devienne un réflexe. La théorie critique ne peut remplacer une transformation radicale de la société, elle ne peut ni ne doit rêver de commander à celle-ci, mais elle peut sans doute lui venir en aide pour qu’elle trouve son propre chemin et pour qu’elle se dissocie plus facilement du camp adverse. En réussissant cela, elle aura rempli sa fonction. »
Bref, comme tu peux voir, je ne m’imaginais pas faire davantage que de donner quelques coups de pioches dans cet enchevêtrement, histoire d’entamer le chantier, et, d’autre part, de rendre étranger au lecteur ce qui lui paraît familier dans les pratiques économiques contemporaines (de sorte que le Bekanntes se rapproche de l’Erkanntes, tu connais certainement ce jeu de mot de Hegel) de façon à lui faire mesurer subjectivement, par ce biais, l’étendue de l’aliénation omniprésente. C’est d’ailleurs à cet objectif que l’on doit probablement une certaine exagération dans les rapprochements entre l’ancien et le moderne, mais c’était voulu et c’est probablement dans mon caractère, pas très scolaire, de ne pas vouloir me priver d’interpeler la subjectivité du lecteur. Je ne voulais pas simplement qu’il comprenne, mais aussi qu’il s’interroge et qu’il ressente.
Je te promets donc de revenir vers toi dès que possible.
Amitiés,
Jean-Pierre


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Discussion autour du caractère historique de la valeur

par Jean-Pierre Baudet

 

[Pour télécharger en format PDF : Discussion autour du caractère historique de la valeur]

 

Un échange de correspondances eut lieu en mars / avril 2015 avec Clément Homs, qui fut l’animateur de la revue Sortir de l’économie (publiée entre 2007 et 2012, et que j’ai découverte à l’occasion de cette discussion) et qui est impliqué dans le site Internet Palim Psao, porte-voix d’un collectif français inspiré par la « critique de la valeur » du groupe allemand Exit !. L’échange semblait fructueux et ressemblait à une réelle discussion, à propos d’une question posée de façon consensuelle mais abordée de points de vue divergents. Malheureusement, il a pris fin de façon impromptue, sous la forme d’une interruption du côté de Clément Homs.

Cependant, les correspondances échangées me paraissent suffisamment intéressantes pour être publiées intégralement ci-dessous. Elles sont certainement de nature à nourrir la réflexion et la discussion à propos des thèmes traités. Elles sont reproduites telles quelles, seules quelques fautes d’orthographe ont été corrigées et un PS personnel supprimé. J’ajoute quelques commentaires en guise de conclusion provisoire.

 

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Mail de Clément Homs du 19.03.2015 :

Bonjour,

J’ai vu récemment votre texte résumant deux articles de Konicz, que nous avons repris sur le site Palim Psao.

Il se trouve que nous aimerions rassembler en un petit ouvrage sur « l’EI et la périphérie effondrée du capitalisme » à présenter à un éditeur, divers textes dont la traduction des deux textes de Konicz en question ; la traduction revue et augmentée de « Plongée dans la guerre civile mondiale » de ce même auteur (traduit par S. Besson) ; 3 textes de Gabriel Zacarias (auteur proche de la WK) parues dans la presse brésilienne, et un texte récent de Guillaume Paoli sur la question qui a été déjà traduit par W. Kukulies.

Voyant parmi les amis traducteurs qu’ils sont tous déjà overbookés par des traductions, si vous étiez intéressés à réaliser la traduction de deux premiers textes mentionnés de Konicz nous pourrions mener ce recueil ensemble.

Par ailleurs, voyant le souhait de Jean-Pierre Baudet de mener une traduction française du livre de Bernard Laum « Argent sacré », nous sommes tout aussi intéressés à la parution de cet ouvrage (fondamental) en France, et si il y avait quelque chose que nous pourrions faire pour aider ce projet, n’hésitez pas à nous dire.

Salutations,

Clément Homs

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 19.03.2015 :

Bonsoir,

Merci de votre mail.

Malheureusement, je ne dispose que de trop peu de temps libre, et c’est la raison pour laquelle j’ai procédé, à l’occasion des articles de Thomasz Konicz, à un résumé plutôt qu’à une traduction véritable. Je ne pourrai donc pas collaborer à votre projet, malgré ma sympathie pour lui. Je ne connais pas, par ailleurs, le texte de Guillaume Paoli dont vous parlez, en tout cas ne figure-t-il pas sur le site de Guillaume. Pourriez-vous m’indiquer où il se trouve ?

S’agissant de Heiliges Geld, de Bernhard Laum, je suis en train de travailler à sa réédition en allemand, et la rédaction d’une notice développée sur l’auteur m’accapare beaucoup. Une traduction française est en effet prévue, j’ai déjà une amie traductrice qui accepterait de s’occuper de la version française, l’éditeur n’est pas encore choisi mais il y en a plusieurs avec lesquels nous négocierons dès que la réédition allemande sera achevée (chez Matthes & Seitz Berlin). La réédition est prévue pour courant 2015. Merci d’avoir proposé votre aide, visiblement nous partageons une même sympathie pour ce livre, que j’ai abondamment cité dans ma publication Opfern ohne Ende. Si nous rencontrons des difficultés, je ne manquerai pas de vous en faire part. Quoi qu’il en soit, vous aurez l’occasion de revenir sur le sujet dans la mesure où l’approche historique classique de la valeur, comme chez Robert Kurz, est passablement bouleversée par l’apport de Laum, et devrait donc occasionner de multiples commentaires.

Cordiales salutations,

Jean-⁠Pierre Baudet

 

Mail de Clément Homs du 24.03.2015 :

Bonsoir,

Merci de votre message. Je me renseigne pour le texte de Paoli et vous tiens au courant.

Je croyais que le livre de Laum avait été réédité en Allemagne en 2006, mais vous avez raison, ses thèses gagnent à vraiment être mieux connues et traduites vers le français. Je crois que la seule trace que nous ayons de ce côté-ci du Rhin, c’est la traduction d’un chapitre du livre paru dans la revue Genèse dans les années 1990 si ma mémoire est bonne.

C’est en effet un intérêt commun, mais je crois aussi que nous ne sommes pas si éloignés sur l’interprétation à faire de la critique marxienne de l’économie politique (mais je vous avoue n’avoir pas compris le pourquoi de certains éléments quelque peu erronés dans un de vos textes de 2004 à propos de la division dans Krisis – mais vous semblez ne pas aimer Kurz et vous avez peut-être vos raisons). Laum à mon sens, permet de sortir d’une vision transhistorique de l’argent qui présuppose que les catégories capitalistes (et notamment la valeur et le travail abstrait) existent depuis la nuit des temps. Cela permet de couper l’herbe sous le pied de bien des théorisations et d’affirmer clairement que le capitalisme n’est pas né évidemment comme une excroissance ou un prolongement d’une existence atemporelle de la valeur et de l’argent. En tant que forme de vie sociale, et non comme simple mode de production particulier d’une économie supposée naturelle, le capitalisme émerge à mon sens comme une rupture ontologique fondamentale avec les sociétés passées suite, à partir du XVIe siècle, des longs effets sociaux qui se poursuivent jusqu’au XVIIIe siècle, de ce que Kurz à la suite de Geoffrey Parker, appelle la « révolution des armes à feu » (« Révolution militaire »). Et son émergence est intrinsèquement liée à l’émergence de la valeur, de l’argent et du travail dans sa double nature comme principe de la nouvelle synthèse sociale moderne. Avec Laum, on ne peut plus aujourd’hui « naturaliser » ou « ontologiser » la valeur et l’argent en les rétroprojetant de la modernité vers le passé comme conditions éternelles de la reproduction de la vie humaine. Clairement l’argent tel que nous le connaissons dans sa nature sociale spécifique, n’existait pas avant le capitalisme. Mais nous sommes piégés par les mots, nous projetons de manière anachronique nos concepts modernes de travail, de commerce, d’argent, de marché, sur les sociétés passées pré ou non-capitalistes. Nous croyons reconnaître du « travail » chez les chasseurs préhistoriques, nous croyons reconnaître du « commerce » chez les marchands phéniciens du VIIIe siècle av. J.-C., nous croyons reconnaître de « l’argent » en Lydie au VIe siècle, nous croyons reconnaître un « marché » dans l’agora de l’Athènes du Ve siècle, etc. Cette rétroprojection de ce qui est moderne sur le passé est un des principaux effets du fétichisme sur la manière de comprendre l’histoire (le médiéviste français proche de Le Goff, Alain Guerreau n’est vraiment pas mauvais sur certains points dans son L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXI siècle). L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf.  Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». Il ne faut pas rechercher la nature sociale de l’argent moderne dans les origines historiques d’une forme matérielle ou même des fonctions différentes de cette forme matérielle (que ce soit des coins frappés, des coquillages, etc.). Cette forme matérielle est toujours le masque de quelque chose de différent. Ainsi l’apparition des premières pièces frappées en Lydie ne nous dit rien sur l’argent moderne, les deux formes matérielles qui leur correspondent (des morceaux de métaux frappés d’un coin) sont radicalement étrangères quant à leur nature sociale véritable qui ne peut se comprendre qu’au niveau de la totalité sociale dans laquelle elles existent. Autrement dit, une théorie de l’argent moderne doit tourner le dos à l’empirisme, à l’individualisme méthodologique, à l’historicisme, et plus particulièrement à l’évolutionnisme qui domine depuis trop longtemps dans les diverses théories sur l’apparition de la monnaie. Il faut ici refuser de parler de ou des « origines historiques de la monnaie » ou de parler de « monnaies primitives », « monnaies archaïques », etc. Parce que les « monnaies » pré ou non-capitalistes ne sont en rien des formes préalables et archaïques, des formes embryonnaires de notre argent moderne. Il faut donc ici affirmer une étanchéité totale entre la nature de l’argent dans la modernité capitaliste, et ce que l’on continue de reconnaître comme de « l’argent » ou de la « monnaie » dans les sociétés qui ont précédées. Si la substance sociale de l’argent au sens capitaliste, est le travail abstrait, la « dépense de matière cérébrale, de muscles et de nerf » (Marx) si l’on suit la définition kurzienne (in « Die Substanz des Kapitals », Exit ! n°1 et 2, 2004, 2005) ou la « fonction socialement médiatisante qu’a le travail » si l’on suit la définition postonienne, alors l’ « argent » pré-moderne, sans valeur, n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes. Mais si historiquement une forme d’argent précède la valeur, quelle est alors la nature sociale de cet « argent » sans valeur avant le capitalisme ? Si sa nature sociale est fondamentalement différente, peut-on encore appeler cela de l’ « argent/monnaie » ?

Et Laum nous permet justement de commencer à répondre à cette question pour au moins une partie des sociétés « pré »-capitalistes (le seul savant français je crois à parler de Laum, est George le Rider dans un livre il me semble sur les monnaies hellénistiques ou mésopotamiennes, je ne me souviens plus très bien, mais je pourrai retrouver la référence si cela vous intéresse).

Kurz aborde notamment l’œuvre de Laum et de Le Goff dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert [L’argent qui n’est pas encore de l’argent], et de manière assez précise je trouve, mais j’ai encore quelques réserves sur le « changement de fonction » de l’argent dont il parle. Mais il me faut encore mûrir des réflexions…

Salutations,

Clément Homs

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 25.03.2015 :

Bonjour,

Vous avez parfaitement raison, le livre de Laum avait été réédité en 2006 par Semele Verlag, pour la première fois depuis 1924. Malheureusement cet éditeur, qui avait tout le mérite de la seconde édition, a cessé ses activités, et le livre était une nouvelle fois condamné à être indisponible. C’est pourquoi j’ai convaincu Matthes & Seitz de reprendre ce projet, qui devrait déboucher en 2015. Mon intention est d’ailleurs d’ajouter à Heiliges Geld le petit texte de Laum, très intéressant lui aussi, publié dans une revue spécialisée en 1954 et intitulé Über Ursprung und Frühgeschichte des Begriffes „Kapital“. Je connais en effet la traduction du chapitre dont vous parlez. Le traitement qui a été réservé au livre de Laum est un véritable scandale puisqu’il a été et est encore cité par des chercheurs, notamment anglo-américains (jusqu’à David Graeber), alors même qu’aucune traduction n’a jamais été entreprise.

Je ne sais pas à quel élément concernant Kurz dans un texte ancien de ma part vous faites allusion. Il n’y a aucune raison de penser que je « n’aime pas Kurz ». Je l’ai cité plusieurs fois, et toujours élogieusement, dans mon livre allemand. Il est certain que l’intelligence et le talent que je lui reconnais dans le domaine de la critique de l’économie, j’ai plus de mal à les retrouver quand, par exemple, il se met à accabler Sade (tradition d’incompréhension fort regrettable commencée déjà par Adorno et Horkheimer et poursuivie enfin par Jappe). Kurz me semble plus simplement présenter le défaut qu’ont eu beaucoup de théoriciens valables sur un certain terrain : c’est de manquer de sensibilité pour d’autres terrains, de les rabattre ou de les réduire à leur terrain d’origine ; et aussi de passer à côté de domaines qui ne le méritent pas (l’anthropologie, l’histoire des religions, le rejet subjectif et notamment « artistique » de la misère d’une survie domestiquée, l’étude de la configuration mentale d’une époque comme la psychanalyse l’avait abordée, etc.). Ce caractère unilatéral n’est pas typique de Kurz, mais ne doit pas être ignoré. Même dans le cas de cet esprit universel et foisonnant d’intuitions que fut Marx, il est hélas constatable qu’il dut, à regret d’ailleurs, se « spécialiser » pour attaquer ce qui lui apparaissait comme le cœur de l’ennemi, l’économie, alors qu’il était de toute évidence capable d’élargir son impulsion critique à tant de domaines où le besoin s’en faisait sentir.

Il est absolument certain que Laum, comme tout historien sérieux (je pense à Gernet et à Polanyi, par exemple), est en rupture totale avec la projection des catégories capitalistes modernes sur des périodes anciennes. C’est tellement vrai que ce pauvre Laum, après avoir produit cet excellent ouvrage, s’est attaché à chercher des terrains contemporains qui permettraient, bien sûr illusoirement, de s’écarter de la réalité abstraite, typique de l’économie : ainsi a-t-il pu participer, un temps assez bref, au mirage d’une « économie fermée » et donc « enracinée » chère aux nazis, mais par la suite, il s’est davantage intéressé aux comportements pré-économiques et non marchands qu’il pouvait inventorier dans la population paysanne de son temps, ou aux comportements d’ « échange sauvage » chez les enfants qu’il observait avec prédilection. Ce qui le rapproche de Mauss, c’est de ne pas tomber lui non plus dans l’illusion inverse de sociétés anciennes peuplées par de bons sauvages, désintéressés et « purs », correspondant à un imaginaire chrétien. Son effort porte au contraire, à mon avis, sur une généalogie de formes historiques successives de la valeur. C’est en cela, précisément, que je le pense (à tort ou à raison) en rupture avec l’approche purement synchronique qui est celle de Kurz, selon laquelle la valeur ne peut exister que dans le contexte capitaliste. La question me paraît être (plutôt que « valeur ou pas valeur ») : quelle forme de valeur ? C’est le sujet qu’a voulu traiter Graeber dans Toward an Anthropological Theory of Value – et qu’il a, à mon sens, raté.

A propos d’origine du capitalisme : connaissez-vous l’étude de Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, qui présente encore une autre version que celle de Kurz (ou de tant d’autres) ?

Je suis parfaitement d’accord quand vous écrivez : « L’argent que nous connaissons n’a donc rien à voir avec l’argent au Moyen Âge par exemple (cf.  Le Goff dans L’argent au Moyen Âge), avec l’argent dans les sociétés antiques ou avec celui des sociétés dites « primitives ». » Mais il me semble important d’insister sur le fait que l’argent des sociétés pré-capitalistes, précisément parce qu’il ne pouvait en aucun cas relever des catégories économiques (capitalistes), relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société (notamment religieux, d’où l’importance de Laum). Vous avez écrit un article que je viens de lire, intitulé Sur l’invention grecque du mot économie, qui est de nature à relancer le vieux débat, notamment chez Finley, sur la question de savoir si dans les derniers siècles du monde grec, on assistait oui ou non à la naissance de pratiques capitalistes. Le mérite de Laum est de se concentrer non pas sur l’époque de Xénophon et sur la polémique aristotélicienne contre la chrématistique (où vous avez bien sûr raison) mais sur l’époque homérique, où la question posée par Finley (et d’autres) est inconcevable (relèverait de la pure et simple projection abusive). Ceci dit, même en abandonnant l’époque homérique, la belle étude de Austin et Vidal-Naquet, Economie et société en Grèce ancienne, ou encore ce qu’a écrit Castoriadis sur le sujet montrent suffisamment à quel point le monde grec est resté longtemps hostile, ou du moins étranger, à la pensée et à la pratique économique. Vous parlez d’ « étanchéité » mais est-ce vraiment là le problème ? Nous avons tous en horreur cette vieille manie de vouloir annexer aux catégories capitalistes l’histoire entière de l’humanité, et Marx ironisait déjà à juste titre sur la projection du capital dans la plus ancienne préhistoire. Mais ce rejet ne doit pas non plus masquer la question d’enquêter sur une histoire discontinue, mais qui justement, en tant que telle, est quand même une histoire. Je pense qu’une pensée dialectique ne doit jamais reculer devant la discontinuité. J’ai appris dans ma jeunesse à me méfier des coupures, y compris épistémologiques, alors que cet imbécile d’Althusser impressionnait les deux tiers d’une génération « critique ». Vous comprendrez que je me méfie de l’étanchéité, qui me paraît préférable en matière de construction immobilière qu’en matière de construction théorique.

Non, Le Rider présente peu d’intérêt dans le contexte visé par Laum. Sa Naissance de la monnaie étudie exclusivement les fonctions déjà économiques de la monnaie dans l’empire perse (et en Lydie), il est donc complémentaire de votre article mais très éloigné du propos de Laum. Il traite de monnaie, pas d’argent, comme dirait Laum, alors que l’argent (en tant que support de valeur) est infiniment plus ancien que la monnaie (en tant que moyen d’échange). Mais si l’on est confronté à des objets archaïques, circulant à l’intérieur et surtout à l’extérieur de communautés, des objets pour lesquels on travaille (parfois avec acharnement, contrairement au reste des pratiques sociales très opposées au labeur), des objets qui possèdent manifestement toutes les fonctions de l’argent à la seule exception d’être moyen d’échange (support de valeur, mesure de la valeur, moyen de paiement), comment voulez-vous maintenir qu’il ne s’agit pas d’argent, et que cet objet « n’est pas la représentation quantitativement déterminée d’une « substance » sociale générale comme l’est le travail dans les sociétés modernes » ? Ne faut-il pas plutôt se résoudre à parler d’un argent qui était foncièrement non-économique et pas du tout « échangiste » ? Dans son chapitre 5 de Geld ohne Wert, Kurz ne se pose pas cette question. Pour lui, sans doute par une très forte prégnance de l’économie capitaliste qu’il critique si abondamment, l’économie, l’échange et l’argent demeurent indissociables (cf. en bas de la p. 94). Une société qui n’aurait pas les trois éléments n’en aurait forcément aucun, en tout cas pas d’argent. Pour moi, cette conclusion rate sa cible, et ne comprend pas non plus où Laum voulait en venir. Mais, selon vous, que voulait dire Kurz lorsqu’il écrivait que « andererseits kann der Marxismus hier nicht weiterhelfen, weil bei ihm selber die Ontologisierung der modernen Kategorien korrespondiert mit einem Mangel an kategorialer Kritik » (p. 108) ? Et comment accepter qu’il écrive de cet ancien argent, qui selon lui n’en était pas, qu’il s’agissait d’un « argent sans valeur », ce qui me paraît d’ailleurs incompatible avec ce que vous m’avez écrit ?

Quant à Polanyi, « traité » dans le même chapitre, Kurz ne l’a même pas lu et il ne cite le recueil Trade and market in the early empires qu’en tant que déjà cité par Le Goff ! Ce n’est franchement pas sérieux: on ne peut pas approcher un auteur de cette façon. La lecture de Trade and market et, plus encore, de The Livelihood of Man était impérative, et ne lui aurait pas permis d’en rester à ce qu’il a compris, et écrit. Et peut-être aurait-il par la même occasion compris qu’il faut dire « die Gabe », et pas « das Geschenk »… Pauvre Mauss !

A propos : Guillaume Paoli m’a envoyé son texte, ne cherchez plus. C’est dans la FAZ : http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/terror-und-mediengesellschaft-naechste-runde-paradies-13376331-p3.html?printPagedArticle=true#pageIndex_1

Salutations

Jean-Pierre Baudet

 

Mail de Clément Homs du 04.04.2015 :

Bonsoir,

Un vortex temporel s’ouvrant un instant, je vous écris ce qui ressemble quand même à une sacrée (!) tartine, je m’en excuse par avance. Je me réjouis de votre courrier qui touche à des préoccupations qui me sont très chères et qui me semblent fondamentales. Je suis d’accord que cet « argent » dont parle Laum n’est pas un argent d’origine économique et échangiste. Sur le fond je crois que nous sommes d’accord, la « valeur » de l’argent pré-moderne n’est pas la valeur au sens de Marx pour la société moderne. En ce sens je suis d’accord (Kurz et Anselm le seraient aussi je pense), quand vous dites que ce dont parle Laum « relevait donc d’autres contextes, d’une autre « valeur », d’un autre système d’organisation des flux dans la société ». Mais je me demande alors si à ce compte, nous devons vraiment conserver ce même signifiant « valeur » pour décrire finalement deux signifiés différents parce que relevant de deux réalités sociales (celle dont parle Laum d’un côté et celle dont parle Marx de l’autre) qui n’ont aucun point commun. C’est je crois ce que veut dire Kurz quand il dit que l’argent pré-moderne est un « argent sans valeur », sans valeur au sens où dans une société non capitaliste cet argent sacral dont parle Laum n’est pas constitué évidemment par le travail abstrait (qu’à la différence de Postone, Kurz conçoit donc comme une « énergie humaine abstraite », substance à la fois naturelle et sociale et qui ne fait sens socialement que dans le capitalisme, cf. « Die Substanz des Kapitals »). Il n’y a donc pas derrière cet argent pré-moderne, cette projection fantasmagorique qu’est la valeur au sens capitaliste (et l’on rompt ici avec le marxisme traditionnel qui rétroprojette toutes les formes catégorielles capitalistes sur toute l’histoire humaine depuis l’âge de pierre parfois ! – je crois que c’est le sens de la phrase de Kurz – la valeur au sens de Marx étant pour eux une catégorie transhistorique).

Dans son admirable texte « La notion mythique de la valeur en Grèce » où il évoque bien les origines mythiques/religieuses de la « valeur préférentielle » spécifique à la Grèce mythique (une valeur qui n’est pas « une valeur « banale » [il veut dire au sens économique moderne] et abstraite, mais une valeur préférentielle incorporé à certains objets », p. 127), je pense toutefois que l’armature générale de Louis Gernet est discutable. Gernet pense qu’il existe « différents domaines de la valeur » (p. 127), et qu’il y a malgré la « brusque rupture » entre la « valeur préférentielle » mythique et la « valeur économique », une certaine « continuité » (p. 178) en ce sens où « une pensée mythique s’est perpétuée » (p. 179). Ou encore qu’il y a dans la valeur économique (« prix marchands ») un « noyau irréductible » écrit-il que bien sûr ni Platon ni Aristote n’ont saisi dans leur idiote théorie des fonctions instrumentales de la monnaie (fonction d’échange et de circulation). Gernet évoque ainsi le passage du « commerce religieux » à la « circulation » marchande, comme un passage de la notion mythique de la valeur (« valeur préférentielle ») à la notion abstraite de la valeur (« valeur économique »). Et au sujet de la monnaie qui s’origine dans ce que décrit Laum, « cet instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même » (p. 179). Cette continuité est évoquée également quand Gernet parle d’une « notion de valeur [valeur préférentielle mythique] qui est en passe de devenir autonome [valeur économique], [où] une imagination traditionnelle assure la continuité avec l’idée magico-religieuse de mana » (p. 177).

Au-delà de ces considérations, la thèse fondamentale de Gernet dans ce texte, porte finalement sur la détermination de la relation de la « valeur préférentielle » d’ordre mythique à la « valeur économique ». On pourrait dire que Gernet énonce ici au niveau argumentatif le plus profond (il part de là en introduction pour y revenir dans les dernières pages), une théorie dialectique des « différents domaines de la valeur » (p. 127) et son résultat est le suivant : « la valeur préférentielle » d’ordre mythique (que lui et Laum mettent en avant), « préexiste à l’autre [la valeur économique] et d’ailleurs, la conditionne » (p. 127). En mettant en lumière ce que ni Platon, ni Aristote, et à leur suite toute la pensée bourgeoise (dans le chapitre 5 de Geld ohne Wert Kurz évoque quand même une petite phrase de Marx dans les Grundrisse – chapitre sur l’argent – où l’idée d’origine sacrale est présente, mais on sait que malgré tout Marx est aussi tributaire de son époque sur cette question), n’ont pas perçu, Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre à mon sens. Mais à mon sens, le point essentiel de discussion sur ce texte de Gernet, c’est qu’il présente une notion de « valeur économique » très pauvre et qui à la rigueur ne pourrait correspondre qu’à la synthèse sociale pré-moderne de la Grèce classique (et certainement, si on suit la typologie polanyienne des 3 formes de commerce, commerce d’administration, commerce de marché où les prix sont déterminés par l’offre et la demande – mais on sait que pour Polanyi sur l’agora grecque ce n’est pas du marché, il faudra attendre -166 avec la place de Délos -, etc., de manière générale on pourrait l’étendre à toute l’antiquité) et en aucun cas à la valeur au sens marxien sous le capitalisme. A la page 127, Gernet semble assimiler la « valeur économique » à la seule « idée de mesure », mais plus encore implicitement il semble assimiler cette « valeur économique » qu’il voit apparaître dans la Grèce classique, à la valeur  qui existe dans la société moderne capitaliste. Ce qui pourrait le laisser penser quand il écrit que cette « valeur économique » est « assez couramment » (il se situe ainsi du point de vue de la pensée moderne), qualifiée de « valeur tout court » (p. 126). Cette « valeur économique » faite de prix marchands, je suis d’accord avec Gernet, s’origine dans la « valeur préférentielle » d’ordre mythique, mais il faudrait la circonscrire à la rigueur à l’antiquité, elle constitue alors à mes yeux un « argent sans valeur » au sens capitaliste (il n’est pas question de « nature bifide » du travail dans de telles sociétés non capitalistes, et donc le travail abstrait ne constitue pas la forme sous-jacente de la synthèse sociale de telles sociétés).

Ce n’est peut-être qu’une question terminologique (c’est vrai que cela fait un peu chercher à couper un cheveu en 4) mais je crois que cela a son importance (il y a aussi un enjeu politique) : je serai tenté de dire que puisque nous avons à faire à des choses (argent sacral non capitaliste et argent au sens moderne, capitaliste donc) qui sont sans commune mesure, radicalement différentes, alors il faudrait trouver pour éviter les « continuismes », les anachronismes, les évolutionnismes, les rétroprojections (le livre de Bartolomé Clavero que je parcours en ce moment, La grâce du don dont parle Le Goff, est je trouve assez admirable dans ces aspects méthodologiques sur ce plan), fabriquer un nouveau concept pour parler de la « valeur » de cet argent sacral (le concept de « valeur préférentielle » de Gernet me semble utile en ce sens). Par ailleurs si je suis assez d’accord que l’on puisse parler d’une continuité entre la « valeur préférentielle » mythique dont parle Gernet et ce qu’il appelle la « valeur économique » spécifique à mon sens à l’Antiquité (mais aussi à l’ « économie » – pour faire vite mais j’aurai évidemment de grosses réserves à user de ce terme totalement inapproprié – pour le Moyen Age et même pour « l’Ancien Régime » comme le montre bien Jean-Yves Grenier dans son Economie d’Ancien Régime où il montre que toute la « valeur économique » est fixée dans la sphère de la circulation), à mon avis on ne peut présupposer une continuité logique entre d’un côté la « valeur préférentielle » et « valeur économique » déterminée dans la circulation et de l’autre la « forme valeur » dont parle Marx dans le capitalisme, qu’au travers d’une rupture ontologique fondamentale comme dit Kurz même si toutes sont des projections fantasmagoriques et n’ont rien de quelque chose de « naturel ». Entre la forme de synthèse sociale pré-moderne et la forme moderne capitaliste, je serai tenté de décrire la « transition » (du féodalisme au capitalisme comme on dit) plutôt comme une rupture ontologique accidentelle qui n’avait rien d’évident a priori. Je comprends ce que vous dites au sujet d’une histoire discontinue de l’émergence du capitalisme, et je crois que dans le Krisis des années 90 il y avait une unanimité sur ce point (Anselm dans les pages 191-208 des Aventures de la marchandise fait encore une histoire par poussées discontinues, je dirai, du capitalisme ; et évidemment ce que dit Sohn-Rethel et à sa suite George Thomson dans son livre sur Les premiers philosophes va dans ce sens). Aujourd’hui  il me semble toutefois que Kurz a raison dans sa polémique contre l’individualisme méthodologique et contre le concept de « forme niche » (chapitre 3 Geld ohne Wert que je lis pour ma part plus facilement dans la traduction portugaise parue chez Antigona), ce sont des arguments qu’il me semble méritent d’être discutés. Dans la dernière partie et la conclusion du texte « Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi » (p. 187-194 < http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n4-p140.pdf > – je suis assez d’accord avec vous pour dire que Kurz ne traite pas à fond et correctement Polanyi, ce que j’ai essayé de faire dans le premier volet de ce texte, à ma manière… à mes yeux on ne tente une critique d’un auteur que parce qu’on estime au plus haut point le caractère précieux et fondamental de ses réflexions : avec Polanyi, au-delà de Polanyi), j’avais évoqué cette importance du « primat pour la totalité » (Lukacs) en faisant référence à certaines réflexions de Mauss sur l’autonomie du social. Si c’est la totalité qui détermine le particulier – et je suis assez d’accord avec Guerreau dans L’avenir d’une illusion sur les aspects méthodologiques qu’il évoque ainsi qu’avec Godelier chez qui on retrouve  aussi une position assez similaire Au fondement des sociétés humaines dont je me sens assez proches toujours sur des aspects méthodologiques – alors même les activités qui seraient inscrites dans une « forme niche » (qui commenceraient à être reconnues comme première apparition de la forme valeur, de la forme argent au sens capitaliste dont parle Marx, etc.) à l’intérieur même d’une constitution-fétichiste pré-moderne, ne peuvent être sans rapport avec les rapports religieux qui continuent à corseter la vie sociale précapitaliste. Elles sont donc encore qualitativement différentes des formes sociales capitalistes, et il nous faudrait encore mettre un cordon d’ « étanchéité » entre ces différentes choses déterminées au niveau de la totalité par des formes de synthèse sociale différentes. En un sens ce serait un anachronisme (fruit d’une rétroprojection des catégories modernes) que de retrouver du capitalisme dans une forme niche (comme si celle-ci serait une sorte de forme embryonnaire de la société capitaliste qui n’aurait fait que croitre quantitativement – et là Meiksins Wood aide aussi à se débarrasser de cette idée). Cela ne peut constituer une forme-niche car ces éléments loin d’être extérieurs à la forme de synthèse sociale dominante, s’enchâssent encore dans celle-ci (cf. Guerreau et Clavero pour le Moyen Age et jusqu’au XVIIIe, ce qui correspond à la thèse du « long Moyen Age » et d’une éclosion du capitalisme sur ses propres présuppositions qu’à la fin du XVIIIe). Qu’il y ait une continuité dans ces différentes formes qualitativement différentes lors de l’émergence du capitalisme entre le XVe et le XVIIIe siècle, je suis d’accord, car des supports sont désubstantialisés et se resubstantialisent d’autre chose (Kurz parle de changement de fonctions au sujet de l’argent).

Par ailleurs Il me semble que Jean-Michel Servet dans Les monnaies du lien, permet il me semble de dépasser non seulement l’idée d’une origine économique de la monnaie, mais également de ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie (étalon, etc.), qui ne voit en elle qu’un simple moyen. Il y a beaucoup de choses à discuter dans son livre mais il me semble avancer des éléments intéressants même si toute sa théorisation a pour arrière-plan la légitimation des monnaies solidaires… Et dans ce que décrit Laum j’aurai du mal à écraser cet « argent » sacral sur cette vision instrumentale (critiquée dans mon souvenir par Edouard Will quand il critique les réflexions d’Aristote sur la monnaie, mais ce n’est qu’un vague souvenir que j’ai là) et en faire ainsi de l’« l’argent ». Car si je comprends bien Laum, cherche dit-il à établir que l’ « Urtypus » (type-premier) du phénomène monétaire (en montant donc qu’il participe des pratiques religieuses les plus « archaïques »). C’est le geste expiatoire des hommes se dépossédant de certains biens pour obtenir les faveurs des dieux qui serait au principe de toute transaction calculée (1). Cependant, Laum part il me semble d’un présupposé je crois discutable : il présuppose comme vrai la trie instrumentale de la monnaie pour continuité à définir ce qu’il a découvert comme étant les origines, comme de « l’argent » : « Si l’on définit l’argent écrit-t-il comme un moyen déterminé de paiement défini par sa nature et sa quantité, alors il faut considérer le culte comme la source originelle de l’argent » (2). Il part d’une définition moderne qui bien sûr appartient à la définition bourgeoise et instrumentale de la monnaie (alors que je crois nous sommes d’accord, nous devons partir de la définition marxienne), pour ensuite chercher dans le passé l’ « Urtypus ». Mais là aussi, le mot « paiement » pose question (le sens de « paiement » dans la société capitaliste, présuppose la genèse logique du capitalisme), et Alain Testart a fait une discussion sur l’usage du terme de « paiement » (dans Critique du don, je ne me rappelle plus dans quel passage exactement) là-dessus pour lui préférer une autre notion plus adéquate au contexte social du transfert. Est-ce que ce que Laum croit reconnaître comme un « paiement » a un quelconque rapport avec le paiement d’une marchandise ? Non bien sûr, Laum part peut-être trop de la théorie instrumentale de la monnaie propre à la pensée bourgeoise, et part alors à la recherche de l’Urtypus avec cela en arrière-fond, au lieu de clairement briser la chaîne logique, ne plus appeler cela de « l’argent », et ainsi opérer une rupture : faut-il vraiment identifier ce qu’il a découvert de manière si admirable comme quelque chose qui est l’« Urtypus » de l’argent moderne, auquel finalement l’échange et le capitalisme n’aurait fait qu’additionner de nouvelles fonctions ? Mais ce n’est vraiment ici qu’un questionnement vraiment un peu brouillon de ma part, je me trompe peut-être.

Le livre de Ellen Meiksins Wood est admirable par certains aspects je trouve, c’est une des rares contributions qui mérite d’être lues et discutées ; je ne la suivrai toutefois que du chapitre 1 à 4 (où c’est vraiment du petit lait !) dans la critique des historiographiques classiques, bourgeoises et marxistes (modèles de la commercialisation, démographiste, etc.), ce qu’elle écrit dans les chapitres suivants sur les origines agraires du capitalisme, etc., me semble contestable (et d’une manière générale les présupposés du « marxisme politique »). Le concept de « relations sociales de propriété » reste très ancré dans ce que Postone appelle le marxisme traditionnel, en ce sens où elle reste fixée sur les formes d’appropriation du surplus social (sans penser à la forme valeur que prend celui-ci sous le capitalisme, son concept de surplus semble très transhistorique) sans toucher à la « critique catégorielle » (on ne trouvera pas chez elle de débat sur la non-tranhistoricité des formes sociales capitalistes – travail, valeur, argent, marchandise). Son concept de transition qui présuppose l’assimilation du capitalisme au marché qui changerait simplement de fonction (il n’est plus l’espace d’une occasion de vendre des surplus mais devient un impératif pour la reproduction sociale), est aveugle me semble-t-il aux explications de Marx sur la « nature bifide » du travail sous le capitalisme, au fait que le bouleversement qualitatif que constitue l’émergence du capitalisme est finalement plus profond qu’elle ne l’imagine. Elle a raison de ne pas cantonner son concept à la sphère économique et de dépasser le schéma base-superstructure (se situant clairement dans la ligne de Thompson), mais pour autant elle reste dans une vision sociologiste classiste du capitalisme, unilatéralement centrée sur la question de la « propriété », sans descendre des formes phénoménales au niveau sous-jacent de l’essence, et ne touche ainsi aucunement à cette compréhension du capitalisme comme fétichisme. Elle ne conçoit encore la transition que comme un bouleversement des rapports de classes, présupposant par là comme neutres et transhistoriques les formes sociales catégorielles du capitalisme et donc la non-existence d’une « rupture ontologique » à ce niveau profond. Chez elle, son concept de « capitalisme agraire » me semble fondé sur l’émergence d’un vaste marché unique (on croirait comprendre que le marqueur de ce qui doit être appelé « capitalisme » est l’existence du simple mécanisme de fixation de prix qui serait l’offre et la demande, comme le croit aussi Polanyi dont le concept d’économie formelle reste encore réduit à la conception bourgeoise circulationniste – dans mon souvenir Godelier lui fait aussi cette critique dans le chapitre 5 de L’idéel et le matériel) qu’elle différencie très justement des marchés locaux médiévaux. Dans sa définition du « capitalisme agraire », on retrouve donc la fixation sur la sphère de la circulation, comme si le capitalisme n’était qu’un mode de distribution de catégories en soi transhistoriques (cf. Postone). Meiksins oublie que ce n’est pas parce que l’on voit des paysans apporter des biens sur un vaste marché qu’il y a capitalisme, le capitalisme n’est pas le capital-argent, puisque le rapport-social capitaliste est un rapport particulier de l’ordre de la sphère de production, dans lequel on introduit une somme d’argent (forme phénoménale et transitoire du rapport-capital), pour qu’à la sortie de ce rapport social, une fois réalisée l’objectivité de valeur reçue dans la production, cette somme de départ s’accroisse en une survaleur et donc au niveau de la surface phénoménale, un profit. L’essentiel de ce qui caractérise le capitalisme, c’est donc le rapport-social de la valeur en procès au travers de la face abstraite du travail, et non la somme d’argent, ou les changements de propriété, ou la constitution d’un vaste marché unique, ou le fait qu’il y ait plus de surplus dans l’agriculture, etc. La forme de médiation par le marché ou celle orchestrée au travers de l’Etat, correspond plutôt à mon sens à la sphère de la circulation dans le capitalisme pleinement développé.

Je fais peut-être fausse route, tout ceci ne sont pour moi que des hypothèses de réflexion qui évoluent au fur et à mesure !

Je m’arrête là

Au plaisir de vous lire,

Amicalement

Clément

 

(1) Serge Latouche insiste également sur l’ « invasion de la métaphore économique dans le religieux, en particulier dans les religions de la dette et du rachat », mais aussi dans tous les codes « primitifs ». « L’étalon remarque-t-il, semble ici être la quantité de sang qui lave le péché ou le volume de fumée du sacrifice qui monte aux narines de Yahvé. Que ce soit dans les échanges avec les dieux (codes religieux) ou avec la cité (codes juridiques), on rencontre des systèmes de  »prix ». Ces systèmes de tarification tendent ultimement à se monétariser. Le Wertgeld germanique réalise ainsi un système complet de pénalités hiérarchisées en fonction du statut des parties et tarifiées en argent. Ces  »prix » du sang, ce pretium doloris précèdent historiquement l’introduction du numéraire et de l’échange  »marchand ». La foi, la croyance ont donc partie liée avec la créance et le crédit, et réciproquement. C’est la trace d’une plus ancienne proximité entre le précieux et le sacré/surnaturel », dans « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie », Revue du MAUSS, n°27, 2006, p. 309-310.

(2) B. Laum, op. cit., 1924, p. 158.

 

Mail de Jean-Pierre Baudet du 10.04.2015 :

Bonjour Clément,

Merci de votre réponse, qui évoque une foule de sujets plus intéressants les uns que les autres.

Pour de multiples raisons, plutôt involontaires, je suis moi-même passablement à court de temps en ce moment (de nombreux imbroglios administratifs), et mon délai de réponse en découle. Ne m’en voulez donc pas si j’essaie de recentrer la discussion sur le sujet qui m’intéresse personnellement. Cela ne signifie d’aucune façon que les autres points ou perspectives me semblent indignes d’intérêt, mais quand on est à l’étroit en matière de temps, il faut bien faire un choix, et s’y tenir.

« Mon » sujet peut, je crois, être résumé en parlant de « dimension anthropologique de la valeur ». Il est vrai que cette expression peut inquiéter. La valeur est une notion purement économique, indissociable de l’exploitation du travail d’autrui, de la production de marchandises, d’un raisonnement en termes de travail abstrait, etc. Lui conférer en tant que telle une dimension anthropologique peut donc paraître, et à moi le premier, une opération superflue, voire nocive (humaniser l’inhumain…). Le caractère abstrait et inhumain, si terriblement despotique de la valeur ne doit en aucun cas et à aucun prix être gommé. Jusque là, les choses sont simples. Mais comme vous le savez, elles se compliquent quand on remonte le cours du temps, et spécialement quand on s’intéresse à la haute Antiquité, et, plus encore, aux sociétés primitives. Car on s’aperçoit alors a) que l’économie n’existait pas, b) qu’existait une forme d’argent, et donc une forme de « valeur » (l’argent sans valeur, à mon humble avis, ne veut rien dire, en tout cas dans ce contexte). Ce constat ouvre sans nul doute les interrogations qui sont les vôtres à propos des errements généalogiques de la valeur. Mais on s’aperçoit aussi (ce qui à mes yeux fait le prix de Laum, comme aussi de cet anthropologue aujourd’hui sous-estimé, Arthur Maurice Hocart) que le culte religieux, et notamment la pratique du sacrifice, se présentait comme une véritable école de comportements économiques. Quand on dit cela, tout le monde pense tout de suite à l’économie de temple, notamment en Mésopotamie. C’est bien justifié, mais comme on sait, celle-ci n’a pas existé, comme le sacrifice, sous toutes les latitudes. Or le sacrifice paraît être à l’origine d’une foule d’attitudes qu’on retrouve toutes dans le comportement économique, et dans la vie des sociétés « primitives », il est assurément la seule sphère dont on peut dire cela (comme un îlot anticipant des formes économiques dans des sociétés non économiques) : les sauvages les plus indolents se mettent au travail à cause de lui, les plus insouciants apprennent à calculer et à planifier, une organisation de la division du travail peut se mettre en place pour produire l’objet du sacrifice. Le terrain de recherche le plus intéressant à ce sujet me paraît être l’Inde, où le sacrifice était devenu une sorte de Weltanschauung théorique et pratique généralisée (sur ce sujet, j’ai particulièrement trouvé éloquents Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, et François Gauthier, La finitude consumée, le sacrifice dans l’Inde ancienne, de l’orgiasme à l’ascèse).

Les formes pré-monétaires ne sont donc pas à considérer comme un objet séparé, il s’agit plutôt de les replacer dans un tissu anthropologique de comportements inséparable d’une monnaie primitive. A partir de là, n’est-il pas tentant de concevoir le comportement économique (le travail et l’échange comme ensemble de comportements anthropologiques) comme un vaste détournement de ce qui s’était établi comme pratiques rituelles de la valeur symbolique ?

Ce qui me renvoie à la notion de discontinuité (de continuité dans et par la discontinuité) : chaque nouvelle structure s’empare des fragments de l’ancienne pour autant qu’elles lui semblent utiles et elle les ré-agence selon ses propres besoins. Le monde de l’économie repose sur l’obligation de travailler et sur l’exploitation de ce travail collectif, il lui était donc opportun voire indispensable de mettre à son service des formes d’aliénation précédentes, en l’occurrence toute la fantasmagorie imposée par le culte et le sacrifice. C’est là l’objet que tente d’exposer mon bouquin, et c’est aussi le sujet sur lequel j’ai envie de continuer des recherches. C’est pour cette raison que je parle de dimension anthropologique : parce qu’un ensemble « culturel » de comportements en a relayé un autre, non sans avoir puisé dans lui. L’économie en tant que telle ne serait alors que le résultat achevé de ce détournement, un monde devenu aussi indiscutable que l’avait été, pendant des périodes immémoriales, celui du culte. Et cette hypothèse ne me paraît pas complètement gratuite, puisque le caractère indiscutable dont a su se revêtir l’escroquerie économique n’a pas cessé de surprendre ses critiques. Tout le monde communie dans cette aberration qu’un objet sans valeur (d’échange) n’existe pas vraiment, que la socialisation se fait uniquement à travers le circuit de la valeur, et le développement massif de la consommation a vigoureusement consolidé les croyances qui restaient fragiles tant qu’elles se bornaient à la sphère de la production, leur donnant le caractère d’un impératif absolument systématique, pour ne pas dire systématiquement absolu. Bizarrement, n’est-ce pas, le monde de l’économie ressemble à une généralisation de micro-sacrifices où le réel est systématiquement détruit au nom de la valeur (phénomène dont la destruction de l’environnement naturel n’est qu’un aboutissement inéluctable). Cette valeur est un pur fantôme mais aussi la cohérence réelle de la totalité sociale, elle résume, concentre et articule l’ensemble des activités et prestations sociales, elle consolide, verrouille, éternise l’exploitation d’une classe par l’autre (celle-ci me paraît un peu passée aux oubliettes chez la Neue Wertkritik, ce qui absolutise encore plus qu’il ne faut la structure ouverte/fermée de la valeur) : le monde de la valeur (économique) demeure indissociablement celui de l’exploitation de classes laborieuses par une classe qui s’érige en représentante de la valeur (bourgeoisie, bureaucratie, selon le pays et l’époque).

Ce sont donc chaque fois des mondes vivants (des ensembles anthropologiques) qu’il faut concevoir comme une totalité, et dans lesquels la valeur (ou la proto-valeur) intervient comme clé de voute, tantôt sur le mode économique, tantôt sur le mode symbolique. C’est dire qu’on ne peut se prononcer sur la valeur qu’à partir d’une analyse complète du fonctionnement social et non à partir d’une simple analyse logique : je crois avoir compris que nous sommes d’accord là-dessus.

Voici, pour situer un peu ma perspective et mon champ d’investigation. C’est très largement ce dont nous discutons. Paraît important l’éclairage d’une ouverture anthropologique qui faisait plutôt défaut dans la critique marxienne de l’économie. J’espère disposer dans un avenir proche de plus de temps pour poursuivre mes lectures et étoffer (ou réviser) des pistes qui s’accordent avec cette orientation. J’ai l’agréable sentiment que votre intérêt pour le sujet est similaire, même si nos formulations divergent parfois.

Je reviens maintenant brièvement, trop brièvement sans aucun doute, sur quelques points que vous avez soulevés (pas sur tous, je m’en excuse).

Cela fait longtemps que j’ai lu les livres de Gernet, que je devrais d’ailleurs relire. Je ne peux manquer de me réjouir à la lecture de sa phrase, issue de La notion mythique de la valeur en Grèce, que vous citez à propos d’une certaine « continuité » entre les formes de valeur. Vous mettez en avant le terme de « préférentiel » comme si Gernet qualifiait ainsi, avec une certaine systématicité, la valeur « symbolique » (non économique). Or, sauf erreur, ce n’est pas le cas. Je crois que le terme n’y survient qu’une seule fois, et encore avec un sens pas très évident. Il est vrai que Gernet n’utilise pas davantage le terme de « symbolique ». Il me semble que « préférentiel » est un très mauvais choix car cela évoque irrésistiblement un choix subjectif permanent, ce qui gomme complètement le caractère objectivement codifié des objets symboliques.

Quant aux « fonctions instrumentales de la monnaie », je ne pense pas qu’elles sont « idiotes », ou que Gernet les a qualifiées de telles. Qu’écrit-il à propos de Platon et d’Aristote ? Que « la fonction d’échange et de circulation est seule retenue par les philosophes (qui oublient ou méconnaissent le fait que la monnaie métallique avait trouvé un de ses plus anciens emplois dans un commerce religieux où elle sert à acquitter les obligations de grâces, d’offrande coutumière ou d’expiation). Et il est certain que l’instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s’est généralisé si tôt, en Grèce même. Mais dans le milieu historique où le signe est apparu d’abord, c’est un certificat d’origine des symbolismes religieux, nobiliaires ou agonistiques que retiennent ses premiers échantillons : jusqu’au point même où la création en a été possible, une pensée mythique s’est perpétuée. Ce qui peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la représente, il y a un noyau irréductible à ce qu’on appelle vulgairement la pensée rationnelle » (p. 178-179).

C’est exact (et je me contenterai d’approfondir un peu la question, par rapport à Aristote exclusivement, puisqu’il a été plus loin que Platon dans l’examen de ces questions), Aristote ne mentionne que la fonction de l’argent en tant que moyen d’échange. Il semble avoir complètement perdu de vue le passé historique de l’argent. Mais je ne pense pas qu’on doive en rester à cette constatation rapide.

En premier lieu parce que ce qu’Aristote critique à propos de l’argent, ce n’est pas tant sa fonction de moyen d’échange dans le commerce (kapêlikê et emporikê confondus), c’est sa fonction de fin en soi et donc d’accumulation (obolostatikê), autrement dit la pratique consistant à faire de l’argent avec de l’argent (à lui « faire faire des petits »). Là, il ne s’agit plus d’un moyen d’échange du tout, mais d’accumuler un support de valeur. C’est donc une autre fonction de l’argent qui, tacitement certes, est mise en cause. Ceci est tellement vrai que tout le projet, illusoire, du Stagirite est d’établir des conditions d’échange « juste » ou « équitable » (n’oublions jamais qu’il n’écrivait pas un traité d’économie, mais une réflexion éthique sur ce qui avait commencé à miner la cité : la chrématistique, et les rapports de philia qui basent les échanges sur la valeur d’usage). Son propos est donc absolument « réformiste » (tellement, d’ailleurs, que Schumpeter en avait conclu qu’Aristote se situait dans la « théorie des prix » !), mais comment être autre chose que réformiste lorsque le profit ne s’origine pas dans la production, mais seulement dans la circulation ? Ce n’est pas qu’Aristote ne verrait que la fonction de moyen d’échange, c’est presque le contraire : il réclame que l’argent se réduise à cette fonction, qui lui paraît inoffensive et compatible avec la gestion de l’oïkos en bon père de famille, et il réclame par là-même que l’argent ne joue pas le rôle d’un support de valeur susceptible d’être accumulé (accumulation et non simple thésaurisation de la valeur). Et je crois sincèrement que là réside aussi l’une des explications de son oubli des anciennes fonctions symboliques de l’argent : c’est que la fonction de support (et donc de moyen d’accumulation) de valeur, qu’il met en cause sans vraiment la nommer, est la fonction la plus ancienne de l’argent, sa dimension autoréférentielle déjà inhérente aux pratiques les plus archaïques, fonction qui « explose » au contact avec la fonction de moyen d’échange. Il n’est donc évidemment pas question de s’y référer positivement, dans la polémique qu’Aristote avait développée (une autre raison, qui mérite des recherches, réside probablement dans le fait que les fonctions cultuelles avaient très largement disparu, étaient devenues invisibles, et se rattachaient plus à des formes pré-monétaires d’argent qu’à la monnaie frappée elle-même – à vérifier, j’écris ça à la va-vite).

En second lieu, les mérites d’Aristote en la matière me dissuadent tout à fait de lui trouver un côté « idiot », même s’il anticipe sur toutes les sottises que les économistes propageront tous à propos de la naissance de l’argent pour « rationaliser l’échange » (et dont Marx n’était pas davantage exempt, malgré de rares passages comme celui des Grundrisse que vous citez). Comme Marx lui-même l’avait relevé, Aristote eut tout le mérite de distinguer valeur d’usage et valeur d’échange sans jamais les confondre, à la différence de nombre d’économistes néo-classiques (de même, j’ai envie d’ajouter, qu’il eut également le mérite de ne jamais se montrer nostalgique de l’ancien argent « concret » lequel fit les délices des tenants modernes de civilisations « traditionnelles » et d’une monnaie « qualitative » – je pense à Guénon et consorts).

En troisième lieu, il fit des efforts soutenus pour définir la valeur d’échange en cherchant ce qu’il pouvait bien y avoir de commensurable entre diverses marchandises, et, pour finir, il eut le mérite d’avoir examiné toutes les pistes plausibles à son époque pour finalement jeter l’éponge. Je crois qu’avoir jeté l’éponge à cet égard ne fut pas seulement un acte de grande honnêteté, mais aussi un aveu tout à fait pertinent. Pourquoi ? La théorie d’une substance-travail de la valeur était tout à fait impossible et Marx l’attribue au fait que le travail exploité de cette époque était celui des esclaves, et que par conséquent le travail n’était pas encore devenu lui-même une marchandise ; et conclut que « seule la limite historique de la société dans laquelle il vivait l’empêchait de découvrir en quoi résidait « en vérité » ce rapport d’égalité » (traduction rapide du texte allemand, je n’ai pas de version française). C’est là où s’ouvre une interrogation qui me semble importante : la lecture habituelle de Marx retient que la substance de la valeur était déjà le travail, et que cela « n’apparaissait » pas pour la raison indiquée par Marx, mais je suis convaincu (comme vous aussi, je présume) qu’il ne faut pas s’interdire de s’interroger sur le caractère objectif, et non pas subjectif, de cette « limite ». Cette limite peut aussi signifier que le travail n’est la substance de la valeur que dans la société qui est fondée sur le travail et son exploitation (thèse impossible à éviter pour tous ceux qui veulent dépasser le travail qu’il n’est qu’une catégorie théorique et pratique du capitalisme). Voir dans la théorie de la substance-travail une vérité intemporelle est quelque chose qu’il semble impossible de soutenir à mesure qu’on s’éloigne du mode de production capitaliste. Le travail à fournir est celui d’une approche réellement historique pour remplacer cette erreur.

Ce qui nous ramène à Gernet. Vous écrivez que « Gernet évoque quelque chose de très fort et qu’il faut défendre », et je suis parfaitement d’accord avec vous. Juste après, vous ajoutez que sa « notion de valeur économique est très pauvre » et c’est indéniable. De façon générale, je trouve son texte assez confus et en-deçà de son objet. Son principal intérêt est de poser cet objet, la nécessité de penser la transition entre les deux formes de valeur. Mais, justement, il ne s’agit pas de deux formes seulement. Il est certain qu’entre une tribu mélanésienne, la Grèce d’Homère et celle du 4ème siècle, il ne peut s’agir de la même configuration. Une seule chose est sûre : c’est que l’argent n’est pas survenu pour remplacer un équivalent général naturel, comme Marx l’avait imaginé dans le chapitre 1 du Livre I du Capital (forme générale « C » qui « prépare » la monnaie) : la chronologie réelle disparaît alors complètement derrière la logique formelle. Jamais cela ne s’est passé ainsi. Je crois qu’une forme de valeur ne peut présider à l’activité sociale que si elle domine réellement cette activité (c’est plutôt un pléonasme). C’est aussi ce qui fait tout l’intérêt des recherches consacrées au mode de passage d’un régime à l’autre, et ce passage, pour sûr, n’a pas été simple ni unique ni universel, il s’est réalisé dans certaines sociétés seulement pour se répandre ensuite par contagion, ou par annexion des autres (ne pas négliger le rôle de la violence dans l’histoire !). Il fallait dépouiller l’argent de sa valeur symbolique intrinsèque et créatrice de liens pour le réduire au statut d’instrument d’achat de marchandise (y compris de la marchandise-travail), mais cette réduction exprimait l’accession d’un groupe social impliqué dans le circuit rituel au statut de propriétaire de biens ou d’esclaves (salariés). Ne faut-il pas envisager plusieurs stades de la valeur correspondant par exemple à : a) une « économie » du don (sociétés dites primitives, sans Etat), b) une valeur rituelle institutionnalisée (civilisations de la haute antiquité, empires précolombiens) c) une valeur commerciale (Antiquité tardive, Moyen-Age), déjà présente dans le troc pré-monétaire, d) un mode de production capitaliste, ayant généralisé la forme marchande du fait d’avoir inclus le travail dans le circuit marchand ? Sachant que la Chine, par exemple, se situe complètement à part ; et qu’aucun schéma linéaire ne pourra prétendre à l’universalité. Aristote avait cette expression à propos de l’argent : qu’il est « le lien universel » (Ethique à Nicomaque, 1133 a, 25), et c’est cette définition qui paraît pouvoir faire figure de dénominateur commun aux différents systèmes de « valeur ». De même, la distinction entre justice distributive et justice corrective qu’Aristote nous laisse peut certainement se montrer utile si l’on remonte à des systèmes dans lesquels le récipiendaire est un critère de valeur plus que le serait la nature de l’objet de la transaction (et encore moins la quantité de travail abstrait !).

Vous m’apprenez l’existence du livre de Clavero qui date pourtant de 1996 et que, compte tenu de son sous-titre, je n’aurais jamais envisagé de lire. La note de lecture faite par Alain Caillé sur Persée ne m’éclaire que modérément.  Quant à Servet, je connais son ancien Nomismata, mais je n’ai pas encore lu Les monnaies du lien, dont la thèse centrale me paraît en revanche tout à fait irréfutable (créer du lien, contrairement à l’argent moderne qui liquide le lien). En revanche, il me semble absurde d’abandonner les fonctions de l’argent (« ne plus faire référence à la théorie instrumentale des fonctions de la monnaie – étalon, etc. – qui ne voit en elle qu’un simple moyen »). Si je suis d’accord pour dire qu’elles n’ont certes rien d’obligatoire – dans le cas où l’on tomberait sur une forme de société où, de façon certaine, aucune ne pourrait trouver application – leur abandon par principe compliquerait inutilement la compréhension de ces terrains. Je reste donc totalement d’accord avec Laum à ce sujet, et n’y voit aucun « économisme ».

Les questions de transition se reposent bien sûr à chacune des transitions envisagées, et donc par rapport au passage vers le capitalisme. Je ne peux pas vraiment m’étendre sur l’approche de Meiksins Wood aujourd’hui. Ce qui m’a dérangé dans son approche, c’est de réduire l’origine du capitalisme à un seul événement, daté et localisé. En revanche, j’ai trouvé intéressante sa façon d’insister sur la triade propriétaire foncier – exploitant capitaliste – travailleur salarié (résumé p. 164) pour expliquer la transformation d’une production foncière traditionnelle en production capitaliste. Du coup, je n’ai pas bien compris votre remarque concernant l’oubli, dans cette approche, de la nature « bifide » du travail. Il me semble qu’au contraire, cette intégration en profondeur au marché a créé cette nature « bifide » dans un travail agricole qui en était resté largement préservé, et qu’il ne s’agit pas d’une « fixation sur la sphère de la circulation ». Mais je relirai vos passages à ce sujet pour mieux les comprendre.

Enfin, la citation de Latouche que vous reprenez pourrait être extraite de mon bouquin, tant cela se ressemble. Ou plutôt, l’article étant de 2006: je ne savais pas que j’avais fait du Latouche à la façon de M. Jourdain! Ce numéro 27 de la Revue du MAUSS manque dans ma collection, je vais essayer de me le procurer.

Amicalement,

Jean-Pierre

 

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Notre discussion tournait donc autour de la difficulté de sortir du champ habituel de la critique de l’économie politique et de prendre en compte la réalité anthropologique des périodes précapitalistes. Cette nécessité a été reconnue par le chef de file du groupe Exit !, Robert Kurz (décédé en juillet 2012) puisque son livre Geld ohne Wert (L’argent sans valeur), publié en 2012, consacre les six premiers chapitres à cette question).  C’est en soi un progrès très appréciable et qui mérite d’être salué. Toutefois, cet élargissement ne débouche pas nécessairement sur une prise en compte satisfaisante de ce nouveau terrain. Il est d’ailleurs étrange que dans cet effort, Kurz ne se soit à aucun moment référé à un auteur du groupe Exit !, Jörg Ulrich, qui est l’auteur de deux contributions non négligeables à cette problématique (un livre publié en 2004, Masken und Metamorphosen des Heiligen, « Masques et métamorphoses du sacré », et, surtout, l’excellent article Gott in Gesellschaft der Gesellschaft, « Dieu en compagnie de la société », publié dans le numéro 2 d’Exit ! en 2005). Mon livre Opfern ohne Ende (« Sacrifier sans fin »), écrit en 2009 mais publié en 2013, consacrait deux chapitres entiers aux écrits de Walter Benjamin, de Christoph Deutschmann et de Jörg Ulrich sur ces sujets, et il ne fait aucun doute que l’article d’Ulrich est de très loin la plus stimulante parmi ces trois sources.

Mais revenons au livre de Kurz. Ses six premiers chapitres servent d’introduction « anthropologique » à sa présentation de la naissance du capital, d’ailleurs fort intéressante à la fois sur le plan historique et sur celui de la logique-même du capital (en reprenant le célèbre Darstellungsproblem de Marx : contradiction entre la nécessité de présenter l’ensemble (le Gesamtprozess du capital) en commençant par sa cellule de base (la marchandise) alors que dans la réalité, la cellule n’existe qu’en tant que déterminée par le processus d’ensemble qui est sa condition de possibilité. L’intention de Kurz est de développer une hétérogénéité radicale entre trois phases successives de l’histoire humaine : a) toute la période qui précède l’avènement du capital est conçue comme un seul bloc, ignorant l’économie et ne connaissant que des échanges symboliques, rituels ou personnels ; b) la phase d’avènement du capital, très courte, et réduite à une circulation monétarisée de « pur échange » (les seizième et dix-septième siècles où l’Etat, contraint de financer les nouvelles techniques militaires et d’entretenir des armées, impose la monétarisation, notamment fiscale) ; c) la constitution finale du capital avec l’inclusion du travail dans le cycle marchand. Selon Kurz, la valeur n’a pris naissance qu’à l’occasion de cette troisième phase, elle est inséparable de la notion de capital. L’argent précédant le capital était donc de l’argent « sans valeur ».

Sans m’étendre sur le sujet, le regroupement de 40.000 ans de préhistoire et d’histoire dans une même catégorie me paraît tout à fait dérisoire, comme l’effet d’un état d’hypnose déclenché par le capitalisme ; et l’hypothèse d’un argent dépourvu de valeur me semble également vide de sens – allez dire cela au collectionneur de coquillages de Nouvelle-Poméranie qui est mort au milieu d’un trésor qu’il avait accumulé pour s’y retrouver dans l’au-delà :

La question n’est donc pas si l’argent primitif avait de la valeur mais de quel type de valeur il s’agissait, et donc de quel type d’argent.

Kurz se situe pour autant, intégralement, dans le camp des historiens « primitivistes », qui ont maintenu l’hétérogénéité entre par exemple la Grèce antique (Finley, Polanyi, Vidal-Naquet, Vernant, Castoriadis) et les catégories du capitalisme projetées indûment sur cette période par les historiens « modernistes », même s’il n’avait probablement pas connaissance des diatribes qui ont émaillé ce conflit. Clément Homs, il faut d’ailleurs le préciser, s’est trouvé en parfaite rupture avec son mentor Robert Kurz puisque dans son article intitulé Sur l’invention grecque du mot « économie », tout ce qui s’y dit sur Xénophon et le Pseudo-Aristote est tout à fait contraire à ce qu’écrit Kurz sur le même sujet, selon quoi rien de capitaliste, ni argent ni capital ni économie, n’a existé avant l’avènement du mode de production capitaliste. Homs, au contraire, avait pensé établir que le capitalisme avait déjà eu un zélé propagateur en Xénophon, bien avant Mandeville et Smith. En avançant cela, il ne s’opposait pas seulement à Kurz, mais il se situait aussi aux antipodes de ce que, par exemple, en déduisaient Austin et Vidal-Naquet dans leur célèbre ouvrage Economies et sociétés en Grèce ancienne. Pour lui, on assiste à la naissance de l’économie en Grèce, tout simplement, pour Austin et Vidal-Naquet, ces textes prouvent exactement le contraire. Son analyse se rangeait ainsi dans la série des interprétations « modernistes », et il va plus loin qu’Edouard Meyer, pour qui « dans l’histoire grecque, les VIIe et VIe siècles correspondent aux XIVe et XVe siècles du monde moderne, le Ve correspond au XVIe », puisque sous le masque de Xénophon, il pense reconnaître la face grimaçante d’Attali ou de Latouche. Mais même Lowry, dont on sait à quel point il avais pris parti pour l’interprétation « moderniste », dut admettre que « Xenophon’s view of the world was… essentially one in which individuals deal acquisitively or manipulatively not with the forces of an economy, but directly with the open book of nature » (Archaeology of Economic Ideas, p. 74) et lorsque Xénophon  se rapprochait le plus d’une théorie de la valeur d’échange, il ne s’agissait encore que d’une « recognition of a social context for use-value in which things might be sold. » (ibidem, p. 80). Quant à Kurz, il refuse tellement de voir dans l’Antiquité le moindre objet « économique » tel que l’argent ou la marchandise qu’il refuse même l’idée de Polanyi d’une économie « embedded » (selon la traduction retenue : encastrée, enclavée, intégrée, incorporée), ce qui d’ailleurs me semble très approprié. Et, à propos d’une économie en Grèce antique, le même Kurz écrivait (je traduis) : « Le terme oïkonomia tire peut-être son origine de l’Antiquité grecque, n’en désignait pas moins, à l’époque, tout à fait autre chose, en particulier (chez Aristote) des règles concrètes et des « recettes » pour une gestion de la maisonnée sans aucune dimension de portée sociale, n’impliquant en aucune façon la marchandise ou la forme valeur. Il s’agissait par exemple de comment tailler les oliviers, traiter les esclaves ou de choisir la meilleure saison pour une équipée maritime. Les catalogues désordonnés de conseils et de réflexions pratiques ne peuvent vraiment pas être qualifiés de « pensée économique », et même les « questions d’argent » n’adoptent, vues par un esprit moderne, que des formes surprenantes » (p. 89). Pour conclure à propos de Xénophon et d’une « économie grecque », Austin et Vidal-Naquet avaient écrit en 1972 (Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 19-20), dans des termes quasiment identiques : « Une première constatation qui s’impose d’emblée est que le concept d’ « économie » au sens moderne est intraduisible en grec, parce qu’il n’existe pas. Le mot grec oikonomia n’a pas le même sens que notre terme « économie » qui en est pourtant issu. Il signifie « gestion du domaine familial » (l’oikos) dans le sens le plus large (économie domestique, si l’on veut), et pas seulement dans un sens strictement économique. Il peut signifier aussi « gestion, administration, organisation » dans un sens plus général et s’appliquer à différents domaines ; ainsi on pourra parler de l’oikonomia des affaires de la cité et c’est l’origine de notre expression : économie politique. Il existe deux traités du IVe siècle qui ont tous deux pour titre Oikonomia, l’un de Xénophon et l’autre en trois livres séparés et peut-être dus à des auteurs différents de l’école aristotélicienne. Dans l’ouvrage de Xénophon le thème traité est celui de la gestion du domaine rural et du rôle du chef de l’oikos. La partie strictement économique concerne l’exploitation concerne l’exploitation du domaine rural ; l’agriculture est célébrée et fortement opposée aux autres formes d’activité économique comme l’artisanat, formes qui sont indignes d’un honnête homme. On y trouvera une discussion sur l’agriculture et des conseils techniques, mais aussi une discussion sur la manière dont le maître de l’oikos devra traiter sa femme et ses esclaves. L’ouvrage de Xénophon ne comporte donc pas une étude des diverses formes de l’activité économique en général, mais uniquement de l’agriculture, et sous le titre d’Oikonomia toutes sortes de fonctions non économiques trouveront leur place (…) Quant au livre II (de l’Economique aristotélicienne), c’est un recueil d’expédients fiscaux, on pourrait dire de stratagèmes, au moyen desquels souverains, généraux et cités ont essayé de se tirer d’affaire lors de crises économiques ou ont cherché à augmenter leurs revenus. Le recueil est précédé d’une brève introduction où l’auteur distingue quatre formes d’ « économie », la royale, la satrapique, la politique, la privée ; il ne s’agit pas d’économie au sens moderne, mais de budget. Le point de vue de l’auteur est d’ailleurs des plus terre-à-terre : le principe commun dans toutes ces formes d’ « économie » est que « les dépenses ne doivent pas excéder les revenus ». » Or, bizarrement, Clément Homs se rapproche beaucoup de ces positions dans son mail du 24 mars 2015 alors que son article de Sortir de l’économie n°3 (publié en 2009) les contredisait de façon flagrante. Sans doute s’agit-il là d’un progrès dans sa compréhension des choses, réalisé en fonction de ses nouvelles lectures, même si son ancienne position avait été avancée avec beaucoup d’assurance et sur un ton très catégorique. C’est probable, puisque le livre de Kurz de 2012 montrait la même tendance, et qu’il a vraisemblablement entraîné avec lui les autres membres du groupe (les mails écrits par Clément Homs contiennent un très grand nombre de thèmes et d’explications puisés presque littéralement dans Kurz). Je prends donc cela, malgré toutes les divergences, comme une bonne nouvelle, si toutefois l’ouverture de l’état d’esprit qui vient de se produire se poursuit par une ouverture théorique suffisante – ce qui n’est évidemment pas acquis.

J’en resterai là, à propos de cette correspondance trop rapidement avortée.

 

Parallèlement à ces échanges, le site Palim Psao a repris d’une part notre résumé d’articles de Thomas Konicz (http://www.lesamisdenemesis.com/?cat=3) et, d’autre part, mentionne dans un article de Clément Homs intitulé Les vases vides font toujours beaucoup de bruit (http://www.palim-psao.fr/2015/03/les-vases-vides-font-toujours-beaucoup-de-bruit-a-propos-d-une-certaine-reception-de-la-critique-de-la-valeur-en-france-par-clement) la page des Amis de Némésis intitulée La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux (http://www.lesamisdenemesis.com/?p=1293). Si mon exposé s’en tire nettement mieux que l’ensemble des autres courants de réflexion mentionnés (par exemple Le comité invisible, Guillaume Paoli, Temps critiques), lesquels sont durement étrillés comme si décidément rien n’était récupérable en eux, ainsi qu’il est d’usage dans les excommunications de l’éternelle rivalité entre tenants de la critique radicale, il convient de revenir brièvement sur ce qu’écrit Homs. Pour des raisons de commodité, je distinguerai trois séquences :

1)   On peut aussi se reporter de manière utile à l’article « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux » de Jean-Pierre Baudet (voir le texte sur le site des Amis de Némésis) – cependant, il me semble que sa volonté de trop marquer une continuité comparative entre religion et capital, le pousse à ne pas penser la rupture ontologique entre les différentes constitutions sociales pré-moderne et moderne, et à penser – à tort à notre avis – que ce serait la religion qui aurait inventé « l’économie » ce qui nous pousserait à retomber dans le concept ontologique ou anthropologique d’ « économie », ou tout du moins à ne pas considérer la réalité économique comme un contexte-forme historiquement spécifique à la seule société capitaliste. Mais on ne peut ici engager cette discussion qui mériterait une réelle discussion tellement ce texte est stimulant ;

2) nous renvoyons pour une discussion des thèses de Jörg Ulrich ou Walter Benjamin qui nous paraissent être par certains aspects l’arrière-plan des propositions de Baudet

3)   sur ce moins questionnable que jamais chez les partisans des pseudos «alternatives» des monnaies complémentaires, fondantes et solidaires, à qui l’on peut faire la même critique.

Le point 1 relève une différence d’approche qui a constitué l’objet de nos échanges. Je pensais m’être fait comprendre sur le fait que la continuité que j’établis effectivement entre religion et économie ne signifie en aucune façon qu’il faudrait « retomber dans un concept ontologique ou anthropologique d’économie ». Mais je n’ai peut-être pas été assez clair, ou pas convaincant, de sorte que Homs estime toujours que les deux choses sont « ontologiquement » indissociables, et que l’idée d’un laboratoire religieux d’attitudes économiques éterniserait l’existence de l’économie. En tout cas, ce n’est pas mon point de vue, mais, comme Clément Homs l’écrivait, le point aurait mérité une discussion plus approfondie, c’est aussi mon avis, et personne n’est absolument sûr, moi pas plus que lui, de pouvoir intégralement maintenir inchangée son hypothèse de départ (je veux dire par là qu’il s’agissait d’une vraie discussion, avec le degré d’ouverture et d’incertitude qui la caractérise toujours).

Le point 2 cite Jörg Ulrich et Walter Benjamin, ce qui prouve que Homs a, directement ou indirectement, connaissance de mon livre en allemand. En effet, ces deux auteurs ont chacun droit à un chapitre dans le livre, où j’affirme notamment toute l’estime que je porte au travail accompli par Ulrich (beaucoup plus que s’agissant de Benjamin). Que ces deux auteurs fassent partie de mon « arrière-plan » est donc tout à fait explicite (je cite longuement leurs travaux), mais j’ajoute tout de suite que mes développements, pour autant, ne sont pas du tout basés sur Benjamin et Ulrich. Ils sont basés essentiellement sur d’autres auteurs (notamment sur Lafargue et sur Laum, qui sont à l’origine de mes recherches). En témoignent la table des matières et la bibliographie de mon livre, que je joins en version française (Table des matières et bibliographie), je pense que cela devrait clarifier la question des sources.

Quant au point 3, je ne comprends pas du tout de quoi il serait question, et je ne me sens nullement concerné par des « monnaies complémentaires, fondantes et solidaires ».

 

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Ajout du 24 septembre 2015: contrairement à ce que j’avais pensé, la discussion avec Clément Homs n’était que temporairement interrompue. Elle se poursuit donc, et il sera décidé d’un commun accord si sa continuation sera publiée, sous une forme à déterminer.

 

 


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Menues péripéties post mortem de l’esprit dada

… Au cours d’une séance de spiritisme improvisé, Dada nous rappelle avec vigueur et avec de terribles grimaces que son esprit refuse désormais de répondre à ses médiums attitrés…

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Voyage en Giménologie

(Des Fils de la Nuit aux Cousins de la Pénombre)

 

 

Après la parution du livre d’Antoine Gimenez et des Giménologues, nous avons correspondu avec ces derniers pour prolonger quelques questions parmi toutes celles que ces excellents Souvenirs de la guerre d’Espagne suscitent et alimentent.

Cette réflexion en commun a été interrompue de notre fait, compte tenu de l’inexplicable et inquiétante bienveillance dont témoignaient les Giménologues à l’encontre de personnages comme Gilles Dauvé, et, pire encore, de Paul Rassinier. Dans ces conditions, on cesse de se sentir proche, mais bien plutôt loin, même « plusloin » (site hébergeant initialement les Giménologues), voire « troploin » (site de Gilles Dauvé).

Le lecteur de la correspondance que nous publions pourra prendre connaissance en détail de la façon dont ces circonstances se sont fait jour, inattendues, certes, mais non moins instructives. Les Giménologues, ce sont ici Myrtille et Vincent, les Amis de Némésis Jean-Pierre et Fabrice.

De ces échanges finissant en eau de boudin, nous retenons l’amère confirmation du succès encore persistant de l’opération Faurisson / Guillaume, menée il y a pourtant un quart de siècle. La façon massive, grotesque et impardonnable dont une partie de l’ultragauche[1], souffrant d’une véritable infirmité de naissance de par son adhésion à un folklore néo-bolchevique tout à fait muséographique, s’était laissée entraîner, plutôt activement, dans le sillage d’un leurre théorique aussi évident n’est décidément pas du nombre des blessures susceptibles de guérir : une fois qu’on a donné dans un tel panneau, au point de s’en être fait le représentant de commerce hexagonal, le retour à une lucidité sans phrases et sans précautions dilatoires semble décidément impossible. Cela, on le savait déjà à propos de Dauvé et consorts, puisque même lorsqu’il devint impossible de conserver le silence sans étouffer sous le discrédit, toutes les réserves alambiquées qui se succédèrent illustrèrent que la clarté et la franchise resteraient à jamais hors de portée, pour ne pas dire hors de visée. Pour que ces cercles d’ultragauche puissent prolonger leur action, et adopter comme activité principale la recherche permanente et ininterrompue, ad nauseam, d’une définition labellisée du « communisme » tout en imaginant et en ressassant les entraves suffisantes pour ne pas y parvenir, il fallait d’abord montrer patte grise. Mais ce qu’on ne savait pas encore, c’est que la maladie était capable de se propager au-delà de ces cercles, par exemple chez des personnes plus proches du milieu libertaire. Le virus était donc transmissible au-delà des murs des chapelles, et même aujourd’hui, on le découvre encore en train de couver là où personne, à vrai dire, ne l’attendait.

L’introduction du négationnisme dans la mouvance ultragauche s’était déroulée en opération de désinformation parfaitement et durablement réussie puisque le faux dissident y était apparu comme renversement du faux officiel, et donc, illusoirement, comme apparence du vrai. Sa seule vérité, au-delà de ce qu’il affectait d’énoncer, était sa fonction, celle d’un leurre dont, comme on verra à la lecture, certains ne parviennent toujours pas à appréhender la nature, au point d’en rester paralysés, au mieux, ou sympathisants, au pire. Même plusieurs décennies plus tard, d’interminables semi-justifications des errances passées peuvent encore aller jusqu’à défendre la mémoire de l’ineffable Rassinier. La fréquentation assidue du sympathique Gimenez et un travail indiscutablement honnête et scrupuleux pour établir la vérité en Espagne n’auront pas suffi à tarir le goût pour de médiocres falsifications en France, ce qui est quand même très inquiétant, puisque ce qu’un esprit tolère vient toujours mesurer l’étendue de sa perte. En d’autres termes : la vérité, on l’aimerait plus contagieuse.

Le lecteur en jugera par lui-même, pièces en main, et il constatera aussi que de tout cela, nous ne lui fournirons aucune explication évidente, ni même satisfaisante : la raison étant tout simplement que nous n’en disposons pas nous-mêmes, et que nous l’abandonnerons en compagnie de la question.

Il reste que, comme on sait, les Giménologues entretiennent un site Internet (www.plusloin.org/gimenez, puis http://gimenologues.org) sur lequel ils prétendent publier les courriers qui leur sont adressés. Est-ce leur site qui manque de mémoire, ou bien seraient-ce plutôt eux-mêmes ? Où sont passés les octets ? En tout cas, il est clair que nos échanges, de même que tous les autres qui mettent en cause ou font paraître un conflit, n’y seront jamais publiés. Le lecteur des Giménologues en sera pour ses frais, de même probablement que quelques Giménologues eux-mêmes, pas forcément avertis de tout. On aime la critique, mais pas chez soi.

Toutefois, avant de faire connaître ces correspondances, nous avions pris la précaution de marquer un délai d’attente raisonnable, de façon à permettre aux Giménologues d’ajouter une sorte de réponse. Mais devant le silence qui vient éloquemment clore cette discussion, nous n’avons plus aucune raison pour ne pas livrer maintenant ces échanges au public.

 

Les Amis de Némésis Le 1er novembre 2006

 

[Dans les courriers qui suivent, nous n’avons conservé que les passages touchant spécifiquement aux questions telles que la révolution espagnole, le dépassement du travail, les collectivisations, les citations et l’appréciation de Dauvé et Rassinier, d’autres thèmes théoriques abordés, et nous avons enlevé les données plus personnelles, les formules de politesse, les récits de voyage e tutti quanti. Les passages ne figurant pas sont signalés par des points de suspension entre crochets].

 

Télécharger au format PDF : correspondance.gimenologues

 

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Jean-Pierre à Myrtille, 27 juillet 2006

 

Je te remercie de la lettre de Dauvé[2]. Vous aviez trouvé que le texte de 1989 (Quand meurent les insurrections) comportait des approximations, ce qui est certainement juste puisque vous le dites. Je trouve qu’il comportait aussi quelques omissions regrettables par rapport à sa première version, écrite 19 ans plus tôt en présentation de Bilan: par exemple un bordigueux fétichisme du Parti, et un franc soutien à Rassinier.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 1er août 2006

 

Merci des précisions. On connaît le parcours de cet oiseau.

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 6 août 2006

 

Je n’avais effectivement pas noté les omissions que tu rappelles, mais il s’était écoulé un certain temps, et pour cause, entre ma lecture de la présentation de Bilan et celle de Quand meurent les insurrections, que je tenais, sans l’avoir vérifié, pour une version mise à jour de la première. Cela dit, et je n’ai pas vraiment le temps de me replonger dans ce ténébreux dossier, je crois me souvenir que Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et Rassinier, et que ce n’était peut-être pas obligatoire pour lui de le préciser à nouveau dans ce texte très postérieur. J’essaierai de ne pas oublier de revoir cela de plus près d’ici pas trop longtemps !

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 6 août 2006

 

[…]

Il n’y a aucune erreur à penser que Quand meurent les insurrections était une version mise à jour de la Présentation de Bilan, ce me semble au contraire parfaitement juste. Seulement dans le second texte, l’auteur avait éliminé les pires défauts du premier.

Mon sentiment à ce sujet est que Dauvé (Guerre sociale et plus encore La banquise) avait pour véritable spécialité ses inacceptables arguties à partir de Rassinier, qui lui permettaient de regarder avec mépris l’ensemble des radicaux qui ne partageaient pas ce triste schibboleth; et que depuis que la campagne de presse (genre Daeninckx) l’a obligé à laisser tomber ces références, au moins de façon visible, ce qui reste ne peut vraiment plus prétendre à une position originale, ou seulement propre (à soi).

La lettre qu’il vous a adressée montre bien que lorsqu’il range aujourd’hui la bibliographie sur la révolution espagnole en deux catégories, elles sont finalement toutes les deux honorables: alors qu’avant, il n’y en avait aucune qui l’était (il n’y avait que Bilan).

Bien sûr qu’il a cherché à se justifier, tu penses! On serait porté à le faire à moins. Mais qu’est-ce que ça change?

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille, 9 août 2006

 

[…]

A la lecture de Platon et la CNT, tu auras probablement repéré un passage disant qu’ «il s’est trouvé de fins critiques pour railler le point de vue prétendument borné » des prolétaires autogestionnaires espagnols. Cette allusion visait Dauvé. Au moment où j’écrivais ce petit article, je n’avais pas encore complètement fini la lecture du Gimenez. Notamment, je n’avais pas lu la conclusion écrite par le Giménologues. Je ne l’ai fait que peu après, et là, j’ai en effet été surpris de constater que Dauvé apparaissait comme votre référence principale (quatre longues citations de lui, rien de quelqu’un d’autre) pour venir nuancer ou dépasser le point de vue immédiat d’Antoine. Je ne cacherai pas que je trouve cela regrettable (même si je trouve très juste le passage consacré par Dauvé à l’alternance, chez les libertaires, entre la surestimation et la sous- estimation de l’Etat, p. 523), mais c’est ainsi et chacun a évidemment le droit de puiser à des sources diverses, au risque éventuel de se mouiller un peu les doigts.

Du reste, cette impression de mouille, vous l’avez visiblement perçue vous-mêmes puisque vous faites suivre ce qu’on pourrait qualifier de critique de la position de Bilan et de Dauvé (p. 517 – 518):

517 : c’était une expérience, sans obéir au Parti bolchevique

518 : l’attitude face à l’argent était très irrégulière

519 : si quelqu’un a arrêté l’expérience, c’était Lister

519: « le travail présuppose déjà l’être humain comme séparé de la communauté et l’effort qu’il fournit comme une contrainte aliénée, en dehors de lui »

524 : petits groupes doctrinaires

525 : scission de la CNT en novembre 36

Mais votre critique est-elle suffisante ? Franchement, rien ne me paraît moins sûr.

Elle rappelle que les petits groupes critiquant les libertaires de 1936 l’ont fait post festum, et sans comprendre les difficultés et les contradictions de ceux qui étaient dans le bain. Qu’ils auraient donc défendu une position quelque peu abstraite, « intemporelle », ou qu’ils auraient défendu de façon abstraite, hors contexte historique, une position qui par ailleurs se serait révélée juste.

D’abord, ce n’est pas tout à fait justifié : Bilan a été écrit par des groupes parfaitement contemporains des événements. On ne peut leur reprocher un quelconque retard, et le caractère au contraire très rapide de cette lucidité a son importance.

Ensuite, ce n’est pas suffisant dans la mesure où les contempteurs des libertaires les regardaient de haut non pas depuis une conscience libertaire parvenue à un stade insoupçonné de perfection (…), mais depuis les hauteurs illusoires et néfastes d’un Parti Communiste à reconstruire : ce qui, on en conviendra, n’est pas tout à fait la même chose. D’ailleurs, c’est bien en raison du caractère figé et préexistant de leur critère qu’il ne leur a pas fallu attendre pour délivrer leur verdict, et que, précisément, ils se sont montrés si rapides. Les libertaires n’ont fait que tâtonner, au lieu d’appliquer un programme : c’est quand même un peu de cela qu’il est question, n’est-ce pas ?

Entre Bilan et les libertaires, toutes tendances confondues, il y a donc cette falaise, le vieux refus du désordre anarchiste au profit de la discipline de Parti. On n’a pas bu le biberon chez Bordiga pour des prunes.

Mais si ce divorce là est très facile à pointer, et s’il est aisé de se prononcer à son sujet sans beaucoup d’hésitations, il n’en va pas de même du point de vue de la critique de fond, de celle par exemple qui se rapporte à l’autogestion, laquelle semblait être un idéal suffisant et satisfaisant pour les uns, et une simple reproduction du capitalisme, temporairement collectivisée, pour les autres. C’est là, sur ce terrain, que la position de Bilan, Dauvé et Cie doit être acceptée ou critiquée.

Du fait même de l’aspect relativement centrifuge et non coordonné des collectivisations d’entreprise dans l’industrie et dans l’agriculture, il est probablement difficile de définir une tendance univoque. Les ouvriers espagnols voulaient-ils simplement assurer la continuité de la production de biens matériels indispensables à tous, ou bien étaient-ils portés à vouloir maintenir les entreprises telles quelles, sans jugement sur leur activité, leurs méthodes, leur utilité ? Là, les historiens que vous êtes sont mieux désignés que quiconque pour répondre à la question. Qu’en pensez-vous ? En tout cas, la question ne me paraît pas inutile.

Dans ce contexte précis, la question de savoir si le travail correspond au métabolisme général tel que le concevait le marxisme traditionnel, ou s’il doit au contraire être réservé au travail salarié dominé par le travail abstrait, propre au capitalisme (un petit rappel gratuit de Krisis, Exit ou Jappe en pages 518 – 519), prend une forme concrète et, si j’ose dire, « incontournable ». En effet, dans une situation révolutionnaire dans laquelle les producteurs se sont émancipés du patronat, le caractère double du travail (concret et abstrait, producteur de valeur d’usage et producteur de valeur d’échange) éclate au grand jour ; et sonne pour ainsi dire l’heure de vérité de ces controverses théoriques.

Il faut continuer à manger et à se vêtir : je crois que tout le monde en conviendra. En tout cas, c’est une idée bien enracinée chez les ouvriers d’industrie et les agriculteurs, d’autant qu’ils avaient connu la disette et le manque. Il n’est donc pas question pour eux de laisser tomber, de but en blanc, la production de ce genre de biens. De même, faut-il continuer à circuler et à faire circuler, il faut construire des habitations, et, pour faire bonne mesure, il faut en plus produire, acheminer et approvisionner des armes, des camions, des blindés, des avions. Sous cet angle, la situation ne s’annonce pas de plein repos.

Reste qu’en continuant à produire cela, on ne veut pas continuer à reproduire les rapports d’aliénation: et on passe de la valeur d’usage à la valeur tout court. Ce qui signifie non seulement qu’il faut écarter les accapareurs de plus-value, et qu’il faut arrêter la production des biens et des services exclusivement liés à la reproduction de l’ordre capitaliste, mais que pour tout ce qui aura été décidé de continuer à produire, il faut coordonner la production au- delà de l’entreprise, dans l’intérêt commun ; qu’il faut déterminer les besoins pour produire en fonction des besoins et non plus produire pour produire ; qu’il faut dépasser le plus rapidement possible le mode de distribution par l’échange, monétaire ou non, et lui faire succéder un mode d’approvisionnement libéré, en fonction des besoins (contingentés pour commencer, quand il le faut, puis plus contingentés du tout) ; qu’il faut mettre en place des structures « politiques » ou « démocratiques » aptes à prendre collectivement ces décisions, à en organiser la discussion, à doubler les instances administratives et étatiques, de même que les réseaux purement commerciaux, afin de les dévitaliser et de les rendre obsolètes le plus rapidement possible, au profit d’une population organisée à la base ; qu’il faut à tout instant faire un choix entre l’opposition violente à ce qui doit disparaître, et son dépérissement « pacifique », mais en excluant de façon systématique que ce dépérissement ne soit au contraire sa continuation en veilleuse ; et j’en oublie sûrement.

Non seulement le fait de continuer à produire n’est pas incompatible avec le dépassement du travail, au sens de travail salarié, mais il importe justement que les deux deviennent synonymes. C’est là tout le défi qu’il s’agit alors de relever, dans la pratique, et la clarification théorique se fait au rythme de cette pratique, avec parfois un peu d’avance et parfois un peu de retard, mais sans qu’il y ait indépendance totale de l’une ou de l’autre. J’insiste donc pour dire que c’est par rapport à l’avancement ou à l’absence d’avancement de cette ligne stratégique d’ensemble que le prolétariat espagnol de 1936 peut être critiqué ou non, dans des proportions justifiées. Et pas du fait de s’être saisi d’entreprises, et de les avoir fait fonctionner, comme si c’était une bêtise en soi. De même, la question de la nature du travail et du dépassement du travail se pose dans ces mêmes termes, et pas comme une confrontation théorique abstraite entre une position substantialiste et un relativisme historique finalement absolutiste : la scission qui intervient et manifeste l’avancement de la bonne vieille cause ne porte pas seulement sur le « Parti » de la révolution, comme le rappelait plaisamment la Véritable Scission (« Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu’il se scinde à son tour », Hegel), mais aussi et avant tout sur le travail, qui doit éclater du fait de sa double nature. Cet éclatement est à mon sens l’objet central de cette controverse à propos des libertaires de l’époque, et peut-être est-il même, sous cette forme, susceptible de donner une tournure plus concrète à un débat qui, sous sa forme doctrinale, en a quelque peu besoin.

Qu’en pensez-vous, toi et Vincent ? Ne serait-ce pas l’occasion de faire avancer ce débat ?

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 10 août 2006

 

[…]

Je t’envoie ce petit message juste pour accuser réception du tien. Je fais le maximum pour te répondre très vite, et en attendant je fais suivre notre échange à Johannes, que tu as vu avec nous à Paris, qui a participé à la rédaction de la postface.

[…]

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Vincent à Jean-Pierre, 27 août 2006

 

[…]

Comme je te l’ai dit récemment, je voudrais ne pas différer trop longtemps une réponse qui sera pour l’heure très incomplète. Tu me pardonneras donc les approximations et le manque d’approfondissement.

Je te précise tout d’abord comment j’ai rédigé la postface.

Comme tu l’as vu, nous avons tenu à conserver un caractère très ouvert, le moins directif possible, à notre écriture au fil des notes de l’appareil critique; néanmoins, il nous a paru nécessaire d’indiquer plus précisément, mais de manière un peu discrète, d’où son placement entre le texte et les annexes, ce que les giménologues pensaient du monde dans lequel ils vivent. Notamment pour se démarquer dans la mesure du possible du milieu libertaire, auquel la plupart des recenseurs nous assimilent abusivement, volontairement ou non. Mais il était aussi évident que seuls Myrtille et/ou moi pouvions nous en charger, les autres giménologues étant trop pris par d’autres choses ou moins dans le coup pour rédiger un tel texte. Le seul autre giménologue qui soit assez au fait de l’articulation centrale de cette postface, à savoir celle qui porte sur la critique du travail, de la valeur et du fétichisme de la marchandise, Johannes en l’occurrence, a rédigé à ma demande le « petit rappel gratuit ». Et si je le lui ai demandé, c’est que nous nous trouvions, M. et moi, pris dans une ambiance de travail intensif avec quinze tâches à mener de front. Ensuite, quand il s’est agi de dire notre mot sur la « révolution » espagnole, dont le sous-titre de la postface dit bien que son caractère révolutionnaire n’est pas acquis, je me suis souvenu des analyses de Dauvé dans sa présentation de Bilan, et je les ai relues dans sa version mise à jour sous le titre Quand meurent les insurrections, dont je pensais qu’il ne s’agissait que d’une version augmentée de la partie de son texte de 1979 portant sur la révolution et la guerre civile en Espagne.

Je n’ai donc pas prêté attention à la disparition de la référence à Rassinier, d’autant qu’elle apparaît dans une note se référant à une autre partie du texte que celle portant sur l’Espagne, et dont je ne suis pas sûr par ailleurs qu’on puisse la qualifier de « franc soutien à Rassinier ». Je précise tout de suite que je n’ai pas considéré à l’époque, ni ne considère aujourd’hui, obligatoirement honteux de citer Rassinier : tout dépend de comment on le fait ; et il faut quand même se souvenir que Rassinier a fait partie de « la Gauche Révolutionnaire » de Marceau Pivert (ou du PSOP qui lui fait suite, je ne me souviens plus), dont un certain nombre de militants se sont engagés en faveur de la république et/ou de la révolution espagnole, même si je suis évidemment très loin de partager leurs options politiques. Son lent et progressif glissement vers une forme de collaboration avec l’extrême-droite est aussi à mettre sur le compte de l’aveuglement et la surdité de ses anciens camarades de gauche à l’endroit de certaines questions qu’il avait soulevées dans son Mensonge d’Ulysse.

Et concernant le « bordigeux fétichisme du Parti » de Dauvé dans son texte de 1979, il me semblait avoir perçu un notable effort pour s’en dégager[3], à tel point qu’il m’est resté l’impression que c’était presque là son objet principal. Et que c’était aussi cet effort qui lui permettait une certaine acuité d’analyse de la révolution espagnole. Mais je peux me tromper…

Toujours est-il que devant quelques aperçus très justes sur cette affaire, j’ai jugé bon de citer Dauvé, puisque je n’aurais pas mieux dit sur ces points, sans me soucier le moins du monde de spéculer sur le bénéfice qu’il pourrait ou non tirer de se voir ainsi favorablement traité. Je te charrie un peu, mais considère que nous avoir dit que tu trouvais « regrettable » de voir Dauvé cité à plusieurs reprises dans notre postface nous a paru un peu fort ! Surtout quand tu ajoutes que tu trouves intéressant son propos sur le rapport à l’État des anarchistes espagnols : j’aurais mieux compris si tu avais pensé qu’il disait des âneries. Et puis, les analyses intéressantes sur ce point n’abondent pas…

Je précise en outre que ce n’est pas parce que la référence à Dauvé apparaît en clair qu’elle constitue notre « référence principale (…) pour venir nuancer ou dépasser le point de vue immédiat d’Antoine », car c’est plutôt le « petit rappel gratuit » qui possède ce caractère de centralité. Il est vrai que nous aurions sans doute dû renvoyer aux sources originales et mentionner au moins le livre d’Anselm Jappe sur « les aventures de la marchandise ». Nous pourrons réparer cet oubli dans d’éventuelles rééditions à venir. Les références à Dauvé visent plutôt la critique de la théorie de l’État chez les anarchistes espagnols et la limite que constitua le caractère syndical de leur organisation fétiche.

« Les ouvriers espagnols voulaient-ils simplement assurer la continuité de la production de biens matériels indispensables à tous, ou bien étaient-ils portés à vouloir maintenir les entreprises telles quelles, sans jugement sur leur activité, leurs méthodes, leur utilité ? »

Je ne prétendrai pas répondre maintenant à cette question, mais on peut toujours commencer à approcher la question. Il faut tout d’abord prendre en compte ce fait que les industries espagnoles étaient en grande partie orientées, dès avant 1936, vers la satisfaction des besoins ordinaires de la population, de telle sorte que les ouvriers ne seront peut-être pas tellement conduits à se poser cette question, au moins sous cette forme[4]. L’Espagne était un pays, en gros, auto-suffisant dans la plupart de ses productions, ainsi qu’en ce qui concerne ses matières premières (minerais, etc.). Il en allait de même de ses productions agricoles. Son implication dans les échanges marchands internationaux était donc assez faible (ce qui ne veut pas dire que les capitaux étrangers, notamment britanniques, n’étaient pas investis en quantité en Espagne). Cette implication avait été transitoirement plus forte au moment de la première guerre mondiale, puisque l’Espagne n’était pas puissance belligérante, ce qui lui laissa tout loisir de produire pour les nations en guerre qui manquaient de tout. Mais, la guerre finie, la production dut rentrer dans le rang. Le gros problème de l’économie capitaliste espagnole, comme on sait, c’était la réforme agraire, dont tous les économistes intelligents savaient qu’elle était indispensable pour créer un marché capable de stimuler la production des villes, mais qui n’en restait pas moins perpétuellement dans les limbes. Du coup, un peuple espagnol habitué à un mode de vie plutôt ascétique (si l’on excepte une petite frange de riches, bourgeois, aristocrates et ecclésiastiques) et travaillant dans des usines produisant des biens utiles (à Barcelone, par exemple, la plus grande partie de la production était centrée sur le textile) en très grande partie absorbés par le marché intérieur était assez peu enclin à remettre en cause l’organisation de la production ainsi qu’à débattre du bien fondé de telle ou telle fabrication. Les discussions étaient ailleurs, ce qui était bien dans le tempérament des Espagnols, qui passaient leur temps libre dans les cafés (surtout les hommes, bien sûr) à discourir sur les révolutions passées et à venir, tout en méprisant les contingences matérielles immédiates[5]. Pour eux, il fallait se débarrasser des bourgeois parasites, de la Guardia Civil, des curés, et s’emparer de l’appareil de production tel quel, afin de le placer sous la direction du syndicat.

Il y aurait néanmoins un travail à faire (et je crois savoir que certains chercheurs en Espagne commencent à s’intéresser à la question) pour aller y voir de plus près : en effet, il semble bien qu’on puisse faire une distinction entre le prolétariat traditionnel de Barcelone, par exemple, catalan, syndiqué, éduqué, attaché à la qualité de son travail, etc., plutôt porté à défendre les options réformistes de la CNT, et à voter accessoirement pour l’Esquerra; et un prolétariat formé d’immigrés de l’intérieur, Andalous et Murciens pour l’essentiel, chassés de leurs régions d’origine par la misère et les persécutions, souvent analphabètes, logeant dans la périphérie de Barcelone, en butte souvent à un racisme larvé des Catalans, assez enclins aux solutions radicales, qui formeront les gros bataillons de la FAI, etc. Ces derniers ont sans doute représenté les principaux contingents des tendances radicales, qui faisaient beaucoup moins corps avec l’outil de production, habitués qu’ils étaient à partager leur temps entre périodes intenses d’activité laborieuse au moment des travaux sur les terres des grands propriétaires et de longs mois sans travail ni revenu, à vivre misérablement, et avec pour tout loisir celui de rêver à d’autres mondes. Cette sorte de travailleurs m’intéresse particulièrement (et c’est pourquoi j’en ai parlé, en les rapprochant des marginaux, vagabonds et autres brigands, dans la postface), parce qu’ils étaient sans doute plus porteurs (que leurs compagnons « installés » dans le centre) de refus du travail, de mépris à l’égard des biens matériels, etc., ce qui les rendait sans doute plus difficiles à faire entrer dans les catégories du travail salarié. On peut se demander s’il est toujours possible d’appliquer des modèles basés sur des « calculs d’intérêts » à de tels énergumènes.[6]

Les considérations qui précèdent illustrent, je crois, assez bien en quoi je suis d’accord avec toi quand tu signales qu’ « entre Bilan et les libertaires, toutes tendances confondues, il y a donc cette falaise, le vieux refus du « désordre » anarchiste au profit de la discipline de Parti. » Il y a sans doute, sur ce point, dans la lettre de Dauvé, une franche atténuation du problème, quand il dit constater « que l’écart entre les deux attitudes, entre la volonté de participer au mouvement prolétarien (…) et la volonté de maintenir des principes, reflète une situation où l’action autonome, l’offensive des prolétaires (…) laissaient intactes certaines structures essentielles, et ainsi s’empêchaient de renverser les bases de la société. De là, cet écart (ou ce mur) entre ceux qui se livrent à la “pratique” et ceux qui donnent ou semblent donner des leçons de “théorie”. » Ici, la faute, en dépit des nuances énoncées, est du côté de ceux qui expérimentent, et ce n’est pas pour rien que Juan Sans Sicart, récemment à Toulouse lors d’une « charla », tenait à dire, en substance : « Vous pouvez nous faire tous les reproches et toutes les critiques que vous voudrez, mais n’oubliez quand même pas de considérer que nous avons cherché, que nous avons expérimenté, et si vous ne devez conserver qu’une chose de ce que nous avons fait, c’est celle-là. »

Concernant maintenant le débat sur l’autogestion espagnole, j’impliquerais volontiers, Johannes bien sûr qui suit ce débat, mais également Anselm Jappe, en sa qualité de giménologue d’honneur, mais aussi, plus sérieusement, parce qu’il pourrait avoir des choses intéressantes à dire sur la question, à mon avis. En attendant, et sans me lancer dans de longs développements, je dirais que, si j’ai bien compris une certaine partie du raisonnement des gens de Krisis-Exit, il y aurait erreur à croire que le rapport capitaliste se résume à un affrontement entre valeur d’usage et valeur d’échange, et qu’il s’agirait de faire venir à la lumière ce double caractère pour mettre en danger la marchandise. Il y a tout un effort chez Marx, dans Le Capital, pour progresser, à partir de la distinction reconnue entre ces deux modes de valeur, jusqu’à la valeur proprement dite, qui ne doit pas être confondue avec la valeur d’échange, ainsi qu’une lecture trop rapide pourrait y inciter. La forme-valeur, posée comme abstraction organisante (Anselm, reprenant Sohn-Rethel si je ne m’abuse, parle d’ « abstraction réelle », mais la notion est dans ces termes pour moi un peu trop auto-contradictoire), a besoin de quelque chose d’autre qui lui échappe, afin de toujours mettre en œuvre son processus d’appropriation et de domination du réel ; dans cette équation, la valeur d’usage constitue en quelque sorte le terme réel et la valeur d’échange une sorte d’opérateur permettant à la forme-valeur de se pérenniser. Dans ce mouvement, le travail concret et le travail salarié ne sont que des formes relatives rapportées au travail abstrait, auquel correspond la valeur stricto sensu. On comprend alors, et c’est un peu ce que développe le Manifeste contre le travail, qu’il ne faut pas se contenter d’incriminer l’échange (auquel on pourrait être tenté de rapporter le travail salarié), pour sauvegarder dans le même mouvement le travail concret (ou travail générique), mais bien les critiquer radicalement comme deux manifestations phénoménales du travail abstrait. Il faut alors remonter en amont pour appréhender les conditions de possibilité d’une telle manifestation bifide et les saisir comme faisant partie d’un arrangement métaphysique spécifique (à la bourgeoisie, pour aller vite, dans un premier temps, puis à des franges toujours plus étendues du prolétariat).

Ce n’est à mon sens que le jour où nous nous serons débarrassés de la valeur que nous pourrons vraiment trancher le débat sur sa véritable nature, et pas avant. Je pense que c’est là ce qui me sépare de Bilan, car il y a chez eux une propension à juger le prolétariat espagnol de 1936 à l’aune d’une vérité établie et préalablement acquise sur la nature du travail, du capital, etc. et par conséquent de ce que doit être une vraie révolution, conçue sous un mode programmatique. Or je fais, pour ma part, plutôt découler les vérités du mouvement révolutionnaire en marche. C’est pourquoi j’avais fait cette allusion, dans la postface, aux querelles sans fin entre théoriciens ultra-gauches, au sein desquelles je vois mal la possibilité de trancher en faveur de tel ou tel oracle omniscient. Et quand on sait combien peuvent diverger les conséquences de tel ou tel choix théorique, par exemple sur la question du travail productif ou improductif, on a plutôt intérêt, comme tu le suggères, à critiquer le prolétariat espagnol de 1936 « par rapport à l’avancement ou à l’absence d’avancement » d’une certaine ligne stratégique d’ensemble qu’il a commencé de mettre en œuvre. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille en rabattre sur la théorie, mais qu’il est crucial de lui conserver un statut assessorial[7], si je puis dire, en permanent dialogue avec les avancées (ou les reculs) du prolétariat. C’est d’ailleurs bien ce que tu dis également : « la clarification théorique se fait au rythme de cette pratique, avec parfois un peu d’avance et parfois un peu de retard, mais sans qu’il y ait indépendance totale de l’une ou de l’autre. »

Je saisis l’occasion de ce développement pour te faire le reproche d’un propos qui me paraît trancher quelque peu avec la souplesse théorique à laquelle tu appelles. Quand je t’ai dit dans un courrier du 6 août : « Je crois me souvenir que Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et Rassinier… », tu m’as répondu le même jour : « Bien sûr qu’il a cherché à se justifier, tu penses! On serait porté à le faire à moins. Mais qu’est-ce que ça change ? » À ce compte, il n’y aurait plus aucun intérêt à effectuer le moindre retour sur sa propre activité et ses propres choix d’un moment : il n’y aurait plus alors de droit de cité (et de droit de citer, si j’osais) que pour ceux qui, en bons disciples de Celui-qui-ne-se-corrige-pas, ne se trompent jamais ! Il y a là aussi matière à constitution d’un Parti, je le crains, et il ne faudrait pas, à mon sens, sous l’argument que Dauvé et Bilan « regardaient (et regardent encore) les libertaires de l’époque depuis les hauteurs illusoires et néfastes d’un Parti détenant la vérité », leur renvoyer la pareille. Mais, bon, je comprends aussi qu’on puisse avoir les boules contre des gens qui prétendaient avoir raison contre tous, et ne s’en plantaient pas moins lamentablement parfois. Mais il y a tellement d’exemples de ce genre…

Bon, je vais m’arrêter là pour le moment, et excuse moi encore pour le caractère un peu « brut de décoffrage » de ce qui précède.

[…]

PS : je fais suivre ce courrier à Johannes et aux autres giménologues, Jackie, Jean- Marc, de Marseille, et Fred, de Périgueux. Je le ferais ensuite volontiers suivre à Anselm Jappe (en totalité ou sous forme d’extraits à choisir) et à Gilles Dauvé (idem[8]), mais j’attends ton avis.

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Myrtille à Jean-Pierre, 28 août 2006

 

Après Vincent, je continue de répondre à ta lettre en amenant quelques éléments.

Nous sommes contents que tu nous donnes l’occasion d’approfondir ces thèmes essentiels.

Je reprends la question posée : les anarchistes espagnols ont-ils tenté de dépasser le travail tout en continuant la production au cours de l’expérience « collectiviste » de 36-37 ?

J’apporte un élément de réponse allant dans le sens négatif.

D’une part, les Espagnols restent encore marqués dans les années trente par une « culture pré-capitaliste » où le travail n’est guère une valeur centrale, et où la communauté villageoise par exemple reste une référence importante. D’autre part, les militants ouvriers en Catalogne et dans le nord-ouest (CNT et UGT) sont bien les fils de leur temps et se dévouent au développement des forces productives, car pour eux le Travail fait face au Capital.

Cela se traduira dans les faits en 1936-1939 de la manière suivante :

Après avoir lutté pied à pied (comme partout dans les années 20 et 30) pour réduire le temps et la pénibilité du labeur, les militants d’après juillet 36 appelèrent au sacrifice de soi et à réfréner les revendications afin assurer l’intensification de la production (qui plus est en fonction des besoins de la guerre). Et ils jetèrent l’opprobre sur les ouvriers « aux mœurs bourgeoises » qui continuaient à résister au travail comme ils le faisaient auparavant[9].

Je veux souligner par là que dans les usines et ateliers de Barcelone en tout cas, le conflit pratique qui apparaît – et qui par là même ruine les chances de voir surgir un débat théorique sur la nature du travail dans la société capitaliste, ou sur une redéfinition des besoins quand les ouvriers sont maîtres de la production etc. – met aux prises une partie des ouvriers (affiliés et non affiliés sans doute, ceci reste à voir de plus près) qui résiste activement ou passivement au travail et défend les acquis des luttes précédentes, et une partie des militants dans l’usine et dans les syndicats qui assez vite se substituent aux patrons. Ils vont accabler les premiers de remontrances, de tracasseries et de sanctions (réduction de la paye, exclusion de l’usine etc.) jusqu’à ramener par exemple le salaire aux pièces qui venait d’être enfin supprimé, instaurer des primes à la production, et proposer carrément de rééduquer moralement les masses…[10]

J’avais également pris copie d’un article Elogio del trabajo publié dans Mi Revista en 36, précédé de la citation du ministre de l’économie anar (tout récemment affilié) de la Generalitat de Catalunya, Juan P. Fabregas : « Es necesario crear una mística del trabajo ». Cet article expose la thématique habituelle de la valeur du travail générique, et de la haine qu’il faut développer à l’encontre des oisifs et parasites… Il rappelle que c’est l’Eglise qui a mensongèrement énoncé que le travail était une torture, et qu’en réalité c’est dans l’inaction que réside le véritable supplice. Passons.

Ainsi au front comme à l’arrière au fil de l’automne 36, il y a peu d’aspects de l’existence qui ne commencent pas à se militariser, et une forme de capitalisme d’Etat voit le jour. Ceci n’est bien sûr pas mon dernier mot sur la question, mais permet de fixer un peu le cadre de nos investigations. Il faudrait entamer un travail sérieux sur la tension individu-communauté qui a sans doute perduré un peu plus longtemps en Espagne qu’ailleurs, par exemple à partir de l’activité des anarchistes individualistes qui ne se sont pas laisser embrigader dans une militance systématique[11], et pour qui la guerre a été une véritable catastrophe. Il faudrait bien sûr revoir de plus près les collectivités agricoles en Aragon et dans quelques autres endroits reculés de l’Espagne restée républicaine.

Autre remarque : « le travail présuppose déjà l’être humain comme séparé de la communauté et l’effort qu’il fournit comme une contrainte aliénée, en dehors de lui ». « Toute la question est de ruiner cette séparation, et le travail n’est plus du travail » écris-tu dans ta lettre.

Pour les anars productivistes des années trente, la communauté du travail faisait face à l’inhumanité du capital, d’autant plus quand elle assurait elle-même la production. Pour eux, le travail en 1936 était un outil de rédemption morale et le gage pour chacun de trouver sa place dans la communauté. Avec l’autogestion, le travail était toujours le travail, et revendiqué comme tel, mais magiquement il ne devait plus être ressenti comme pénible. D’ailleurs écrivaient-ils « la peine que nous procure le travail n’est, dans la plupart des cas, que le produit d’un réflexe psychologique. Avec une bonne organisation du travail, elle disparaîtra[12]. » La fin des états d’âme et du spleen s’est vue là décrétée.

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Vincent à Jean-Pierre, 29 août 2006

 

[…]

Ce petit message rapide pour te dire qu’à la réflexion j’ai péché par irénisme en te proposant de joindre notre échange à Dauvé « en totalité ou des extraits » : je pense qu’il faudrait, en tout état de cause, se limiter à des extraits à caractère général portant sur le fond de la discussion, car tout lui communiquer serait la meilleure façon de s’embarquer dans un « débat » dont je pense qu’il faut le considérer comme clos (je ne m’étends pas sur les raisons qui font clôture, surtout pas !).

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 2 septembre 2006

 

[…]

C’est à mon tour de vous présenter mes excuses et de parler de délais.

[…]

Me voici donc contraint de vous promettre une réponse pour après le 16 septembre. Mais ceci ne m’empêche pas dans l’immédiat:

  • de vous remercier pour des lettres intéressantes que je n’ai fait que survoler pour le moment et que je lirai dès que possible avec toute l’attention requise,
  • de vous préciser d’emblée (et là sans aucune hésitation) que je ne veux à aucun égard participer à des échanges avec Dauvé (y être mêlé en quelque sorte que ce soit); vos correspondances avec lui sont votre affaire, et ne me regardent pas, mon but était non d’ouvrir un débat avec un poisson qui adore glisser dans des eaux troubles, mais seulement et uniquement de soulever des questions qui pourraient éventuellement prolonger vos études sur certains sujets ou du moins y contribuer.

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Myrtille à Jean-Pierre, 7 septembre 2006

 

Nous te communiquons une lettre à envoyer à Dauvé qui comporte des extraits de nos échanges (toi et nous), en ne signalant que tes initiales. Dis-nous – si tu peux rapidement – si cela te convient dans la mesure où tu n’es pas cité, et où les questions posées par Dauvé comme par toi concernant notre livre contribuent à un débat que nous espérons public. Nous attendons ta réponse avant d’envoyer à Dauvé.

Par la même occasion je te signale la correction suivante dans la référence aux textes de Seidman : traduction intitulée : « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail », effectuée par Échanges et Mouvement en 2001, à partir de l’article : « Towards a history of workers resistance to work : Paris and Barcelona during the french popular front and the spanish revolution » in Journal of contemporary history, vol. 23, avril 1988, pp. 193-219.

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Jean-Pierre à Myrtille, 13 septembre 2006

 

[…]

Je suis désolé de ne pouvoir abonder dans ce sens, je ne souhaite pas de quelque façon que ce soit « correspondre » avec Dauvé. Je m’en expliquerai dès mon retour, de la façon la plus circonstanciée, et vous proposerai une alternative.

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Myrtille à Jean-Pierre, 14 septembre 2006

 

D’accord Jean-Pierre.

Nous n’envoyons rien à Dauvé.

Au plaisir de te lire

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 17 septembre 2006

 

[…]

Me voici de retour, et un peu plus en mesure de vous répondre d’une façon appropriée.

Commençons par le point qui est le moins intéressant sur le plan du contenu, mais qui est aussi susceptible de soulever polémiques et désaccords : je veux parler de la personne de Dauvé ; et ensuite de la méthode de communication qui est en train de s’instaurer. J’en viendrai après seulement à la partie la plus fructueuse, à mon sens, et qui est notre discussion relativement à l’Espagne et à ce qui s’y est passé, ainsi qu’aux implications actuelles et même théoriques de ce sujet.

Rassinier, tout d’abord, puisqu’il a été associé à Dauvé dans nos échanges (après l’avoir été dans nombre d’autres textes, évidemment). Vincent rappelle que Rassinier n’avait pas toujours été ce qu’il est finalement devenu. Ce n’est pas pour me cacher derrière la célèbre formule qui dit qu’on est ce qu’on devient (et qu’on peut pousser jusqu’à dire qu’on devient ce qu’on est), mais je ne crois pas, en effet, qu’on puisse (ou qu’on doive) «rattraper» ce que quelqu’un devient, comme pour lui allouer une biographie de rechange. Ou alors, il faut compter Mussolini, et quelques autres sbires du même acabit, parmi les révolutionnaires, parce qu’en leur prime jeunesse, ils avaient été de l’autre bord ? De toute façon, comment penser qu’on puisse changer de pied en cap ? Si une problématique rencontrée pousse quelqu’un à virer de bord, elle ne fait que prendre appui sur une potentialité latente, de sorte que seul l’aboutissement révèle une vérité d’ensemble (le fruit est la vérité de la fleur, disait le jardinier du potager dialectique). De plus, l’appui de Dauvé & Cie ne visait pas le pauvre Rassinier des débuts, mais bien ce qu’il a écrit et soutenu à la fin de sa triste carrière : ce qui en fait élimine toute discussion à ce sujet. Bien sûr que, chemin faisant, on peut perdre des qualités : qui en serait exempt ? Mais le cheminement de Rassinier, qui a été retracé avec force détails et sans forcer le trait par une historienne étrangère à tout esprit partisan « extrémiste »[13], n’est pas celui d’un « homme de conviction » qui se serait égaré en 1950 en publiant Le mensonge d’Ulysse mais qui serait demeuré pacifiste et socialiste internationaliste jusqu’au bout (comme l’affirmait Pierre Guillaume, une belle référence s’il en est, dans sa Préface à Ulysse trahi par les siens), il est celui de quelqu’un qui écrivait dès 1934: « Non, moi, quelquefois je me prends à penser que l’homme de la rue, le pauvre prolétaire, a décidé une fois pour toutes qu’il est moins pénible de subir les effets du fascisme, même comme sous Hitler, et fût-ce pendant des éternités, que de chercher la vérité dans ce fatras »[14]. Ce « fatras », c’était l’extrême-gauche de l’époque. Rassinier avait alors 28 ans… Il préférait déjà la paix avec le Reich aux discussions à la SFIO. Et l’historienne de noter : « Et Paul Rassinier entre dans la guerre au sein de la mouvance socialiste où militent ceux dont le pacifisme et l’anticommunisme sont si intenses et si intensément mêlés qu’ils en sont venus à considérer les juifs et les communistes comme solidairement intéressés par un conflit armé avec l’Allemagne nazie et qu’ils les tiennent dès lors pour responsables du déclenchement de la guerre »[15]. Ce n’est certes pas une forme de sénilité qui aurait frappé Rassinier, abandonné par ses proches et livré à une sorte de folie, mais plutôt, dès sa jeunesse, cette obsession commune à toute l’extrême-droite antisémite (et bien présente dans une partie de la gauche, qui pourra ainsi facilement changer de camp, comme l’ont montré les travaux d’historiens tels que Zeev Sternhell), qui consiste à voir les Juifs, simultanément, derrière la Phynance et derrière la Révolution, s’activant pour détruire la belle civilisation européenne traditionnelle (celle des paysans et de la petite industrie locale). Dès 1934, Rassinier penchait de ce côté, mais il penchait encore au sein de cercles de gauche qui vont lui valoir d’aller faire un tour à Buchenwald en 1943. Eut-il le sentiment d’une méprise ? S’est-il senti traité injustement en ennemi ? Est-ce ainsi qu’à son tour, après « l’homme de la rue », il se serait identifié à ceux qui l’avaient enfermé ? Tout en assénant qu’il est question de pure vérité, et non de défendre l’Allemagne nazie[16] ? Pour sûr, pourtant, qu’il cirera les bottes de ses gardiens, une fois relâché ! Et en 1961, retournant en Allemagne, il y fera une tournée de conférences organisée par un ancien Waffen SS, tout en écrivant dans une revue dirigée par Louis Lecoin (Défense de l’homme). L’échec de sa vie politique dans son territoire de Belfort aura ainsi amené une sorte de pauvre type à réécrire l’histoire, mais bien avant d’en arriver là, son antisémitisme n’avait manifestement pas attendu de favorables circonstances biographiques de ce genre pour s’agiter au fond de sa caboche. Son ressentiment n’a fait qu’y puiser : a-t-on jamais vu le ressentiment créer, inventer ou produire quelque chose par lui- même ? L’antisémitisme, une fois de plus, se présentait comme le joker de tous les ressentiments, et les ressentiments, souvent, commencent déjà par lui. Si des libertaires se sont encore trompés sur Rassinier dans les années 1960, ce qui est fort regrettable, il me semble que ce n’est là qu’une raison de plus pour ne plus jamais emboîter leur pas à son sujet[17]. Une erreur ne peut être effacée, mais on doit quand même s’abstenir de la reconduire !

Bien sûr qu’on peut citer Rassinier, comme on peut aussi, dans différents registres, citer Louis Ferdinand Céline, Joseph Goebbels, Alfred Bäumler, Leni Riefenstahl ou Carl Orff : en précisant de qui et de quoi il s’agit, et pour quelle raison particulière on est amené à produire une citation de ce genre d’énergumène : pour une raison qui ne peut jamais être, en aucun cas, de reprendre et de prolonger un axe de pensée de leur part. Ce qui m’amène directement à Dauvé.

En ce qui le concerne, je tiens à faire observer que mes mises en cause ne portent nullement sur un camarade qui s’est trompé, comme on disait en Italie dans les années 70 à propos des terroristes. Comme on s’en souvient, cette expression était d’ailleurs déjà fausse à l’époque, bien que pour d’autres raisons. En tout cas, cette catégorie de l’erreur, comme celle du changement évoquée à propos de Rassinier, me semblent relever (Vincent me le pardonnera, j’espère) d’une époque pré-dialectique, et même préfreudienne. Elles ne sont plus très convaincantes, depuis qu’on enregistre lapsus et actes manqués. En tout cas, elles ne le sont plus lorsqu’elles veulent assumer une fonction explicative. Il me semble que le plus souvent, on ne peut plus leur accorder que des fonctions descriptives, et encore. Quand je dis : « je me suis trompé », l’auditeur naïf se dira : « quelle honnêteté, quelle franchise, quel courage ! », mais au fond de moi, je sais bien que cet aveu m’en évite d’autres, plus pénibles, tant il est vrai que je distingue obscurément pourquoi je me suis trompé : et l’aveu de m’être trompé me dispense de venir sur ce terrain, et me permet de conserver l’opportune obscurité. De même, tel garçon ayant mené an cours de nombreuses années une vie de carriériste corrompu me dira « j’ai fait tant de bêtises ! » pensant indiquer par la même occasion qu’il a changé, qu’il s’est « refait une virginité » et qu’il est par là même digne de toutes les amitiés en général, et de la mienne en particulier, mais il ne fait que montrer par son exemple que les deux catégories, l’erreur et le changement, ont décidément un air de famille impossible à ignorer. Laissons-les ensemble, en joli duo hypocrite.

Dans un petit nombre de cas, j’admets volontiers que la catégorie de l’erreur peut suffire, par exemple quand vraiment on se trouve dans une sorte de distance et d’ignorance importantes avec le sujet traité, et qu’on a nagé dans l’aléa. Mais ce qui importe, c’est que ces cas là ne concernent pas du tout notre sujet, comme on peut voir aisément.

Enfin, pour revenir rapidement sur un passage de Vincent (« je comprends aussi qu’on puisse avoir les boules contre des gens qui prétendaient avoir raison contre tous, et ne s’en plantaient pas moins lamentablement parfois ») : de ma vie je n’ai jamais reproché à quiconque de vouloir avoir raison, y compris contre tous, ni de s’être planté. Il me semble bien plutôt que c’est ce double dispositif qui définit le genre humain, dans son activité intellectuelle : car celui qui ne voudrait pas avoir raison serait une sorte de castrat, tandis que celui qui ne se tromperait jamais serait un dieu ; les humains, eux, en naviguant entre Charybde et Scylla, échappent fort heureusement au naufrage contre l’un ou l’autre de ces rochers infâmants. Ce sort auquel sont exposés les mortels, il convient donc de l’assumer, sans en faire reproche à qui que ce soit, et les erreurs ne doivent pas nous dissuader de vouloir avoir raison, mais plutôt nous inciter à y travailler mieux.

Quant au problème concernant Dauvé, il me paraît d’un autre acabit. Il suffit de reprendre les résumés biographiques fait par Daeninckx[18] pour voir affleurer de quoi il s’agit et sur quoi je n’ai pas grand-chose à ajouter, à deux précisions près : a) quelqu’un qui se comporte dans la continuité de cette façon ne m’inspire que la plus grand méfiance, et l’envie d’aller me laver les mains ; b) il s’agit d’une continuité qui mérite d’être éclairée d’une façon autre que « politique ».

En effet, aucune pensée critique ne pouvait s’imaginer gagner quelque chose (s’améliorer, devenir plus concrète, plus complète) en se référant à Rassinier et à la négation des camps ou du génocide[19]. Si comme cela eut lieu elle se met néanmoins en devoir de le faire, c’est donc qu’elle a d’autres raisons. Or le soutien que Dauvé avait apporté à partir de 1979 (La Guerre Sociale n° 3) au négationnisme, à Rassinier et à Faurisson, n’avait certainement pas été anecdotique ou négligeable, et je ne pense pas avoir eu tort en parlant de « franc soutien ». Non ? Et quand et comment Dauvé aurait-il pris ses distances avec cela ? En 1980, en écrivant avec Guillaume, Carasso, Quadruppani et les autres que Faurisson était resté sur le terrain du mythe au lieu de le déconstruire ? Alors que dès 1983, avec La Banquise, les mêmes vieilles lunes continuaient leur sinistre litanie ? Quand ce qu’on affirme est devenu à ce point indéfendable et un objet de dégoût public, on ne montre pas qu’on s’est « trompé » en le disant, plus ou moins discrètement, mais en rompant catégoriquement et définitivement avec une telle attitude. Mais la Banquise n’a rien fait de tel. Daeninckx a beau être ce qu’il est, il en a dressé une chronologie qui ne me paraît pas erronée.

Mais ce n’est là qu’un épisode d’une sorte de saga où la récidive est la règle.

Si l’on prend la carrière intellectuelle de Dauvé, on s’aperçoit qu’il a successivement défendu des positions qui se distinguaient de la pensée critique libertaire, situationniste, conseilliste ou autre par des particularités qui, dans l’ordre chronologique, furent : l’adhésion (bordiguiste) au mythe du Parti, rejeté alors par toute la pensée critique, sans exception ; puis l’adhésion au mythe négationniste, contre le complot des victimes ; enfin, la défense de la pédophilie et du viol comme mythes d’une sexualité libre, brimée par les victimes.

Cette succession d’ « erreurs » demeure apparemment inexplicable si l’on reste sur le plan de la critique révolutionnaire, et si l’on ne se reporte pas sur un autre terrain. Car la logique qui se manifeste dans cette série n’est autre que la prolifération d’un discours qui se présente, au-delà de sa façade critique, comme authentiquement pervers. J’utilise le terme de perversion non pas dans son acception moraliste (…), mais au sens où ne se contentant pas de nier la supposée castration maternelle, le pervers veut imposer sa loi privée en exhibant à d’autres, pour l’imposer, sa particularité, qui en est le désaveu (son fétiche). Dans son envie de dominer le champ de la pensée critique, Dauvé n’a jamais cessé de vouloir faire avaler des couleuvres, les plus disproportionnées possibles, à ceux qui le prenaient au sérieux, sous la menace implicite que si l’on ne gobait pas, on était ringard. Bref, il n’a affecté de briser des mythes que pour instaurer les siens : misant sans cesse sur une pierre philosophale aussi sordide que possible afin de mouiller tous ses suiveurs. C’est là la logique subjective qui échappe à Daeninckx (ou qui ne l’intéressait pas), et que Dauvé partage probablement avec certains de ses acolytes (faut-il ajouter que je partage tous les « préjugés » nourris par Debord et par Martos à propos de Quadruppani ?). Sur un tel terrain, qui est fondamentalement non critique, la recherche critique ne pourra jamais trouver une assise défendable. On dit souvent, à propos de quelqu’un dont on n’est pas sûr, que toutes les dérives restent possibles. Ici, c’est bien pire : elles ont toutes déjà eu lieu.

Or Dauvé est incontestablement la référence la plus souvent citée dans votre texte. De telle sorte qu’il apparaît au lecteur, forcément, comme une sorte d’auteur de prédilection, ou d’autorité théorique centrale. Ce n’est pas ce que vous vouliez ? Je n’en doute pas un instant. Mais on rencontre ici une difficulté fréquente, voire universelle : personne ne lit ce qu’il a écrit comme le lira un lecteur (moi non plus, qu’on se rassure). Ce que vous ne vouliez pas s’effectue pourtant malgré vous. Pour utiliser une expression un peu provocatrice : voulant vous servir d’un auteur, vous finissez par le servir. L’acceptez-vous ? Voilà la question qui se pose, à propos de celui dont Myrtille écrivait « on connaît le parcours de cet oiseau ». Et c’est à vous qu’elle se pose, bien évidemment : voulez-vous vraiment défendre l’oiseau ?

Venons-en à votre intention de faire circuler les lettres que les uns et les autres vous adressent, notamment en se référant à celle d’un tiers que vous sollicitez ensuite pour la réplique.

Pour rejoindre ce qu’a écrit Vincent dans son mail du 29 août et en allant plus loin dans la même direction, je trouve franchement qu’il s’agit là d’un genre hybride, voulant susciter la discussion mais en même temps très éloigné d’elle puisque tout le monde s’adresse à une instance centrale de redistribution tout en « répondant » à un autre individu, mais sans réellement s’adresser à lui. Le rôle que vous serez amenés à jouer est celui d’un hygiaphone doublé d’un casque bleu, vu la palette des gens qui sont invités à participer et il ne vous reste qu’à jouer la zone tampon pour édulcorer, inévitablement, les points de friction qui surgissent.

Bref, en ce qui me concerne, je n’ai pas changé d’avis : mon intention de ne pas correspondre avec Dauvé, pour les raisons évoquées plus haut, reste pleine et entière, et s’applique aussi bien à des lettres qui ne seraient plus signées que de mes initiales, ou encore délestées des passages que celui que vous mettez en position de destinataire n’apprécierait pas ; de même que je ne veux pas avoir connaissance des « réponses » de Dauvé, qui me parviendraient indirectement, et auxquelles je répondrai encore en vous écrivant, in saecula saeculorum. Le fait est que je vous écris à vous, les Giménologues, en tant qu’uniques destinataires, et en aucun cas à quelqu’un dont je vous ai exposé ci-dessus les sentiments qu’il m’inspire. Ecrire, c’est témoigner de l’amitié. Même si c’est pour critiquer. Il y a des gens que je ne critiquerai pas.

Par conséquent, et dans l’idée de faire éclater positivement le caractère hybride mentionné ci-dessus, je vous propose de choisir entre deux solutions beaucoup plus claires et beaucoup plus simples : 1) Vous pouvez reprendre à votre compte, c.a.d. assumer en votre nom, dans vos propres écrits ou lettres ultérieurs, tout ce qui pourrait vous sembler utile, juste ou intéressant, à quelque titre que ce soit, dans ce que nous nous écrivons, et si cela vous convient et sert à améliorer encore le livre, j’en serai ravi ; je ne vois en effet aucune raison de pratiquer de la « propriété intellectuelle » dans une discussion où les remarques de l’un engendrent celles de l’autre, et où l’on serait bien en peine de déterminer « l’auteur » ; 2) Si c’est plutôt la forme « discussion » qui vous importe et que votre préférence va vers elle, vous pouvez alimenter le forum sur votre site et y publier les lettres des uns et des autres, y compris celles que les tiers s’adresseraient entre eux s’ils ont décidé de correspondre, mais alors, pour les miennes comme pour les autres, il faut les publier avec le nom de leur auteur (sauf demande d’anonymat de sa part) et sans aucune coupure ; ce sera alors une discussion réelle, et non plus filtrée ; et chacun décidera librement à qui il veut bien s’adresser, et en quels termes.

Ces deux procédés, en tout cas, me conviennent parfaitement, et je pense que l’un ou l’autre devrait pouvoir vous satisfaire de même.

Arrivons enfin au véritable sujet, qui est la question du dépassement du travail à la lumière de la révolution espagnole. Ici, je crois que notre discussion aura été et sera peut-être encore fructueuse, et en tout cas vos lettres apportent de très appréciables développements (au cœur du sujet, la page 2 de la lettre de Vincent, très instructive et clarifiante).

A mon sens, il en résulte assez clairement, une fois de plus, que les débats de doctrine sont posés, et résolus, par l’évolution historique réelle, et nous en sommes visiblement tous bien d’accord. Il en va ainsi de la question du travail et de celle du caractère double de la valeur. Le résumé de la situation économique de l’Espagne de 1936 fait par Vincent synthétise très bien les informations les plus diverses ; de mon côté, je ne dispose que de souvenirs de lecture anciens et en plus faible nombre que vous sur cette question, mais aucune, bien au contraire, ne me semble contredire ce qu’écrit Vincent, dans un tableau qui subsume donc parfaitement les informations disponibles, et que l’on peut résumer en disant que dans la production industrielle et agricole de l’époque, la valeur d’usage et la valeur d’échange sont encore les deux facettes indissociables et « équilibrées » de la valeur. Le caractère dominant de la valeur n’était pas encore devenu manifeste, on ne pouvait encore le comprendre de visu (mais seulement à partir d’une analyse théorique approfondie comme chez Marx) que « la valeur d’échange n’a pu se former qu’en tant qu’agent de la valeur d’usage, mais sa victoire par ses propres armes a créé les conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger l’usage. Le processus de l’échange s’est identifié à tout usage possible, et l’a réduit à sa merci. La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte. »[20] La connaissance théorique de la nature et de la stratégie de la valeur, qui faisait probablement largement défaut dans les milieux libertaires (quant aux autres, n’en parlons même pas), était en pratique éclipsée par la nécessité de détourner la production existante en termes de valeur d’usage. C’est là-dessus, finalement, que porte le débat (et qu’il devait ou aurait du porter à l’époque). Si l’on ne prend pas en compte les deux termes de la contradiction (d’une part la nécessité de dépasser la valeur, d’autre part l’identification réelle encore importante entre production de valeur d’usage et production de valeur), on ne peut porter sur le mouvement révolutionnaire de l’époque que des jugements moralistes, c.a.d. inadéquats. Toute la difficulté est là, et était déjà là[21]. Du reste, elle ne se bornait pas à l’Espagne : les bolcheviques russes avaient exprimé la même chose en parlant d’un développement économique sans la bourgeoisie, et ils ont opté, comme on sait, pour se substituer à cette bourgeoisie inexistante, au lieu d’expérimenter ce qu’aurait pu être un développement du pays par et pour les soviets. Dans les deux cas, Espagne et Russie, un mouvement révolutionnaire prolétarien intervenait en réaction contre un événement « extérieur » au conflit de classe avec la bourgeoisie, événement de type militaire (le pronunciamiento et l’agression franquistes, et le carnage insensé de la Première Guerre Mondiale), alors que dans ces deux pays, la bourgeoisie moderne n’avait pas encore pu prendre le pouvoir, ni politique ni économique. En Russie, l’expérimentation des soviets fut anéantie en peu d’années ; en Espagne, souvent en quelques mois, sans vouloir faire affront aux exemples isolés que votre livre cite et qui tentèrent de maintenir la collectivisation jusqu’au bout.

Dans ma précédente lettre, je mentionnais des secteurs qui échappaient déjà à l’identification entre valeur d’usage et valeur d’échange, et qui relèvent plutôt de la reproduction spécifique du mode de production capitaliste : Etat, police, armée, finance, justice, et dans ce domaine, on constate sauf erreur que le mouvement a montré de nombreuses faiblesses, en acceptant plus ou moins le recyclage superficiel de ces secteurs par le gouvernement républicain. Le célèbre affrontement à propos des milices et de leur militarisation est évidemment le fleuron dans ce domaine, celui dont les libertaires parlent sans cesse, et à juste titre : c’est là, dans l’abandon des milices, que le Rubicon a été franchi dans le mauvais sens. Dans l’état de guerre civile où se trouvait le pays, la force armée était l’élément le plus actif et le plus prépondérant, et la lutte contre l’Etat y trouvait forcément son terrain central. D’autres terrains d’affrontement permettaient également de mesurer si le mouvement allait dans un sens authentiquement révolutionnaire ou non: la collectivisation des terres, et l’abolition de l’argent. Tout cela est abordé par le livre, mais dans le désordre qui va de soi dans un récit autobiographique, et votre appareil critique a déjà utilement tenté d’aller plus au fond dans ce domaine. Sans doute convient-il d’accentuer encore le propos dans cette direction, dans le but de mesurer l’avancée réelle du mouvement par rapport à ce qui était son véritable possible, tel qu’historiquement déterminé. A cet égard, vous serez d’accord pour dire qu’une analyse critique des limites de la conscience révolutionnaire de l’époque, en théorie ou en actes, ne doit pas surtout pas négliger l’étendue réelle des tentatives, telles que Bolloten, par exemple, les rappelle dans son livre (p. 79 à 91), ou encore Kaminski ou Souchy dans les leurs : suppression des entreprises et formation de grandes unités industrielles et agricoles collectivisées et favorisant la mécanisation du travail et la suppression des travaux pénibles, suppression de l’argent au moins sur un plan interne (il ressurgit alors à l’extérieur de la communauté de production comme à l’époque de l’économie de subsistance primitive), paiement des travailleurs en bons non pas axés sur leur travail mais sur leurs besoins, économie de partage et non d’échange, définition des besoins, etc. On n’était plus dans l’autogestion asexuée à la Lip, mais dans le bouleversement de l’appareil de production et de ses rapports avec les besoins sociaux. Tout cela échappe à la critique mal intentionnée ; ou encore, la critique mal intentionnée est celle qui garde tout cela sous silence. Cette courageuse expérimentation et ce grand refus à la base n’ont pas pu remonter jusqu’au sommet, dans la mesure où le sommet n’en voulait surtout pas. Sans la pression de la guerre, le sommet aurait certainement eu beaucoup plus de mal à s’y soustraire ou à s’y opposer. Mais tout ce qui martelait qu’on ne peut pas gagner la guerre en perdant la révolution était en position de faiblesse, comme en témoigne par exemple la position de compromis de gens indiscutablement radicaux, comme Durruti ou Berneri (qui se qualifiait du coup de « centriste »).

Dans ce contexte, votre rappel d’une sorte de religion laïque du travail (« crear una mística del trabajo » !!) y compris chez les libertaires (du moins chez ceux qui étaient syndiqués et organisés, comme le précise Vincent) rappelle malheureusement les limites du processus, et sa tendance au repli. J’ai périodiquement des discussions avec un libertaire d’origine italienne dont le grand-père était anarchiste ; mon grand-père, du côté allemand, était communiste (ou plutôt, hélas, stalinien). Nos évocations réciproques montrent de façon saisissante qu’en dehors des questions de Parti et d’obédience politique, la vision du monde des deux ancêtres se recoupaient parfaitement : même amour du travail, même moralisme sexuel, même profil du bon ouvrier payant ses impôts et évitant les beuveries. D’ailleurs, ils le disaient eux-mêmes : leur ambition était de prendre la relève sur la bourgeoisie en étant et parce qu’étant de bons ouvriers, voire les meilleurs, les plus travailleurs, les plus disciplinés, les plus productifs, et c’est au prix de cette absolue soumission qu’ils entendaient être en rupture avec le système dominant. Car non seulement il s’agissait dans les deux exemples d’un personnage presque identique, mais leur identité était celle que le capital demandait : ils étaient le portrait de leur époque, bien plus que d’une époque à venir, et ceci en dépit d’une indiscutable volonté de rupture, et d’un courage politique incontestable (avoir traversé en communiste les années du régime nazi, ce ne fut pas non plus une sinécure). Ce portrait est celui d’ouvriers de l’industrie s’identifiant à elle, à une époque où la valeur n’avait pas encore dissocié activement ses deux facettes, et où le qualificatif de « productif » était un prédicat naïf (en termes de valeur d’usage) et incontesté, à cent lieues du sens que Marx avait déjà déterminé en son temps. Il s’agissait d’une illusion historiquement déterminée, ou, si l’on veut, d’une illusion transitoire mais inéluctable. Une même époque s’exprimait à travers eux, quelles qu’aient été leurs divergences, et une même limitation du possible. Les précisions recensées par Myrtille sont évidemment écrasantes, et méritent absolument de pimenter un tel débat. Toutefois, il paraît tout aussi clair que si une telle propagande avait été déchaînée pour promouvoir le travail, c’est que tout le monde ne s’y conformait pas, et que la propagande visait à faire rentrer dans le rang les insoumis. Ceux-ci se sont-ils exprimé, et peut-on retrouver leurs prises de position ? Je l’ignore, mais cela paraît probable. Avez-vous par exemple connaissance d’une brochure de Michael Seidman, publiée par Echanges et Mouvement en mai 2001 et intitulée Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail, Paris et Barcelone, 1936 – 1938 ? Je n’arrive plus à mettre la main dessus mais il me semble qu’il s’y trouve des éléments intéressants sur notre sujet. De même, je ne puis imaginer que dans la littérature consacrée au sujet, qui est considérable, personne n’ait au moins entamé une analyse de la question. Je ferai quelques recherches à ce sujet, à toutes fins utiles, peut-être aurai-je la chance de trouver quelque chose de probant, et je vous le communiquerai bien entendu.

La distinction faite par Vincent entre le prolétariat syndiqué et celui formé par des « immigrés de l’intérieur » ne m’était pas familière, et constitue un sujet de recherche intéressant. En même temps, en faisant un peu d’humour noir, nous voici une fois de plus confrontés à une conscience extérieure à la classe : ce n’était plus le Parti comme avant-garde, comme chez Lénine, mais les marginaux et les lumpen, comme chez Bakounine. Ce caractère excentré du siège de la conscience semble décidément insistant… En même temps, là aussi, il faut revenir à l’histoire : si le travail était considéré en soi comme une vertu, et si donc le prolétariat s’identifiait à sa condition et n’envisageait pas de la dissoudre, cela tient au degré insuffisant du développement de la valeur à leur époque. Je ferai un rapprochement avec le protestantisme, cette religion hypocrite entre toutes : l’entrepreneur calviniste pense honorer dieu en accumulant et en réinvestissant ses profits; le prolétaire de l’époque de la valeur unitaire pensait faire la révolution en travaillant plus. Dans ces orgies de la confusion, aucun membre ne restait sobre.

Ce qu’on pouvait appeler une « économie de la valeur d’usage » est un cul- de-sac que je critique de façon répétée depuis trois décennies, comme l’illustre la Critique du travail marginal publiée en 1976 : je n’avais fait que décrire les contorsions mentales auxquelles un baba-cool écolo-marginal de l’époque devait se livrer pour ressusciter ce qui avait toujours été une illusion, mais une illusion déjà réfutée depuis longtemps (à la différence des illusions de 1936). Je ne pense donc vraiment pas devoir passer pour un avocat de cette perspective inepte, mais si j’ai repris un terme analogue dans ma précédente lettre, c’est bien parce qu’en 1936 elle vivait encore dans les esprits des révolutionnaires d’alors : et grâce à notre discussion, on voit mieux maintenant pourquoi et comment.

Je reviens pour finir sur quelques remarques plus éparses.

L’abstraction réelle est une notion à laquelle j’adhère pleinement, sa paternité ne se situe à mon avis d’ailleurs que formellement du côté de Sohn-Rethel[22] puisque chez Marx, on trouve par exemple le passage suivant : « ceux qui considèrent l’autonomisation de la valeur comme simple abstraction oublient que le mouvement du capital industriel est cette abstraction en actes »[23] (et je n’exclus aucunement que des recherches plus sérieuses que la mienne feraient apparaître d’autres citations analogues, voire plus convaincantes encore). De toute façon, l’idée que le capital comme procès de mise en valeur n’est qu’un gigantesque système d’abstraction réelle me semble résider au cœur même de la pensée marxienne, de même que le travail abstrait, tout en n’ayant pas de manifestation pure de soi-même, est l’instance qui gouverne néanmoins concrètement la totalité de la masse du travail réel. De son côté, toute la théorie du spectacle n’est qu’une seule et unique tentative de recenser et de comprendre l’étendue universelle qu’a prise le mouvement d’abstraction; le concept de séparation en est un quasi synonyme, comme par exemple dans la thèse 29 : « l’origine du spectacle est la perte d’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte : l’abstraction de tout travail particulier et l’abstraction générale de la production d’ensemble se traduisent parfaitement dans le spectacle, dont le mode d’être concret est justement l’abstraction. Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé ». Ce concept d’abstraction réelle me semble très lié à celui de domination (ou de subsumption) réelle, comprise non comme un seuil ou un palier (du genre : passage de la manufacture à l’usine), mais comme un procès ininterrompu de domination intensive (à cet égard, j’avais ressenti comme véritablement dérisoire la façon dont Ilse Bindseil s’en prenait à ces notions dans un article intitulé Reale Abstraktion und reelle Subsumtion).

La domination réelle est ce mouvement dans et par lequel la production marchande entend devenir la médiation universelle, sans tolérer la moindre relation naturwüchsig. Elle entend détruire toute relation et la remplacer : elle veut pour elle le monopole de la relation (et, pour finir, de la production, car c’est bien sûr le milieu qui s’empare des extrêmes). Le pouvoir de l’abstraction ne se contente pas de se servir de la substance réelle mais vise à la liquider, et, tout comme il a été dit de Staline, « en même temps qu’il est puissance qui définit le terrain de la domination, il est la puissance ravageant ce terrain »[24] ; c’est pourquoi, de plus en plus, elle vise à produire un terrain qui lui est propre de façon apriorique, de son propre crû, qui lui est parfaitement adapté et qui lui permet d’y développer sa puissance d’une façon intrinsèquement programmée (OGM, appropriation du vivant, nanotechnologies).

Enfin, et pour dissiper tout malentendu, je souhaite préciser à Vincent que je ne suis certainement pas un « bon disciple de Celui-qui-ne-se-corrige-pas ». J’en serais navré… Il se trouve effectivement des debordiens qui n’ont pas vu changer leur maître, et qui admirent de façon ininterrompue sa vie jusqu’au moment où ses cendres se disséminèrent dans les eaux de la Seine. Pour eux, ses pires excès et ses plus retentissants déboires n’étaient encore qu’une manifestation de sa toute-puissance, et il avait donc raison de ne pas « se corriger ». Moi, comme certains autres encore, je l’ai vu changer, et en mal. Je ne sais pas ce qu’il serait aujourd’hui, mais l’horrible veuve est là pour en donner une idée. Cela ne m’empêche pas de me référer à ce qu’il a écrit, alors qu’il était encore, sans aucun doute possible, la tête la plus lucide et la plus riche de son temps, avant que des traits de caractère moins séduisants ne viennent envahir son paysage intérieur.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 28 septembre 2006

 

Nous allons parler avec Johannes, en visite chez Vincent ce WE, du contenu de nos lettres respectives (nous lui avons tout communiqué) ; donc la réponse à ta dernière lettre sera envoyée la semaine prochaine.

Excuse-nous pour le temps qu’on y met, mais toutes ces questions demandent de la précision et une réflexion posée, nicht wahr ?

Concernant ta proposition de classement des sources relatives au traitement de la question posée (celle « du dépassement du travail à la lumière de la révolution espagnole ») je trouve l’idée excellente et crois-moi cela nous fait bien plaisir de rencontrer quelqu’un qui, déjà, reprend à son compte un des débats que nous avons eu l’occasion de suggérer ; et qui pose ensuite comme préalable d’organiser les documents comme tu le fais. C’est devenu si rare de se proposer du travail sérieux de nos jours…

Nous venons d’avoir à Marseille un échange assez pénible avec Paco Madrid, « notre » traducteur attitré en giménologie (et qui va s’attaquer en décembre aux Fils de la nuit), qui semble s’être calé sur une posture post-moderne quant aux notions d’objectivité, de vérité etc. et bien sûr d’histoire, laquelle n’est pour lui qu’une accumulation de mensonges ; et tout travail de recherche ne ferait selon lui qu’en rajouter d’autres, qu’on le veuille ou non…

Adoncques je vais m’attacher à voir dans notre bibliothèque et dans les archives que nous avons (IISG pour l’essentiel et quelques articles de journaux de l’époque) ce que nous pourrions ajouter à ta liste « bibliographie et sources ».

[…]

Proposition de rajout dès à présent :

Dans la catégorie 1 : un petit fascicule ; La position de la FAI : résolution d’un plenum de la FAI. Document d’avant mai 37 (traduit et publié en juin 37).

Dans la catégorie 3 : Recuérdalo tù y recuérdaloa otros. Historia oral de la guerra civil española. Ronald Fraser. Critica 1979.

Puis : Las colectividades campesinas 1936-39. ed de « Los de siempre » Tusquets 1977 (textes rassemblés d’avant 36 ou contemporains des faits : Souchy, Leval, Lamberet, Peirats etc. ou d’après : Chomsky, Bolloten…).

Sans oublier le petit Realizaciones revolucionarias y estructuras colectivistas de la Comarcal de Monzón (Huesca). CNT AIT Ed Cultura y acción. 1977.

Dans la catégorie 4 : Los colectivizadores.Victor Alba. Laertes 2001 et Confederados Solidarios : Orígenes del cambio regional. Un turno del pueblo. Aragón1900-1938. A. Díez Torre. Universidad de Zaragoza 2003.

Tu nous diras à l’occasion ce que tu as de ton côté comme livres et documents en espagnol.

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Fabrice à Jean-Pierre, 1er octobre 2006

 

[…]

J’ai lu attentivement la lettre que Vincent t’a adressée le 27 août dernier. Ta réponse du 17 septembre expose nombre de très justes arguments à l’encontre de Rassinier et de Dauvé. Mais elle ne nous éclaire pas sur la position équivoque de ton correspondant. Il écrit notamment :

• « Je n’ai pas considéré à l’époque, ni ne considère aujourd’hui, obligatoirement honteux de citer Rassinier : tout dépend de comment on le fait. » « A l’époque », c’est-à-dire au moment où Dauvé soutenait : « personne n’est “responsable” des famines qui déciment les populations, mais les nazis, eux, ont voulu exterminer. Pour extirper ce moralisme et cette absurdité, il importe d’avoir une conception matérialiste des camps de concentration, montrant qu’il ne s’agissait pas d’un monde aberrant ou démentiel, et qu’il obéissait au contraire à la logique capitaliste « normale » appliquée seulement à des circonstances spéciales. Dès leur origine comme dans leur fonctionnement, les camps faisaient partie de l’univers marchand capitaliste. Les ouvrages de P. Rassinier sont utiles à cet égard[25]. » Bref, Rassinier vient à l’appui de la falsification négationniste selon laquelle la volonté exterminatrice des nazis serait une « absurdité ». Il en va de même dans un texte de La guerre sociale cosigné par Dauvé. On y lit qu’ « à la lecture de Rassinier, Dauvé et consorts ont « été fortement ébranlés » « par l’idée que l’on ait pu organiser un bluff » à propos de « l’utilisation des chambres à gaz. «  Dans ce contexte, où il apparaît clairement que Rassinier a été utilisé « à l’époque » pour nier la réalité indiscutable de l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz, comment était-il possible de le citer sans honte ? Qui l’aurait fait, comment et pour défendre quoi ? Et aujourd’hui comment donc peut-on, au juste, citer sans honte Rassinier ? Ce qui nous conduit au point suivant.

• (toujours à  propos de Rassinier) « son lent et progressif glissement vers une forme de collaboration avec l’extrême-droite est aussi à mettre sur le compte de l’aveuglement et de la surdité de ces anciens camarades de gauche à l’endroit de certaines questions qu’il avait soulevées dans son Mensonge d’Ulysse. » Je passe sur cette surprenante justification de la collaboration de Rassinier avec l’extrême droite. Faut-il rappeler ce dont on parle ici ? Selon l’auteur de Bagatelles pour un massacre, Le Mensonge d’Ulysse est « un ouvrage splendide digne des meilleurs salons ». Ce connaisseur écrit à Albert Paraz, préfacier du Mensonge d’Ulysse et collaborateur de l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol : « son livre admirable va faire grand bruit – quand même il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! Ça permettait tout ! » En effet, Rassinier minorait l’extermination[26] : « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit. » Mais l’apprenti négationniste ne s’en tenait pas à cette sensationnelle découverte. Il mettait ni plus ni moins en doute le projet d’extermination nazi. Et, comme le rappelle Nadine Fresco, « Le Mensonge d’Ulysse (…) dénonçait les détenus communistes comme ayant été, bien plus que les S.S., responsables des exactions commises dans les camps. »[27] A la lumière de ce rappel, quelles sont précisément les questions que soulevait Le Mensonge d’Ulysse à l’endroit desquelles ses anciens camarades de gauche auraient manifesté « de l’aveuglement et de la surdité » ?

• « Dauvé s’est plus ou moins expliqué sur cette dérive autour des thèses de Faurisson et de Rassinier ». « Plus ou moins » s’expliquer, est-ce « plus ou moins » justifier sa « dérive » ou « plus ou moins » la « critiquer » ? En quoi au juste consistait cette « dérive » selon ton correspondant ? Et ces « thèses », terme neutre s’il en est, sont-elles discutables ou bien, oui ou non, sont-elles des falsifications ?

Voilà autant de questions non dénuées d’intérêt auxquelles on attend toujours une réponse.

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 4 octobre 2006

 

[…]

Chose promise, chose due: voici ma première contribution à la recherche. Comme j’ai fait vite et sans toujours relire bien, j’espère qu’il n’y a pas trop de répétitions (ou de contradictions!). Je reste évidemment dans l’attente de vous lire, notamment à propos de Dauvé, le seul élément qui me gâche le plaisir de ces travaux.

Amicalement

Jean-Pierre

 

ADDITIF 1

Sur le travail dans la révolution espagnole

 

« Du fait même que les travailleurs cessaient de reconnaître leur subordination à une réalité extérieure à leur travail, ils faisaient du travailleur lui- même la fin de l’activité humaine et non seulement du travailleur mais du travail. En d’autres termes, ils confondaient la fonction avec l’existence. Ils faisaient entrer la vie humaine dans le royaume de l’économie, ce qui revient à dire dans le royaume de la servitude. […] Cessant d’appartenir à un monde fantastique et tragique, à un monde de la destinée humaine, le travailleur libre s’est voué à son travail : il s’est mis à confondre son existence avec sa fonction, à prendre sa fonction pour son existence. Il n’a échappé au mouvement d’ensemble que pour s’absorber dans un mouvement fonctionnel hypertrophié, simple et vide automatisme qui s’est substitué à l’existence pleine. […] Mais si les circonstances aboutissent à l’affaissement de la vieille structure, il faut reconstituer un nouveau mouvement d’ensemble et ce mouvement d’ensemble ne peut être reconstitué qu’à partir de la seule réalité subsistante, à savoir le travail. […] C’est la lutte et non le travail qui avait fait du parti des ouvriers une forme d’organisation possédant déjà un certain caractère de totalité. […] Il est impossible à une organisation centrale de la société d’être au service du travail. C’est le travail qui nécessairement est au service de toute organisation centrale vivante. […] Aucune consistance ne pouvant être prise par les éléments tragiques qui avaient abdiqué dès l’abord devant la prétendue réalité du travail, le travail ne pouvant pas créer un monde, le pouvoir a pris en peu de temps une structure à peu près exclusivement militaire qui s’est trouvée elle-même ouverte un beau jour aux valeurs associées à l’ordre militaire, à la patrie, à la commémoration du passé et de ses puissances », Georges Bataille, La sociologie sacrée du monde contemporain, Ligne & Manifestes, 2004, passim (écrit en avril 1938).

Voici, dans ce qui suit, quelques thèmes et remarques à propos de diverses publications dont je disposais. Je présente cette première modeste contribution pour entrer dans un schéma chronologique qui traduirait, appliqué de façon plus générale, une exigence qui me semblerait justifiée et qui était appliquée par Marx dans toutes les citations qu’il faisait : toujours essayer de mentionner la source la plus ancienne. Les auteurs plus récents n’ont à entrer en ligne de compte que pour autant qu’ils apportent des éléments de réflexion ou d’appréciation nouveaux, qui leur sont propres, ou qu’ils ont le mérite d’exhumer de façon honnête et explicite une source plus ancienne, jusqu’alors méconnue.

Selon ce critère chronologique, il se présente une première catégorie dans laquelle il faut compter les publications faites par les libertaires espagnols eux-mêmes dans le cadre même du mouvement et pour le faire connaître, par exemple l’ouvrage Collectivizaciones, compte-rendu publié par les Editions CNT – FAI, en 1937 et republié tout récemment sous le même titre par les éditions Le Coquelicot. Ce livre est d’ailleurs la principale source citée, très élogieusement, par Karl Korsch, et il est probable qu’il a été utilisé par Gaston Leval dans son Espagne libertaire 36 – 39 (Têtes de Feuilles, 1971), livre qui ne comporte aucune bibliographie (du moins dans l’édition ci-dessus).

Viennent ensuite, seconde catégorie, les commentaires contemporains des événements espagnols, essentiellement par des auteurs libertaires ou trotskistes, espagnols ou étrangers.

Troisième ensemble : les souvenirs et analyses publiés après 1939 par ceux qui avaient participé à la révolution et à la guerre.

Enfin, quatrième catégorie, les commentateurs récents, dont la liste reste évidemment ouverte.

Voici en totalité les ouvrages que je me propose de consulter de mon côté, à mesure que j’en aurai le temps (et si personne d’autre ne le fait plus rapidement), répartis selon l’ordre de succession indiqué ci-dessus. Si nous nous y mettons à plusieurs, nous parviendrons probablement à un résultat probant à partir d’une bibliothèque plus vaste que celle-ci, le but étant que les faits apportent d’eux-mêmes les précisions théoriques voulues et rendant inutiles, si possible, les débats dans lesquels les chapelles de commentateurs tardifs cherchent à se profiler pro domo suo. L’élargissement de la liste est donc souhaitable, d’ailleurs vous avez déjà cité des titres, mais ce qui suit définit, disons, les limites possibles de ma propre contribution. Pour le reste, je passe le relais.

 

Catégorie 1

Diego Abad de Santillán / Juan Peiró, Ökonomie und Revolution, articles publiés entre 1928 et 1936, (édition Karin Kramer Verlag 1975),

CNT-AIT, Collectivisations – l’œuvre constructive de la révolution espagnole (1936 – 1939), Le Coquelicot, 2006.

 

Catégorie 2

Bilan, Contre-révolution en Espagne, publié entre 1936 et 1939 (édition 10-18, 1979),

Louis Nicolas, A travers les révolutions espagnoles, articles publiés entre 1931 et 1938 (édition Poche-Club 1972),

Léon Trotsky, La révolution espagnole, (édition Editions de Minuit

1975)

Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne, publié en 1938 (édition La Brèche, 1978),

Henri Paechter, Espagne 1936 – 1937, la guerre dévore la révolution, publié en 1938 (édition Spartacus, 1986),

Karl Korsch, Economie et politique dans l’Espagne révolutionnaire, et La collectivisation en Espagne, in : Schriften zur Sozialisierung, articles publié en 1938, (édition EVA 1969),

Hans-Erich Kaminski, Ceux de Barcelone, publié en 1937 (édition Allia, 1986),

Erich Gerlach / Augustin Souchy, Die soziale Revolution in Spanien, publié en 1937 et en 1965 (édition Karin Kramer Verlag, 1974),

Augustin Souchy / Gaston Leval, CNT – Die libertäre Bewegung in Spanien 1936 – 1976, articles publiés entre 1928 et 1976, (édition Verlag Impuls, années 1970).

 

Catégorie 3

Augustin Souchy, Nacht über Spanien, publié en 1955 (édition Verlag Freie Gesellschaft, 1975).

 

Catégorie 4

Michael Seidman, Towards a History of Workers’ Resistance to Work: Paris and Barcelona during the French Popular Front and the Spanish Revolution, 1936 – 38, écrit en 1989 (version reprise sur Internet),

José Peirats, La CNT en la revolución española, Ruedo Ibérico, 1971,

Carlos Semprun-Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne, Mame 1974,

Burnett Bolloten, La révolution espagnole, Ruedo Ibérico, 1977.

 

Voici maintenant un premier début, le reste viendra en son temps. On y trouvera sûrement des redites dans la mesure où les mêmes sujets peuvent revenir à partir de différents ouvrages, et je m’en excuse. De même, je ne prétends nullement « résumer » ces livres, mais seulement noter des passages qui touchent notre recherche.

 

Diego Abad de Santillán / Juan Peiró

Ökonomie und Revolution

(Articles publiés entre 1928 et 1936, Edition Karin Kramer Verlag 1975)

Les textes de Peiró rappellent, de façon très insistante voire répétitive, quel était le rôle prévu pour la CNT par ses propres membres (ou, du moins, par ceux qui partageaient le point de vue de la tendance Peiró). On peut relever tout d’abord que la conception anarcho-syndicaliste d’alors se montrait beaucoup plus proche du conseillisme que de ce qu’est devenu le syndicalisme depuis lors (il se conçoit comme forme globale constituée à la base par des comités et des conseils d’ouvriers). Ensuite, qu’il existe dans ces textes une contradiction permanente entre a) l’affirmation que la CNT n’est pas seulement un instrument de lutte contre l’Etat et le capital, mais aussi une entité qui préfigure la société émancipée à venir et qui y perdurera (p. 57), et b) celle qui avance que dès que la révolution l’aura emporté, la CNT devra disparaître au profit de la forme « Commune » qui synthétisera et structurera bien mieux des collectivités humaines émancipées (p. 39, p. 58). D’autres encore concevront le syndicalisme comme phase transitoire entre le système capitaliste et le communisme libertaire (p. 82, Eduardo de Guzmán, La Tierra 17.09.1931). Or, cette ambiguïté rebondira en juillet 1936 dans la mesure où les collectivités autogérées accepteront en pratique la CNT comme instance centralisatrice et comme représentation, et, ce faisant, renieront dans une certaine mesure leur propre existence en ne se dotant pas de la structure conseilliste nationale qui leur aurait été adéquate (que faut-il en penser ?). Cette impasse me semble liée à l’idée, très répandue dans les milieux libertaires, selon laquelle le mouvement révolutionnaire doit s’en prendre d’abord aux entreprises et ensuite à l’Etat (p. 52) : or, c’est dans le temps de cet « ensuite » que les libertaires s’en sont remis à la CNT et que la CNT s’est intégrée à l’Etat. En se saisissant des entreprises, les libertaires ont cru avoir déjà gagné leur cause, sans voir l’Etat perdurer, les intégrer, les sacrifier, puis finalement les vaincre. La forme « conseil », quant à elle, est sans doute moins liée, de façon exclusive, à l’entreprise et au travail que le syndicat, et de ce fait, suscite plus facilement l’idée qu’elle est en elle-même, déjà, ce qui doit remplacer l’Etat, qui est positivement incompatible avec elle.

Un facteur qui se sera donc montré décisif dans le déroulement de la révolution et dans son échec, résidait donc dans le rôle majeur joué par les organisations ouvrières existantes. Les syndicats tels la CNT et l’UGC, et des « partis » comme la FAI et le POUM défendaient les travailleurs et leur servaient de caisse de résonance avant le 19 juillet 1936. A partir de cette date, la force devint faiblesse : lorsque les collectivités se forment spontanément, au lieu de se créer des organismes centralisateurs qui leur sont propres, elles abandonnent ce rôle aux organismes d’avant l’insurrection, qui dès lors passent des accords entre partis et syndicats, c.a.d. coopèrent aux vieilles structures politiques (de type Front Populaire ou Front Antifasciste) lesquelles sonnent d’emblée le glas d’une destruction de l’Etat et de son remplacement par une démocratie directe. La qualité subversive exceptionnelle des formations anarcho-syndicalistes devint ainsi le marchepied de la réaction, montrant a contrario que tout mouvement, comme Marx et Bakounine l’avaient pour une fois unanimement constaté à propos de la Commune de Paris, doit créer ses propres formes, et ne jamais reprendre à son compte les structures existantes, qui ne sont bonnes que pour la casse.

Peiró, qui sera ministre de l’industrie et du commerce du gouvernement Largo Caballero d’octobre 1936 à mai 1937, défendait comme on sait le point de vue syndicaliste au sein de la CNT, dont il avait été l’un des fondateurs en 1911 ; et, à ce titre, avec Pestaña et Alfarache, signataire du Manifeste des Trente en 1931 et adversaire prononcé de la FAI. Un autre futur ministre, Juan García Oliver, lui répond au nom de la FAI et l’on voit, dans ce recueil, se profiler un conflit entre partisans d’une solution postrévolutionnaire de transition, syndicaliste, et une position à la fois plus exigeante mais aussi plus floue, viscéralement opposée à tout ce qui pourrait rappeler le bourbier « soviétique ». C’est finalement Abad de Santillán qui crache le morceau, tout membre de la FAI qu’il était (et futur ministre, lui aussi) : « nous devions tout d’abord augmenter le niveau industriel et agricole du pays. Mais nous nous sentions capables de donner les impulsions appropriées à l’aide d’un instrument dont nous disposions déjà : l’organisation syndicaliste. Nous pensions également que pour cette tâche, les communes libertaires idylliques et nudistes, de même que l’amour libre ne nous seraient d’aucun secours » (p. 91, écrit par Santillán dans une lettre datée du 10 juillet 1965). Ainsi, l’organisation syndicaliste adoptait la perspective qui la déterminait objectivement, celle d’une défense du travail ; et la dictature syndicaliste, que craignaient García Oliver et ses proches, s’annonçait comme la dictature du travail. Il faut néanmoins ajouter sans tarder que l’opposition était moins claire qu’on pourrait espérer, puisque García Oliver était aussi capable d’avancer, dans une interview du périodique La Tierra du 3 octobre 1931, afin de s’opposer aux exigences bureaucratiques de Peiró : « Tout ce qui pouvait être préparé l’a déjà été. Personne ne peut imaginer sérieusement qu’après la révolution, tout va inverser son cours dans les usines et que les paysans se mettront à tenir la charrue avec leurs pieds. Après la révolution, les travailleurs devront faire la même chose qu’avant la révolution[28]. La révolution sera importante dans la mesure où elle mettre en vigueur un nouveau système juridique et, en fait, que pour la première fois, elle réalisera le droit. Après la révolution, les travailleurs auront le droit de vivre selon leurs besoins et la société devra satisfaire ces besoins en fonction de ses possibilités économiques » (p. 87). Dans cette déclaration, on trouve à l’œuvre, en effet, un certain nombre de faiblesses théoriques graves :

a) S’opposer à Peiró et à sa critique justifiée qu’une petite bande de révolutionnaires décidés n’a jamais réalisé une révolution (et que pour y parvenir, il faut pouvoir tabler sur un mûrissement réel de la situation et de la mentalité dans les masses), en affirmant que « tout était déjà fait » laisse rêveur, et augure mal de la suite,

b) La révolution est conçue comme un simple moment, comme une prise de pouvoir soudaine, et non comme un processus, non comme une transformation prolongée et – en définitive – ininterrompue de la vie sociale, ce qu’illustre de façon dérisoire l’affreuse expression « après la révolution[29], les travailleurs devront faire la même chose qu’avant la révolution »,

c) On y trouve l’idée naïve que « le droit » existe virtuellement comme un au-delà et que la révolution revient à réaliser le royaume de Dieu sur terre, à rebours de toute intelligence historique,

d) L’amour libre et la sphère subjective y sont dépouillés de toute dimension subversive et de toute importance sociale, considérés comme une lubie purement privée, et entravant toute critique de la vie quotidienne, de la famille, du patriarcat (cf. las mujeres libres), etc.,

e) La notion d’économie y est évidemment utilisée de façon non critique, comme dans tous les écrits de cette époque (Santillán écrira un livre intitulé El organismo economico de la revolución), et on restera donc, hélas, loin de justifier cette superbe exclamation: «Macia ne désirait que sa petite Catalogne, tandis que nous aurions fait de Barcelone la capitale intellectuelle du monde » (article paru dans La Tierra, le 2 septembre 1931, p. 77).

On ne peut donc malheureusement pas considérer la position de la FAI comme opposition claire à la « dictature du travail », mais seulement comme opposition à une bureaucratie syndicale qu’elle soupçonne en permanence de pouvoir retourner sa veste voire d’instaurer une sorte de capitalisme bureaucratique. Tandis que la tendance Peiró apparaît comme la forme adéquate à une société basée et centrée sur le travail, la position de la FAI ne se présente pas comme un refus conscient d’une telle forme de société, mais seulement comme une approche peu adéquate, moins conséquente de celle-ci. Dans tous les cas, la critique dépassant la sphère du travail demeure ainsi confinée à des expressions trop vagues et inconsistantes, du genre : « il faut en outre tenter d’élever le niveau des masses laborieuses pour que les travailleurs apprennent que la production n’est pas l’objectif social de chaque individu, mais un moyen pour atteindre au bonheur relatif de l’être humain » (Solidaridad Obrera, 02/09/31, p. 79 du recueil). On s’éloigne peu du « l’homme ne vit pas que de pain et d’eau », et on s’aperçoit à quel point les Mémoires de Gimenez étaient en rupture avec de telles limitations, et exprimaient, de façon certaine, un point de vue personnel plus vaste, mais aussi, probablement, un sentiment diffus allant au-delà du programme officiel. A première vue ( ? ), il ne semble pas que les communes et les collectivités avaient envisagé ou initié un autre mode de regroupement que celui personnifié par la CNT, ni cherché à faire prévaloir une perspective non centrée sur le travail : comme quoi même les anarchistes les plus antimarxistes défendirent en pratique le point de vue borné qui ne fut pas celui de Marx, mais quand même celui de sa plus triste descendance « marxiste ».

La dictature du travail se profile tout autant, très nettement, dans le livre déjà cité de Santillán : « le travail devient un droit, mais aussi un devoir », ou encore : « nous voyons pour nous, anarchistes libertaires, succéder à la chute du capitalisme une période longue et pénible de travail » (p. 96) ; ou, pour ceux qui n’auraient toujours pas compris : « qui ne travaille pas ne mange pas » (p. 130). Ici comme ailleurs, le travail est conçu comme le centre de la vie sociale et de toutes les questions. Je crois bon de rappeler ici une confusion fâcheuse : tout concevoir sous l’angle de l’action, de la production, est un point de vue « philosophique » (ou plutôt critique de la philosophie) qui se manifeste fortement dans les écrits de jeunesse de Marx, et auquel rien de sensé ne peut être opposé, bien au contraire, puisque c’est le point de vie de la vie et de sa pulsation même qui est ainsi adopté : mais transcrire cette position en termes de travail n’en laisse subsister qu’une sinistre caricature. C’est pourtant ce qui eut lieu. On a pu être tenté de justifier cela en se référant à quelque « degré insuffisant de développement des forces productives ». Je crois plutôt que l’élément déclenchant, dans cette confusion, est le degré atteint par la concentration de l’aliénation. Le degré d’aliénation et le degré de développement des forces productives ne sont pas une seule et même courbe. L’aliénation ne se laisse pas réduire à une augmentation ou à une diminution des forces productives, encore qu’il s’agisse forcément d’une aliénation produite. Le fait est que, sur ce point, on a connu des sociétés nettement moins développées sur le plan des forces productives, mais aussi nettement moins aliénées et bornées (à titre d’exemple, la Grèce antique, et les sociétés « primitives »). Dès qu’une classe sociale privilégiée échappe à l’emprise idéologique du travail (c.a.d. toutes hormis la bourgeoisie du capitalisme industriel), l’animal laborans ne parvient plus à éclipser l’activité du zoon politikon, ou l’activité contemplative, ni même l’immense domaine du non-agir taoïste. Toutes ces civilisations, infiniment plus riches en idées que la société du capital, se montraient néanmoins limitées par ce qui conditionnait (et permettait) leur intelligence : le fait de conserver à part, dans une séparation généralement méprisante, l’activité productive de base (à nuancer toutefois, si l’on pense à l’enrobage symbolique, magique, religieux, des formes anciennes de travail, ou encore l’estime pour l’oïkos et l’ousia en Grèce). C’est en tout cas cette séparation que Marx, comme héritier de l’intelligence passée, avait voulu ruiner, et certainement pas glorifier le travail. C’est aussi, précisément, ce que marxistes comme anarchistes ont ignoré, mal compris, ou oublié.

L’argent ne semble selon ce livre avoir été supprimé que ponctuellement et de façon éphémère, et dans son livre publié peu avant juillet 36, Santillán prévoyait déjà que l’argent devra être conservé comme moyen d’échange (p. 113) ; moyennant quoi rien n’est dit des autres fonctions de la monnaie, à commencer par la mesure de la valeur, ni des relations sociales que cela implique (le travail comme substance de la valeur, la valeur comme régissant le mode de production en dépit d’une distribution prenant plus ou moins en compte les besoins). D’autres cloisonnements sont également reconduits comme une fatalité, par exemple quand l’information est conçue non pas comme une activité réciproque, mais comme une denrée à distribuer (p. 114).

Santillán définit le but suprême du mouvement comme « le progrès et l’augmentation du niveau de vie » (p. 115), ce qui indique suffisamment clairement l’extrême difficulté à se dissocier des représentations bourgeoises les plus courantes. La « superstructure idéologique » de cette révolution restait très en retard sur le progrès pratique accompli par les masses. Le seul domaine où ce décalage ne semblait pas exister est finalement tout ce qui a trait à l’importance accordée à la liberté (p. 117, 118, 121), domaine où les libertaires se distinguaient en principe de tous les autres : cela, les prolétaires espagnols l’avaient au fond de leur cœur. Mais la liberté est évidemment incompatible avec la participation aux gouvernements de Barcelone ou de Madrid ou d’ailleurs. La destruction de l’Etat demandée par Bakounine est périodiquement rappelée comme une nécessité (p. 124, 134) mais la pratique contraire en fait un refrain sans portée.

En décembre 36, Santillán constate que « nous n’avons toujours pas fait la révolution en Catalogne », que « nous n’avons pas organisé l’appareil économique comme nous l’avions prévu ; nous nous sommes contentés de jeter les propriétaires à la porte des usines et de nous substituer à eux comme comités de contrôle » (p. 166 – 167). Qu’en déduire ? « Ces conseils en tant que cellules de base ne sont pas les propriétaires [des entreprises] mais des unités responsables de l’exécution du travail et d’une gestion efficace » (p. 167). La belle montagne accouche d’une souris : car si l’objectif n’est pas, en effet, de devenir propriétaires de l’entreprise où l’on travaille et de la gérer en capitaliste collectif, en devenir le gestionnaire efficace revient exactement au même. La réorganisation de tout l’appareil productif ne doit pas conserver les emplois et organiser le travail en conséquence, mais repenser en permanence l’ensemble à partir des besoins quantitatifs et qualitatifs exprimés en objets de consommation, en temps libre et en économie de travail, en transformation du paysage urbain et paysan, etc. C’est le point de vue de la totalité, sans cesse défini et redéfini par tous, qui doit commander à la sphère de la production, et non l’inverse.

Les dernières pages du recueil sont particulièrement regrettables. On y lit sans cesse que, par exemple, la religion est une simple opinion personnelle (alors qu’elle est la conception de tout un mode de vie) ; que « la réorganisation de la vie sociale doit se faire sur la base du travail » ; que le travail doit remplacer toutes les formes politiques d’association ; que les catégories de citoyen ou d’électeur doivent disparaître au profit de celles de producteurs et de consommateurs. Enfin bref, s’y étale une sorte de sous-marxisme qui révèle suffisamment à quel point les libertaires n’avaient justement pas critiqué les faiblesses marxistes, et qu’on pourrait résumer, sans exagération excessive, par la formule Arbeit macht frei. Le principe du recueil n’étant pas de discuter mais de publier des documents d’époque, ceci ne diminue donc nullement ses mérites. Mais de cette discussion, on ressent un très vif besoin, puisque tant d’éléments publiés sont éminemment discutables.

 

Karl Korsch

Economie et politique dans l’Espagne révolutionnaire & La collectivisation en Espagne

(Articles écrits en 1938, publiés dans Living Marxism, et republiés dans : Schriften zur Sozialisierung, EVA 1969)

La série d’articles publiés sous le titre d’Ecrits sur la socialisation reflète la préoccupation prolongée de Korsch pour cette question (entre 1919 et 1939). A maintes reprises, Korsch manifeste son désarroi devant la très faible attention accordée à cette question au sein du mouvement ouvrier et des partis politiques « révolutionnaires » : un silence qui revient à dire qu’on ne sait pas, pour finir, de quoi on parle. La totalité du mouvement ouvrier tourne autour de l’émancipation du prolétariat et donc, centralement, de la socialisation de forces productives jusqu’ici aliénées par un mode de production privatif, axé non pas sur les besoins d’hommes libres mais sur le besoin d’accumulation de la valeur et sur le travail abstrait qu’elle présuppose, et Korsch s’aperçoit que néanmoins, ce concept central n’a pas progressé, plutôt inversement, depuis l’époque de Marx.

Dès le début de sa recherche, à un moment où il émerge à peine de la tendance socialiste des Fabiens et d’un programme compatible avec la social- démocratie, il insiste déjà sur la nécessité de ne pas seulement « socialiser les moyens de production » mais aussi « de socialiser le travail lui-même » (p. 15). Et Korsch ajoutait : « La socialisation doit porter sur la production. Mais la « production » ne signifie pas seulement, dans ce contexte, le procès technique de fabrication de biens matériels, le rapport entre l’homme et le matériel (fourni par la nature ou produit artificiellement). La « production » signifie plutôt les rapports sociaux entre humains, liés à la production technique, et donc les « rapports de production sociaux ». L’objet qu’il y a lieu de transformer par la « socialisation » est donc la production en tant que concept des rapports sociaux. » Avec cette exigence, il se situait d’emblée au cœur des défis que les révolutionnaires espagnols allaient rencontrer, presque vingt ans après.

Il ne pouvait donc s’agir, déjà pour le jeune Korsch, de socialiser la marchandise comme produit, mais au contraire de socialiser des rapports de production puisque, sous le capitalisme, la marchandise n’est pas un objet, mais bien un mode de rapport. Il ne peut s’agir, par exemple, d’une nationalisation, qui porte sur des choses (usines, machines, marchandises particulières) mais il doit s’agir, au contraire, d’une transformation substantielle des rapports de production eux-mêmes, et notamment du travail : non pas modifier le régime de propriété des choses, mais transformer les activités, et la vie.

Korsch s’oppose par exemple à Bernstein, à qui il reconnaît sans hésitation d’être le défenseur le plus cohérent de la social-démocratie, dans la mesure où celui-ci prend comme synonymes la « politique sociale » et la « socialisation » : « par des restrictions progressives des droits du propriétaire privé, survenant dans le cadre d’une politique sociale, la propriété privée est censée se transformer à travers une évolution continue en propriété publique. En vérité, la politique sociale, qui par sa nature même présuppose la propriété privée du capitaliste, et qui ne cherche qu’à pacifier le conflit entre les droits personnels du capitaliste et les exigences de la collectivité, ne peut jamais déboucher sur une véritable socialisation sans accomplir un virage radical et un saut qualitatif » (p. 22). Il ne s’agit pas de faire tourner l’usine pour un nouveau propriétaire, même collectif (c’est ce qui distingue la collectivisation immédiate d’une socialisation aboutie).

De même, Korsch est conscient très tôt de ce qui risquerait de devenir une dictature du travail, y compris à partir de conseils ouvriers : il écrit par exemple dès 1919 que « le principal danger […] réside dans l’opposition entre intérêts des producteurs et intérêts des consommateurs. Dès que l’organisation des rapports sociaux de production privilégie l’intérêt des consommateurs ou des producteurs, on passe à côté d’une véritable socialisation (Vergesellschaftung) des moyens de production par une prétendue socialisation (Sozialisierung)[30] et on ne fait que remplacer le capitalisme privé antérieur par un nouveau capitalisme, qu’on devra qualifier selon son orientation de capitalisme de consommateurs (capitalisme d’Etat, capitalisme communal, capitalisme d’associations de consommateurs) ou de capitalisme de producteurs » (p. 25). Tant qu’une socialisation reste ainsi formelle, le travail continue. Et dès qu’une catégorie fétichisée de l’aire capitaliste perdure, c’est que le changement demeure largement illusoire. C’est très largement ce qui s’est passé en Espagne et, sauf erreur, dans les autres mouvements de socialisation.

Korsch n’aborde jamais (comme du reste aucun marxiste, même plus ou moins dissident) la question de l’abolition du travail de face, c.a.d. sous l’angle subjectif. De même qu’on peut rencontrer cette question en creusant une galerie, comme l’on fait quelques anarchistes, notamment individualistes, à partir du point de vue subjectif (en analysant en quoi l’activité laborieuse n’est plus qu’une caricature dégradante du libre exercice des capacités et des talents), de même on peut le faire en creusant de façon diamétralement opposée, à partir de la dimension collective, historique, objective (en quoi une véritable socialisation est incompatible avec la conservation du travail dans sa réalité substantielle actuelle, et pas seulement en tant que propriété d’autrui) : le fait est que les deux galeries doivent finir par se rejoindre. On reconnaît une élaboration satisfaisante du concept de socialisation au fait que le travail n’y a plus la place centrale que lui donne la domination autonome de l’économie marchande, ni la rigidité abstraite qui caractérise toute contrainte subie (il n’y a donc plus lieu, alors, à propos d’une activité à la fois libre et socialisée en profondeur, de parler de « travail »). Le caractère hypersédentarisé de l’ouvrier industriel ou de l’employé de bureau évoque le serf attaché à sa glèbe, et traduit l’objectivité positive, totalement figée (situation que les délocalisations et la précarité ne modifient aucunement, mais au contraire confirment comme le cadre ambiant que la tempête ravage). L’enchaînement de la main d’œuvre au capital constant est lui aussi une façon de définir ce qu’est, historiquement, le travail : un monde qui s’acharne à ignorer qu’en retrouvant une vie librement nomade, on manifesterait davantage ses talents qu’en restant attaché telle la moule au rocher ; l’activité alors s’éloigne du travail, et mêle les sphères de la production et de l’action qui s’opposaient stérilement jusqu’alors (cf. Arendt, La condition de l’homme moderne).

C’est aussi sous cet angle d’une socialisation réelle que Korsch aborde la révolution espagnole, dans deux petits articles de 1938. Le plus souvent, Korsch se sert de sa lecture des Collectivisations, et je me contenterai de gloser ici exclusivement sur ce qui m’apparaît comme son propre apport (à vérifier, car je n’ai pas encore lu le recueil de 1937).

Tout d’abord, Korsch précise qu’à ses yeux, l’insurrection populaire de juillet 1936 n’a pas créé une situation de « double pouvoir ». Pour lui, cette situation complexe se caractérisait comme suit : « séparation de la substance (économique) de l’Etat, passée aux mains des travailleurs, de son enveloppe (politique) », « affrontement interne à l’Etat entre Franco et la République, puis entre Madrid et Barcelone », et enfin « le fait décisif que la fonction principale de la machine bureaucratique et militaire, qui consiste dans l’Etat capitaliste à soumettre la classe ouvrière, n’avait plus aucune efficacité en face d’un prolétariat armé » (p. 110). De fait, la relation centrale ne fut pas l’opposition entre deux camps (ou alors seulement militairement entre les factieux franquistes et les républicains) mais la séparation entre deux sphères jumelles, l’Etat et le capital. Le capital fut assez largement et transitoirement collectivisé (plus que socialisé), alors que l’Etat non seulement subsista, mais reprit en lui les « représentants » du prolétariat révolutionnaire. Toutefois, Korsch s’empresse de railler « ceux qui aujourd’hui, vingt ans après, opposent la résolution déterminée des dirigeants bolcheviques de 1917 à l’indécision chaotique, minée par les hésitations et les conflits internes des anarchistes et syndicalistes espagnols entre 1936 et 1938 » et il pense utile « de rappeler qu’au cours des journées sombres de juillet 1917, trois mois avant le triomphe de la révolution d’octobre, Lénine et son Parti étaient identiquement incapables de contrer la situation existante ou de la transformer en victoire» (p. 111). Contrairement aux bolcheviques fermement surgelés ou mollement repentis qui persistent encore de nos jours à déplorer l’absence, en Espagne, d’un Parti révolutionnaire dûment estampillé et garant de la conscience historique absolue, Korsch voyait fort bien que dans un cas comme dans l’autre, c’était l’organisation autonome du prolétariat qui avait fait défaut, ou plutôt qui s’était laissé noyauter et déposséder par ce qui ambitionnait de jouer son avant-garde (Lénine, la CNT) et de former un nouvel Etat (en Russie) ou, du moins, un nouveau gouvernement (en Espagne). C’est donc de l’absence d’un être-pour-soi politique du prolétariat qu’il est question, occulté par l’acceptation plus ou moins rapide de la « politique » étatique : « nous n’avons pas pour intention de nier que les actions révolutionnaires des travailleurs catalans furent neutralisées par leur abstention politique traditionnelle. Même les mesures économiques les plus radicales qui furent adoptées au moment où ces travailleurs semblaient être les maîtres incontestés de la situation et où ils le pensaient eux-mêmes, n’eurent pas cette recherche cohérente d’un objectif qui fut en mesure, à travers les mesures économiques et politiques adoptées par la dictature bolchevique, de plonger leurs ennemis dans la rage et dans l’effroi, tant dans leur propre pays que dans tout le monde bourgeois tout entier » (p. 112). Il faut bien voir de quelle abstention politique il s’agit ici : les organisations ouvrières ne se sont pas du tout abstenues, et la CNT / FAI a même fourni toute une série de ministres, tant à Madrid qu’à Barcelone ; c’est le prolétariat qui s’est abstenu d’exister politiquement, ce qui est tout à fait différent. A force de s’abstenir, le prolétariat a permis aux autres de ne pas le faire. Les partis et les syndicats forment des fronts antifascistes, et finissent par participer aux gouvernements. Pour exister politiquement, au contraire, les prolétaires doivent ignorer activement ces sphères étatiques, et le leur faire savoir en agissant pour et par eux-mêmes, refuser de participer aux sphère étatiques, refuser de cautionner qui y participe, et créer une organisation parallèle, autonome, ne répondant à aucune des injonctions étatiques, créant elle-même le mouvement historique, le sens et la force de la marée. Quand la puissance du mouvement est telle qu’en juillet 36, ce ne sont pas les prolétaires et leurs représentants qui doivent se renier pour participer aux manigances politiciennes, ce sont les hommes politiques qui doivent le faire pour avoir le droit de parler à titre individuel et d’être entendus et acceptés en tant qu’individus. Korsch cite à cet égard une comparaison historique pertinente et bien choisie : « Même après la conclusion triomphale de ce chef d’œuvre de stratégie politique que les bolcheviques accomplirent pendant l’affaire Kornilov en août et en septembre 1917, en suivant les subtiles recommandations de Lénine et en s’efforçant de « lutter contre Kornilov comme les troupes de Kerenski » mais sans soutenir Kerenski, et « au contraire en montrant les faiblesses de ce dernier », Lénine partait encore de l’idée que la faiblesse du gouvernement provisoire était si manifeste, après la défaite de Kornilov, qu’une continuation pacifique de la révolution serait possible, par exemple en remplaçant Kerenski par un gouvernement social-révolutionnaire menchevique, rendant compte aux soviets » (p. 115). A la faveur d’une sous-estimation de l’autonomie prolétarienne, Lénine avait néanmoins agi en son nom de façon à accentuer la faiblesse de ses adversaires, et à les entraîner dans son sillage : que serait-on en droit d’attendre alors d’une conscience plus accentuée et plus adéquate de cette force autonome ? Il ne fait pas de doute qu’en Espagne, le prolétariat était infiniment plus mûr et mieux préparé que le russe à occuper le terrain et à mettre en place ses organes, mais l’équation espagnole fut néanmoins l’inverse de la russe : c’est du fait de surestimer le chemin déjà parcouru (la mise en déroute des factieux, dans certaines régions, et la saisie collectiviste de très nombreuses entreprises et domaines) que l’on renonça à se distinguer des limites imposées par l’antifascisme officiel, et à affaiblir Largo Caballerenski et Azaña en montrant que c’étaient eux qui devaient s’accrocher au mouvement, et non l’inverse.

Malheureusement, la formidable poussée prolétarienne fut largement émoussée sur le plan économique comme sur le plan politique par l’apparent retrait des forces ennemies : sur le plan économique, parce qu’une grande partie du patronat se trouvait à l’étranger, ou était étrangère, et au lieu de s’opposer localement, s’est contenté de laisser passer l’orage (comme Korsch le rappelle p. 122, s’appuyant sur les Collectivisations) ; sur le plan politique, parce que ceux qui étaient connus comme représentants du prolétariat entrèrent au gouvernement, créditant par cela même ce dernier d’illusions démocratiques. En guise de conflit ouvert, il ne resta que la sphère militaire et la guerre contre Franco, et là, comme par hasard, des milices ouvrières tentèrent longtemps de résister à leur militarisation.

Dans un autre article du recueil, Revolutionäre Kommune, paru dans Die Aktion de Franz Pfemfert en 1929, Korsch avait rappelé que Marx comparait les coalitions modernes du prolétariat, sous forme syndicale, avec la forme des communes urbaines sous laquelle la bourgeoisie montante s’était en son temps regroupée. Or il convient d’ajouter que, dès que la bourgeoisie s’est approchée du pouvoir politique, elle s’est justement empressée de laisser choir les communes, avouant par là même que le temps où son intérêt particulier coïncidait avec l’intérêt général était révolu. Du côté du prolétariat, pourquoi ne pas reprendre le même raisonnement mais en l’inversant : car le syndicat, qui défend l’intérêt particulier du prolétariat en tant que classe inhérente au monde du capital, devient obsolète voire contre-révolutionnaire dès que le prolétariat, en période révolutionnaire, se rapproche de l’intérêt général, qui est la destruction totale du capital comme système social. Dans les deux cas, les anciennes formes de lutte doivent tomber en désuétude quand la phase défensive se transforme en phase offensive, une fois pour se concentrer sur l’intérêt particulier de la classe montante, l’autre fois, au contraire, pour abandonner la particularité bornée du point de vue précédant et pour s’ouvrir à l’universalité qui se réalise dans l’autosuppression du prolétariat. C’est la question qui s’est posée, mais seulement de façon implicite, lorsque les syndicats révolutionnaires en Espagne se transformèrent en organisme fédérateur des conseils d’entreprise : les modalités concrètes de cette évolution mériteraient une étude précise.

Dans cet article, Korsch s’était déjà interrogé sur le caractère trompeur des formes associatives, telles que la Commune ou le Conseil : « le véritable objectif final de la lutte des classes prolétarienne n’est aucunement un quelconque Etat, qu’il soit « démocratique », « communal » ou « conseilliste », mais une société sans classes et sans Etat, dont la forme unificatrice n’est plus le siège d’une violence politique mais au contraire cette « association dans la quelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous » (Manifeste communiste) » (p. 107). Les formes politiques traversent le temps, changent de portée et de signification selon le contexte historique (Korsch ébauche une histoire de la Commune du Moyen-Age à 1871 pour montrer son caractère fluide et changeant). Ce qui importe, c’est que ces formes, selon l’époque, soient objectivement en mesure d’exprimer le but politique, le contenu social qui brise avec l’intérêt particulier : « c’est dans ce contenu social et non pas dans la particularité artificiellement choisie, ou dans l’originalité réalisée au sein d’une époque particulière de la forme politique que réside le « véritable secret »[31] de la commune révolutionnaire, du système des conseils révolutionnaires ou de toute autre forme historique de gouvernement par la classe ouvrière » (p. 108). Et de rappeler à quel point Marx fut amené à changer son fusil d’épaule, et de rejoindre implicitement la position de son adversaire Bakounine au moment de la Commune de Paris.

Notons encore ces compliments accordés par Korsch au mouvement spontané de collectivisation en Espagne : « Pour la première fois depuis les tentatives de socialisation en URSS, en Hongrie et en Allemagne après la Première Guerre Mondiale, le combat révolutionnaire des travailleurs espagnols décrit ici montre un nouveau mode de transition du mode de production capitaliste vers un mode de production collectiviste lequel, même si inachevé, fut réalisé dans une très grande variété de formes […] Le mouvement ouvrier espagnol, syndicaliste et anarchiste, mûrement préparé depuis de longues années par des discussions parcourant inlassablement les plus grandes villes comme les hameaux les plus retirés, savait parfaitement où il voulait en venir sur le plan économique, et il disposait à propos des premières actions pratiques à mener en la matière, pour atteindre ces objectifs, d’idées infiniment plus réalistes que ce que le mouvement ouvrier soi-disant « marxiste » était capable de montrer dans le reste de l’Europe. […] Ces travailleurs avaient même préparé leur propre programme, réaliste, pour résoudre la tâche la plus difficile qui se propose au socialisme, la collectivisation de l’agriculture, et ils s’étaient efforcés de nettoyer ce programme de toute mesure précipitée, de toute exagération et de toute maladresse psychologique » (p. 119 – 121 – 123).

A propos des collectivisations dans l’industrie, Korsch notait de même que la production non seulement continua, mais augmenta, alors qu’en même temps le mouvement débouchait sur « l’abolition de conditions de travail inhumaines, l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail, différentes modalités de rapprochement entre les salaires des ouvriers et des employés, des travailleurs avec ou sans formation, des hommes et des femmes, des adultes et des jeunes, le salaire unique et le salaire familial [en français dans le texte] ».

Korsch ne cesse de souligner que l’étendue de ce qui fut atteint en Espagne n’était du, exclusivement, qu’au mouvement spontané des masses, et jamais, à aucun moment, à l’initiative de gouvernements ou de partis. La vague collectiviste submergea tout sur son passage, à tel point que même les activités déjà précédemment étatisées, nationalisées ou municipalisées furent collectivisées au même titre que les entreprises privées (fait unique en Europe).

Korsch conclut ses articles en reprenant le portrait de Membrilla, « peut-être la ville la plus pauvre d’Espagne, mais aussi la plus juste », tracé dans sa principale source, les Collectivisations : « L’éloge de la simplicité et de la pauvreté forment un étrange contraste avec les représentations matérialistes du mouvement marxiste » (p. 126). Comme d’habitude, Korsch n’a pas repris les œillères caractéristiques des marxistes.

 

Michael Seidman

Towards a History of Workers’ Resistance to Work : Paris and Barcelona during the French Popular Front and the Spanish Revolution, 1936 – 1938

(Article écrit en 1989)

Dans la brochure de Seidman, qui je crois était bordiguiste, le contraste est vif entre le refus du travail qui s’exprime du côté français, sous le Front Populaire, et celui qui existe aussi du côté espagnol, dans les entreprises autogérées, mais qui ne trouve pas à s’y exprimer. La différence entre les deux pays, sur ce plan là, n’est pas dans l’existence ou l’inexistence du refus du travail, mais dans la capacité de celui-ci à s’articuler ouvertement. On pourrait l’exprimer en disant que du côté espagnol, malgré l’avancée considérable du mouvement réel (infiniment plus grande qu’en France), le moralisme persiste à régner d’une façon beaucoup plus efficace qu’en France. L’ouvrier français n’a pas honte de sa paresse, et ose même en faire une sorte de programme politique (« travailler moins »). Du côté espagnol, la même envie ne se traduit pas en revendication ouverte et massive : différence culturelle plus ou moins transhistorique.

Certes, la pression est plus grande en Espagne pour au moins deux raisons : a) la guerre est là, engloutissant hommes, canons et efforts, justifiant « des sacrifices » et apportant de fait la caution idoine à la dépossession dont il est question dans le texte de Bataille placé en exergue; b) les entreprises « appartiennent » aux travailleurs, qui deviennent donc « leurs propres patrons » et ont « intérêt » à les faire tourner à fort rendement. Aucun de ces facteurs ne caractérise le Front Populaire. Ces objectifs conservent, voire parfois renforcent la justification transcendante habituelle d’une vie d’abnégation, la perspective immanente (vivre mieux) ne parvenant même pas à s’y frayer son chemin. De telle sorte que même la conduite de la guerre devient irrationnelle et se mord la queue, parce que l’entêtement sacrificiel remplace l’intelligence stratégique : ainsi des occasions ratées de soulever le Maroc et de libérer Abd-el-Krim prisonnier à La Réunion ; ainsi l’absence de toute propagande subversive (par exemple anti-travail et pas seulement anti-exploitation) dans les régions dominées par les factieux, couplée par exemple à une Réforme agraire conséquente dressant les travailleurs de la campagne contre les latifundiaires dans toute l’Espagne.

Seidman ne s’étend pas sur une difficulté inhérente à son sujet : le refus du travail est apparu, de tous temps, comme une protestation individuelle, comme le sentiment spontané que l’être humain n’est pas né pour cela, et donc sans aucun fondement théorique ou critique reconnu. Il fut ce que la morale tentait de faire disparaître dans la catégorie sans fond, et sans forme, de la paresse. Rares furent les moments où ce vécu sortit de sa clandestinité conceptuelle et parvint à une expression propre, et adéquate. Le pamphlet de Lafargue en fut une tentative à la fois inattendue et salutaire, beaucoup lue mais peu commentée dans le mouvement ouvrier. En France, par exemple, cette continuité fut permanente, et un fil direct mène de Lafargue au « Ne travaillez jamais ! » situationniste. Le fait que le Manifeste contre le travail soit une œuvre allemande est tout à fait insolite, et remarquable, tant c’est une rupture avec la culture protestante et laborieuse de l’Europe germanique (il suffit de reprendre les polémiques acerbes de Nietzsche à ce sujet, toujours parfaitement fondées, comme aussi les analyses wébériennes, nettement moins passionnelles). L’Espagne, pays bien plus catholique encore que la France, ne témoigne pourtant d’aucune parenté avec le carpe diem gaulois, mais on est en droit de penser que dans l’esprit ibérique, il ne s’agit pas de la soumission méthodique propre à la névrose obsessionnelle protestante, et plutôt d’une exacerbation permanente ne permettant de vivre quelque chose que sur le mode de la passion. Dans son entêtement virulent, le prolétaire espagnol est capable des plus incomparables prodiges de courage et de radicalité, forçant l’admiration universelle, mais aussi de se charger, avec la même bravoure, d’un fardeau qu’il ne mérite pas.

Seidman note que les travailleurs catalans, largement déchristianisés, continuaient à pratiquer le Lundi Saint : en matière de cessation du travail, tous les prétextes sont bons. Il faut ajouter que le nombre de jours chômés en raison de fêtes diverses, notamment religieuses, était très élevé au moyen âge, et que l’abrogation de ces interruptions du cycle économique ne se fit que lentement, et péniblement.

Tant que le travailleur espagnol vendait son travail à l’entrepreneur privé, il pratiquait comme en France l’absentéisme, la maladie simulée (voire l’automutilation) et se montrait indifférent aux exigences de l’employeur : le refus de travailler plus coïncidait alors avec le rejet de l’exploitation, du salaire aux pièces, des cadences infernales ; et ce refus était épaulé et encouragé non seulement par la CNT, mais aussi par l’UGT. La critique du travail avait un mobile universellement admis : le capitaliste empochant la plus-value ne pouvait demander de ses ouvriers qu’ils n’en soient pas conscients.

Seidman note qu’immédiatement après le 18 juillet 1936, la CNT implora de façon répétée les ouvriers de retourner au travail, et propagea des campagnes d’ « autodiscipline ». Les précisions qu’il relate prouvent sans aucune ambiguïté que dans leur masse, beaucoup d’ouvriers entendaient inaugurer une société cherchant à se débarrasser de la férule des anciens maîtres et donnant le pouvoir au peuple par le fait de rompre avec la dictature du travail. Comme l’écrit Seidman : « ainsi, depuis le tout début de la révolution, le rejet du travail fut un problème que les militants syndicalistes qui administraient les usines et les magasins à Barcelone durent prendre en main. Manifestement, la résistance au travail contredisait les théories anarcho-syndicalistes de l’autogestion, qui appelaient les ouvriers à participer et à contrôler leur lieu de travail depuis que la révolution s’était produite. […] Même dans la Barcelone révolutionnaire, les

ouvriers semblaient parfois réticents à participer à la démocratie ouvrière ». L’acharnement ouvrier à fuir le travail se doubla d’une désaffection des réunions politiques (dont il est peu question dans la littérature militante), de sorte que « la seule façon de faire participer les ouvriers aux assemblées consistait à tenir ces dernières pendant les heures de travail et donc aux dépens de la production ». Autant dire que « le peuple uni dans l’effort » n’était qu’une image pieuse, un programme proclamé dans un vide relativement important.

Le degré de « politisation » des masses semble généralement surestimé, selon Seidman, dans la mesure où des dizaines de milliers de travailleurs entrèrent à la CNT moins par « conscience politique » que pour y trouver protection sociale et emploi stable.

L’ensemble de ces remarques signifie que le refus du travail demeurait une attitude personnelle, aisément présentée comme relevant d’un degré insuffisant de « conscience politique ». A aucun moment, cette attitude ne put rejoindre son concept. Notons toutefois que selon Seidman, « l’histoire de leur résistance au travail peut en partie être reconstruite à travers les comptes-rendus des réunions de collectifs et, paradoxalement, à travers les critiques adressées aux organisations qui prétendaient représenter la classe ».

Quant à la CNT, loin d’abolir le salaire basé sur le travail et non sur les besoins, elle s’engagea assez rapidement dans une régression ramenant le salaire égalitaire à un salaire indexé sur la quantité de travail fourni, ou de marchandises produites. C’est dans ce contexte que l’on qualifia de « bourgeois » l’ouvrier réticent à perdre sa vie pour la gagner, et non la politique régressive de la CNT. Seidman conclut que « faisant face au sabotage, au vol, à l’absentéisme, aux retards, à la maladie simulée et à d’autres formes de résistance ouvrière au travail et au lieu de travail, les syndicats et les collectifs coopérèrent pour créer des règles strictes et des contraintes qui égalaient ou même surpassaient le contrôle qu’avaient connu les entreprises capitalistes ». On assiste donc, dans des délais relativement brefs (entre 1936 et 1938) au même retournement que celui qui eut lieu en Russie entre 1917 et 1923, et magistralement décrit par Orwell dans sa Ferme des animaux.

Cette régression, comme le note Seidman, s’exprima dans les termes fallacieux de la morale : « le reproche d’ « immoralité » n’était pas rare pendant la Révolution Espagnole et révélait que les militants syndicaux considéraient les inadéquations ou les faiblesses au travail comme « immorales », pour ne pas dire comme des péchés. Les activités ne visant pas directement la production étaient également considérées comme condamnables. Des militants de la CNT envisageaient de mettre un terme à l’ « immoralité » en fermant des lieux de distraction tels que les bars, les music-halls ou les salles de bal à partir de 22 heures. Les prostituées devaient être rééduquées par une thérapie du travail, et la prostitution éliminée comme elle l’avait été en URSS. La sexualité et la procréation étaient des chapitres à reporter après la révolution ». Ce qui est demandé, c’est « l’amour du travail, l’esprit de sacrifice et de discipline ». Celui qui ne s’y soumet pas est un bourgeois, voire un fasciste. Le stakhanovisme est introduit en mai 1937, des militants marathoniens du travail propagent la bonne nouvelle : il s’agit de produire un maximum. Quand les machines tournaient pour le compte du capitaliste, il était normal et vertueux de les saboter. Désormais, le monde a changé de face, et les mêmes machines sont devenues la propriété sacro-sainte du prolétariat – pas, apparemment, des prolétaires qui travaillent dessus. Les propriétaires, décidément, sont toujours absents.

Le comble est sans doute atteint quand on lit, de la part d’union syndicales de la métallurgie : « le conseil est tenu de faire contrôler les absences des malades par un camarade que tous les camarades devront accepter de recevoir à leur domicile. Cette inspection pourra avoir lieu plusieurs fois par jour, autant que le Conseil l’estimera utile ». Quant à ceux qui arrivent au travail avec un quart d’heure de retard, il est prévu qu’on leur retire une demi-heure de salaire.

Toutes ces informations montrent sans aucune ambiguïté que les ouvriers espagnols fuyaient le travail comme partout ailleurs, mais aussi que, bien souvent, « leurs » organisations, loin de s’interroger sur la signification de ce rejet ou, plus encore, de le traduire constructivement dans les faits, s’érigèrent en censeurs et en matons, sans aucune différence avec les gardes-chiourmes staliniens. C’est donc le portrait immuable d’une même époque qui se profile dans des pays variés, sous des régimes différents voire officiellement opposés : le monde industriel ne dépend pas de ces régimes, ni de ces latitudes, mais contient une logique qui s’impose d’elle-même à toute cette variation étatique. Le capital est un mode de production, plus qu’un régime juridique de propriété des moyens de production, et c’est ce que les organisations révolutionnaires espagnoles n’ont pratiquement pas pris en compte. Il reste à déterminer en quoi, à leur époque, des approches plus radicales existaient déjà, compte tenu du degré de développement de la production capitaliste d’alors.

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Vincent à Jean-Pierre, 5 octobre 2006

 

[…]

J’avais pensé répondre à la totalité de ton courrier, mais je vais en fait le scinder en deux. Je réponds aujourd’hui à la première partie concernant Dauvé.

Pour entrer en matière, je précise que je ne cherche pas à « rattraper » Rassinier, mais seulement à rappeler qu’il a dérapé, sans doute en raison d’un terrain favorable chez lui (ressentiment, etc.), mais aussi d’une attitude d’hostilité à son égard de la part de ceux dont il aurait pu attendre un soutien. Il avait déjà dérapé également en 1934 parce qu’il venait du Parti communiste d’avant 1932, date à laquelle il en avait été exclu, qui voyait des mencheviks partout et dans Hitler un moindre mal, comparé au Parti socialiste (cf. Rudolf Rocker, La tragédie de l’Espagne, p. 52[32]). Cette obsession a sans doute été conservée, et transposée, dans une certaine ultra-gauche, et ce d’autant plus facilement dans les années 70 et 80 qu’on ne risquait pas ainsi de favoriser l’avènement d’un nouvel Hitler.

À mon avis, tu forces néanmoins un peu le trait en comparant, par exemple, Rassinier à Mussolini, ce qui te permet, bien sûr, d’émettre dans la foulée des doutes sur la possibilité de « changer de pied en cap ». Mais je n’ai pas dit que s’était opéré un tel changement chez Rassinier ; j’essaie seulement, en évitant de me situer du côté de la condamnation morale, de comprendre son évolution.[33]

Je trouve que tu as un peu tendance à essentialiser[34] son parcours intellectuel, et à trop délaisser la fleur au profit du fruit, pour reprendre ta métaphore. Je pense, à la différence de ce que tu avances, que Dauvé & Cie, comme tu dis, ont soutenu le Rassinier d’avant-guerre (position critique de l’antifascisme), même si ce n’est pas assez explicite[35], ainsi que celui de l’immédiat après-guerre[36]. Il n’en reste pas moins que tu as raison d’attribuer à Dauvé un « franc soutien » à l’égard de Rassinier, car même si sa mention de celui-ci n’est qu’un bref renvoi, dans une note de bas de page, à ses ouvrages, il aurait dû en dire plus sur ce qu’ils contiennent, et prendre ses distances au moins avec ceux qui ont suivi Le mensonge d’Ulysse.

Le point de plus grande culpabilité de Dauvé me semble porter sur la question du caractère belligérant des juifs (parler de « communauté juive » est un euphémisme) vis-à-vis de l’Allemagne nazie. On voit bien que sur ce point, et cela nous confirme l’influence du Rassinier d’avant-guerre sur Dauvé & Cie, Dauvé, si l’on en croit Dominique Blanc dans La Guerre sociale n° 7, p. 34, reprend plus ou moins à son compte la vision partagée par la mouvance socialiste, que mentionne Nadine Fresco p. 337 de son Fabrication d’un antisémite, dont fait partie Rassinier en 1934. Et il semble bien que Dauvé ne parvienne pas par la suite à s’expliquer sur ce point, et qu’il se serve de La Guerre sociale comme d’un déversoir de certaines de ses propres assertions : il les jette là en croyant s’en débarrasser, ce que Dominique Blanc ne le laisse pas faire…

Je savais, sans que tu me le dises, que tu n’étais pas un disciple du Debord-qui- ne-se-corrige-pas. Nous nous connaissons à peine, mais j’avais bien perçu cela, et c’est bien pourquoi je prétendais attirer ton attention sur ce qui m’apparaissait comme une contradiction entre cette liberté d’esprit et un propos privant en quelque sorte par avance Dauvé de la possibilité de se corriger (« qu’est-ce que ça change ? »). Il est vrai que tu t’expliques plus longuement sur ce point dans ton dernier courrier, en exposant où et comment il a, selon toi, persisté dans sa démarche « sinistre ». Tu poses donc aussi la question de savoir où et comment Dauvé serait revenu sur cette activité passée en défense de Rassinier et Faurisson, ainsi que de leurs thèses. Je ne suis pas actuellement en mesure de répondre dans le détail à cette question, mais je pense néanmoins qu’il existe des éléments de réponse dans son texte L’horreur est humaine, ainsi que dans son Bilan et contre-bilan, même si, je te l’accorde, ses explications ne sont pas limpides…[37] Mais comme je crois que nos sensibilités divergent quelque peu sur ce point, et que nous n’allons pas nous lancer dans de fastidieuses explications de textes, je propose de laisser la question pendante pour le moment, dans l’attente, peut-être, de recherches plus approfondies.

Concernant la circulation tronquée ou non de nos échanges, nous nous proposons d’opter pour la première option parmi les deux que tu énumères, d’autant plus que je suis très proche des analyses que tu fais (ou que nous faisons ensemble, comme tu le soulignes). Nous préférons, après discussion avec Myrtille, éviter de placer quoi que ce soit sur le site qui se rapporte au cas Dauvé et ses prolongements, car nous pensons que le site se verrait rapidement plombé par des discussions, accusations et procès à n’en plus finir qui n’auraient peut-être pas un rapport très direct avec ce qui a réuni les giménologues autour de la vie d’Antoine Gimenez et de la tentative révolutionnaire en Espagne. Je pense évidemment que tout se tient et qu’il faudrait idéalement pouvoir traiter toutes les questions de front, mais nous n’en sommes actuellement pas capables, je le crains.

Nous n’avons pas encore arrêté notre position au sujet de Dauvé, et nous ne savons pas encore s’il faudra prévoir une note de bas de page qui la préciserait. Il se pourrait aussi qu’une nouvelle version notablement augmentée de la postface remette en quelque sorte Dauvé à une plus juste place.

Pour conclure très provisoirement sur cette question, je dois préciser qu’à mon sens le propos de Myrtille — « on connaît le parcours de cet oiseau » — était un petit peu rapide, car nous ne connaissons pas l’oiseau directement, bien sûr, que nous le connaissons mal dans son cheminement théorico-politique et que le propos ne visait qu’à signaler, au cas où tu aurais cru que nous ne savions rien d’autre à son sujet que ce qu’il avait écrit en préface à Bilan, que nous connaissions quand même les grandes lignes de son parcours. Mais je dois dire que je ne regrette pas, dans l’état actuel de ma connaissance du dossier, de l’avoir cité, même sans note de bas de page, et je doute qu’il soit beaucoup plus servi par l’hébergement dans notre livre de quatre de ses propositions que nous ne sommes servis nous-mêmes par ces réflexions tout à fait utiles que nous lui avons empruntées.

Nous ne cherchons pas à défendre l’oiseau parce que nous ne cherchons pas non plus à le mettre en accusation. La raison principale en est que cette « dérive » mériterait d’être analysée théoriquement : il faudrait montrer en quoi certains des théoriciens les plus avancés de l’ultra-gauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme. Et je pose comme hypothèse que c’est cette insuffisance théorique, et non leur perversité, qui a poussé ces individus sur ces voies de traverse qui sont rapidement devenues des traverses pour la critique.

[…]

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Myrtille à Jean-Pierre, 6 octobre 2006

[…]

Nous t’envoyons enfin un début de lettre rédigée par Vincent en réponse à la tienne.

Pour ma part j’y ai participé – pour l’instant – sous le mode de la discussion avec Vincent, et avec Johannes lundi dernier.

J’exprime encore une fois mes regrets de mettre tant de temps à te répondre, surtout dans la mesure où, comme tu le rappelles dans tes derniers mails, Dauvé représente pour toi le seul élément qui te gâche le plaisir des travaux relatifs à l’Espagne que nous pouvons envisager ensemble.

Nous aussi nous préférerions être dégagés de cette épine (si je puis dire) pour continuer nos réflexions sur l’expérience révolutionnaire espagnole et répondre à la proposition fort appréciée que tu nous fais. Mais voilà, Dauvé a été cité dans la postface des Fils, et nous devons l’assumer bien que, de notre point de vue, ce ne fût pas honteux de le faire.

Nous essayons d’exposer ici (et continuerons de le faire, si tu veux bien) les réflexions que cette affaire nous inspire, après avoir revu une partie des pièces du dossier. Johannes qui connaissait très peu toute cette affaire, et n’avait pas fait le rapprochement entre Dauvé et les thèses révisionnistes, s’emploie maintenant à examiner tout le dossier, et nous lui fournissons les éléments en notre possession.

De mon point de vue, et sans vouloir nous dégager de notre « responsabilité », j’avancerai deux choses:

@ je ne peux en aucune manière me reconnaître dans les procédures de Daeninckx (chasse aux sorcières et amalgame plus que douteux à propos d’une présumée tolérance de représentants de l’ultra-gauche à l’égard de la pédophilie). On peut très bien critiquer le révisionnisme sans lui.

@ pour ne pas se laisser happer par les passions mauvaises que les rapports entre une partie de l’ultra-gauche et les thèses révisionnistes ont parfois secrétées, et dans la mesure où l’approche psychanalytique ne me suffit pas, j’estime qu’il faudrait arriver un jour à tirer la question vers le haut : c’est-à-dire approcher théoriquement le pourquoi et le comment de la prégnance de la question du mensonge dans la pensée critique de la fin des années 70. Ceux qui s’en offusquent l’évoquent sous le terme de « théories du complot ». Un copain allemand nous disait vers 1988 que les esprits critiques en France lui paraissaient un peu trop obsédés par la thèse (reconduite) des Lumières portant sur le mensonge des prêtres… nous y reviendrons.

Si tu en es d’accord, on pourrait continuer de visu à Paris. […]

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Myrtille à Jean-Pierre, 8 octobre 2006

 

Nous revenons de la virée en Avignon, où le débat fut assez animé ma foi et de manière intéressante à partir des thèmes évoqués dans la postface

J’ai le plaisir de te dire que tes notes de lectures fort bienvenues m’ont déjà servi pour alimenter l’échange (notamment les écrits cités de Santillán).

[…]

Nous savons que la réponse que nous t’avons envoyée doit t’insatisfaire, mais tu sais aussi que nous si sommes bien emmerdés de ne pouvoir trancher, nous le serions encore plus de nous obliger à le faire pour dégager cette question des échanges bien plus passionnants que nous avons toi et nous.

Les copains giménologues de Marseille que nous avons vus hier soir estiment que nous pouvions citer Dauvé sans nous justifier (au sens mettre une note pour signaler que nous ne soutenions pas le parcours au moins ambigu de ce dernier relativement aux révisionnistes de l’ultra-gauche).

[…]

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Jean-Pierre à Myrtille et Vincent, 8 octobre 2006

 

[…]

De toute évidence, vos lettres contiennent la solution appropriée pour résoudre la question Dauvé dans une réédition de votre livre, et sur ce point, notre discussion aura porté ses fruits, de façon à améliorer la seule faiblesse d’un livre passionnant. C’était exactement dans ce sens, pour vous faciliter une modification à la fois honorable, cohérente et justifiée de votre texte (sans aucune note polémique pour ou contre Dauvé), que j’avais proposé un mode de citation historique qui rendait à chacun ce qui lui était dû ; en adoptant cette méthode, chacun retrouvera la place qui lui convient, et cessera d’apparaître comme une source unique, ou exagérée. Si vous travaillez votre postface dans ce sens, vous réglerez entièrement le problème Dauvé sans même y paraître, dans un souci d’exactitude historique que personne ne pourra contester. S’il reste une phrase de Dauvé pour laquelle il faut lui accorder sérieusement une sorte de paternité incontestable, alors citez-le, comme vous citez tous les autres : il aura cessé d’apparaître comme un maître à penser. Dans ce cas, la publication de Gimenez n’aura plus à en souffrir, et notre discussion aura été utile.

De plus, pour que vos lecteurs en aient connaissance sans attendre davantage, il suffit d’utiliser également le procédé simple et non équivoque auquel vos amis de Marseille ont pensé, alors que vous hésitiez à l’employer, et d’inscrire sur votre site une notule du genre :

« Pour couper court à toute polémique inutile, les Giménologues précisent qu’avoir eu recours à des citations de Gilles Dauvé aux p. 516, 523 et 524 de leur Postface ne doit évidemment pas être interprété comme une quelconque caution apportée au courant négationniste qui s’était fait jour au sein de l’ultragauche, ni aux atermoiements et pseudo-autocritiques qui avaient suivi, de la part de quiconque. D’ailleurs, une nouvelle édition du livre comportera une version révisée et approfondie de la Postface, présentant dans la mesure de nos moyens une chronologie raisonnée des points de vue critiques manifestés à propos de la Révolution espagnole, par ordre de leur apparition sur la scène de l’histoire. Par là même, un objectif important sera atteint : celui d’éviter que des prises de position récentes en arrivent, intentionnellement ou involontairement, à éclipser de façon injuste des sources plus anciennes, voire contemporaines des événements. »

Par ailleurs, je dois dire que vos deux dernières lettres m’ont considérablement déçu.

Je m’étonne d’ailleurs de voir Myrtille en avoir eu si clairement l’intuition (« nous savons que la réponse que nous t’avons envoyée doit t’insatisfaire ») sans que cette intuition, bien justifiée, ne vous ait conduit, tout simplement, à modifier vos réponses en conséquence. Quel est donc le mystérieux destin qui vous force la main et qui vous fait regretter ce que vous écrivez ? Vous contredire sans arrêt ? Dire que vous aimeriez rectifier mais que vous ne pouvez pas ?

Si cette situation alambiquée peut en effet être ressentie de ma part comme inamicale (je confirme), j’ajoute sans tarder que le problème que vous devez prendre au sérieux ne consiste aucunement à me satisfaire ou à m’insatisfaire, mais uniquement à adopter et à défendre clairement et fermement un point de vue dont personne n’aurait à rougir.

Ce qui me semble effectivement le plus déplorable en la matière, ce n’est pas que nous soyons en désaccord sur ceci ou sur cela, mais que dans l’ensemble de vos arguments, on doive percevoir un côté fuyant et instable qui paraît réellement étrange, et, surtout, peu acceptable sur des sujets à la fois plus importants et plus nets que ce que vos réflexions ne laissent entendre : il me semble en effet que la complication tient moins au sujet qu’à la façon de le traiter et là, désolé, je ne peux m’empêcher de penser que cette complication artificielle est forcément intentionnelle. En un mot : ce ne sont que procédés dilatoires.

En voici quelques échantillons :

a) Vincent reprend son ancien argument psychologisant (pour ne pas dire maternant) selon lequel Rassinier aurait manqué de soutien (par rapport à quoi ?) et que cet esseulement relatif expliquerait ses dérives : pensez-vous qu’il serait bon de généraliser ce genre de considération ? Si demain je m’inscrivais au Front National, irai-je expliquer dans les colonnes de L’Express que ma volte-face est entièrement due à l’incompréhension que j’ai rencontrée chez les Giménologues ?

b) Quand l’époque moderne, occupée à d’innombrables expérimentations plus ou moins rentables, veut repousser une critique opposée à ses agissements, elle qualifie volontiers cette dernière de « condamnation morale », laissant entendre qu’elle-même, se plaçant sur un plan scientifique et rationnel, s’est du même coup située au-delà de la morale; et qu’une condamnation qui ne chercherait pas à la « comprendre » (comme disent les infirmiers psychologiques et les avocats de la défense) ne peut être que « morale », c.a.d. crispée et vieillotte. Mon bonheur est donc très relatif en lisant que cette argumentation pilote du modernisme, est appliquée par Vincent à ce que j’ai écrit sur Rassinier. Et où avais-je la tête pour ne pas comprendre que pour paraître moderne, il convenait de surtout « ne pas chercher à mettre l’oiseau en accusation » ? L’Inquisition radicale est désormais révolue, voilà cette bonne nouvelle proclamée urbi et orbi. Mais alors, cessez donc de correspondre avec un Torquemada de pacotille !

c) Ce mien bonheur ne faiblit pas quand dans la phrase qui suit, j’apprends que le vilain Rassinier, qu’il faut néanmoins « comprendre », ne commence qu’après Le mensonge d’Ulysse – qui relève donc, lui, de la catégorie du bon Rassinier. Mais quelles étaient donc les qualités qui rendaient ce livre acceptable, voire intéressant ? Dois-je m’en remettre au célèbre jugement dithyrambique prononcé par Céline ? Faut-il trouver original ou radical que les SS aient été banalisés en regard du diable communiste ? Faut-il féliciter les SS d’avoir sauvé Rassinier de la vindicte communiste et enfin « comprendre » que son incarcération fut aussi son salut ? Faut-il acclamer comme un lever de soleil de la connaissance historique que ce furent les kapos qui massacrèrent les prisonniers, et non l’autorité nazie ? Est-ce donc, en un mot, cette énorme accumulation de saloperies pitoyables qui méritent d’être situées en amont de la coupure épistémologique rassinienne ? Mais, ô bienveillants Giménologues, pour qui me prenez-vous ?

d) Ma surprise ne faiblit pas non plus lorsqu’il s’agit de García Oliver et des Gitans. Selon Vincent, l’ancien membre des Solidarios aurait témoigné d’une attitude raciste vis-à-vis des Gitans, point de vue « qui aurait pu, si le génocide les concernant avait pris historiquement autant de charge émotionnelle que celui visant les juifs, lui valoir un traitement identique à celui d’un Rassinier ». Il me semble, sauf erreur, que toute cette histoire à propos des Gitans repose pourtant sur peu d’éléments, et sur aucun fait réel : même les critiques que César Lorenzo, qui ne le supporte pas, assène à García Oliver ne permettent guère de l’assimiler à des fascistes. Ce qui lui est reproché, c’est un soi-disant anarcho-bolchévisme. Toute l’histoire du racisme anti-gitan repose sur le fait que s’opposant à Marianet, d’ascendance gitane, García Oliver s’emportait et le traitait de Gitan, comme quand on est en colère, on peut traiter quelqu’un de gros lard, d’ivrogne, de sale alsacien ou de freluquet. Je doute fort que ces propos cavaliers sur les Gitans (César Lorenzo, Le mouvement anarchiste en Espagne, nouvelle édition 2006, p. 297 et p. 325) permettent de subodorer des intentions génocidaires ! En revanche, que faut-il penser de la proclamation antisémite du « gitan » Marianet (p. 326) ? Quant à Garcia Oliver, il fut connu pour être particulièrement philosémite (ibidem). Mais le pire, il me semble, n’est pas ce grossissement commode des foucades de García Oliver : bien pire m’apparaît de les mettre sur un même plan que l’extermination réelle des Juifs par les nazis, voulue et accomplie, et donc de comparer un anarchiste espagnol comme García Oliver avec le régime hitlérien, avec pour seul critère de différence la « charge émotionnelle » accordée aux Juifs, et non aux Gitans. C’est horrifiant ! Qui a réellement massacré les Gitans ? Les anarchistes espagnols, ou ceux qui ont aussi massacré les Juifs ?

e) De même, toujours selon Vincent, la tournée de Rassinier en Allemagne aurait visé de façon parfaitement humaniste à « ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi » : et ce, je suppose, d’autant plus aisément que la tournée était faite avec l’aide d’un ancien Waffen SS ? J’hallucine.

f) Vincent affirme que Dauvé avait fait son autocritique. Je demande où et comment. Alors, Vincent répond : « Je ne suis pas actuellement en mesure de répondre dans le détail à cette question ». On rigole ?

g) Après tous ces échanges, et après tout ce qu’on savait déjà avant ces échanges, Vincent écrit : « Nous n’avons pas encore arrêté notre position au sujet de Dauvé »… J’estime que cette formulation, et la façon dont elle intervient, constituent un authentique procédé négationniste et qu’il convient d’en tirer toutes les conséquences, puisque de toute façon, Vincent « ne regrette pas, dans l’état actuel de ma connaissance du dossier, de l’avoir cité ». « Dans l’état actuel… », c’est par prudence ?

h) On n’est pas non plus surpris, après avoir traversé de telles vagues de chassé croisé de la vérité, de lire que le fait que Dauvé avait « accepté de paraître aux cotés d’une telle philippique peut passer, au moins en partie, pour une autocritique », mais que, sans transition : « Problème : Dauvé semble renier par la suite cette participation ». Dans vos dernières lettres, on ne quitte décidément que rarement la sphère du court-circuit.

i) Enfin, Vincent, qui possède un indéniable talent pour une forme bien particulière d’euphémisme réconciliateur, croit utile d’ajouter que « certains des théoriciens les plus avancés de l’ultragauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme. » Bref, ils se seraient « arrêtés en route », nel mezzo del camin de la loro vita (faute de carburant, ou pour étancher leur soif), au milieu d’une route qui menait à Postone et donc à une position anti- antisémite, alors qu’ils ont en réalité bifurqué vers une idéologie antisémite : en matière de slalom, on ne fait pas mieux ! En enjolivant de la sorte une chose en la faisant passer pour son contraire, on fait passer de surcroît un second message, plus ou moins subliminal : ils auraient donc « posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque ». J’espère pour eux, en tout cas, que cette seconde affirmation a plus de consistance que la première.

j) Myrtille écrit que Dauvé est « une épine », mais ajoute qu’il faut « l’assumer ». S’il en est ainsi, et bien, souffrez, souffrez, c’est ainsi que vient la rédemption.

k) Myrtille m’adresse cette phrase sibylline : « j’estime qu’il faudrait arriver un jour à tirer la question vers le haut : c’est-à-dire approcher théoriquement le pourquoi et le comment de la prégnance de la question du mensonge dans la pensée critique de la fin des années 70 ». Je ne sais pas quoi répondre. J’ai vécu les années 70, et « la prégnance de la question du mensonge », même sous la forme du complot, ne m’a jamais paru trop lourde à porter. Disons peut-être qu’elle va de pair avec ce que Nietzsche appelait l’art de la digestion : une fois qu’on a compris quelque chose, on la traite, et on va plus loin. La maladie moderne, toujours selon le même auteur, étant de ruminer à perte de vue et sans ne jamais pouvoir se décider : les mensonges et les complots, c’est sûr, ont besoin d’une dyspepsie généralisée pour étendre leur empire. C’est là, si vous le permettez, un conseil que je vous donne, et ce sera aussi le dernier.

Car de tout ce qui précède, il y a au moins deux choses qui ressortent avec une absolue clarté : selon vous, on ne peut rien affirmer, sauf à affirmer immédiatement son contraire, de sorte qu’on ne quitte jamais un jeu à somme nulle ; et il n’y a donc, comme on peut voir, strictement rien, dans cette lettre, que je puisse accueillir favorablement. Je le déplore, tout en soulignant quand même qu’il s’agit là d’une sorte de prouesse absolue.

Alors, qu’est-ce qui vous pousse à ce genre d’illogismes démoralisateurs ? Vouloir justifier une citation malencontreuse, désormais publique ? Je ne le pense pas, car si d’une part, personne n’est à l’abri d’une maladresse, vous êtes exactement sur le point de la réparer. Vouloir défendre quelqu’un avec qui vous entretenez des liens amicaux ? Vous dites que vous ne connaissez pas Dauvé. Par fidélité à votre biographie, vouloir défendre une période révolue de la théorie critique (l’amalgame entre l’ultragauche et le négationnisme) à laquelle vous n’auriez pas été étrangers ? Je n’en sais rien. Manifestement, du moins je le crois, vous n’êtes pas de ceux qui écrivent seulement « pour avoir raison », et vous êtes parfaitement capables d’autocritique. Et pourtant, comme vous pouvez constater dans ce qui précède, vous vous livrez à une série ininterrompue de contorsions qui tournent autour du pot, et qui, de ce fait, montrent qu’il doit bien y avoir un pot quelque part. Je vous laisse le plaisir de le découvrir sans moi, car franchement, dans des conditions aussi susceptibles de faire vaciller ma confiance, je ne ressens plus l’envie de se voir et de prolonger des liens amicaux.

Sur la demande de Fabrice, je vous joins deux courriers qu’il m’avait adressés en réaction à nos échanges. Quant aux autres personnes qui auront eu par mon biais connaissance de notre discussion, je leur laisse le soin de se déterminer librement. Peut-être Jean-Luc […] aura-t-il l’envie d’en discuter avec vous lors de votre passage. Pour ma part, cette envie n’existe plus, car je n’ai que trop ressenti le style fuyant des réponses.

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Fabrice à Jean-Pierre, 8 octobre 2006

 

J’ai lu et relu soigneusement les courriers de Myrtille et de Vincent. Je ne peux me satisfaire sur une question aussi importante que le négationnisme d’une pareille désinvolture et de telles hésitations. Je trouve cela d’autant plus étrange que je les sais par ailleurs capables de précision, de clarté, de connaissances variées et d’une compréhension historique rigoureuse. Voici les éléments qui nourrissent cette appréciation.

 

A propos du courriel de Myrtille du 6 octobre 2006 :

La « tolérance de représentants de l’ultra-gauche à l’égard de la pédophilie » n’est pas présumée par Daeninckx. Il la prouve citations à l’appui. En voici un florilège accablant : « Le principal traumatisme que subit l’enfant « victime » d’un satyre provient de ses parents qui en font tout un plat, alors que lui, s’il n’y a pas eu de violence, aurait plutôt tendance à s’en foutre » (La Banquise, n° 2). « On verra tel prof d’université dans le vent réagir avec la même hystérie qu’une prolétaire, si quelqu’un s’avise de jouer à touche-pipi avec son enfant » (La Banquise, n° 1). « Combien de meurtres commis par des pédophiles auraient pu être évités, si la pédophilie (…) était moins dramatisée ? Mais dans la haine que certains parents étalent, dans cette douleur entretenue par les hurlements de chacals de village et médiatisée par la plus basse ordure journalistique, on sent comme une parenté avec la fureur du propriétaire cambriolé » (Mordicus).

Sur « la question du mensonge dans la pensée critique des années 70 », on ne peut mettre dans le même sac la dénonciation des mensonges de l’Etat italien dans l’affaire Moro ou des mensonges nucléaristes à propos de Tchernobyl et la pseudo critique négationniste du « mythe » de l’holocauste. Le faire, c’est se livrer à un amalgame.

 

A propos de la lettre de Vincent du 7 octobre 2006 :

A propos de Rassinier, le choix se réduirait à la condamnation morale ou à la compréhension de son évolution. Je récuse cette alternative factice, dans ce cas particulier comme dans tous les autres, parce qu’elle revient à interdire de critiquer l’évolution de quelqu’un par suite d’une compréhension exacte de ses raisons. D’ailleurs, après avoir affirmé préférer comprendre Rassinier plutôt que le condamner moralement, Vincent ne se prive pas d’indiquer ce qui constitue, selon lui, « le point de plus grande culpabilité de Dauvé » pour conclure qui ni Myrtille ni lui ne cherchent « à mettre en accusation Dauvé »…

Alors que tu rappelais dans ta lettre du 17 septembre que Rassinier était retourné en Allemagne en 1961 pour « une tournée de conférences organisées par un ancien Waffen SS », Vincent te répond « qu’il s’agissait là pour lui de ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi » ! A ce compte-là, on pourrait dire que Pierre Guillaume a évité d’ « essentialiser » le Français sous la figure de l’incorrigible collabo en vendant les ouvrages de la Vieille Taupe à la fête du Front National.

Vincent, qui écrivait, dans sa lettre précédente, que Dauvé n’avait pas soutenu Rassinier, admet maintenant qu’il l’a fait. Mais il a seulement soutenu le premier Rassinier, celui de l’avant-guerre et du Mensonge d’Ulysse. Or on peut lire plus loin que le Rassinier d’avant-guerre appartenait à une mouvance socialiste qui tenait les Juifs pour des fauteurs de guerre. Dauvé soutenait donc un antisémite. Quant au Mensonge d’Ulysse, ce livre est déjà un témoignage de la dérive de Rassinier. Des antisémites notoires comme Céline et Paraz ne s’y sont pas trompés. Soutenir l’auteur du Mensonge d’Ulysse c’est déjà soutenir l’insoutenable.

Tout en reconnaissant que les explications de Dauvé sur son passé négationniste « ne sont pas limpides » et qu’il a, de surcroît, renié sa participation à un recueil autocritique sur la question, Vincent ne veut pas se « lancer dans de fastidieuses explications de textes » et propose « de laisser la question pendante pour le moment, dans l’attente, peut-être, de recherches approfondies » ! Concernant Dauvé, je n’ai pas besoin de « fastidieuses explications de textes ». Il se condamne lui-même, et par son négationnisme passé, et par son incapacité à le critiquer sans ambiguïté. Je rappelle ici que la première édition de Libertaires et ultra gauche contre le négationnisme a été mise au pilon par l’éditeur pour supprimer une phrase particulièrement compromettante de Dauvé : « les chambres à gaz, gigantesque détail de la Seconde guerre mondiale ». Je ne considère pas non plus que l’on puisse laisser une question aussi importante « pendante », ni « pour le moment », ni « dans l’attente, peut- être, de recherches approfondies ». Au contraire, j’estime que le règlement d’une telle question, quand elle se présente, est un préalable à toute discussion sur quelque autre sujet que ce soit. Et je n’admets pas qu’on explique des appréciations radicalement opposées sur ce point crucial par une divergence de sensibilité (les goûts et les couleurs, comme on sait, ne se discutent pas). C’est pour moi une affaire de principe hors de discussion : on ne badine pas avec la falsification, dont le négationnisme est l’expression concentrée la plus extrême qui se puisse concevoir.

Comme si cette proposition dilatoire ne suffisait pas, Vincent et Myrtille te proposent d’ « éviter de placer quoi que ce soit sur le site qui se rapporte au cas Dauvé », tout en affirmant qu’il « faudrait idéalement pouvoir traiter les questions de front » ! La compréhension unitaire relèverait de l’idéal, par essence impraticable, auquel s’opposerait la pratique, forcément fragmentaire. C’est une parfaite illustration, si je ne m’abuse, de ce qu’on appelle l’idéologie. Il conviendrait donc d’escamoter la question Dauvé pour ne pas compromettre le site des Giménologues – bien que tout se tienne, « évidemment ».

« Certains des théoriciens les plus avancés de l’ultra-gauche conseilliste et/ou post-bordiguiste ont posé certains jalons d’une meilleure compréhension de notre époque et se sont arrêtés en route, sans accéder à ce qu’exposera un peu plus tard Moishe Postone dans sa Logique de l’antisémitisme.» En clair, puisque c’est de l’extermination dans les chambres à gaz nazies qu’il s’agit, Dauvé et consorts auraient posé certains jalons d’une meilleure compréhension de la logique de l’antisémitisme et se seraient arrêtés en route ! S’agissant de gens qui ont considéré sérieusement les falsifications hénaurmes de Faurisson, je serais porté à croire que Vincent veut rire, si le sujet n’était pas aussi sinistre.

Dans ces conditions, considérant que les courriers successifs des Giménologues multiplient les ambiguïtés, les contradictions, les propositions dilatoires, voire malhonnêtes, je ne veux en aucun cas participer à quelque échange que ce soit avec eux et te demande de le leur faire savoir, en leur transmettant cette lettre et la précédente sur le même sujet du 1er octobre dernier.

[…]


[1] Nous qualifions d’ultragauche les courants d’origine communiste (léniniste) qui s’opposent à la gauche “institutionnelle” tout en conservant comme critères d’appréciation et d’action une bonne partie des notions et orientations de leur origine (comme les courants bordiguistes, par exemple). Les anarchistes, libertaires, conseillistes et situationnistes, en revanche, n’en font pas partie, puisqu’il s’agit là de tendances se définissant de façon autonome, rappelant en cela qu’ils visent une forme de vie sociale où cette qualité serait générale. Nous savons bien que cette définition est schématique, et aussi qu’elle déplaira à certains, mais nous la préférons à l’habituel grand vide-grenier syncrétique dont l’Histoire générale de l’ultra-gauche de Christophe Bourseiller n’est que l’ultime avatar.

[2] Lettre envoyée par Gilles Dauvé aux Giménologues et communiquée par ceux-ci aux Amis de Némésis.

[3] P. 98 de l’édition de 1979 : « Toute démarche visant à “ donner une organisation ” à la classe (…) devient caduque. »

[4] Nous connaissons d’ailleurs très peu de témoignages attestant qu’ils se seraient posé ce type de question. Ils se sont plus préoccupés de la question du profit qu’encaissait le patron et qu’il fallait prendre garde à ne pas simplement transférer dans les poches d’une nouvelle classe de profiteurs.

[5] Une des rares tentatives de fixer des orientations sur le sujet fut le fait de Santillán, dans un long texte publié en feuilleton, Santillán qui dira lui-même être tout à fait incompétent en matière d’économie !

[6] Une anecdote, qui nous a été racontée par Juan Sans Sicart (si je ne me trompe pas), quand nous l’avons rencontré récemment à Toulouse : jeune travailleur tout récemment embauché dans un atelier barcelonais, il a gueulé tant et plus sur la CNT de la boîte qui ne faisait rien depuis des années pour apporter la moindre solution à l’empoisonnement quotidien affectant les salariés à cause de diluants qui saturaient l’air. À force d’entêtement, il a obtenu directement du patron qu’il impose l’installation d’un système d’évacuation de l’air…

[7] On aimait beaucoup créer des « Comisión asesora » dans la CNT…

[8] Nous avons prévu de répondre à son courrier, et certains passages de cette lettre pourraient y participer.

[9] Cf. Michael Seidman. Tu connais je pense la traduction partielle de son ouvrage Journal of contemporary History 1988 pp 191-220 effectuée par Echanges et mouvement en 2001, et intitulée : Pour une histoire de la résistance au travail ? si non, je t’en citerai moult passages qui valent la peine d’être connus.

[10] Les saloperies de ce genre (avec documents de références) abondent dans le texte de Seidman…

[11] Je pense par exemple à un bon ami d’Abel Paz dont il parle dans un de ses livres, qui ne travaillait guère et menait sa vie de libertaire comme il l’entendait.

[12] Mi Revista, article déjà cité.

[13] Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite, Le Seuil, 1999.

[14] Op. cit. p. 274.

[15] Ibid. p. 337.

[16] D’autres, quelques décennies plus tard et du côté de l’ultragauche, reprendront la méthode de la dénégation en même temps que le thème négationniste, en proclamant qu’ils ne défendaient pas les nazis, mais la vérité : rien de nouveau sous le soleil noir de cette obsession.

[17] Si en avançant cela, on se montre sectaire, intolérant ou psychorigide, ce sont alors des reproches auxquels je réclame avec empressement d’être exposé.

[18] Quelques liens sur Internet :

http://www.daeninckx.net/D%C9BATS/Polarn%E9ga.htm, http://www.amnistia.net/news/enquetes/negped/negped.htm.

[19] Ou alors, si elle l’imagine, c’est qu’elle est d’une telle bêtise qu’elle ne peut plus être classée dans la pensée critique.

[20] Debord, La Société du spectacle, thèse 46.

[21] Il est évidemment beaucoup plus facile de défendre une position caricaturale en ne reprenant que l’un des termes de la contradiction : par exemple en se moquant de prolétaires qui voulaient continuer à travailler, ou au contraire en reprenant l’idéologie du travail qui sévissait à l’époque, mais il est clair aussi que ces deux positions ne sortent pas de l’impasse.

[22] Sauf erreur, et si mes souvenirs très anciens de Geistige und körperliche Arbeit ne me jouent pas de tour (je n’ai plus le livre et ne peux donc pas le consulter), Sohn-Rethel confinait plutôt l’abstraction réelle à l’acte d’échange marchand, et ne la comprenait pas par rapport à la production elle-même, sa conception demeurait donc liée à un mode de socialisation de la marchandise et du sujet marchand qui n’intervient qu’a posteriori, comme dans une subsumption formelle, et non dans l’a priori de la production et de la reproduction du système de la domination réelle. De même, cette abstraction réelle ne visait chez lui que l’influence exercée par l’échange marchand sur les catégories de la pensée. Les avancées de Sohn-Rethel ne portaient donc que sur certains aspects de l’abstraction réelle, et non sur l’étendue réelle de son procès. Disons que la notion de la chose se trouve chez Sohn-Rethel, mais sans y devenir un concept actif, tandis que chez Marx il y a déjà presque tous les ingrédients pour en faire ce concept, et qu’il n’y manquait que la notion. De même, comme l’a rappelé Axel Schürmann dans son article Der Wertbegriff als Realabstraktion (www.trend.infopartisan.net/trd0400/t160400.html), on peut remonter jusqu’à la Jenenser Realphilosophie de Hegel pour suivre la venue au monde de ce concept, puisque chez Hegel, le travail abstrait se présente déjà comme celui qui a lieu pour le besoin abstrait d’autrui, ”le retour à la concrétion, à la propriété se faisant par l’échange”, de sorte que son approche, qui situe l’abstraction du côté du travail et non seulement de l’échange, ouvre des perspectives dans lesquelles Marx s’est ensuite engouffré, et que Sohn-Rethel refermerait plutôt. Je crois que dans son ouvrage Le jeune Hegel, Lukács s’était également intéressé à ces questions.

[23] Das Kapital, Livre II, chapitre IV, MEW 24, p. 109, traduction de ma pomme. L’expression « en actes » figure en italiques dans le texte allemand, sous forme latine : « in actu ».

[24] La Société du spectacle, thèse 107.

[25] Bilan, Contre-révolution en Espagne, 10/18, 1979.

[26] Pour en arriver ensuite à nier en bloc l’extermination dans les chambres à gaz nazies des Juifs dont il fera les responsables de la seconde guerre mondiale (titre de son dernier livre paru en 1967) !

[27] Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Editions ouvrières, 1991.

[28] C’est moi qui souligne.

[29] C’est moi qui souligne.

[30] La différence entre Vergesellschaftung (terme courant chez Marx) et Sozialisierung n’est pas explicitée dans le texte. Il me semble qu’il est licite de prendre appui sur la différence entre domination formelle et domination réelle du capital (formelle Subsumtion / reelle Subsumtion) et d’envisager une distinction comparable, mais cette fois du côté de l’émancipation : par exemple, une socialisation formelle qui annexe juridiquement les moyens de production, sous forme de nationalisation, étatisation, coopérative locale ou régionale, etc.), et une socialisation en profondeur, c.a.d. qui transforme le travail en ruinant la séparation entre producteur et consommateur, entre travail manuel et travail intellectuel, entre nécessité collective et nécessité individuelle, etc. Dans le premier cas, la société prend possession de façon extérieure aux individus, et en se plaçant au-dessus d’eux, montrant par là qu’elle est encore distincte d’eux ; dans le second cas, la société s’installe en profondeur à travers chaque individu, l’individu étant socialisé comme la société est individualisée. On peut aussi proposer de qualifier le premier cas de simple collectivisation, et réserver le terme de socialisation au second.

[31] Allusion à l’expression utilisée par Marx dans Les luttes de classes en France.

[32] Rocker parle des communistes allemands, mais je pense que la remarque est aussi valable pour les communistes français, bien que dans une moindre mesure.

[33] C’est peut-être l’influence de notre récente pratique d’ « historiens » qui veut cela : si nous devions considérer qu’un García Oliver, par exemple, était déjà toujours ce qu’il est devenu (un « anarchiste » de gouvernement, avec des tendances autoritaires et des conceptions du rapport aux masses dont certaines pouvaient l’apparenter aux fascistes), on se priverait de bien des moyens de comprendre cet objet si tragique que furent les combats anarcho-syndicalistes et la révolution avortée. Il ne manque pas chez lui des propos racistes à l’endroit des gitans, qui auraient pu, si le génocide les concernant avait pris historiquement autant de charge émotionnelle que celui visant les juifs, lui valoir un traitement identique à celui d’un Rassinier.

[34] Ce qui peut se voir dans le passage du « on est ce qu’on devient » à « on devient ce qu’on est » dans ta lettre ; ou dans le passage où tu ne vois que cirage de bottes dans ses conférences en Allemagne, alors qu’il a expliqué [je ne sais plus dans lequel de ses livres] qu’il s’agissait là pour lui de ne pas essentialiser l’Allemand sous la figure de l’incorrigible nazi.

[35] Il y aurait un petit travail de comparaison à faire au sujet des positions de Rassinier dans les années 30 et de celles de Dauvé & Cie dans les années 70. Sans doute en trouve-t-on des éléments dans le livre de Nadine Fresco, que je n’ai malheureusement pas encore lu.

[36] C’est quand même Le Mensonge d’Ulysse qui est la référence principale, et peu d’ultra-gauches semblent avoir lu, tout au moins au début de l’affaire, les ouvrages postérieurs, selon Lavacquerie (in : Libertaires et « ultra-gauche » contre le négationnisme, p. 38).

[37] Dans Libertaires et « ultra-gauche » contre le négationnisme, François-Georges Lavacquerie remonte quand même pas mal les bretelles de tout ce petit monde, et accepter de paraître aux côtés d’une telle philippique peut passer, au moins en partie, pour une autocritique. Problème, Dauvé semble renier par la suite cette participation (Le fichisme ne passera pas).

 

 


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