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Tout va bien, chers voisins

par Pierre Dac junior

 

Ouf!

Nous voici rassurés.

Je viens d’entendre à la radio que l’Etat français avait prononcé une interdiction administrative de sortie du territoire et une confiscation provisoire de passeport pour six apprentis-djihadistes français qui voulaient se rendre en Syrie.

D’ailleurs, il est précisé qu’on leur a remis un récépissé, en attendant l’expiration du délai de six mois au terme duquel ils pourront reprendre possession du passeport, bien sûr en échange du récépissé (modèle Fr.Dj.346-88) dûment émargé et tamponné.

Grâce à la vigilance des autorités françaises, les djihadistes resteront donc en France.

Ils ne commettront aucune exaction en Syrie.

En France, c’est moins sûr, puisque tous les coupables d’attentats des dernières années étaient eux-aussi bien connus de la police.

Cela laisse donc des perspectives encourageantes à ces six personnes.

Rétrospectivement, on se dit que si les frères Kouachi et le dénommé Coulibaly avaient pris l’avion pour la Syrie, ils auraient certainement commis des attentats sur place.

Heureusement, cela a été évité…

Quelqu’un a hasardé la remarque suivante: « ne vaudrait-il pas mieux les empêcher de revenir plutôt que les empêcher d’y aller? »

Ce à quoi un fonctionnaire français spécialement formé pour ces questions a répondu: « s’ils ne peuvent pas y aller, ils ne peuvent pas non plus en revenir ».

C’est tout à fait indéniable.

A propos : en même temps que cette annonce qui nous emplit d’espoir, nous apprenons que pour la énième fois, après avoir survolé des centrales nucléaires, divers drones ont observé de nuit la capitale, et notamment des bâtiments d’intérêt stratégique tels que l’Elysée ou l’Ambassade des Etats-Unis. Selon Libération du 24 février 2015 :

« Mardi, les autorités étaient plutôt discrètes, renvoyant vers le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui dépend de Matignon. Le ministère de la Défense précisait néanmoins «poursuivre son travail avec les industriels sur les capacités de détection». Avec la multiplication des survols d’installations sensibles, le SGDSN a en effet lancé un chantier «sur la protection contre les actes de malveillance de drones aériens». Le plan s’articule autour de trois axes. La place Beauvau récupère le volet juridique et la coordination des forces (armée de l’air, gendarmerie, police). «L’évaluation des risques et menaces» incombe au ministère de l’Ecologie. Et le ministère de la Défense pilote la réponse «opérationnelle» pour déterminer quelles technologies de détection et de brouillage peuvent être employées. »

Avec une constatation aussi franche de l’incapacité de réagir des autorité publiques, et un partage aussi complexe des responsabilités destiné à émietter la question entre divers ministères, on aura compris que la sécurité aérienne ne se déclenchera, on le suppose, qu’à condition de voir apparaître dans le ciel parisien des Tupolev Tu-95, des Chengdu J-20 ou des B-58 Hustler.

Enfin, dernier point, toutes les personnes ayant participé ces dernières années à des attentats terroristes, jusqu’au chauffeur de Mme Coulibachy, étaient bien connues de la police. A l’époque où la théorie officielle s’énonce en termes de « décèlement précoce » (ou de l’intelligence led-policing), ce bien étrange contraste avec la réalité engendre un certain nombre de questions, que nous abandonnons à la discrétion du lecteur.

Pour autant, ces remarques de notre part ne visent pas à demander qu’on accentue l’équipement de notre pays en soldatesque diverse. Il s’agirait plutôt de réaliser que lorsqu’un appareil d’Etat se montre déficient sur un certain nombre de sujets réels et sérieux, comme ceux qui précèdent, il se montre d’autant plus enclin à monter des baudruches (du genre Tarnac) et à « sévir » à propos de personnes faussement incriminées, ou ayant commis des « délits » qui ne sont autres que des actes politiques dont la tradition est déjà longue. Ici comme ailleurs, les faux sujets doivent éclipser les vrais.

 

 


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A la mémoire de Francis Pagnon

par Les Amis de Némésis

 

Notre intention était initialement de compléter l’article consacré par un tiers à Francis Pagnon sur l’encyclopédie Wikipédia. Cet article avait manifestement été rédigé par une personne ayant lu et apprécié En évoquant Wagner, mais qui ne connaissait pas la vie de son auteur.

Comme Wikipédia, de façon générale, n’accepte pas d’informations de première main, non confirmées par des sources institutionnelles ou académiques, et a donc refusé notre contribution, et comme aussi nous ne voulons pas laisser pour autant condamner à l’oubli les données biographiques dont nous disposons, voici donc publié sur notre site le projet initialement destiné à Wikipédia, qui reprend par ailleurs les éléments qui y figuraient déjà (notamment un résumé et une appréciation d’En évoquant Wagner qui nous paraissent très pertinents).

 

Francis Pagnon

Francis Pagnon, du fait d’être proche de la critique situationniste, n’aurait jamais accepté d’être désigné comme musicologue, philosophe ou une quelconque autre forme de spécialiste. On peut dire de lui qu’il fut un marginal, un autodidacte, un révolutionnaire français dont l’attention était concentrée sur les luttes sociales de son temps.

 

Biographie

Francis Pagnon est né dans le territoire de Belfort dans une famille ouvrière, pauvre et violente. Ayant tôt rompu avec elle, il ne renia jamais, pour autant, son origine sociale. C’est en autodidacte qu’il acquit une vaste culture (il fut polyglotte, féru de philosophie, musicien) mais ne concevait pas d’autre usage de cette culture que critique et révolutionnaire. Evitant toute forme d’intégration sociale, il s’efforça toute sa vie d’amener ses relations à partager cette orientation et n’eut pour horizon que celui d’un renversement de l’ordre capitaliste (comme en témoigne la Lettre de Francis Pagnon, 09.09.1988 adressée à Jean-Pierre Baudet depuis le village thaïlandais proche de la frontière birmane où Pagnon vécut pendant quelques temps).

Sur le plan musical, et en dépit d’une scolarité vite interrompue, Pagnon se forma en harmonie et en analyse musicale (avec Narcís Bonet, qui lui reconnut en réel talent dans ce domaine). Il apprit pendant quatre ans à jouer du piano, composa des chansons, mais sa passion prédominante portait sur l’œuvre de Richard Wagner. Pagnon considérait qu’on trouvait, en particulier dans la Tétralogie, l’héritage du passé révolutionnaire de Wagner, qui fut proche de Bakounine, et n’acceptait pas le rejet dont Wagner fait l’objet en raison de l’antisémitisme et du pangermanisme dont on l’accusait sous prétexte que les nazis s’étaient emparés de sa musique.

Pagnon vécut de façon précaire à Londres (où il s’était enfui avant d’avoir atteint sa majorité, et d’où il fut expulsé après l’expiration de son visa) et, plus tard en Allemagne, à Cologne. En France, il vécut à Tours et dans le dix-huitième arrondissement parisien.

Refusant toute activité professionnelle pouvant être considérée comme bourgeoise, Pagnon mena une vie totalement désargentée, ne travaillant que dans des conditions misérables.

Depuis son jeune âge, il souffrait d’une paralysie du nerf auditif qui ne cessa de s’intensifier et de le condamner à une surdité en constante augmentation, de plus en plus pénible pour un musicien.

Le seul livre publié de son vivant, En évoquant Wagner, fut réalisé en 1981 avec le soutien bienveillant de l’éditeur Gérard Lebovici, lui-même musicien. Cette constellation heureuse ne se reproduisit pas, puisqu’en 1984, déjà très diminué, Pagnon proposa au même éditeur un manuscrit impossible à publier en l’état et qui fut refusé sur l’instigation de Guy Debord.

Francis Pagnon était très conscient de s’opposer, avec son livre sur Wagner, au musicologue critique le plus réputé, Theodor W. Adorno, et il ne manquait pas de relever que contrairement à celui-ci, Richard Wagner lui paraissait plus subversif que Mahler, Schönberg et Berg, qu’il aimait pourtant beaucoup. En revanche, cette fois à l’instar d’Adorno, Pagnon détestait le jazz.

Dans le conflit opposant en 1987 Jean-François Martos, Jean-Pierre Baudet et (clandestinement) Guy Debord à l’Encyclopédie des Nuisances, Pagnon prit position avec passion en faveur des premiers.

Pagnon était l’exemple même de l’écorché vif, ne sachant moduler son empathie pour son entourage. Après une longue période passée dans un village du nord de la Thaïlande (région de Chiang Maï), déçu par son impuissance devant la misère locale comme devant l’évolution de la société en France, ne se sentant plus chez lui nulle part et tombant dans un alcoolisme avancé, Francis Pagnon s’est donné la mort par pendaison le 11 janvier 1990 1

 

En évoquant Wagner

Francis Pagnon est l’auteur d’une importante étude sur Richard Wagner et l’histoire de la musique intitulée En Évoquant Wagner : La musique comme mensonge et comme vérité publiée aux éditions Champ libre en décembre 1981. Cet essai montre le mouvement vivant de l’histoire à l’œuvre dans la musique, et plus spécifiquement dans celle de Wagner. Francis Pagnon entreprend une critique politique « de la musique de masse comme idéologie totalitaire ». Pour l’auteur, l’évolution musicale a été liquidée et asservie aux nécessités de l’organisation sociale rétrograde. La musique de masse moderne, par son retour à l’état pré-individuel, satisfait le besoin d’anéantissement et n’est que la soumission hallucinatoire à la violence infligée par une société dont le maintien n’est possible que par la coercition étendue à tous les aspects de la vie 2.

Le livre présente une perspective historique des contradictions de la musique dans la société de classes contemporaine. Le sous-titre de l’ouvrage, La musique comme mensonge et comme vérité, fait référence au mensonge qu’est la musique de masse et à la vérité révolutionnaire qu’exprime la grande musique, considérée par l’auteur comme la seule musique véritable, notamment celle de Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven, Debussy et, bien sûr, Wagner.

Pour l’auteur, la musique wagnérienne condamne la société capitaliste où l’histoire est rendue impossible par une production asservie au cycle perpétuel de la valeur d’échange. Le combat contre cette vacuité marchande se développe au-delà de la musique, qui devient mensongère lorsqu’elle nie la nécessité de ce combat en posant un idéal esthétique où se compensent les horreurs du monde.

Dans son essence ultime, la musique de Wagner refuse ce rôle mensonger : elle affronte sans réserves son ennemi, c’est-à-dire, la tradition musicale aliénée d’un état de fait social qui n’existe que par l’écrasement et la souffrance irrationnelle du sujet. La haine de Wagner vis-à-vis de la société bourgeoise et de sa culture est passée dans la composition. C’est une musique de la destruction : elle révèle le chaos sur lequel s’est érigée la barbarie civilisée et appelle à l’anéantissement d’un monde abhorré.

La musique wagnérienne brise le cercle de la non-vie par la violence de la vie potentielle qu’elle exige de voir passer à l’acte. Tout ce qui fait sa grandeur incite au dépassement de la musique, à sa réalisation. Au moment où la société marchande s’écroule, l’art révèle son contenu critique, qui avait toujours été en soi sa vérité, rendue claire désormais par le mouvement de l’histoire. C’est le privilège de cette époque crépusculaire d’avoir divulgué l’énigme de l’art ancien. La musique de Wagner peut enfin montrer ce qu’elle voulait, ce à quoi elle s’est dédiée.

 

Réception du livre

Guy Debord avait émis un avis favorable sur En Évoquant Wagner dans une lettre adressée le 25 juin 1980 à l’éditeur Gérard Lebovici 3.

 

Bibliographie

Francis Pagnon, En évoquant Wagner : La musique comme mensonge et comme vérité, éditions Champ libre, 1981. (ISBN 2-85184-130-0)

En 1984, un manuscrit fut refusé par les Editions Champ libre sur l’instigation de Guy Debord 4.

Un certain nombre de manuscrits laissés par Francis Pagnon, non publiés, comprennent des traductions d’auteurs de théâtre allemands (Die Albigenser, de Nikolaus Lenau ; Hinkemann, d’Ernst Toller), une étude intitulée Lenau et le refus de la réconciliation, et des études sur la Métaphysique d’Aristote.

 

Lien externe

Présentation d’En Évoquant Wagner sur le site des Éditions Ivrea.

 

Références


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La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux

(traduction faite en janvier 2015, par un lecteur qui préfère rester anonyme, d’un exposé en anglais de Jean-Pierre Baudet en date du 23 avril 2013; que ce lecteur-traducteur soit ici remercié)


[Pour télécharger en format PDF : Naissance du capital]

 

Bonjour à tous,

 

Tout d’abord, j’espère pouvoir compter sur votre indulgence, car l’anglais n’est pas ma langue maternelle. Pour cette raison, je préfère lire mes notes plutôt que de me lancer dans un exposé improvisé. Je crois que cela rendra les choses plus faciles pour nous tous.

Je voudrais commencer par remercier chaleureusement le professeur A.R., qui a eu la gentillesse de m’inviter et de me proposer la possibilité de donner un aperçu rapide d’un livre que j’ai récemment publié en allemand. Il s’appelle Opfern ohne Ende (Sacrifier sans fin), et traite de ce qu’on pourrait appeler la préhistoire des interactions économiques. Cependant, comme vous pourrez le constater, ce n’est pas un examen des conditions préhistoriques fait pour compléter ce que vous savez déjà sur l’économie politique, et il ne laisse pas l’économie politique telle qu’elle est, intacte et inchangée. L’objectif est d’illustrer la naissance du comportement économique et de prendre conscience de sa nature profonde, deux aspects qui ne sont jamais abordés dans les travaux sur l’économie et qui, pour le dire crûment, ne sont pas compatibles avec l’approche habituelle que prend l’étude de l’économie pour justifier son existence en tant que science autonome.

Pour vous donner une idée, permettez-moi de commencer par une énigme, en posant les questions suivantes:

Qui est celui dont la puissance est supérieure à la puissance d’un roi ou d’un empereur, qu’il soit passé ou présent? Qui gouverne, et pas seulement un seul pays, mais le monde entier? Qui annule sans effort toutes les lois et traditions nationales ou internationales? Qui l’emporte sur l’Organisation des Nations Unies ou sur toute autre association internationale quand elles n’agissent pas selon ses propres règles?

Qui n’est pas lié à une quelconque forme ou substance, libre des limitations matérielles, sans forme et sans limite, en mesure d’être présent partout sans être absent ailleurs; qui est invisible et informe afin qu’il puisse être à la fois tout et rien, influencer de l’intérieur toutes sortes d’êtres sans jamais perdre sa propre identité? Qui ne cesse d’adopter un masque matériel après l’autre dans le carnaval sans fin de la transsubstantiation?

Qui est, comme je le disais, immanent au monde matériel, mais néanmoins transcendant et étranger aux êtres matériels, plus important et plus essentiel que toute réalité physique, en permanence en conflit avec la réalité physique, supprimant  le temps et l’espace et les soi-disant lois de la nature?

Qui est le juge suprême, le décideur ultime, l’arbitre de ce qui ou de qui mérite de vivre, et ce en fonction de ses propres critères? Qui permet à de nouveaux êtres et de nouvelles choses de naître, ou les oblige au contraire à rester toujours dans le froid et sombre giron du néant? Qui conduit les pays et les populations sur la voie du succès, tout en condamnant les autres à mourir? Qui rend invisible la laide réalité des personnes démunies dans des banlieues perdues, pendant qu’il diffuse la gloire de soi-disant «célébrités» à travers les médias mondiaux, même si celles-ci peuvent à peine écrire leur nom, n’ont rien à dire, et n’existent simplement que comme des clones normalisés du même vide prêt à l’emploi?

En bref: quelle est l’explication la plus plausible que vous devez envisager lorsque vous ne pouvez pas comprendre facilement quelque chose à partir d’elle-même?

Très probablement, vous n’aurez aucun problème avec ces questions, car la réponse ne semble pas ambiguë : cet être puissant, tout-puissant, extrêmement puissant, soumis à aucune règle conçue dans ce monde, doit venir d’un autre monde, il doit être Dieu.

Qui d’autre pourrait être assez puissant pour agir au-delà des limites de la contradiction, au-delà du principe d’individuation et au-delà de toutes les limites matérielles, au-delà de la matière comme limite?

Certains peuvent appeler cette divinité Jéhovah, certains peuvent l’appeler Allah, d’autres ne sont pas autorisés à la nommer de quelque façon que ce soit, mais tous seront d’accord pour dire que ce doit être Dieu, car toute autre réponse serait blasphématoire.

Mais, désolé de vous décevoir, je crains qu’il puisse y avoir une autre réponse, encore plus convaincante, parce que nous n’aurions plus à faire face à des questions de croyance, mais à des questions de fait : tous les pouvoirs mentionnés sont les pouvoirs de ce que nous appelons habituellement  «capital».

Bien sûr, nous devons d’abord convenir que le capital n’est pas seulement une somme d’argent, une sorte d’investissement productif, ou la propriété personnelle d’un riche ploutocrate (tels que des maisons, des yachts, une flotte d’hélicoptères, des chevaux de course); qu’il n’est pas juste des marchandises en stock, une usine automatisée ou un empire commercial avec des magasins partout dans le monde. Non, nous devons d’abord convenir que le capital bouge et change à travers toutes ces diverses formes, et doit en fait être défini comme la logique de la valeur qui structure l’économie comme un processus continu de création de valeur. Toute entreprise commerciale qui permet à des personnes de travailler en son nom ne fonctionne que dans le cadre de ce processus global; autrement, sans ce processus global, elle mourrait comme un poisson sans eau. Dans notre cas, l’eau ne permet pas seulement au poisson de vivre, mais le poisson, pour ainsi dire, n’est qu’une forme prise par l’eau, une vague temporaire dans une mer démontée. Grâce à tous les aspects et formes qu’elle revêt, la valeur ne se cherche qu’elle-même; elle recherche, en tant que sa propre augmentation, la plus-value et le profit.  Le capital n’est pas une chose «réelle» dotée de caractéristiques particulières; c’est la totalité en tant que telle de ce processus interminable, ininterrompu, autocentré.

Par conséquent, il n’existe certainement aucun effet «surnaturel» ou «divin» que le capital ne soit en mesure de produire. Et, sans aucun doute, c’est la première fois dans l’histoire que ces effets «surnaturels» et «divins» sont réellement produits. Dans les temps anciens, les prêtres et les fidèles ont rêvé de pouvoirs tout-puissants et les croyaient agissants, mais l’humanité a dû attendre jusqu’à l’époque moderne pour affronter ce que cela signifie vraiment, maintenant que le miracle douteux de la valeur a envahi la planète entière et toute notre vie.

C’est en effet ce que Paul Lafargue, gendre de Karl Marx et auteur du célèbre pamphlet Le droit à la paresse, a compris et présenté dans son livre La religion du capital, publié en 1887. Un livre que tout le monde devrait lire, car il est non seulement très intelligent, clairvoyant et prémonitoire, mais aussi parce qu’il se présente sous la forme d’un pamphlet très spirituelle et agréable, qui se lit plus ou moins comme une pièce de théâtre, dans laquelle le capital parle de ses propres actions et  intentions comme s’il était un dieu.

C’est aussi le point de départ que  j’ai utilisé quand j’ai conçu mon propre livre, qui a commencé comme une longue postface au pamphlet de Lafargue, puis développé dans un volume séparé intitulé « Opfern ohne Ende ». Je me suis dit que si Lafargue avait pu faire une telle comparaison précise et complète entre la religion et le capital, il doit y avoir une explication quelque part, car ce ne pouvait être purement accidentel. Pourquoi la religion était-elle en mesure de décrire le capital, pour ainsi dire, tant de siècles avant sa venue à l’existence? Comment se fait-il que la religion naissante a prévu avec une telle perfection ce que le capital permettrait d’atteindre un jour? Peut-être y avait-il un modèle secret sous-jacent aux deux ? Cela vaut la peine d’y réfléchir.

Maintenant, permettez-moi d’aborder ma recherche sous un autre angle.

Prenez au hasard n’importe quel père fondateur de l’économie politique, il  prétendra sans doute que pour améliorer l’activité de troc, l’humanité a inventé la monnaie. Vous vous souvenez peut être, par exemple, qu’ Adam Smith ne doutait pas du fait que « chaque homme vit par l’échange, ou devient dans une certaine mesure un marchand, et la société elle-même grandit comme étant proprement une société commerciale ». De tels prémisses anthropologiques impliquent que l’activité essentielle de l’humanité consiste dans le troc ou, plus précisément, dans la division du travail (comme Smith l’a explicitement écrit), puisque le troc et la division du travail sont strictement inséparables. En raison d’une nature humaine portée au troc, et d’une division du travail qui se produit soi-disant d’une manière tout aussi naturelle, la nécessité commerciale de la monnaie préexiste à sa création. Ce besoin primordial allait donner naissance à la monnaie comme moyen d’échange. C’est, du moins, ce que les économistes croient.

Il peut en effet être utile d’examiner la monnaie de cette façon, si l’intention est de justifier la manière dont elle est utilisée aujourd’hui, maintenant que le capital règne sur le monde. Dans ce scénario, le passé ressemble exactement au présent, ce qui est excellent pour ceux qui préfèrent une approche paresseuse de l’étude de l’histoire: aucun effort à fournir, pas d’obstacle étrange en travers du chemin, retour aux affaires courantes. Ce qui, de mon point de vue, est un défaut de naissance de l’économie politique, car l’économie comme science se veut être à la fois transhistorique et consubstantielle à l’humanité, se vante d’avoir commencé à l’époque de Néandertal, et vise à être le noyau rationnel et scientifique de la société humaine. L’économie serait donc la Raison dans l’histoire, pour prendre le titre d’un livre écrit par Hegel, alors que tous les autres domaines de l’activité humaine, tels que la politique, la morale, la religion, la passion et l’art correspondraient simplement à des impulsions irrationnelles héritées du singe. En bref, l’économie serait le reflet de notre vraie humanité et non pas, ainsi qu’elle est considérée par pratiquement toutes les communautés dans le passé, la plus inhumaine de toutes les pratiques.

Même Marx, qui de toute évidence n’a jamais voulu hypostasier ou perpétuer les catégories capitalistes, a adopté des vues similaires quand l’origine de la monnaie était évoquée : une simple rationalisation du troc.

Le seul problème est que tout cela est faux.

La monnaie n’a pas été créée pour rationaliser le troc ou  faciliter la négociation des marchandises.

L’erreur consiste à prendre la fonction contemporaine de la monnaie pour son rôle historique.

Lorsque l’échange des marchandises a commencé, dès que les biens ont cessé d’être des objets simplement utiles pour la consommation personnelle (dans ce que les spécialistes appellent généralement une «économie de subsistance»), ou ont cessé d’être considérés comme des cadeaux prestigieux appropriés pour des amis ou rivaux au sein ou en dehors d’une tribu (ce qui est désigné comme une «économie du don»), quand ils ont finalement été produits dans le but d’être échangés, la monnaie existait déjà depuis au moins plusieurs milliers d’années. Et pendant cette très longue période de temps, la monnaie avait déjà pris la plupart de ses fonctions ordinaires, comme étant une réserve de valeur, une unité de compte, un moyen de paiement, ou les trois à la fois; mais sans servir de moyen d’échange, ce qui constitue une différence essentielle. On comprend aisément que la monnaie doit être ce dont la société a besoin et veut qu’elle soit. Il y avait autant de types de monnaie et de valeur qu’il y avait de variétés de société. Et les sociétés fondées sur la production et l’échange commercial de marchandises ne sont pas très vieilles. Les types de monnaie utilisés dans le passé n’ont pas été utilisés pour l’échange, ils n’ont pas « rationalisé le troc », et la monnaie n’achetait rien. Bien sûr, dans la mesure où la monnaie a été utilisée pour payer une dette (comme un « prix de la fiancée », qui est une dot due à la famille de la mariée, ou comme wergeld, une compensation pour la vie de quelqu’un qui a été tué), on pourrait dire qu’elle a «acheté» quelque chose: elle a acheté la paix, elle a acheté une bonne conscience, la sérénité et la liberté. Elle a acheté une relation nouvellement établie ou rétablie avec des tiers – mais elle n’a jamais acheté des biens ou des  marchandises, parce qu’il n’y avait pas de marchandises. Il n’y avait pas de marchandises mais il y avait la monnaie.

Avant d’aborder la naissance du négoce de marchandises, n’oublions pas les trois étapes les plus importantes dans l’histoire de l’humanité:

a) le stockage des biens, alors que les hommes se sédentarisaient lors de la « révolution néolithique »,

b) le début de la production de marchandises pendant l’Antiquité,

c) la transformation du travail en marchandise, à la fin du Moyen-Age européen, et la création du capitalisme comme structure sociale dominée par l’économie.

Les premiers témoignages de quelque chose qui ressemble à une marchandise sont assez difficiles à évaluer. Il y a des signes évidents que des biens comme les coquillages de la mer Rouge ou l’obsidienne d’Anatolie ont été « distribués » et ont « circulé » dès le Natoufien (de 13.000 à 9.800 avant notre ère); mais «distribué» ou «circulé» ne signifie pas «vendu» ou «acheté», ni même «troqué». Il y a un peu plus de certitude quand nous arrivons à ce qu’on a appelé l ‘«économie du temple» de la Mésopotamie, où les temples ont organisé la production à grande échelle. Cela a eu lieu dans la culture d’Uruk (entre 5000 et 3000 avant notre ère). Des chercheurs pourraient appeler cela une « économie », mais nous savons  avec certitude que toute cette activité a eu lieu sans qu’une monnaie soit impliquée. Dans cette situation géographique privilégiée, où la civilisation s’est développée et propagée beaucoup plus tôt que partout ailleurs, la distribution des biens était généralement une question d’intérêt public, impliquant réciprocité et redistribution, et seulement marginalement échange direct de marchandises. Cependant, il n’y a pas de véritable accord entre les chercheurs sur la caractéristique prédominante de cette circulation des biens. Pour diverses positions scientifiques sur la question, voir Max Weber, Economie et société dans l’Antiquité ; Karl Polanyi & Conrad Arensberg, Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie ; ou plus récemment Jean-Jacques Glassner, Peut-on parler de monnaie en Mésopotamie au IIIème millénaire avant notre ère ?.

Peut-être devrions-nous aussi nous accorder sur ce qui doit être considéré pour évaluer la progression vers une «économie»:

a) quand les biens matériels sont produits pour être vendus et achetés les uns contre les autres (la monnaie devenant un «moyen d’échange»),

b) lorsque dette et crédit sont remplacés par un paiement instantané,

c) lorsque la division du travail interagit avec la nécessité d’un échange,

d) lorsque l’échange perd toute dimension personnelle ou sociale et devient abstrait,

e) lorsque les dirigeants politiques, face à des guerres massives, ont dû lever des armées et que  la monnaie a été nécessaire pour récompenser leurs soldats et mercenaires. D’ ailleurs, les soldats ont parfois été bien récompensés: dans l’armée d’Alexandre, les soldats étaient payés 4, 5, 14 ou même 16 drachmes par jour, tandis qu’un travailleur libre à Athènes  gagnait seulement 2 drachmes par jour.

Mais, comme je l’ai mentionné, il est encore plus important de réaliser que, à un stade plus précoce de développement social, des milliers d’années avant la Mésopotamie, quand les gens vivaient encore comme des tribus de chasseurs-cueilleurs, n’ayant jamais construit un temple ou vécus dans une grande ville; avant de faire la guerre sur des chars et portés des armures, croyez-le ou non, ces gens avaient déjà connu la monnaie. Il est donc absolument nécessaire de comprendre qu’en dehors de toute discussion sur l’existence d’une « économie » en Mésopotamie, «la monnaie primitive » a existé depuis des milliers d’années, alors que le mot «économie» n’ était pas applicable. En bref : la monnaie est beaucoup, beaucoup plus vieille que l’économie.

L’évolution de la monnaie, cependant, a été aussi complexe que l’évolution en général. Alors que chaque pays, chaque nation, chaque groupe social a toujours été « dans le processus de l’évolution », cette évolution n’a jamais été et ne peut pas être identique dans tous les lieux. Non seulement « l’évolution » a refusé de suivre le même calendrier partout (les aborigènes australiens vivent encore de la façon dont ils vivaient il y a près de 40 000 années), mais l’histoire est loin d’être une autoroute dédiée avec une carte routière unique; il n’y a certainement pas d’itinéraire unique  pour tous les peuples. Chaque culture s’est développée en fonction de ses propres structures, de ses besoins et potentiels – sauf dans les cas où cette culture a été colonisée et submergée par une autre, ce qui se trouve être un phénomène courant, si ce n’est pas la règle. Mais dans l’état actuel de nos connaissances, nous pourrions dire que nous connaissons des groupes dans le passé qui ont développé une activité plus ou moins « économique » sans monnaie (l’ancienne Mésopotamie, l’Égypte ancienne), et que nous connaissons aussi des groupes qui n’avaient pas d’activité « économique » du tout, mais qui se sont servis d’une monnaie (la plupart des « sociétés primitives »). Cette différence ne peut évidemment pas être expliquée par un évolutionnisme global ou unidirectionnel, car « la monnaie » a une histoire non-linéaire, « cassée », si l’on regarde sa pratique dans le monde. Seulement dans quelques endroits il semble possible de voir le chaînon manquant, comme dans la Grèce antique, ou dans la Chine ancienne, et seulement là, nous pouvons constater que l ‘ « invention » de la monnaie « commerciale » a été basée sur les formes antérieures, « primitives » de la monnaie, reprises et utilisées pour cette nouvelle fin. Au septième siècle avant Jésus-Christ, par exemple, les Grecs avaient encore à l’esprit leur monnaie sacrée servant au don quand ils ont repris la pratique de battre monnaie du royaume de Lydie (Anatolie occidentale). C’est un parmi très peu d’exemples clairs de continuité. Dans de nombreux endroits, trop de liens sont manquants et ces hypothèses ne peuvent pas être retracées, pas plus que le contraire ne peut être prouvé. Par conséquent, le principe de la continuité reste très douteux, car de nombreuses communautés ont été impliquées dans le commerce et l’économie après qu’elles ont été conquises ou contaminées par d’autres groupes, et n’étaient plus responsables de leur évolution finale.

Ainsi, les deux prémisses sur lesquelles se fonde mon livre sont les caractéristiques incomparables et quasi-divines du capital, d’une part, et l’origine non-économique de la monnaie d’autre part. Ce sont les deux points de départ qui, une fois combinés,  nécessiteront évidemment l’élaboration d’une théorie afin de renouveler notre approche de la valeur et de la monnaie.

Malheureusement, Sacrifier sans fin ne sera pas une réponse satisfaisante à cette entreprise ambitieuse. Son objectif est plus modeste, car il s’agit d’un recueil de pièces et de morceaux, même s’il montre que les questions soulevées demeurent inévitables. À tout le moins, il abat les murs entre les différentes disciplines (histoire, anthropologie, économie, philosophie). En considérant différents lieux et périodes, il tente de rappeler que, pour une très longue période de temps, les premières utilisations de la monnaie sont apparues dans un environnement social particulier que nous appellerions aujourd’hui « religieux ». L’un des chercheurs les plus cités dans mon livre est l’économiste allemand, archéologue et philologue Bernhard Laum (1884 – 1974) qui a développé cette thèse notamment dans son célèbre livre Heiliges Geld (Argent sacré), publié en 1927, et jamais traduit en anglais (j’essaie actuellement d’organiser une traduction française, puis anglaise, si tout va bien). Avec l’enquête de Laum, nous nous trouvons très éloignés des antinomies contemporaines, où l’économie est censée traiter uniquement des choses matérielles, et la religion des concepts et des aspirations de l’au-delà. Le but principal de Laum est de transmettre une compréhension du fait que la religion était en elle-même une pratique, matérielle et symbolique pour la circulation des biens (le sacrifice étant une sorte d’apothéose structurelle pour le processus de circulation du don). Et pas seulement la monnaie, mais de nombreuses formes de comportement « économique » proviennent du monde du culte religieux, loin de tout troc profane. Les sociétés primitives étaient beaucoup plus centrées sur les dépenses pures que sur l’accaparement des biens ou l’accumulation de la valeur, comme dans les sociétés modernes. Mais les aspects pratiques du sacrifice, en particulier, ont réussi à préparer la pensée et le comportement « économique ».

En gros, mon livre peut être divisé en trois parties:

– Plusieurs chapitres traitent des rapports ethnologiques et historiques fournis par divers anthropologues, à propos du sacrifice et de la monnaie dans les sociétés non-économiques ;

– Deux chapitres traitent de la pensée contemporaine consacrée à la relation entre la religion et le capital (avec les philosophes allemands Walter Benjamin et Jörg Ulrich) ;

– D’autres chapitres traitent de la relation entre la logique symbolique, le processus de socialisation par la valeur, et la reproduction sociale.

Permettez-moi maintenant souligner un certain nombre de thèmes qui vous donneront une idée de la perspective que mon livre essaie de créer. Ces thèmes sont : le sacrifice, la dette, la monnaie primitive, et l’économie moderne comme un héritage provenant de la pratique du sacrifice.

 

À propos du sacrifice:

« L’industrie » du sacrifice, qui a été prédominante dans différentes zones géographiques (par exemple en Grèce, en Chine, en Inde, en Amérique centrale), a mis en place diverses formes de comportement « économique ».

Le sacrifice a été basé sur une sorte d’accord contractuel entre les hommes et les dieux. En sacrifiant quelque chose, les gens communiquaient avec les dieux, et à travers leur offrande créaient une forme de dette divine. Ou peut-être, à l’inverse, ont-ils aussi essayé d’utiliser le sacrifice pour se débarrasser de leur propre dette. Ils ont appris à compter sur la faveur des dieux, dont ils supposaient profiter, et payé pour la faveur prévue en sacrifiant quelque chose en retour. Le sacrifice était l’activité principale dans le processus de médiation : médiation entre les hommes et les dieux, mais aussi médiation entre l’homme et ses désirs ou aspirations. Le sacrifice signifiait et impliquait des hommes soumis à la volonté des dieux, mais aussi des dieux devant rendre la pareille en offrant ce que les hommes souhaitaient obtenir – une sorte de négociation et de marchandage avec les dieux: le premier exemple réel de commerce. Bien qu’impliquant la soumission aux dieux, le sacrifice est devenu aussi un exercice pour apprendre à les manipuler, en particulier à se libérer de leur volonté. La médiation est une technique qui peut être utilisée pour obtenir la suprématie, mais seulement aussi longtemps que nous dépendons d’elle : exactement ce qui se produira beaucoup plus tard avec le travail, la monnaie et le commerce (où nous restons dépendant de la valeur économique). Il y avait, bien sûr, des interactions directes entre les individus, ainsi qu’entre groupes, toutes deux impliquant des pratiques de réciprocité très élaborées, mais bien souvent, l’organisation sociale des personnes qui vivaient presque nues dans la forêt tropicale était beaucoup plus complexe que ce que nous trouvons à ce jour dans notre présent code civil. Les interactions sociales et religieuses étaient de la même nature, puisque le contrat avec la divinité englobait toutes les autres interactions. Aucune communauté ne l’a exprimé plus clairement que la communauté juive avec sa notion de b’rith (contrat entre Dieu et « son » peuple). Une approche historique de l’étude de cette notion ferait probablement découvrir une évolution sémantique depuis la dette et le devoir obligatoire vers le contrat et le commun accord, et  illustrerait probablement comment la pensée religieuse est devenue ouvertement une sorte d’échange. Il est bien connu que la Torah, la Bible et le Coran sont construits principalement sur la notion de réciprocité contractuelle: « si vous faites ceci, vous serez récompensé par cela », ou à l’inverse: « si vous ne faites pas ceci, vous serez puni par la privation de cela. » La moralité apparaît manifestement comme une forme de troc. Dans une certaine mesure, cela a été contesté pour la première (et peut-être dernière) fois par Jésus, qui dénonçait le respect passif des rites et appelait à la suprématie de la véritable inspiration personnelle (dans sa jeunesse, Hegel a écrit d’excellentes pages à ce sujet, en particulier dans La positivité de la religion chrétienne (PUF 1983) et dans Premiers écrits (Vrin, 1997).

Selon son étymologie, le mot sacrifice se réfère à la métamorphose de quelque chose de profane en quelque chose de sacré (sacer facere: rendre sacré), il est donc un moyen pour transformer une chose matérielle en quelque chose d’immatériel, donc un élément utilisable en une valeur purement symbolique . La valeur symbolique devient éternelle, soi-disant, en étant libérée de sa substance terrestre. C’est exactement ce qui se passe dans le cas d’une transaction commerciale: quand nous vendons un produit matériel, nous le sacrifions pour libérer sa « valeur », qui retourne alors à la vie éternelle de la monnaie, où elle circule dans le monde entier, libérée de tout lien avec une substance matérielle spécifique.

Le sacrifice a généré la division du travail et les professions spécialisées. Le plus vieux métier  était le sacerdoce, mais les prêtres ont organisé leur activité en incluant un grand nombre de contributeurs spécialisés parmi la communauté : menuisiers, bouchers, et une multitude d’artisans. Vraisemblablement, les castes religieuses préexistaient aux professions et finalement se sont transformées en celles-ci. Le sacrifice a surgi dans des sociétés ayant des besoins matériels très maigres, et donc peu de besoin de travail; mais le sacrifice, comme activité, a absorbé de plus en plus de travail, l’accumulant exactement de la même manière que le capital l’exigera du travail pour se perpétuer.

La division du travail implique, bien sûr, la nécessité d’une rémunération. Les dieux, les prêtres et les hommes partageaient le reste du sacrifice selon un système précis de  distribution selon lequel les prêtres étaient parfois fortement récompensés pour leur participation au sacrifice ainsi que pour leur connaissance des rites ésotériques qui le faisait réussir.

Le sacrifice nécessitait et donc générait un calcul précis et exact des quantités et des proportions, qui  prenait en compte les souhaits imaginaires des dieux, l’ampleur de la récompense attendue, et le partage entre les dieux, les prêtres et les mortels. Tout devait être calculé en détail et avec une grande précision – il n’est donc pas étonnant que l’origine de l’écriture ait été la comptabilité (en Mésopotamie, en Égypte), comptabilité prenant elle-même son origine dans les cérémonies religieuses.

Le sacrifice a créé également une logique de substitution symbolique : le sacrifice humain a finalement été remplacé par le sacrifice animal, qui à son tour a été remplacé par le sacrifice d’un symbole mort – l’évolution vers la monnaie est claire, désormais le symbole « paie »  pour la conservation d’une vie ou de biens. Le symbolisme, en général, est d’origine et de nature  religieuse. Il a réussi à prendre l’idée d’un pouvoir magique et à la rendre inhérente à une image numineuse spécifique (comme la statue d’un Dieu dans le fétichisme primitif) et à transformer ce dispositif en un véritable système de circulation de la valeur.

Permettez-moi enfin de mentionner que dans les anciennes Brāhmaṇas indiennes, le dieu Prajāpati, qui s’est sacrifié lui-même, avait un corps en or, ce qui signifie qu’en tant que composé d’or, son identité était indéterminée, ouverte, capable de se convertir en toutes les identités spécifiques du monde : un  signe clair que la valeur universelle, l’or et le sacrifice étaient intimement liés l’un à l’autre.

Pour une bonne compréhension de ces aspects étranges du sacrifice (création de professions spécialisées, récompense de ces professions avec l’utilisation de méthodes comptables précises, invention d’une logique symbolique de substitution, promotion des échanges contractuels), nous devons prendre en considération le type de rapports sociaux au sein desquels tout cela s’est produit. Dans un monde où la production pragmatique de biens de subsistance et les dons traditionnels prédominaient, il n’y avait pas d’autre trace d’échange économique. Le sacrifice a été l ‘expérience fondatrice dans laquelle les premières racines pratiques et les précurseurs idéologiques de la pratique économique sont apparus.

 

A propos de la dette:

Comme réseau de relations sociales, toutes les « sociétés primitives » ont mis en œuvre des systèmes de dette entre les membres de leur communauté, dont deux étaient les plus célèbres : le wergeld et le prix de la fiancée. Il semble assez évident que la dette et le sacrifice étaient les deux canaux de paiement et donc à l’origine de la monnaie. La dette est extrêmement intéressante mais aussi très complexe, et sujette à diverses et contradictoires évaluations de la part des chercheurs. Citons l’examen le plus récent et le plus populaire, celui de David Graeber: La dette – les 5.000 dernières années. En dépit de mon estime pour M. Graeber, je ne partage pas sa position quand, pour des raisons obscures, il n’accepte pas l’origine religieuse de la dette. Permettez-moi de rappeler les circonstances de la mort de Socrate. Quelles furent les dernières paroles de Socrate? Il a dit à son ami Criton qu’il « devait un coq à Asclépios ». Que voulait-il dire par là? A cette époque, lorsque vous étiez gravement malade, vous alliez à Epidaure où se trouve le sanctuaire du dieu Asclépios. Les prêtres de Asclépios étaient là pour vous guérir avec l’aide du dieu, et comme  récompense, il fallait lui offrir un coq. Ainsi, Socrate a laissé entendre qu’en mourant il serait guéri – guéri de vivre une vie imparfaite, où son âme était emprisonnée dans son corps (du moins est-ce ainsi que Platon le comprenait). Il était d’usage de sacrifier un coq, car le coq est l’animal qui annonce un nouveau jour, une nouvelle vie. On peut aussi choisir de comprendre les paroles de Socrate en termes d’ironie : ne quittait-il pas sa chère ville d’Athènes parce qu’elle était en train de devenir une maison de fous, l’accusant de corrompre sa jeunesse? Et cette folie, peut-être, pouvait être la véritable maladie dont le sage Socrate se guérissait par sa mort. Socrate, quoi qu’il en soit, avait une dette et ne pouvait pas mourir sans la payer. Dans les temps anciens, le paiement a toujours servi à se libérer d’une dette. Le paiement a été inventé à cette fin. Ces dettes ne résultaient pas seulement, à l’image des dettes modernes, d’un emprunt d’argent ; elles étaient des dettes symboliques, principalement sociales, humaines. La dette centrale était une dette existentielle. La société dans son ensemble était fondée sur l’idée que dès sa naissance, l’homme était redevable aux dieux, aux héros, aux ancêtres, ou aux fondateurs de sa communauté. Comme le philosophe grec Anaximandre l’a exprimé : « Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties, comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué ». De quelle injustice s’agit-il ? Du simple fait d’exister. Avoir à payer des réparations signifiait que d’être en vie était plus ou moins être en dette. Nous ne devrions jamais oublier que la notion de paiement avait ce contexte.

Dans l’ère moderne, bien sûr, payer ne prend pas la même forme que le paiement dans les temps anciens. Aujourd’hui, si nous payons, cela signifie généralement que nous achetons. Ce qui est très différent. Passons un peu de temps sur cette importante transition, qui sépare  les sociétés pré-économiques de celles économiques. Dans les sociétés « primitives », non structurées en Etat, il y avait en gros trois formes de paiement. Le premier était ce que les anthropologues ont étiqueté comme « don » (voir par exemple Marcel Mauss). Un don avait lieu pour produire une relation contraignante dans le cadre d’un réseau social, et cette relation peut être considérée comme une forme de dette. En faisant un don à quelqu’un, je crée une dette puisque la personne à qui j’ai donné devra retourner mon don sous la forme de quelque chose qui sera au moins équivalent à l’original. Le temps qu’il faut pour retourner ce don (le temps pour faire un contre-don) peut être très long, il peut prendre des années, ou même passer d’une génération à l’autre (quelqu’un peut devoir à quelqu’un d’autre une mariée qui n’est pas encore née). Le cadre social repose souvent sur de tels liens. Le deuxième type de paiement (le contre-don) apparaît comme le remboursement du don, à tout moment ultérieur, après le don original. L’ensemble du système a été décrit comme un système de dons parce que le paiement réciproque semble moins important que le don original. Le paiement réciproque n’était pas obligatoire et introduisait le donateur et le donataire dans une relation durable, parfois irréversible. Le troisième type de paiement était une sorte de sanction visant à racheter une dette qui ne provenait pas d’un don volontaire. Le wergeld en est le meilleur exemple. Les trois types de paiement sont très éloignés de l’acte d’acheter quelque chose, et c’est une différence essentielle avec une société fondée sur des principes économiques, qui repose sur un système de vente et d’achat. Ce qui devrait être nommé «économie» est un échange de biens dont le système de paiement se transforme en un moyen d’acheter quelque chose. Le sacrifice, cependant, avait un statut ambigu. Comme indiqué plus haut, il y avait une dette « existentielle » passée à racheter et maintenue dans le même temps, mais le sacrifice visait aussi l’avenir en demandant aux dieux une faveur particulière. Mais viser l’avenir se rapproche en quelque sorte d’un achat, et se dirige vers l’économie.

Ce qu’Aristote appelait οἰκονομία, une « économie », était encore une simple économie domestique. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’on appelait alors « chrématistique » (l’art de devenir riche, l’accumulation de l’argent, donc la destruction de tous les liens sociaux), ce qui était considéré comme nuisible à l’ordre de la cité. En soi, l’achat présente deux particularités: a) il porte sur un bien matériel, et b) l’opération ne crée pas une dette, mais « libère » les deux parties de la dette car la réciprocité est instantanée. C’est pourquoi nos contemporains se sentent libres. Mais leur endettement a été transféré à d’autres domaines, précédant la transaction, j ‘y reviendrai un peu plus tard. Pour caractériser le fétichisme moderne, Marx a écrit une phrase célèbre disant qu’ « il y a un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt, à leurs yeux, la forme fantastique d’un rapport entre les choses » (Le Capital, Livre I, Première section, chapitre 4, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret). Vous pouvez également appliquer cette formule à des sociétés primitives où les gens interagissent avec des cadeaux matériels et des paiements : mais les dons et les paiements étaient symboliques la plupart du temps, et même quand ils ne l’étaient pas (quand quelqu’un payait pour son épouse en offrant un canoë à son beau-père), cela  n’a jamais été une chose en échange d’une autre chose, mais une chose en échange d’un droit, d ‘un privilège,  d’un service, ou d’un lien de parenté. En cela, on n’échangeait pas des marchandises, les sociétés primitives peuvent être considérées comme plus « orientées vers les services » que la nôtre.

Nous devons essayer de comprendre comment la valeur du don différait de la valeur économique. La valeur, comme on le sait dans les temps modernes, est la valeur d’une marchandise (c.à.d. de la main-d’œuvre nécessaire pour la produire, normalisée selon une moyenne mondiale), peu importe qui vend ou achète. Dans un système de dette primitive ou antique, elle était tout à fait différente : la valeur d’un don était personnelle, et en proportion à la valeur subjective qui lui était donnée à la fois par le donateur et le donataire (quelque chose qui persiste encore de nos jours dans le cas de dons personnels); cette valeur ajoutait à  l’honneur et à la dignité des deux partenaires participant à l’échange, parfois même à l’ensemble de la communauté. En outre, le don était considéré comme faisant partie du donateur, comme extension de sa personnalité. Alors que don et dette avaient leur mesure dans la valeur perçue par le bénéficiaire, le culte religieux et le sacrifice ont formé l’homme à trouver la valeur dans l’objet lui-même et dans la récompense implicite. En termes modernes, le sacrifice a facilité la migration de la valeur subjective à la valeur objective, essentielle pour l’activité économique. Le sacrifice était encore un type de don, mais conduisant progressivement hors du domaine du don.

Alors que don et contre-don étaient conçus avec l’idée de créer et de régler une dette, ils comportaient déjà la notion d’un incrément. Donner quelque chose à quelqu’un équivalait à la création d’une dette implicite et à obtenir un quantum de pouvoir sur lui. La meilleure façon de régler cela était d’offrir un contre-don dont la valeur était estimée plus élevée que celle du don initial. Ceci, à son tour, créait une nouvelle dette, et ainsi de suite. Le régime était: « Je vais vous récompenser avec un cadeau meilleur que celui que j’ai reçu de vous, et ainsi prouver que je suis plus généreux que vous. » L’idée d’une augmentation est beaucoup plus ancienne que celle de la différence de prix ou de la plus-value. Ce n’était pas une augmentation mesurée comme un gain, mais plutôt comme une augmentation de la dépense.

Avec la création de l’État, les formes traditionnelles de la dette (prix de la fiancée, wergeld, sacrifice) ont évolué progressivement vers des formes de paiement de l’impôt. Généralement les gens ont payé des impôts (contributions à l’État)  beaucoup plus tôt qu’ils n’ont payé pour des marchandises. Dans de nombreux cas, payer des impôts et les soldes des soldats a été beaucoup plus important pour la création de la monnaie frappée que de payer pour des biens ou de rationaliser le troc. Inversement, nous pourrions peut-être dire que l’État a été conçu avec et à travers cette transformation des dons centralisés en impôts.

 

A propos de la monnaie primitive:

La monnaie primitive correspondait en soi à une valeur : elle ne représentait pas la valeur d’une marchandise, et ce n’était pas une autre image d’une marchandise, une marchandise elle-même, la « reine » des marchandises, comme de nos jours. C’était une formule magique, représentant une sorte de force surnaturelle, en d’autres termes l’identité de la communauté, sa vie même. Philippe Rospabé a développé cette idée dans un livre merveilleux intitulé La dette de vie, aux origines de la monnaie, publié en 2010. La monnaie ne peut jamais être séparée de la valeur. Mais il y eut toutes sortes de monnaie (i. e. diverses fonctions sociales de la monnaie) et aussi toutes sortes de valeurs. C’est probablement l’une des questions les plus difficiles de toutes : comment pouvons-nous soutenir qu’il aurait pu avoir un terrain commun entre la valeur symbolique (représentant la communauté, le pouvoir personnel, l’essence de la vie ou des abstractions comparables) et la valeur économique (qui n’est rien plus que le calcul du coût moyen d’un travail abstrait, qui est travail purement quantitatif,  dépourvu de qualité) ? Nous devrions sans doute nous appuyer sur une approche structurelle, penser la valeur comme une charnière, une ligne d’articulation entre flux matériels et symboliques. La valeur serait alors une projection dans laquelle l’organisation sociale matérialise son existence, à travers laquelle elle se « coagule ». Une projection qui non seulement existe ou qui se trouve dans l’esprit humain, mais qui devient une force active et imprègne toutes les interactions sociales.

Dans l’Antiquité grecque, pendant une longue période, le bœuf était une forme de paléo-monnaie (comme on dit en français). Il a été utilisé comme une mesure de la valeur de nombreux biens, parce que c’était un animal souvent sacrifié, en particulier aux temps les plus anciens. Ce n’était pas de la monnaie comme moyen d’échange, mais de la monnaie comme unité de compte. Vous savez peut-être que, dans de nombreuses sociétés anciennes ou primitives, il y avait un type de monnaie agissant uniquement comme une unité de compte (en particulier en Égypte, en Amérique centrale, en Grèce et à Rome). En France, entre le 13ème siècle et 1794, de nombreux problèmes monétaires ont découlé du « système à deux monnaies » (l’unité de compte : la « livre tournois », et la monnaie réelle : écu, ducat, florin, doublon). Dans les temps modernes, il y a toujours des monnaies utilisées exclusivement à des fins  « comptables », qu’il faut toujours convertir en monnaie réelle, telles que, par exemple, les Droits de tirage spéciaux, qui sont utilisés pour calculer la responsabilité des propriétaires de navires. Mais revenons à nos bœufs. Le fait que le sacrifice crée la monnaie est mis en évidence par l’étymologie du mot « capital ». Celui-ci a son origine dans le mot latin « caput », tête de bétail, tandis que l’origine du mot « pécuniaire » réside dans pecunia, ce qui signifie pécune (monnaie) de pecu, bétail, cheptel. On peut croire que le bœuf a été sélectionné pour représenter la monnaie (en unité de compte) parce qu’il équivalait à la richesse réelle (comme élément d’un troupeau), mais Laum établi très clairement que le bœuf a été choisi comme unité de compte parce qu’il était un animal utilisé pour les sacrifices (voir Heiliges Geld, premier chapitre). Chaque bœuf était choisi pour son adéquation (en taille, couleur, race et ascendance), car la qualité est le lien initial dans la chaîne qui mène à la quantité. Plus tard, la valeur monétaire a été précisément quantifiée, mais un substitut qualitativement garanti de la valeur (par exemple, des pièces de monnaie standardisées) reste le meilleur gage, ou signe, pour confirmer l’aspect quantitatif de la valeur. Laum, encore une fois, a écrit des pages très intéressantes qui décrivent comment des portions de viande sacrée ont été servis après le sacrifice à l’aide de petites brochettes (obeloi), et sur la façon dont la brochette (obelos) a donné son nom à la célèbre pièce de monnaie appelée obole (obolos). L’étymologie grecque témoigne clairement de l’origine de la monnaie, mais l’allemand le fait également : l’argent, c’est Geld, mais dans le vieil haut-allemand, la racine de Geld est gild, ce qui signifie: « représailles,  dédommagement,  sacrifice ». Voir aussi comment le mot compensation est encore utilisé en anglais contemporain (signifiant « salaire, rémunération, récompense, extinction des dettes »).

 

A propos de l’économie moderne comme héritage de la pratique du sacrifice:

Avant l’arrivé de l’économie moderne, la transformation par le sacrifice de la valeur d’usage en valeur symbolique avait lieu uniquement dans des lieux spécifiques (tels que les temples) et à des moments précis (pendant des fêtes saisonnières). La transformation contemporaine de la valeur d’usage en valeur d’échange a lieu partout et tout le temps: produire et consommer étant à cet égard équivalent à des opérations microscopiques de sacrifice. Le sacrifice est devenu extrêmement discret, mais omniprésent.

Nous devons aussi prendre conscience du fait que dès qu’un rapport d’équivalence est établie entre deux choses, l’idée de pouvoir apparaît, et ce parce que la nature, les lois et l’application de l’équivalence sont déterminés par une catégorie spécifique de personnes. Un contrôle efficace de la pratique symbolique conduit tôt ou tard à la formation d’un groupe qui est propriétaire de ce symbolisme, et quand ce symbolisme est en outre liée à l’échange de biens, il transforme le groupe en propriétaires de la richesse matérielle. La maîtrise sur les esprits se transforme tôt ou tard en la maîtrise sur les structures sociales et sur les personnes vivantes.

Développant et étendant ce que Max Weber avait écrit 15 ans auparavant, dans son célèbre ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le philosophe allemand Walter Benjamin a écrit, en 1921, un court manuscrit intitulé Kapitalismus als Religion (Le capitalisme comme religion), dans lequel il a fait valoir que le capitalisme fonctionne comme une religion, et qu’il a pris naissance comme un parasite se nourrissant du christianisme, répondant aux besoins et aux espoirs initialement satisfaits par la religion. Benjamin pensait que le capitalisme était une religion réduite au niveau d’un culte, dépourvu de toute théologie, et que par nature le culte du capitalisme est continu, de sorte qu’au lieu de résoudre la dette et la culpabilité (les deux étant le même mot en allemand: Schuld), il les augmente en permanence  dans un processus sans fin d’autoperpétuation. Il suffit de penser à Jésus, qui est mort pour racheter toute culpabilité humaine ; en raison de sa mort, les chrétiens croyants assument plus de culpabilité que jamais, à un point tel qu’ils doivent maintenant payer pour cela indéfiniment. Benjamin pouvait affirmer que « le capitalisme est probablement le premier cas d’un culte qui ne libère pas de la pénitence, mais qui augmente la culpabilité ». Ce qu’il a écrit sur cette question doit être compris comme s’appliquant au processus de la valeur en soi. Si vous n’utilisez pas le capital, vous le tuez. Vous devez l’utiliser pour augmenter sa valeur, vous êtes condamné à « rémunérer le capital ». Ce processus, et la logique qui le soutient, ne peuvent pas être arrêtés, ni même ralentis. Afin de maintenir le capital vivant  le monde de la substance doit être sacrifié. Le propriétaire du capital doit brûler les meubles pour entretenir le feu, et ses employés sont soumis aux mêmes contraintes : dès qu’ils mangent, boivent, ou achètent un appartement, ils s’endettent, ils auront besoin d’argent, qu’ils ne peuvent acquérir que par la vente de leur force de travail, et donc de leur vie. Il n’y a pas moyen d’en sortir. L’économie moderne est un héritage de l’activité de sacrifice, et l’émancipation apparente de la dette sociale (typique dans les sociétés primitives) conduit en réalité à des formes beaucoup plus strictes de la dette. Si le capital est assimilé à du travail mort, comme Marx le pensait, alors nous nous trouvons endettés par rapport au travail mort exactement comme les sociétés primitives étaient endettées par rapport à des personnes mortes, à leurs ancêtres. La dette doit également être considérée comme réglant toute l’évolution à venir : l’évolution n’est autorisée que si elle augmente le bénéfice ou est susceptible de le faire. Le progrès, ou ce que nous appelons progrès, dépend de l’attente d’un profit, nous avons toujours une dette envers le profit. Il n’y a aucune activité, en bref, qui ne soit redevable au profit, qui puisse se passer de  « rémunérer le capital ». L’avenir reste prisonnier du présent, mais le présent est également prisonnier de l’avenir : c’est ainsi que nous tournons en rond. La société contemporaine est beaucoup plus menée par l’endettement que les sociétés plus anciennes. Le profit apparaît comme une condition de possibilité essentielle pour que quelque chose puisse exister. Chaque marchandise naît au moment où elle est produite, mais elle doit être régénérée (born again) du fait de sa vente ; le bonheur éternel n’est toutefois en vue que si la vente a été rentable. Il est inutile de dépenser du temps de travail et de produire quelque chose qui ne se vend pas. Et ce n’est pas vraiment la peine de vendre, si on ne vend pas à profit. Mais il se pourrait bien que vendre à profit puisse être encore considéré comme un problème, en particulier si la marge de profit générée est inférieure à celle générée par le produit d’un concurrent, car celui-ci peut alors attirer des actionnaires mal récompensés. Ainsi, la légitimation de l’existence se passe non seulement ex post, après coup, mais après de multiples confirmations a posteriori. Les Moires ou Nornes modernes se révèlent beaucoup plus impitoyables que les anciennes déesses du destin. Jusqu’à la fin, nous ne pouvons être sûr que le droit à l’existence a été accordé, si nous pourrons faire partie de la société. La socialisation (faire partie de la société) est accordée par un dieu caché, qui ne nous accorde sa miséricorde ou sa « grâce »  que si un profit a été obtenu – et ainsi de suite. Ce mode de vie tourne au rite d’initiation interminable. Je n’ai aucun doute que les religions de la « régénérescence » (born again) rencontrent un succès lié à l’éternelle épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout le monde. Comme l’écrivait Cicéron dans ses Tusculanes (Livre Cinquième, De la vertu, XXI, traduction M. Nisard) : « Denys lui-même sentait qu’avec de continuelles alarmes, on ne goûte nul plaisir. »

Un chercheur récent tout à fait remarquable, Jörg Ulrich, a compris que nous ne vivons pas dans un monde matérialiste, éloigné de la religion (comme de nombreux chercheurs le pensent), mais au contraire, que, par un système global dédié au fétichisme économique, nous demeurons dans un monde profondément enraciné dans la religion, où la pensée religieuse façonne tout. Nietzsche l’avait déjà proclamé en 1880, mais seulement en matière d’éthique. Cela devient évident puisque tout ce qui est sacrifié, et surtout du temps, n’est jamais sacrifié pour quelque chose de réel (au profit de soi-même ou de quelqu’un d’autre), mais seulement pour le bénéfice d’une sorte de fantôme : le processus de création de la valeur. Les gens sont naturellement récompensés pour leur participation (par ce que nous appelons «salaire»), mais ils n’en bénéficient que dans la mesure où leur petite récompense, dont ils ont besoin pour survivre, permet à d’autres de profiter d’une récompense beaucoup plus grande. Ce profit, autrement plus important, est l’objectif qui régit l’ensemble ; les salaires ne sont qu’un mal nécessaire : une observation qui devient douloureusement évidente à la lumière des tentatives fréquentes pour réduire les salaires au minimum. Les deux, le profit et les salaires, ne sont que la récompense personnelle de ceux qui utilisent leur vie à perpétuer le système actuel et sa logique fantomatique.

Donc: la plénitude matérielle régie par le vide abstrait ? Eh bien, rien de vraiment nouveau pour des philosophes. Au 6ème siècle av. J.-C., les philosophes présocratiques (les soi-disant φυσιολογοι) ont commencé leurs spéculations au moment où la monnaie frappée fut inventée. Cela ne peut avoir été accidentel, comme le suggèrent des savants tels que George Thomson (Studies in Ancient Greek Society, Volume II, The First Philosophers, publié en 1955) ou Richard Seaford (Money and the Early Greek Mind, publié en 2004). Les explications concernant la nature de la matière physique, produites par les philosophes de cette époque, se réfèrent à une substance plus ou moins immatérielle qui peut être interprétée par la science moderne comme anticipant la matière microscopique ou atomique. Démocrite, par exemple, envisage des atomes, Anaximène pense que l’air serait la « substance ultime », tandis qu’Anaximandre considère que la substance ultime doit être l’ἄπειρον,  le quantitativement illimité ou le qualitativement indéterminé. Comme il n’y avait aucune base scientifique à ces hypothèses (y compris à l’atomisme), nous pourrions peut-être expliquer la recherche d’une substance ultime et informe par l’irruption de la valeur monétaire abstraite, qui, au moment de sa naissance, aura paru aussi surprenante à des gens habitués exclusivement à des êtres physiques et à des relations personnelles. Allant au-delà des spéculations de ces philosophes, Platon imagine dans ses Lois une âme capable de déplacer les corps célestes. Inspiré par le concept de Platon, Aristote, dans le livre 12 de sa Métaphysique (qui fut très influente dans l’Islam et dans le Moyen-Age européen), postule l’existence d’un « moteur immobile », un « dieu » immobile et éternel. En Chine, selon la tradition taoïste, le vide était considéré comme la potentialité absolue des êtres, et la monnaie là-bas, comme nous le savons, était presque aussi vieille que la civilisation chinoise elle-même. Que des idées aient été produites par l’émergence de concepts monétaires n’est certainement pas surprenant. Beaucoup plus tard, le protestantisme a développé l’idée que Dieu était immensément lointain et hors de portée, et que nous devrions donc nous préoccuper que des lois et des règles de la terre : la société moderne était ainsi vouée à adorer une divinité plus accessible et immanente. Le dieu externe invisible, supérieur à sa création, a été liquidé par le protestantisme, et ne subsistait que le dieu caché de l’économie.  La société contemporaine a liquidé la séparation entre la réalité et la religion qui avait été en vigueur depuis plusieurs siècles (se rappeler l’opposition entre les papes et les rois), et retournait désormais à des principes plus anciens, où la religion faisait partie intégrante de l’activité sociale, qui était mise en forme et déterminée selon la logique religieuse. Ce qui fut vraiment nouveau, c’était le caractère silencieux et entièrement caché de cette intégration. Aucun grand-prêtre ne proclama la nouvelle religion, bien que les prêtres du passé en eussent été fiers. Le siècle des Lumières avait tort quand il opposait la raison pragmatique de l’économie à l’irrationalisme religieux, il n’a fait qu’encourager l’économie comme noyau caché de la religion : le sacrifice de sa vie et la dépossession de la prise de décision individuelle, basés sur l’idée que la poursuite du profit et le processus de création de valeur sont les seules forces qui devaient influencer les prises de décision.

Pour tenter de répondre à notre question initiale (« Y a-t-il un modèle secret et sous-jacent que la religion et le capital auraient en commun ? »), Sacrifier sans fin vise à convaincre ses lecteurs de l’irrationalité fondamentale de notre comportement prétendument rationnel ; à éveiller le sentiment du lien inséparable entre la rationalité économique et la croyance religieuse, et du fait que nous sommes prisonniers d’une façon de penser et d’agir qui embrouille et obscurcit notre approche de la réalité. Le tissu tout entier de la pensée économique mérite d’être examiné avec la plus grande suspicion. Les théories du complot ont envahi notre paysage mental, construisant les scénarios les plus incroyables, mais le seul complot dont nous sommes absolument sûrs – la conspiration de la valeur – est comme par hasard ignoré. La valeur d’échange est utilisée pour manipuler la valeur d’usage à un point tel que rien ne peut être approché pour ce qu’il est, parce qu’il est toujours considéré en termes de valeur économique potentielle. Le dépassement du capitalisme dans sa forme la plus récente n’est pas du tout simplement une question de modifier la répartition de la richesse entre les riches et les pauvres, entre les capitaines d’industrie et les travailleurs salariés : ils sont tous si bien engagés dans la production et la consommation qu’ils en ont perdu l’utilisation de leur vie. La question n’est pas de restaurer un équilibre qui aurait été perdu, mais que le système ne peut pas trouver un équilibre stable. « La crise » n’est pas un accident, mais l’état normal des choses, elle n’est pas un événement qui a lieu à la fin d’une histoire, mais quelque chose de profondément ancré dans chaque instant de la vie quotidienne. Production et  consommation sont comme une prière inutile envers un dieu impitoyable, elles se traduisent par une énorme accumulation de sacrifices microscopiques, tous possédés par un « au-delà » économique. Je préfère plaider pour de nouvelles Lumières, mais cette fois sans zone d’ombre, sans reconduction à courte vue des règles du vieux monde. Une ombre est précisément ce que nous ne pouvons plus nous permettre. Les anciennes Lumières opéraient au nom de l’économie et de la rationalité technologique, et aucune lumière n’a été faite sur le sujet de l’action lui-même, qui est resté protégé par l’obscurité. Ce sujet de l’action n’était rien de plus que l’intérêt brut traquant son objet – le monde – et recherchant  la meilleure façon de le manipuler (voir par exemple Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, 1944). Si les Lumières sont destinées à remplir leur promesse, nous devons dire adieu au sacrifice et à la valeur, apprendre à parler et à agir en notre nom, et comprendre que ce qui compte vraiment n’est pas la quantité de plus-value que nous extrayons d’un monde en lambeaux, mais la façon dont nous vivons réellement dans ce monde et ce que nous pourrions être si nous n’étions pas confinés dans une prison archaïque.

L’aliénation religieuse était le laboratoire de l’aliénation politique et économique. C’était la maternelle de la dépossession. Comportements politiques et économiques se sont multipliés autour de ce noyau religieux sans jamais chercher à se libérer de l’aliénation d’origine, qui se manifeste maintenant dans l’acceptation de la domination économique.

Comme la théologie, la théorie économique traite de quelque chose qu’elle est fondamentalement incapable de comprendre. Vous ne pouvez pas comprendre quelque chose en restant à l’intérieur, sous son emprise. Vous devez regarder de l’extérieur. Sinon, c’est comme interroger un poisson sur l’eau. Tout savoir d’initié est condamné à rester dans le domaine de la connaissance opérationnelle (« comment puis-je le faire fonctionner ? »). Mais le vrai jeu commence lorsque vous abandonnez cette perspective, lorsque vous prenez du recul et commencez à vous situer face à la chose, à la chose comme totalité. Vous allez bientôt découvrir que la connaissance de l’initié est essentiellement « une connaissance captive ». Comment  quelque chose comme la « connaissance captive » peut-elle même être considérée comme de la « connaissance » ? Je vous laisse avec cette question. La seule bonne chose est que, tant que nous sommes guidés par des connaissances captives, et aussi longtemps que les gens prennent la connaissance captive pour la vraie connaissance, il y aura toujours de la place et aussi un besoin urgent pour la philosophie et la théorie critique – autant que pour changer ce monde qui nous mène à de telles idées captives.

Encore un grand merci à A.R. qui a eu le courage d’inviter un individu avec des idées bizarres de ce genre, et qui lui a permis de développer librement ses propres vues sur la théorie économique. L’intention du professeur R. était, comme il me l’a dit, de laisser quelqu’un traverser les frontières. J’espère avoir répondu à cette attente et satisfait à cette demande.

 

 

 

 


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Du rôle au genre

par Urbain Bizot

 

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La critique généralisée à laquelle la vie sociale s’était trouvé soumise avant, pendant et après mai 68, s’appliquait non seulement à la domination de la société par l’Etat et par l’économie, mais à l’ensemble du fonctionnement résultant de cette domination, à la part que chacun prenait dans ce fonctionnement, et donc à la réalité des rôles sociaux.

Les rôles sociaux recouvrent l’intégralité du champ social. Ces modèles de comportement standardisés vont du père et de la mère de famille au directeur d’usine en passant par le policier, le curé, le psychologue, le professeur, le cadre, l’homme politique, sans oublier l’ouvrier ou l’employé lui-même (car il s’agissait à l’époque d’autodépassement du prolétariat). Et ils comprenaient bien sûr aussi les rôles sexuels, d’homme ou de femme, qui, s’ils se superposent aux rôles familiaux, conservent néanmoins leur spécificité (on peut être un phallocrate caractérisé sans être père de famille). Les rôles masculin et féminin étaient envisagés comme des rôles parmi les autres, tant il est vrai que le même individu est simultanément femme ou homme, cadre ou employé, etc. La réalité concrète d’un individu est incontestablement faite d’un ensemble de rôles, quitte d’ailleurs à poser de nombreux problèmes de frottement ou de compatibilité entre eux (chaque secteur ne voit que ses propres intérêts, et les femmes en particulier avaient bien mis en cause le syncrétisme sauvage de leur réalité concrète, devant être à la fois amante séduisante et élégante, mère aimante et pardonnante, cuisinière raffinée et ménagère économe, cadre responsable d’un secteur commercial, et, si possible, pas trop illettrée et capable d’une discussion présentable en soirée mondaine). L’abandon d’un rôle en particulier n’implique pas le dépassement des autres, voire s’accomplit, en cas de conflit entre rôles, en faveur de la conservation des autres (on peut renoncer à être père de famille pour mieux assumer une fonction professionnelle).

La critique des rôles approfondissait sur un plan subjectif celle des relations sociales aliénées. Il est difficile d’assumer une fonction sociale sans s’identifier au type de personnalité impersonnelle que cette fonction exige. Sur son versant subjectif, la critique visait à rétablir un début de relation humaine au-delà et au détriment des rapports aliénés : une fois jeté le doute ou le discrédit sur un comportement « qui n’est pas soi », la mécanique bien huilée des rapports aliénés se grippe et le ferment de leur mise en cause peut entamer son développement. Pour inacceptable que le système d’exploitation de la nature et des humains par la valeur est dans ses objectifs et sa logique d’ensemble, il l’est tout autant dans ses implications à l’échelle individuelle. Pour obéir aux fonctions sociales, n’importe qui doit se transformer en robot inhumain. La « banalité du mal » est la chose la mieux répandue de toutes. S’il faut choisir entre un « impératif économique » et la préservation d’un minimum d’humanité, la moindre hésitation est proscrite ; et c’est là, tous les jours, que commence la formation d’individus discrètement monstrueux. La « cause » psychologique et comportementale est totalement indissociable de la « cause » économique puisque cette dernière exige l’abandon permanent de toute dimension vivante. C’est à cette unité des comportements dans l’aliénation que la critique des rôles avait commencé à s’en prendre.

Mais depuis lors, à mesure que cette contestation généralisée s’estompait et retombait dans des revendications sectorielles, les rôles sociaux au sens étroit (politiques et économiques) disparurent de la scène, car manifestement non négociables par le pouvoir en place, laissant la place de façon exclusive à ce que la novlangue dominante a baptisé le « sociétal ». La famille et la sexualité, entre autres exemples, bénéficient d’un intérêt constant et ininterrompu jusqu’à nos jours, mais on aurait tort de considérer qu’il s’agit là d’un authentique privilège ; et on gagnerait à s’interroger sur les raisons d’une telle survivance. Certains répondront que ce sont « les luttes » qui ont continué sur ce terrain, et qui en ont imposé la permanence. Ce n’est pas faux, mais l’explication mérite d’être elle-même expliquée.

La modernisation de la société capitaliste, allant à marche forcée vers une socialisation accrue par la consommation, et non plus seulement par le travail, doit produire des consommateurs en masses, en d’autres termes des personnes qui se croient libres. La croyance en sa liberté et le désir de consommer sont les deux faces d’une même médaille. Chaque acte de consommation est vécu comme la manifestation de sa liberté personnelle ; et inversement quelqu’un qui ne commettrait pas une telle erreur d’appréciation menacerait de consommer peu, trop peu. Ainsi (paradoxe dont le monde marchand a le secret), l’acte le plus conformiste est vécu, plus ou moins souterrainement, comme un acte subversif, comme un geste d’émancipation : le mirage de la marchandise n’a pas cessé d’exercer son immense pouvoir. Si le consommateur est la figure officielle de la liberté, il ne doit pas y avoir de limite à sa consommation (ou plutôt une seule limite, qui est indépassable : celle de ses moyens financiers). A l’intérieur des moyens financiers existants, aucune limite ne doit être rencontrée, ou, comme dirait un récent ministre de l’économie, parlant au nom du système marchand : « il ne doit pas y avoir de tabou ». Voilà précisément ce que l’on pense et l’on pratique tout à fait couramment. « Pas de tabou », en l’occurrence, veut dire : « ta paye doit y passer ». Mais pour mettre en place une ambiance ainsi « illimitée », agitée par une hybris indispensable à la rotation du capital, il faut produire un sujet individuel capricieux et pressé, fantasque et conformiste à la fois, parcouru par des envies sans fin et toujours inquiet d’avoir raté quelque chose, ne sachant plus distinguer plaisir et angoisse. Le caractère illimité de son désir ne doit pas s’arrêter, par exemple, devant des obstacles naturels, que la science et la technologie sauront déblayer. Tout est bon pour passer commande.

Si l’on conserve à l’esprit ce désenclavement général, en tant que condition d’existence du nouveau sujet marchand, et si l’on prend en compte également la perte tout aussi générale des « repères » traditionnels (car si la vieillerie survit, c’est sans convaincre personne), on obtient de façon logique des personnes auxquelles une « nouvelle identité sexuelle » doit apparaître comme un ancrage désirable, comme une réponse nécessaire et suffisante à la perte universelle d’identité, inhérente à l’abstraction marchande. Cette demande de changer de sexe n’est pour autant qu’un extrême, particulièrement pathétique (ceci étant dit sans la moindre ironie), dans un « monde amoureux » transformé d’abord en « vie sexuelle », puis en demandes plus microscopiques telles que le speed dating, le speed meeting, le sex chat avec ou sans webcam, ou toute autre technique de rencontre éphémère, méthodes héritées de la recherche d’emploi et visant un CDD n’excédant pas quelques brèves unités de temps. Espérant une identité durable, l’acte transsexuel apparaît même comme un reste d’humanité dans cet environnement lamentable d’émiettement et de dépersonnalisation.

Il ne s’agit plus, alors, de se débarrasser des rôles, comme en 68, mais de choisir le sien. Il s’agit de refuser le « genre » imposé par la société sur la base d’un socle « naturel », pour acquérir celui d’en face, qu’on ne possédait pas. D’ailleurs, ne s’agit-il pas en effet d’une question de possession ? Ce qui est vécu sur le mode de l’être ne relève-t-il pas de l’avoir ? De telles remarques peuvent être ressenties comme offensantes par les personnes concernées par une pratique transgenre. Ces personnes vivent en effet avec souffrance leur « condamnation » à un sexe d’origine, et notre propos n’est évidemment pas d’imposer de la souffrance, ou de réprimer des désirs. Mais l’assomption d’un désir, quel qu’il soit, n’interdit pas de poser des questions, et de garder une distance critique par rapport à ce qui se croit auto-légitimé.

Le caractère unidirectionnel des transformations sexuelles semble en lui-même éloquent. On ne voit guère de femmes se faire transformer en hommes, mais plus massivement le contraire. C’est que (même si dans la sphère de la production et de l’Etat, le modèle de la société demeure phallocratique) la femme est devenue, dans la consommation, un sexe enviable, combinant le statut d’objet du désir et de personne émancipée. Dans les périodes économiquement (plus ou moins) fastes où la consommation prédomine (réellement ou symboliquement), le modèle féminin finit par l’emporter, le rôle masculin devenant obsolète : la vieille inégalité des sexes s’inverse alors, temporairement. Le nouveau caractère unidirectionnel se retrouvait déjà dans l’évolution possible entre hétérosexualité et homosexualité : tout le monde a vu un(e) hétérosexuel(le) devenir homosexuel(le), mais jamais le contraire. C’est aussi cela qui chagrine tant les défenseurs des rôles sexuels traditionnels : le personnage dominant de leur imagerie (l’homme hétérosexuel, figure du père autoritaire) n’exerce plus guère d’attrait. Ce n’est pas une perte, pour sûr, mais cela ne suffit pas à instaurer l’ère du bonheur. Dans les deux cas mentionnés (transsexualisme ou changement d’orientation sexuelle), le caractère unidirectionnel exprime une volonté d’aggiornamento face à ce qui est perçu de la (post-) modernité. La lassitude et l’ennui liés au modèle familial traditionnel (qui sont une donnée statistique lourde, sans être forcément, pour autant, une loi structurale incontournable) forment certes une motivation forte pour s’en écarter, mais la redéfinition de l’individu face au monde de la consommation et du spectacle est également un besoin pressant, source de changements.

En face de cette évolution, la polémique contre le « genre » sexuel ne présente aucun intérêt puisqu’en refusant la réponse, cette position obtuse refuse aussi la question. Son fantasme est le retour en arrière, qui est impossible en raison même des aspects les plus modernes de la société que ces gens-là défendent, mais qui demeure probable si la crise économique s’intensifie, et si du fait de cette crise, le travail retrouve une supériorité absolue sur la consommation.

La critique des rôles sexuels demeure aussi indispensable que celle de tous les autres rôles, mais il est assurément regrettable que la première puisse se couper des autres. Il est également regrettable que la critique des rôles sexuels ne soit revenue sur le terrain européen que comme importation d’une théorie américaine du genre, laquelle fut pourtant à son origine inspirée par la critique européenne du rôle.

Il serait préférable de renouer avec la portée initiale de la critique des rôles. Les rôles sexuels, il importe peu qu’ils reposent sur une origine « naturelle » ou « artificielle » puisque de toute façon, il s’agit d’une construction sociale. Une femme transsexuelle sera considérée comme une femme. La différence, c’est qu’elle veut l’être au point de vouloir la devenir : c’est donc une acceptation du rôle, et non plus sa mise en cause. Or le rôle sexuel, comme tous les rôles, ne se juge pas selon son origine physique, mais selon sa réalité sociale. L’identité sexuelle, comme l’analyse la théorie du genre, consiste essentiellement en stéréotypes sociaux construits en vue d’un comportement normalisé. Mais cette normalité n’a pas manqué elle-même d’évoluer. Ce qui était inacceptable par l’ancienne normalité devint facilement un ingrédient utile à la nouvelle, et la subversion finit par devenir de l’adaptation. Parvenir à un destin aussi dérisoire s’explique par un seul facteur : la limitation, dans la critique du rôle (social), consistant à ne viser que le genre (sexuel). Or, si le genre est un rôle social, il communique étroitement avant tous les autres rôles sociaux, dont il est solidaire et, pour ainsi dire, une connotation permanente. Sa contestation n’est rien si elle ne porte pas aussi sur ceux-ci. On pourra changer de sexe aussi souvent qu’on voudra dans une société qui vend cela comme elle vend autre chose, sans entamer le moins du monde la domination qui y règne. Cela fait longtemps qu’une majorité d’homosexuels, après avoir voulu dans les années 1970 remettre en cause l’ordre familial et sexuel dominant, et, au-delà, la prédominance des rôles aliénants en général, a inversé son objectif, en proclamant vouloir vivre « comme tout le monde » : c’était le signe manifeste qu’ils battaient en retraite. La société offrait une place à condition qu’on ne touche à rien d’autre.

Au-delà de l’indispensable liberté de (se) vivre comme on veut, les positions subjectives contemporaines les plus répandues n’en apparaissent pas moins comme les simples fragments d’une émancipation marchande.

 

Le 23 octobre 2014

 

 

 


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