Textes publiés

L’avenir d’une illusion

par Les Amis de Némésis

 

« Ils doivent de toutes leur forces défendre l’illusion religieuse ; en cas de dévalorisation de celle-ci (et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est considérablement menacée), leur monde s’effondre, il ne leur reste plus qu’à désespérer de tout, de la civilisation et de l’avenir de l’humanité. De cet esclavage, je suis et nous sommes délivrés. »

Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927.

 

Après l’excellente présentation Contre-Histoire de l’islamisme comme phénomène capitaliste faite par Clément Homs (http://sortirducapitalisme.fr/143-contre-histoire-de-l-islamisme-comme-phenomene-capitaliste-avec-clement-sortir-de-l-economie-23-02-2016), le site Sortir du capitalisme vient de mettre en ligne une nouvelle conférence radiophonique, faite cette fois par Jean-Luc Debry sous le titre Critique radicale du projet de réforme du code du travail, de l’organisation néocapitaliste du travail et du travail capitaliste (en crise) que l’on peut trouver sous ce lien : http://sortirducapitalisme.fr/145-critique-radicale-du-projet-de-reforme-du-code-du-travail-de-l-organisation-neocapitaliste-du-travail-et-du-travail-capitaliste-en-crise-avec-jean-luc-debry-08-03-2016. Cette conférence dresse un inventaire cohérent des conditions tant objectives (par exemple : camp de travail sous forme de « bureau paysager » (« open space »), concentrant une foule solitaire dans l’espace matériel mais l’atomisant dans ce qui n’est plus un espace humain ; surveillance de chacun par son propre ordinateur qui prescrit les tâches à faire et les délais à respecter ; suivi des performances individuelles mesurées en temps réel et à disposition de la hiérarchie) que subjectives (par exemple : intégration des individus dans un type de discours positiviste fait d’euphémismes stéréotypés savamment calculés pour entraver dans l’œuf toute lucidité et tout questionnement, omniprésence d’une langue de bois où virer quelqu’un dans la minute se formule ainsi : « nous avons décidé d’un commun accord de nous séparer de Mme. T. que nous remercions pour tout ce qu’elle a apporté à notre société et lui souhaitons beaucoup de succès tant sur le plan privé que professionnel » ; identification des salariés avec des critères et des catégories terminologiques qui les emprisonnent à tel point que le moindre mouvement de colère de leur part est condamné à se retourner contre eux-mêmes et de déboucher sur une dangereuse forme d’anomie, qui se solde par la dépression ou le suicide ; multiplication d’un profil pervers parmi les représentants de l’encadrement, assumant avec jouissance les différentes techniques d’acharnement ; valorisation extrême de l’absence de scrupules sous l’apparence trompeuse d’un « esprit d’équipe » de pacotille ; etc.).

Au tableau plutôt complet présenté dans cette émission, nous souhaitons simplement ajouter quelques précisions qui nous paraissent importantes.

En effet, il semble bon d’insister sur la simultanéité historique entre les facteurs suivants, lesquels forment une sorte de nœud au sein duquel ils se présentent comme parfaitement solidaires et indissociables.

a) Dans les métropoles, le cœur de l’activité économique s’est reporté de la production de biens matériels vers l’industrie du service et de la gestion ; le travail n’est plus orienté, même partiellement, par la nature ou la qualité d’un objet produit, mais par le fonctionnement de flux continus et de procédures bureaucratiques qui les régissent ; de ce fait, la valeur d’usage (« l’utilité ») n’apparaît plus comme un critère auquel tous, dirigeants et salariés, pouvaient se référer, le seul critère étant désormais la production de valeur, la rentabilité d’un processus qui considère nécessairement la main d’œuvre à la fois comme moyen pour cette rentabilité et comme son obstacle (même si en dernière analyse, seul le capital variable est créateur de plus-value, ceci n’entre plus en ligne de compte et n’apparaît plus à aucun niveau, et c’est le second aspect, celui d’obstacle, qui sous-tend désormais l’ensemble du processus 1) ; le critère de rentabilité conserve évidemment une réalité positive, mais, c’est le détail qui tue, seulement pour l’actionnaire, tandis qu’au salarié il se présente au contraire comme radicalement hostile, d’où la nécessité pour le capitalisme de rétablir une forme de consensus contre-nature en faisant partager à tous un langage illusoirement unificateur, où le salarié est amené à considérer positivement ce critère, la rentabilité, qui pourtant, à terme, exprime sa propre mort. Il doit coopérer, avec allégresse, à sa propre suppression, qui est inscrite dans tout ce qu’il fait : tant sa suppression virtuelle en tant qu’individu particulier (s’il ne donne pas satisfaction à des exigences parfaitement contradictoires de quantité et de qualité, ce sera le licenciement ou la rupture conventionnelle), tant sa suppression en tant que catégorie générale (suppression de l’organigramme de toute une série de postes).

b) Dans nos pays, le processus de remplacement de la main d’œuvre par l’automatisation est en cours depuis les années 1990, dans le secteur des services après avoir déjà détruit les effectifs dans l’activité industrielle, et il promet d’avancer plus rapidement encore dans les années qui viennent, comme le rappelle très éloquemment l’émission de Sortir du capitalisme, ruinant ainsi les dernières zones où un « métier » était nécessaire et où l’expérience et la qualification personnelle avaient encore un certain poids ; le salarié est donc activement mis à contribution pour préparer cette évolution, car s’il subsiste encore, c’est qu’il n’est plus qu’un relai non encore automatisé entre différents secteurs déjà informatisés dont il assure la cohérence d’ensemble, un simple dispositif à forme humaine, avec son inextinguible marge d’erreur humaine, et avec la mauvaise conscience de bloquer le process, comme dans la désormais très ancienne aliénation de l’ouvrier sur une chaîne, mais sans la capacité de prise de distance collective qui était celle des cols bleus. La colère des ouvriers les menait à la révolte, la peur du col blanc le conduit à adhérer à la catastrophe dont il espère, par un improbable miracle, rester épargné.

c) La rentabilité est conçue en termes de retour sur investissement, et vise à satisfaire les actionnaires ou à en attirer d’autres ; les actionnaires passent de plus en plus par des fonds de placement qui par essence sont indifférents à la nature de l’activité et ne doivent leur propre succès qu’au fait de fixer au niveau le plus élevé possible l’exigence de rentabilité, et de sélectionner les lieux d’investissement en fonction de ce seul critère, ou de déplacer l’investissement ailleurs pour les mêmes raisons ; à partir de là l’entreprise est elle-même promise à être vendue tôt ou tard (ce ne sont plus des produits seulement mais les entreprises elles-mêmes qui se vendent, la deuxième action étant encore plus rémunératrice de l’actionnaire que la première, et tout cela se passe plutôt tôt que tard) avec tout le cortège de suppressions de poste que cela implique avant, pendant et après chaque transaction. L’unification des procédés mis en œuvre passe par les mêmes cabinets d’audit et de conseil qui sont eux-mêmes des multinationales, généralement nord-américaines, de sorte qu’à partir d’une certaine taille, l’ensemble des misères décrites ici se retrouve dans toutes les entreprises, sans exception. On ne peut donc plus, en tant que salarié, quitter un employeur instable pour un employeur stable, car à peu d’exceptions près, il n’en existe plus. La seule échappatoire consiste à entrer dans une entreprise pendant son cycle ascendant, au mieux lors de sa fondation, et de la quitter dès qu’elle commence à se « restructurer » en vue d’une vente, passant d’une phase encore vaguement civilisée à la barbarie achevée : c’est d’ailleurs ce que les employeurs « proposent », puisque pour eux le CDI n’est que le vestige d’une époque révolue, et que le terme « durable » est d’autant plus abondamment utilisé dans la novlangue publicitaire qu’il ne veut plus rien dire.

d) L’entreprise étant indissociable de son activité économique, il apparaît qu’une entreprise de service ou de gestion entièrement dévolue à la rémunération des actionnaires ne possède plus de noyau « détournable » ; en d’autres termes, une telle entreprise ne peut être ni collectivisée, ni nationalisée ni même autogérée. Dans la perspective d’une sortie du capitalisme (de l’économie), cette entreprise ne peut que disparaître purement et simplement, en tant que simple construction de façade pour faire fructifier des actions boursières, sans aucune utilité sociale ; soit être profondément repensée et transformée pour survivre, en fonction de besoins qui eux-mêmes subsisteraient dans la nouvelle société (autrement dit de besoins qui n’ont plus rien à voir avec des transferts d’argent). Le fait d’être impropre à toute possibilité d’autogestion nous paraît fondamental à tous égards, car cette dimension purement négative (en tant qu’étrangère à la valeur d’usage) transparaît en permanence dans tous les autres aspects du travail contemporain, décrits dans l’émission par Jean-Luc Debry et brièvement repris dans notre commentaire ici. En d’autres termes, la totalité de l’activité, de ses normes et de ses critères, ainsi que l’ordre imposé aux salariés et leur propre situation face à la nature de ce qu’ils font, prennent un tour purement réglementaire, une sorte d’agitation frénétique sur un plan purement fantomatique. Comme d’habitude lorsqu’il s’agit de la réalité capitaliste et de la valeur, le fantomatique s’y avère aussi impitoyablement réel, avec une dureté extrême et dans des termes absolument fermés à toute discussion. Pourquoi donc ? Parce qu’il s’agit d’un modèle réfuté en tant que principe vital, qui se survit en coma prolongé et en détruisant tout ce qui menace de couper les tuyaux auxquels son cadavre est rattaché.

Tous ces aspects réunis (disparition de la valeur d’usage et règne sans partage de la valeur, automatisation et suppression de la main d’œuvre, report du marché des marchandises vers le marché des entreprises, domination absolue de l’actionnaire et de la spéculation, activités spéculatives finalement impossibles à sauver par transfert dans une société émancipée, imposition d’un univers discursif devenant volontairement incompatible avec la moindre lucidité) font qu’aucune réforme n’est seulement imaginable. Le capital est parvenu à reconstruire le monde selon ses besoins ; et l’entreprise, évidemment, encore plus en profondeur que le reste. Ce monde, tel qu’il fonctionne, est devenu inséparable du capital, on ne parvient même plus, quelle aubaine, à les distinguer l’un de l’autre : raison pour laquelle rien n’est à garder, tout est à détruire, afin de tout reconstruire. Jamais l’humanité n’avait connu un tel grand écart : celui entre d’une part un possible formidable, basé notamment sur une diminution vertigineuse des travaux socialement nécessaires, et donc sur l’accroissement tout aussi stupéfiant d’activités libres et humainement riches (le dépassement du travail), et, d’autre part, un degré de pourrissement jamais vu, la volonté d’un système condamné de se perpétuer envers et contre tout, fût-ce au prix d’un effondrement généralisé : la valeur, toujours fidèle à elle-même, toujours prête à sacrifier son propre support pour durer quelques instants de plus. Comme dans toutes les croyances, le tabou consiste à ne pas comprendre que l’entreprise, dans sa forme comme dans son contenu, est en train de devenir une illusion, le dogme de la religion du travail, et qu’elle n’a plus d’avenir. Qu’il va falloir fermer ses cathédrales, révoquer son clergé, et passer à autre chose.

Quant aux berceuses « progressistes », psalmodiant les rengaines de l’innommable « gauche » qui ne masquent plus une pratique diamétralement opposée, elles ne peuvent que discréditer toujours plus la simple idée de progrès et renforcer le report des suffrages vers le camp d’un esprit réactionnaire clair et net, de la même façon que les dictatures « progressistes » avaient discrédité la notion de progrès en Turquie, en Iran, en Egypte et en Libye, favorisant ainsi la montée des fanatiques religieux. Le discours « politique » est ce baiser empoisonné, cette étreinte mortelle qui use en pure perte tout ce dont elle se saisit.

 


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Variations sur la critique du nucléaire

par Jean-Pierre Baudet

 

Pour ce site, l’année 2016 commencera par une publication muséographique.

Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le cœur du réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl s’était mis à fondre, causant une catastrophe de dimension mondiale.

En septembre de la même année, le manuscrit du livre Tchernobyl, anatomie d’un nuage était achevé, un texte à propos duquel Guy Debord écrivit :

« J‘ai lu ton manuscrit en un jour, aussitôt que je l’ai reçu, au tout début d’octobre, et je l’ai renvoyé dès le lendemain à Floriana 1, en lui conseillant de le publier au plus vite. Je lui ai envoyé cinq ou six observations à te transmettre, mais qui ne concernent que des vétilles. Vu le sujet, et l’urgence, je crois que tu ne dois même pas perdre de temps pour resserrer, stylistiquement, de peut-être deux ou trois pages sur l’ensemble ; ce qui donnerait ici ou là un peu plus de force. Mais tu as très bien dit qu’il ne peut y avoir un style approprié quand il s’agit de parler de telles choses. Dont la force plus grande sort de ces pages, hélas, d’une manière terrifiante. C’est le premier texte typographique qui ne devrait pas être évalué en cicéros, en points, en signes ; mais en becquerels !

Je ne vois aucune incompatibilité avec le texte de Semprun 2, qui est très brillant littérairement, mais qui parle d’une expérience malheureusement dépassée ; et qui aussi va beaucoup moins loin dans la théorisation de la perversion complète de toute l’ancienne méthodologie scientifique ; renversement qui clôt une période d’environ 500 ans (dont tout le monde, bien sûr, est plus ou moins imprégné pour longtemps encore). Il me paraît au contraire qu’il est bon que les Éditions Lebovici publient ces deux livres, faute d’en avoir trois. Ces Éditions, au moment malheureux où nous nous trouvons, apparaissent en somme comme le seul pôle de résistance générale au mensonge dominant. Il est nécessaire que la vérité profonde de l’énergie nucléaire y soit bien exposée » (lettre à l’auteur du 26 octobre 1986).

Bien que publié avec un certain retard (en avril 1987), le livre fut néanmoins, sur un plan chronologique, la première publication consacrée à la catastrophe de Tchernobyl.

Les recensements et réactions dans la presse furent peu nombreux. La Nouvelle Alternative, revue publiée de 1986 à 2007 et centrée sur l’Europe de l’Est, lui consacra notamment un article dans son numéro 7 de septembre 1987, de même que la revue Politique étrangère, en avril 1988.

Un groupe de réflexion réuni autour de Charles Reeve (Jorge Valadas), publiant à cette époque une revue confidentielle nommée Les cahiers du doute, écrivit un article assez détaillé sur le livre, méritant une réponse de l’auteur. C’est cette réponse, intitulée Variations sur la critique du nucléaire et communiquée à l’époque aux Cahiers du doute, que nous présentons dans sa version originale, et qui peut figurer comme prolongement de la réflexion entamée dans le livre. Quant à l’article des Cahiers du doute, malheureusement nous n’en disposons plus, mais nous sommes bien sûr prêts à le mettre en ligne également, si quelqu’un en possédait toujours un exemplaire.


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REMARQUES…

… A PROPOS DE LA QUESTION DE L’ETAT AU PROCHE-ORIENT ET DE SES REPERCUSSIONS SUR LE TERRORISME EN EUROPE

par Tarik ben Hallâj

 

[Pour télécharger en format PDF : Remarques à propos de la question de l’Etat au Proche-Orient]

 

Depuis la Première Guerre mondiale, tous les Etats du Proche-Orient ont été arbitrairement mis en place par les puissances coloniales (Grande-Bretagne et France, essentiellement), les accords Sykes-Picot créant artificiellement en 1916 des territoires « nationaux » là où il n’existait ni nation, ni histoire nationale. Dans de tels territoires, le nouvel Etat ne tenait forcément que par pure contrainte. Les coups d’Etat militaires se sont inévitablement succédé, le régime dictatorial étant la seule forme possible d’Etat « national » reflétant fidèlement le caractère artificiel et exogène de ce dernier : le dictateur est ce qui reste du colonisateur, une fois que celui-ci est parti. Pendant trois ans, de 1958 à 1961, une République arabe unie regroupant l’Egypte et la Syrie vint par exemple apporter la preuve de l’inanité des supposées frontières, rapidement suivie, en 1970, par le retour d’une dictature « nationale » en Egypte et en Syrie, militaire dans un cas et dynastique dans l’autre (celle des el-Assad) ; quant au « royaume d’Irak », créé par les Britanniques, il fut renversé en 1958 par une dictature militaire, prétendument « socialiste » et temporairement soutenue par Moscou. Le parti Baas installé au pouvoir passa son temps à se déchirer en rivalités internes, d’où émergera finalement, comme une sorte de soubresaut final, le personnage de Saddam Hussein. Dans le cas d’el-Assad comme dans celui de Saddam, le dictateur trop imbu de ses pouvoirs finit par déplaire aux architectes initiaux de sa « nation », les puissances occidentales.

L’action des Occidentaux a toujours consisté à tenter de mettre et de conserver au pouvoir celui dont ils escomptaient la plus grande complaisance possible avec leurs propres intérêts économiques et géostratégiques. Cette préoccupation n’a bien sûr rien en commun avec la recherche d’un régime qui serait plus respectueux des besoins de la population : on ne voit pas par quel miracle un « humanisme » qui n’est déjà jamais pris en compte chez soi serait tout d’un coup promu au rang de principe directeur dans d’autres pays, a fortiori « émergents » (de façon plus réaliste : dans une ancienne colonie, devenue néo-colonie). La forme nationale leur apparaissait simplement comme une réplique locale incontournable de leurs propres pays, comme une étape nécessaire dans le progrès vers « la civilisation » (c.à.d. vers leur image en miroir) ; et, aspect non négligeable, comme l’installation d’un concierge de l’immeuble, suffisamment corrompu pour accéder à presque toutes leurs demandes et laissé tout-puissant seulement pour les basses besognes. De plus, l’opinion publique occidentale, dûment briefée par la propagande officielle, restait persuadée que la forme dictatoriale est la seule capable de gouverner une population arabe, par nature anarchique, querelleuse et indisciplinée. A aucun moment elle ne comprenait que la forme nationale, de par son histoire, est tout simplement étrangère à ces populations, à leur histoire, à leurs aspirations, à leurs possibilités1. Et quel que soit le bien-fondé des préjugés occidentaux à l’encontre de ces populations « anarchiques », il en ressort que la seule forme politique susceptible de leur convenir n’est précisément pas l’Etat centralisé, mais une forme d’autogouvernement fédératif, respectueux des regroupements locaux.

Les récentes invasions militaires par les Etats-Unis, directes ou indirectes, dynamitant les régimes en place, réduisant à l’état de guerre civile ininterrompue l’Afghanistan, l’Irak, la Lybie et la Syrie (ceci expliquant le vocable de « croisés » systématiquement appliqué aux Occidentaux par les islamistes) ont paradoxalement anéanti le fantasme occidental, celui d’Etats nationaux complices du capital international, sans qu’il y ait eu anticipation d’une telle destruction (c’est l’aspect « apprenti-sorcier » ininterrompu, qui a tant frappé tous les observateurs, y compris les plus naïfs). Aucun relais national n’a été trouvé qui serait humainement préférable aux dictatures, une forme plus respectueuse des collectivités locales, ou plus acceptable dans sa répartition des richesses. S’agirait-il d’une malédiction ? Au milieu de ce pourrissement d’Etats récemment imposés, l’essor des sectes conquérantes a donc commencé, d’une façon tout à fait inévitable2 méprisant des frontières dépourvues de signification et voulant renouer avec un califat sans autre limites que celles d’une communauté religieuse, fut-elle imposée. Le mandat des dictatures pro-occidentales semble décidément avoir expiré. C’est ce qu’a compris, avec de tout autres conclusions, le meneur kurde Abdullah Öçalan, devenu lecteur du théoricien libertaire Murray Bookchin, et cessant du même coup d’être lui-même un reliquat stalinien attardé. Il suffit de lire l’histoire, pourtant brève, de ce que les médias occidentaux appellent sans doute par humour noir l’Armée syrienne libre, c.à.d. celle d’un informe conglomérat, chimiquement instable, de milices entretenues par diverses puissances occidentales ou arabes, parfois ou souvent elles-mêmes salafistes / intégristes, pour observer à l’œil nu à quel point l’unification par le sommet est inconciliable avec la réalité complexe des populations. Chaque fois qu’une fraction entend jouer le rôle dirigeant, elle prépare du même coup l’instant où elle sera nécessairement abattue, avec la même régularité que le système de la vendetta menait à de nouveaux meurtres, décrivant une spirale que rien ne peut apaiser. En pareil contexte, et pour parodier un ancien philosophe grec, chaque existence particulière se présente comme un excès et une insulte à toutes les autres dès qu’elle se saisit du pouvoir. Dans une société où même le monothéisme n’a pu instaurer d’unité au fil des siècles, le dessaisissement volontaire, élogieusement décrit par Hobbes, ne peut fonctionner (« par là même, tous et chacun d’eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière »3. Si certains, en effet, lui abandonnent leur droit et l’autorisent à agir en leur nom, ceci sera la cause suffisante pour que d’autres fassent immanquablement le contraire : sunnites et chiites se montrent très rodés dans cet exercice des plus stériles. Il faut donc abandonner la perspective d’un Etat national pouvant être accepté, et, du même coup, l’absence d’Etat, qui apparaît aux défenseurs occidentaux de l’Etat comme une abominable arriération, peut en réalité induire un dépassement réel, promis à une contagion favorable. C’est ainsi qu’au nom d’une minorité opprimée dépourvue d’Etat (les populations kurdes), Öçalan cherche à renouer avec une démocratie se situant au-delà (ou en-deçà) du masque national et représentatif dont l’Occident l’avait affublée, pour la dénaturer. Les chances de voir un projet de ce type réussir sont incertaines, puisque tous les pouvoirs locaux aussi bien que lointains sont unanimement opposés à lui, mais il s’agit en même temps de la seule issue possible du casse-tête proche-oriental4.

L’Etat national importé par les Occidentaux ne s’est jamais doté d’une base socio-économique comparable à celle de son modèle occidental. Un tel progrès était peu vraisemblable pour les sociétés concernées, mais aussi et surtout peu souhaitable pour les puissances coloniales, qui pillent encore plus facilement une société de rente qu’une économie productive constituée. Les traditions comme les objectifs de l’Etat islamique le situent donc du côté de ce que certains commentateurs appellent, à juste titre, la logique impériale. De cette logique impériale, il existe de nombreuses versions historiques, négligées dans le schéma historique promu par les Occidentaux : celle de l’empire ottoman 5, de souvenir récent et ayant laissé des traces profondes dans ces pays, mais aussi celles, plus anciennes, de l’invasion arabo-musulmane et de l’empire romain. Ahmed Henni a développé 6 la nature prédatrice de ces systèmes, non pas basés comme la féodalité et la modernité européennes sur l’exploitation du travail mais sur la captation de rentes, généralisant ainsi une structure clientéliste dépendante d’un pouvoir qui est parasitaire, mais qui apparaît au contraire comme la source (distributive) des richesses collectives. Dans l’article cité plus haut (Aux origines de l’Etat islamique), Matthieu Rey décrit fort bien la contradiction apparente entre d’une part la terrible gesticulation despotique destinée à l’ennemi et à l’étranger (deux termes tout à fait synonymes pour les déments de l’Etat islamique), qui témoigne d’une incroyable frénésie de pouvoir, et d’autre part l’espèce de domination simplement formelle héritée des empires, arabe et turc, pour tenir les territoires conquis de l’intérieur tout en acceptant de larges pans de leur mode de vie et de leur hiérarchie précédentes, contrairement aux dictatures totalitaires que le siècle dernier connut en Europe. Il est vrai qu’Henni franchissait un pas supplémentaire en rapprochant le syndrome islamiste (celui d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique) du passage mondial d’un capitalisme productif à un capitalisme rentier, ce qui paraît quelque peu artificiel dans la mesure où les islamistes disposent, dans le passé de leurs régions, de modèles de référence parfaitement suffisants, d’une part, et où d’autre part, comme Henni le rappelle lui-même, les Etats producteurs de pétrole n’ont pris naissance que selon ce schéma rentier, auquel ils restent fermement accrochés (leur fabuleuse richesse ne résultant d’aucune sorte d’ « accumulation primitive », et ne débouchant jamais sur elle).

Si donc il existe quelque chose dont les populations arabes ne manquent pas, c’est bien d’ennemis ligués contre elles, même si ceux-ci sont souvent en guerre entre eux : les Etats locaux (régimes monarchiques, dictatures militaires, pastiches de démocratie parlementaire), les coalitions internationales (occidentales et russes), le despotisme religieux profondément abrutissant, leurs vieilles inimitiés tribales et confessionnelles, une habitude ancestrale parfaitement dégradante de clientélisme et d’économie de rente.

Les récents attentats commis en France ponctuent cette pénible histoire du néo-colonialisme économique et militaire. Les interventions successives, entreprises avec ou sans mandat de l’ONU, avec ou sans alliés occidentaux, avec ou sans mercenaires levés localement, mais toujours sans déclaration de guerre, ont réussi à mettre à feu et à sang l’Afghanistan, la Lybie, l’Irak et la Syrie, et montrent à l’envi que dans ces pays, tout le monde est chez soi, les Américains, les Européens, les Russes. Les Français déplorent les morts des attentats parisiens, mais aussi la peur de voir revenir ici une violence qui est pourtant quotidienne là-bas et dans laquelle leurs propres gouvernants trempent des pieds au menton 7. Les tarés intégristes, eux, n’ont aucunement besoin d’exporter en Europe des kamikazes endoctrinés chez eux, il leur suffit de laisser agir ou d’encourager à l’action des petites frappes que la société française et belge produit en série. Le mode de « conversion » de jeunes délinquants, issus de milieux plutôt pauvres et fascinés comme nombre de leurs congénères par la bêtise médiatique et l’argent rapide, à un islam livré en barquette, instantanément décongelable au micro-onde, prêt à consommer comme l’étaient précédemment leurs ridicules selfies sur Facebook, illustre bien qu’en agissant ainsi, et malgré le très douteux exotisme de leurs nouvelles idoles, ils poursuivent à leur façon la trajectoire des cerveaux vides qui étaient leur lot depuis leur naissance. Ce ne sont donc pas les islamistes, ou les arabes, qui menacent d’envahir nos pays de l’extérieur, mais bien plutôt la production locale d’individus qui, finissant dans les poubelles de nos sociétés, régurgitent de plus en plus, comme n’ont pas manqué de l’observer un certain nombre de commentateurs 8.

Le profil identique de tous ces jeunes terroristes ne laisse que peu de doute sur les motifs de leur conversion à l’industrie du carnage. Leur origine sociologique n’est pas toujours aussi désespérante qu’on le penserait – du moins si l’on s’en tient à des critères convenus de misère économique quantifiable. Mais tout change si l’on saisit la notion de misère selon des critères moins médiocres. Tous anciens délinquants, ils sont issus de cette frange de la population de banlieue où le conformisme se mêle indissociablement à son contraire, car le petit délinquant est en rupture avec la société, si on considère celle-ci comme un ensemble de lois issues de l’ancienne société bourgeoise, mais il est le parfait conformiste, si la société du spectacle est prise dans son discours médiatique : tout ce qu’il aime, c’est ce que ce discours préconise, le pouvoir de l’argent, la loi du plus fort et du plus macho, la jouissance instantanée à la petite semaine, la frime, le « délire », Facebook, les selfies au volant d’une grosse cylindrée. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucun message publicitaire ou presque, sans parler de la sinistre industrie du clip, ne joue plus sur d’autres thèmes que sur l’éloge d’être délirant, déjanté, éclaté, hype, le summum de la vulgarité étant toujours le degré minimum du style requis pour plaire à un public mentalement asservi. Cette fameuse « société » ne cesse donc d’envoyer des messages parfaitement contradictoires et incompatibles, typiques d’un double bind capable de rendre fou. C’est de cette matrice que les terroristes sont issus, avant même d’avoir songé un instant à l’islam (il n’est peut-être pas anodin qu’en tant qu’islamistes, ils seront censés brûler ce qu’ils avaient adoré). A cette tension insoluble s’ajoute un écœurement compréhensible, ressenti devant une perspective de vie normale, médiocre et dépourvue d’élément excitant, mais cette médiocrité est conçue dans les termes les plus lamentables et les plus aliénés, puisqu’opposée aux remèdes miraculeux que seraient l’argent, la violence et le pouvoir. Faut-il réfléchir longtemps pour comprendre que les tensions liées à une position subjective aussi délabrée sont nécessairement à l’affut de tout ce qui semble promettre de les résoudre? De façon habituelle, le suicide par l’alcool et la drogue, et la plongée dans une criminalité accrue constituaient les seules formes d’évolution possibles, quand la « réinsertion » est rejetée comme une forme de reddition. La conversion personnelle à une théologie sévère et contraignante était rare, y compris en milieu musulman. Mais voici que se présente un discours théologique qui, en réalité, est aussi bien l’héritier des jeux vidéo et de leur délire de surpuissance que du Coran, compilation elle-même contradictoire dans laquelle on se contente d’aller puiser les passages qui, effectivement, sont de nature à attiser la haine et le mépris de « l’incroyant » 9. Le double bind ne disparaît pas quant au contenu, mais le voici canalisé par un édifice idéologique concocté ad hoc, capable de le recycler à son profit : il n’y a plus de conflit entre brutalité et morale, entre le ça et le surmoi, les deux ont fusionné, comme dans la perversion classique, la loi est désormais le scénario qui apporte la jouissance. De sorte que ce qui pose problème n’est pas d’expliquer les « conversions » dans ce milieu mais au contraire de concevoir qu’il puisse ne pas y en avoir. Le passage d’un acte violent contre autrui au suicide final du terroriste peut s’expliquer par l’absorption de Captagon, peut-être, mais aussi plus simplement par l’ivresse d’un individu parvenu au fond du tunnel de sa programmation, perçu comme le sommet de sa gloire : question qui reste en suspens depuis l’époque des haschischins, au onzième siècle de l’ère chrétienne. Toujours est-il que l’Etat islamique a réussi le tour de force de procurer à ses séides un cocktail détonnant de soumission absolue et d’illusion de liberté qui met en valeur jusqu’à la mort la contradiction d’origine du jeune musulman de banlieue. Sans que cela ne justifie évidemment le moins du monde la folie fanatique des islamistes et encore moins les massacres réalisés par eux, on aurait tort de ne pas saisir le vide dans lequel ce fluide nauséeux vient se déverser, un vide sans lequel rien de tel ne serait possible et qui ne peut manquer de déboucher sur des attitudes de plus en plus terribles, à l’image d’une civilisation en plein déclin. Il convient de garder à l’esprit que « l’homme veut le rien plutôt que de ne rien vouloir » (Nietzsche, Contribution à la généalogie de la morale), et qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’une société décomposée qui ne sait plus proposer de but à la volonté de vivre, laquelle se mue alors en volonté de tuer et de mourir soi-même. Ce vide béant, qui n’était perçu que par la sensibilité affinée des poètes et des philosophes depuis plus d’un siècle, devient finalement lourdement perceptible pour tout un chacun, à commencer par les bas-fonds de ce monde finissant.

Pour continuer à tourner le dos à des motifs et des circonstances d’une telle gravité, les histrions du gouvernement se contentent d’instaurer un état d’urgence qu’ils utilisent davantage contre des manifestants ou des écologistes français que contre des terroristes islamisés 10, un état d’urgence et un arbitraire policier qui permettront à Mme Le Pen, une fois élue, de se sentir comme chez elle, pouvant jouer d’un équipement institutionnel taillé à sa mesure ; et, simultanément, intensifier des bombardements au Proche-Orient comme s’ils ne voulaient pas prêter l’oreille aux experts militaires qui répètent pourtant inlassablement que cette méthode n’aboutira pas, ou seulement à enrager encore davantage des islamistes non affaiblis : parfaite harmonie, à l’intérieur comme à l’extérieur, de réactions parfaitement inadéquates, mais de nature à camper le futur candidat, jusqu’ici pitoyablement discrédité, en vénérable « chef de guerre » 11.

Tout le monde se souvient de la célèbre plaisanterie dans laquelle on voit un fou, dans la cour de l’asile, chercher quelque chose sous un réverbère, la nuit tombée. Interrogé sur la nature de sa recherche, il répond : j’ai perdu mes papiers. Les avez-vous perdus ici ? lui répond son interlocuteur. Non, répond le fou, je les ai perdus là-bas, mais je préfère chercher ici parce qu’il fait plus clair. Voilà, brièvement résumée, la politique intérieure de l’Etat français. Ne sachant retrouver les terroristes, qui passent entre les mailles du filet avec un regrettable brio, et encore bien moins les identifier avant qu’ils ne commettent l’irréparable, il préfère s’acharner sur des opposants français contre lesquels il fait preuve d’une stupéfiante « pro-activité » 12, celle-là même qui faisait défaut à propos d’islamistes « radicalisés » déjà fichés, mais n’étant pas encore passés à l’action 13. Si la sécurité était vraiment la seule et véritable préoccupation d’un gouvernement, il protègerait les manifestants de toute attaque terroriste ; au lieu de quoi c’est eux qu’il poursuit, matraque et enferme 14. Tout le monde constate par ailleurs que les manifestations politiques sont interdites pour cause de danger terroriste 15, mais pas les événements commerciaux de masse. En même temps on prévient déjà à quel point on souhaite transformer ces mesures liberticides, à peine proclamées, en état durable 16.

Côté politique extérieure, c’est une « guerre » qui n’a pas été déclarée, menée sans stratégie ni but de guerre, avec des moyens dont on sait qu’ils sont inadéquats, ressemblant au fameux couteau sans lame auquel il manquait le manche (comment imaginer une adéquation entre buts et moyens quand on ne dispose ni des uns ni des autres ?), voilà une guerre qui ne peut mener, comme celle menée par le grand frère américain, qu’à en éterniser les opérations mais aussi à booster les ventes d’armement : les marchands de canon qui approvisionnent les belligérants 17 étant clairement la seule partie de la population à pouvoir penser que cette guerre sert vraiment à quelque chose, dans un monde où la guerre n’est plus la poursuite de la politique par d’autres moyens, mais celle de l’économie par d’autres moyens. L’Etat français, semble-t-il déjà à cours de bombes ( !), va remplir les carnets de commande. Pas étonnant, puisque 2500 sorties aériennes et 680 bombes n’auraient occis qu’un millier d’islamistes ( en supposant que toutes les victimes en étaient !), soit 1,4 victime par bombe… Pour 30.000 combattants, faudra-t-il 42.000 bombes ?!

Gesticulations internes et gesticulations externes se succèdent donc pour faire oublier l’absence totale de pouvoir d’intervention sur les origines réelles du problème. Une France en cours de pétainisation acceptée, prête à tomber dans les pièges les plus éculés d’un chauvinisme réchauffé, voilà qui constitue le parfait côté pile d’une pièce dont les guerres néocoloniales forment le côté face. Tandis que le monde arabe régresse vers le délire de la charia, la France sort du grenier l’infâme chauvinisme à peine modernisé, se mettant à son tour à produire du communautarisme. L’identitaire prend nécessairement le dessus dans une société où l’intérêt privé est tout, et l’intérêt général n’est rien. La communauté identitaire n’est que la tentative déplorable d’additionner des intérêts privés tout en les conservant comme tels, et en escamotant l’intérêt général. Le plus archaïque est ainsi revigoré par le plus moderne, et le « dernier cri » du jour est condamné à n’être qu’un borborygme préhistorique. La liberté tant individuelle que collective réside au contraire dans le dépassement librement consenti des communautés, l’ « identité » est ce qui est au bout de la grande exogamie universelle, pas le retour vers son origine, alors que les limites étroites de l’égoïsme des entreprises et des sujets marchands prêche l’identité excluante du matin au soir, sans même qu’on ait besoin d’imams ou d’adeptes du gros rouge / saucisson. L’ouverture au marché mondial, grand thème de l’euphorie néo-libérale, ne peut en aucun cas cacher que cette prétendue ouverture n’est qu’un mécanisme de fermeture sur son propre profit, au sens le plus étroit : la mondialisation n’est qu’une exploitation du monde au profit de soi-même, en aucun cas une ouverture à autrui.

Le mépris pour les populations arabes civiles qu’on pilonne sur place est aussi celui dont on témoigne ici en les laissant pourrir en banlieue. La France, dont la publicité officielle prétend qu’elle est la « patrie des droits de l’homme », se précipite comme un seul homme pour enterrer ces mêmes droits 18 pendant que son premier ministre les oublie aussi en Arabie saoudite 19 : là aussi, parfaite unité entre politique intérieure et politique extérieure. Mais la dimension « raciste » endémique dans ce pays, superficiellement contrebalancée par les innombrables témoignages d’un modernisme « multiculturel » stupide 20, ne constitue pas l’explication finale, car elle ne fait qu’exprimer le cul-de-sac complet d’une société dont Hannah Arendt écrivait déjà en 1956 : « ce qui nous attend n’est autre qu’une société de travail où le travail viendrait à manquer, et avec lui la seule forme d’activité que cette société connaît encore. Qu’est-ce qui pourrait s’avérer plus fatal ? » (The Human Condition, notre traduction). Le primat du travail a englouti l’action et la pensée, comme l’avait constaté Arendt, qui ne sont plus compatibles avec lui : personne ne peut raisonner, sur quelque sujet que ce soit, sous les fourches caudines de la marchandise et de la recherche de profit. La disparition progressive du travail disponible ne rétablit rien dans cette misère, bien au contraire : le salaire devient un bien raréfié et désirable, quand on ne s’adonne pas carrément à l’économie illicite, qui ne déroge aucunement aux règles de l’économie. Une telle société, qui n’en est plus vraiment une, ne pourra qu’en finir avec la domination des catégories économiques, ou elle pourrira sur pied, de la façon la plus barbare. Pour l’instant, c’est malheureusement le second terme de l’alternative qui a le vent en poupe, et même d’une façon accélérée. La vieille alternative « socialisme ou barbarie », forgée par Rosa Luxemburg en 1915, n’a jamais été aussi vraie.

A la criminelle désinvolture dont font preuve les dirigeants, que peut-on opposer si ce n’est leur complète éviction au profit d’une démocratie directe dans laquelle l’intérêt général aurait à nouveau une réalité ? Où ceux qui prennent des décisions seraient aussi ceux qui en supporteront les conséquences, lesquelles par conséquent présideront aux décisions, et non plus l’intérêt particulier des hommes d’Etat et des marchands de canons ? A quel moment la légitime lassitude des populations devant le marécage nauséeux de la caste politique, d’où aucune solution ne peut survenir, cessera-t-elle de les entraîner en direction des pires exemplaires de cette même caste, qui les brossent dans le sens du poil pour mieux pouvoir les tondre ? De mal en pis : telle est la formule qui résume tant de décennies, une pente descendante qu’il faut quitter au plus vite. Ce sont les mêmes actions, comme par hasard, qui pourront résoudre le problème climatique et le péril terroriste, mais jamais on n’en a semblé aussi éloigné.


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Heidegger, encore

par Les Amis de Némésis

 

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Avec le deuxième volume consacré par Emmanuel Faye et son équipe à Heidegger (Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne 2014), on peut dire que s’accumulent avec célérité tous les arguments nécessaires pour enfin prendre la mesure du caractère nazi de ce prétendu philosophe. Etrangement, la profession philosophique qui, surtout en France, avait bâti sa propre activité sur des bases aussi douteuses, et qui menace désormais faillite, était restée sourde aux contributions les plus anciennes qui, pourtant, avaient révélé très tôt non pas l’antisémitisme désormais avéré du « Maître », mais le caractère à la fois trompeur et national-socialiste de sa pensée toute entière (Günther Anders, dans de nombreuses contributions écrites entre 1936 et 1954, seulement partiellement traduites en français, et Theodor Adorno dans son célèbre texte de 1964, Le jargon de l’authenticité).

L’ambiance mi-figue mi-raisin qui s’est emparée de la corporation rappelle l’incertitude des passagers du Titanic : que va-t-on pouvoir emporter dans les canots de sauvetage ? Parviendra-t-on à laisser à bord de la future épave l’encombrant antisémitisme afin de sauver le corps de la doctrine, supposé moins pesant et séparable de cette « grosse bêtise » (l’expression, on le sait, est de Heidegger) ? Les heideggériens de souche (qualificatif utilisé à dessein) ont épuisé toutes leurs munitions, qui consistaient essentiellement dans le traficotage de la traduction, dans la préservation dans le secret de l’impublié des textes les plus inquiétants, et dans une mauvaise foi alimentée par leurs propres zones d’ombre, tandis que ceux qui mastiquent avec dégoût et répugnance les citations les plus indéfendables tentent à présent de faire de « l’erreur » et de « l’errance » la dernière qualité commercialisable du rusé menteur de Todtnauberg, alors même qu’il devient lumineux qu’il n’y eut ni erreur ni errance, mais seulement une difficulté majeure liée à la disparition du régime nazi : le sujet de l’histoire heideggérienne ayant sombré avec la chancellerie du Reich, le discours devait devenir nettement plus brumeux encore, tourner sur lui-même pour perdurer. Le programme de publication mis en place par Heidegger montre très clairement qu’il réservait le meilleur pour la fin, c.à.d. misait sur une lointaine résurrection du parti auquel il avait adhéré avec tant d’enthousiasme, pensant qu’une époque viendrait où le lecteur (germanique) pourrait à nouveau se montrer réceptif au véritable contenu de « l’effort de pensée » fourni par l’introducteur du nazisme dans la philosophie.

Si nous revenons aujourd’hui, très brièvement et très modestement sur ce sujet, c’est uniquement pour relever une interrogation qui nous paraît faire défaut, étrangement, dans la littérature consacrée à ces questions, et nous concevons ces quelques lignes comme un simple post-scriptum à l’excellent article, très éloquent, de François Rastier, Heidegger aujourd’hui – ou le Mouvement réaffirmé, qui étudie le langage de Heidegger comme exemple de la célèbre LTI (Lingua Tertii Imperii, selon l’expression de Viktor Klemperer).

Les travaux d’Emmanuel Faye et de ses collaborateurs ont rassemblé un beau nombre de citations où l’on voit Heidegger appliquer les catégories « fondamentales » de sa « pensée » aux actions les plus terre-à-terre et les plus méprisables de l’engeance nazie. Des exemples ? En voici trois, tirés de l’article de Rastier, où nous avons mis l’élément de boursouflure « ontologique » en italiques :

  • « Die Grundmöglichkeiten des urgermanischen Stammeswesens auszuschöpfen und zur Herrschaft zu bringen » (« épuiser totalement et mener jusqu’à la domination les possibilités fondamentales de l’essence de la souche originellement germanique »),
  • « Le principe de l’institution d’une sélection raciale est métaphysiquement nécessaire »
  • « Wenn das Flugzeug freilich den Führer von München zu Mussolini nach Venedig bringt, dann geschieht Geschichte » (« Quand un avion conduit le Führer de Münich à Venise pour y rencontrer Mussolini, il est évident que l’histoire advient »).

Le « destin spirituel de l’Occident », ce n’est pas un membre harnaché des S.A. qui en parlait à longueur de pages, mais le mage de la Forêt-Noire.

A partir de là, il nous semble utile de se livrer à une petite méditation sur ce que l’on pourrait appeler la « dérive conceptuelle ». Pour mieux comprendre, prenons un exemple qui se situe aux antipodes de Heidegger. Les concepts mis en œuvre par Marx, par exemple, ne se soutenaient que dans une lumière critique. A aucun moment, Marx ne s’est départi de ce point de vue critique, y compris par rapport au mouvement réel qu’il contribuait pourtant à faire naître, et qui paraissait le plus proche de lui (l’Association internationale des travailleurs, puis la social-démocratie allemande). On peut bien sûr discuter à perte de vue pour savoir qui avait raison, sur tel ou tel point, entre Marx et Bakounine, ou entre Marx et Lassalle, mais si une chose est sûre, c’est qu’à aucun moment on n’a vu Marx parler d’un « parti dialectique », ou d’une « science matérialiste », ou de dérives positives, non-critiques, de cette espèce (il a été jusqu’à préciser qu’il « n’était pas marxiste », quand l’étiquette commença à circuler). Pour voir advenir de telles monstruosités conceptuelles, une telle compromission de la théorie critique devant des réalités elles-mêmes pleinement inhérentes à une société non émancipée, il fallut attendre Lénine, surtout sur le tard, puis un Staline, enfin parvenu aux manettes. Depuis l’instauration de régimes bureaucratiques manifestement non communistes, le terme communiste devint un mensonge obligatoire, constant, du type : dosim repetatur (pour reprendre l’ironie freudienne de cette expression), au point de désigner ainsi l’ultra-capitalisme chinois actuel. La caricature de la pensée de Marx fut mise en circulation par ceux qui avaient définitivement enterré l’intention émancipatrice que cette pensée avait portée : par ses ennemis.

Autre exemple : malgré ses déraillements épisodiques pour opposer à la faiblesse décadente du christianisme et au despotisme de cette maladie une nouvelle force, innocente, éprise de la vie, Nietzsche ne peut à aucun moment être imaginé apporter sa caution à un régime prussien dont il méprisait la grossièreté, ni à l’Etat en général, « monstre froid parmi les monstres froids », et encore moins à un Etat nazi qui fut à l’Etat prussien ce que le dégueulis est au crachat. Pourtant, on le sait, les antisémites nazis crurent pouvoir brandir la figure héroïque du solitaire de Sils-Maria, bien qu’il détestât violemment les antisémites.

Gardons à l’esprit ce genre de « mésaventures de l’esprit », ce genre de destin historique, et revenons aux citations heideggériennes ci-dessus. Constatons d’abord que, dans ce cas, le philosophe n’a pas eu besoin d’une déviation stalinienne, ou d’une usurpation hitlérienne : il s’est chargé lui-même de la sale besogne. Si trahison il y avait, elle venait de lui. Mais dire cela, qui n’est déjà pas un détail, c’est encore rester très en-deçà de ce qui nous occupe ici.

Car il ne s’agit, avec Heidegger, d’aucune sorte de dérive ou de trahison. Nulle prostitution du concept : il faut bien éviter d’adresser au recteur éphémère de l’Université de Fribourg un tel reproche, lequel cache en son sein une excuse par trop visible.

Ses concepts sont nés avec et pour cet usage, ils décrivaient une vision du monde que l’accès au pouvoir des nazis promettait de réaliser. Lorsque Heidegger profère ces phrases, qui seraient pour le plus modeste professeur de philosophie d’un lycée de province la plus grande honte de sa discipline, il est chez lui, il foule son sol, celui dont il nous rabattait les oreilles. L’extraordinaire et ridicule boursouflure de son style révèle à quel point ses concepts ne rechignent pas à pareil usage. A quel point cet usage leur est conforme. A quel point ces manies grandiloquentes servent à tresser une couronne à la plus méprisable des politiques. Anders et Adorno l’avaient bien pressenti, sans disposer alors des preuves accablantes qui, semble-t-il, manquaient aussi à Arendt pour se désolidariser d’un amant si mal choisi. Cette lacune est désormais comblée.

Or, un concept qui se laisse utiliser de la sorte ne peut être un concept. Son usage signe son vide. Il relève de la pure et simple esbroufe, et il prouve concrètement que son auteur le conçoit et le manipule comme tel.

C’est d’autant plus une honte consommée de voir l’intelligentsia se gargariser de « penseurs » dont l’amitié et la solidarité pour le nazisme relèvent d’une telle évidence 1.]

 

 

 

 


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